Le Figaro 2 mai 2016 Liberté d`expression des militaires

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Le Figaro 2 mai 2016 Liberté d`expression des militaires
lundi 2 mai 2016
CHAMPS LIBRES
LE FIGARO
17
INTERNATIONAL
Les militaires doivent-ils pouvoir
prendre la parole ?
1 La part du budget
Alain Barluet
[email protected]
DÉFENSE Piquemal, Soubelet, les « sorties » publiques de plusieurs généraux ont
récemment défrayé la chronique. Des situations certes peu nombreuses - et chacune particulière -, qui conduisent à s’interroger sur l’expression publique des
militaires, mais aussi sur les instances de
concertation dans les armées.
❙
QUELLES SONT
LES RÈGLES
D’EXPRESSION
DES MILITAIRES ?
« Un militaire, c’est comme un ministre, ça
ferme sa gueule ou ça s’en va » : Alain
Juppé, qu’on a connu plus lisse, a fait son
petit effet, le 25 avril, devant les étudiants
de Sciences-Po Bordeaux, en évoquant le
cas du général Bertrand Soubelet, relevé
de ses fonctions de commandant de la
gendarmerie d’outre-mer pour avoir publié un livre à charge sur l’état du système
judiciaire. Pour l’ex-premier ministre,
candidat à la primaire de la droite, comme pour nombre d’observateurs, l’ancien numéro trois de la gendarmerie est
allé trop loin pour un militaire en activité.
L’énoncé des règles est clair, même si
tout le problème réside dans leur interprétation. La loi du 24 mars 2005 définit
le statut général des militaires. Elle souligne, dans son article 4, que si « les opinions ou croyances (…) sont libres (…), elles
ne peuvent être exprimées qu’en dehors du
service et avec la réserve exigée par l’état
militaire ». L’article 5 indique que les militaires « ne peuvent adhérer à des groupements ou associations à caractère politique ». Les limites à leur expression sont
donc le secret militaire et la neutralité
politique, le tout englobé dans une notion
assez imprécise, le devoir de réserve.
Comment l’appréhender ? Sollicité sur
cette question, le cabinet du ministre de
la Défense répond : « Les militaires sont
soumis à cette obligation qui s’applique à
tous les fonctionnaires, et d’autant plus
fortement en ce qui les concerne que l’État
leur a délégué l’exercice de la violence légitime. » Et l’on s’agace quelque peu :
« Imagine-t-on un directeur du budget
critiquer dans une interview l’élaboration
de la loi de finances ? » Formellement, ce
« droit de réserve » s’applique également
aux généraux ayant quitté le service actif
et qui sont placés « en deuxième section » (2S) - donc rappelables - jusqu’à
l’âge de leur retraite, 67 ans. Les indignations ou les inquiétudes des généraux 2S
sont naturellement plus libres mais tempérées par l’habitude de l’obéissance et
du silence. Peuvent s’ensuivre convocations et menaces de sanction. Et ensuite ?
Participant à une manifestation - interdite - sur le site de Calais, le général Chris-
tian Piquemal (76 ans) ne pouvait exciper
de son grade, fait valoir une source à la
Défense. Certains prennent le contrepied. « Un officier qui ne dirait pas ce qu’il
pense ne serait pas un officier. Nous ne
sommes des fonctionnaires comme les
autres », souligne le général François
Chauvancy (2S), qui s’est frotté à l’institution dans le passé. « Nous sommes des
lanceurs d’alerte qui ne trahissons pas »,
n’hésite-t-il pas à dire.
PARLE
ET POURQUOI ?
❙ QUI
L’expression publique des militaires ne
concerne, en réalité, qu’un nombre très
limité d’individus, quasiment tous officiers et même officiers supérieurs ou généraux. Une réalité que ne doivent pas
occulter les récentes affaires médiatiques,
lesquelles recouvrent d’ailleurs des cas
très différents. « Quand un officier stagiaire à l’École de guerre n’est désormais
même plus assuré de passer colonel, pourquoi se risquerait-il à écrire un article qui
déplaît ? », souligne un de leurs professeurs. Catégories de militaires, préoccupations et modes d’expression sont bien à
distinguer. « Soixante-dix pour cent d’entre eux sont en CDD, dont la totalité des
militaires du rang. La frustration s’exprime plus par des non-renouvellements de
contrat que par des mouvements de colère », souligne Michel Goya, chercheur et
ancien militaire, qui a eu naguère maille à
partir avec la hiérarchie. Concrètement,
l’expression publique des militaires recouvre plusieurs cas de figure. Les récits
de campagne sont tolérés, après moult
relectures. On n’est plus à l’époque où le
maréchal de Mac Mahon disait : « Je
rayerai du tableau d’avancement tout officier dont je verrai le nom sur une couverture. » Mais gare tout de même à ceux qui, à
l’instar du sous-lieutenant Winston
Churchill, utiliseraient leurs écrits à des
fins d’autopromotion… Les interviews ou
articles des chefs militaires sont contrôlés
et soumis de facto à une autorisation
préalable, le but étant surtout de s’articuler avec la communication, support politique important du ministre de la Défense. « On ne peut pas dire qu’il y ait
actuellement une épidémie de parole »,
ironise une bonne source à la Défense.
