L`hiver cruel – Secours aux malheureux – Les - Bruges-la

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L`hiver cruel – Secours aux malheureux – Les - Bruges-la
L'hiver cruel – Secours aux malheureux – Les salles de nuit – 12 février1895
C'est le temps cruel. Paris est plein de neige et toutes ses vitres sont gelées. Les bras de la Seine, à
l'île Saint-Louis, forment une glace solide où l'on marche. Le fleuve lui-même est plein de
banquises. Il faut remonter à 1830 pour constater pareille rigueur nous affirme le laboratoire
d'études physiques installé sur la tour Saint-Jacques. On voit des bandes de pauvres moineaux
s'abattre dans les rues qui ne savent plus où trouver à se nourrir et qui picorent la neige.
Mais on a bien d'autres misères à secourir ! Dans cet effrayant Paris, songez qu'il y a, en
permanence, des milliers et des milliers de gens sans travail et sans domicile. Il est vrai que la
charité parisienne est inépuisable. Elle commence même à devenir lucide. On fait moins l'aumône,
on assiste davantage. Contre le froid on vient d'installer des braseros dans les quartiers populaires.
La compagnie de l'asphalte a prêté aussi ses appareils gratuitement. Les asiles, les gares, les musées,
les églises regorgent de pauvre monde. Contre la faim on distribue un peu partout des secours : aux
portes des casernes il y a des files de mendiants pour recueillir les reliefs ; aux portes des boucheries
aussi, où on distribue les débris de viande, os, tout ce qui reste du bouillon. Dans tous les
commissariats, postes, mairies on peu obtenir des bons de soupe, de vêtements, de couvertures,
c'est-à-dire des secours immédiats.
Le pire, c'est la nuit. On fait des démarches pour obtenir que les églises, très bien chauffées ici,
restent ouvertes, ce qui serait une chose très touchante et très chrétienne. Car il y a bien les asiles de
nuit, mais comment suffire ? Chacun d'eux, et il y en a un grand nombre, reçoit plus de deux mille
individus chaque soir. Les lits ne sont pas en quantité voulue. Les derniers venus se casent au
hasard, avec seulement une couverture. Pour le reste, on leur donne à la sortie, le lendemain, dix
billets de logement. Clientèle sans cesse accrue. On vient de publier le rapport pour deux refuges
municipaux nouveaux et leur fonctionnement durant l'année 1894. Ils ont reçu 33.690 pauvres, où
les Belges, après les Français, viennent en première ligne. Combien d'étrangers viennent à Paris
tentés par l'appât de salaires supérieurs ; mais ils comptent sans l'encombrement, ne trouvent que
des emplois précaires, sont sans ouvrage, échouent à l'asile de nuit et supplient qu'on les rapatrie.
On voit dans cette statistique que les ouvriers du bâtiment sont les plus éprouvés : maçons,
menuisiers, peintres. Et tous, sur interrogation, déclarent qu'ils cherchent, cherchent vainement. Il y
a plus d'ouvriers qu'il n'en est besoin.
Et la cruauté de l'hiver s'ajoute à la cruauté de la vie. Il y a par exemple 6,000 débardeurs, employés
en temps ordinaire aux travaux de débarquement et d'embarquement, qui se trouvent sans le sou par
suite de la Seine gelée et la navigation arrêtée.
Sans compter les indispositions, les rhumes, les grippes mauvaises, la maligne influenza dont
presque tout le monde est atteint. Sinistre tableau que ce grand paris sous la neige, la neige glaçante
et mortuaire. Aussi comprend-on que le peintre Claude Monet, un jour, laissa pour un prix très
inférieur, à un amateur surpris, un effet de neige qu'il admirait dans son atelier. Le peintre avoua :
« Les effets de neige ne se vendent pas ».
N'est-ce pas parce que la neige, inconsciemment, nous donne la sensation moins de sa blancheur,
que de son froid, de sa cruauté et de toutes les misères humaines dont elle est le calme linceul ?