Les plaisirs de la cruauté (...) sont aujourd`hui très communs parmi

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Les plaisirs de la cruauté (...) sont aujourd`hui très communs parmi
Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, Paris : Gallimard, coll. « Folio classique », 1976, pp. 127-130.
Les plaisirs de la cruauté (...) sont aujourd'hui
très communs parmi les hommes et voici l'argument
dont ils se servent pour les légitimer. Nous voulons
être émus, disent-ils, c'est le but de tout homme qui se
livre à la volupté, et nous voulons l'être par les moyens
les plus actifs. En partant de ce point, il ne s'agit pas
de savoir si nos procédés plairont ou déplairont à
l'objet qui nous sert, il s'agit seulement d'ébranler la
masse de nos nerfs par le choc le plus violent possible;
or, il n'est pas douteux que la douleur affectant bien
plus vivement que le plaisir, les chocs résultatifs sur
nous de cette sensation produite sur les autres seront
essentiellement d'une vibration plus vigoureuse,
retentiront plus énergiquement en nous, mettront dans
une circulation plus violente les esprits animaux qui, se
déterminant sur les basses régions par le mouvement
de rétrogradation qui leur est essentiel alors,
embraseront aussitôt les organes de la volupté et les
disposeront au plaisir. Les effets du plaisir sont
toujours trompeurs dans les femmes; il est d'ailleurs
très difficile qu'un homme laid ou vieux les produise.
Y parviennent-ils? ils sont faibles, et les chocs
beaucoup moins nerveux. Il faut donc préférer la
douleur, dont les effets ne peuvent tromper et dont les
vibrations sont plus actives. Mais, objecte-t-on aux
hommes entichés de cette manie, cette douleur afflige
le prochain; est-il charitable de faire du mal aux autres
pour se délecter soi-même? Les coquins vous
répondent à cela qu'accoutumés, dans l'acte du plaisir,
à se compter pour tout et les autres pour rien, ils sont
persuadés qu'il est tout simple, d'après les impulsions
de la nature, de préférer ce qu'ils sentent à ce qu'ils ne
sentent point. Que nous font, osent-ils dire, les
douleurs occasionnées sur le prochain? Les
ressentons-nous? Non; au contraire, nous venons de
démontrer que de leur production résulte une
sensation délicieuse pour nous. A quel titre
ménagerions-nous donc un individu qui ne nous
touche en rien? A quel titre lui éviterions-nous une
douleur qui ne nous coûtera jamais une larme, quand il
est certain que de cette douleur va naître un très grand
plaisir pour nous? Avons-nous jamais éprouvé une
seule impulsion de la nature qui nous conseille de
préférer les autres à nous, et chacun n'est-il pas pour
soi dans le monde? Vous nous parlez d'une voix
chimérique de cette nature, qui nous dit de ne pas faire
aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût
fait; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu
que des hommes, et d'hommes faibles. L'homme
puissant ne s'avisera jamais de parler un tel langage. Ce
furent les premiers chrétiens qui, journellement
persécutés pour leur imbécile système, criaient à qui
voulait l'entendre: « Ne nous brûlez pas, ne nous
écorchez pas! La nature dit qu'il ne faut pas faire aux autres
ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fût fait. » Imbéciles!
Comment la nature, qui nous conseille toujours de
nous délecter, qui n'imprime jamais en nous d'autres
mouvements, d'autres inspirations, pourrait-elle, le
moment d'après, par une inconséquence sans exemple,
nous assurer qu'il ne faut pourtant pas nous aviser de
nous délecter si cela peut faire de la peine aux autres?
Ah! croyons-le, croyons-le, Eugénie, la nature, notre
mère à tous, ne nous parle jamais que de nous; rien
n'est égoïste comme sa voix, et ce que nous y
reconnaissons de plus clair est l'immuable et saint
conseil qu'elle nous donne de nous délecter, n'importe
aux dépens de qui. Mais les autres, vous dit-on à cela,
peuvent se venger... A la bonne heure, le plus fort seul
aura raison. Eh bien, voilà l'état primitif de guerre et
de destruction perpétuelles pour lequel sa main nous
créa, et dans lequel seul il lui est avantageux que nous
soyons.
Voilà, ma chère Eugénie, comme raisonnent
ces gens-là, et moi j'y ajoute, d'après mon expérience
et mes études, que la cruauté, bien loin d'être un vice,
est le premier sentiment qu'imprime en nous la nature.
L'enfant brise son hochet, mord le téton de sa
nourrice, étrangle son oiseau, bien avant que d'avoir
l'âge de raison. La cruauté est empreinte dans les
animaux, chez lesquels, ainsi que je crois vous l'avoir
dit, les lois de la nature se lisent bien plus
énergiquement que chez nous; elle est chez les
sauvages bien plus rapprochée de la nature que chez
l'homme civilisé: il serait donc absurde d'établir qu'elle
est une suite de la dépravation. Ce système est faux, je
le répète. La cruauté est dans la nature; nous naissons
tous avec une dose de cruauté que la seule éducation
modifie; mais l'éducation n'est pas dans la nature, elle
nuit autant aux effets sacrés de la nature que la culture
nuit aux arbres. Comparez dans vos vergers l'arbre
abandonné aux soins de la nature, avec celui que votre
art soigne en le contraignant, et vous verrez lequel est
le plus beau, vous éprouverez lequel vous donnera de
meilleurs fruits. La cruauté n'est autre chose que
l'énergie de l'homme que la civilisation n'a point
encore corrompue : elle est donc une vertu et non pas
un vice. Retranchez vos lois, vos punitions, vos usages,
et la cruauté n'aura plus d'effets dangereux, puisqu'elle
n'agira jamais sans pouvoir être aussitôt repoussée par
les mêmes voies; c'est dans l'état de civilisation qu'elle
est dangereuse, parce que l'être lésé manque presque
toujours, ou de la force, ou des moyens de repousser
l'injure; mais dans l'état d'incivilisation, si elle agit sur
le fort, elle sera repoussée par lui, et si elle agit sur le
faible, ne lésant qu'un être qui cède au fort par les lois
de la nature, elle n'a pas le moindre inconvénient.