Lentement, les lignes sont peut-être en
train de bouger, sous l’aiguillon d’une
multitude de facteurs hétérogènes, parmi
lesquels l’émergence des réseaux sociaux
et la multiplication des blogs. La page de
l’Algérie est bel et bien tournée : l’image
de l’armée est bonne dans l’opinion,
auréolée des succès au Mali, visible sur le
territoire national, associée à des valeurs
positives et à une capacité d’agir efficacement quand, dans le même temps, la parole des politiques est décrédibilisée. Le
de la Défense
s'est stabilisée ces dernières années
1972
5,44
1994
4
2,55
2
1,61
1,56
Existence d’association
1
0
1960
1970
1980
1990
2000
2010
Jacques de Bollardière
(1907-1986)
Le général
condamne l’usage
de la torture en
Algérie dans un
article à L’Express.
Il est sanctionné
par soixante jours
d’arrêt de forteresse.
Pays-Bas
des propositions
Codécision ou
négociation inscrites
France
2010 Général
Vincent Desportes
Convoqué par sa hiérarchie
et réprimandé pour avoir
critiqué l’engagement
français en Afghanistan dans
une interview au Monde
comme il l’avait fait, deux ans
plus tôt dans le même journal,
concernant le livre blanc.
Belgique
Droit de grève sous
certaines conditions
Consultation obligatoire
et concertation
1,15 %
2025
Finlande
Danemark
Être entendu et faire
Codécision
Estimation
en fonction
des hypothèses
d’évolution du PIB
2015
Suède
Exercer un mandat électif
3 Ces militaires qui ont pris la parole en France
1957 Général
Roy.-Uni
Adhérer à un parti politique
en 2015
1,5
On pourrait résumer en disant qu’en
France, la liberté d’expression est moins
grande qu’en Angleterre ou aux ÉtatsUnis. Dans le domaine de la réflexion
stratégique, l’expression critique de militaires américains devant le Congrès
sur l’emploi des forces nourrit traditionnellement le débat. Même chose
lorsqu’un général britannique publie un
article dans la Military Review - ce fut le
cas pendant la guerre en Irak - pour critiquer l’action de son pays. En Allemagne, le dialogue social dans la Défense
est dominé par la puissante fédération
Bundeswehrverband (200 000 membres). Les représentants des catégories
sont élus à tous les niveaux. Des restrictions s’appliquent (devoir de réserve,
pas de droit de grève…) mais les représentants des militaires, la hiérarchie et
le pouvoir politique sont impliqués dans
une démarche de codécision. C’est difficilement envisageable en France.
« Dans les régiments allemands, les principaux événements de la vie militaire
(comme les dates des exercices, des permissions…) font l’objet de ces concertations », explique un officier allemand. Il
raconte aussi que la Bundeswehrverband lui a fourni une aide juridique pour
réévaluer sa solde. « Chez nous, un
scandale Louvois (le système défaillant
d’informatisation des soldes, NDLR) serait impossible », déclare-t-il. ■
Il faut distinguer l’expression publique
des militaires de la problématique du
« dialogue social », même si les deux ont
un lien évident. Ce dernier aspect relève
d’instances de concertation : principalement le Conseil supérieur de la fonction
militaire (CSFM) et, au niveau des corps,
les présidents de catégories (officiers,
sous-officiers, militaires du rang). Leur
fonction, classiquement, est de permettre aux militaires d’exprimer leurs difficultés et de les porter à l’attention des
chefs et du ministre. Il s’agit d’organes de
discussions, mais pas de cogestion. Le
système est actuellement en pleine phase
de transition. La France a été condamnée
en 2014, au nom du droit européen, pour
son refus des « syndicats » dans l’armée.
La loi du 28 juillet 2015 autorise donc la
création d’associations professionnelles
nationales (APNM) - dont six ont vu le
jour jusqu’à présent. Deux décrets restent
à prendre pour compléter le nouvel édifice, d’ici début 2017, notamment sa représentativité. « D’une décision européenne
que nous n’avons pas initiée, nous nous efforçons de faire une opportunité », dit-on
dans l’entourage de Jean-Yves Le Drian.
Le CSFM (dont les membres sont tirés au
sort ou nommés) devra cohabiter avec
des associations qui pourraient adopter
des positions très revendicatives. « Tout
dépendra de la pâte humaine », estime-ton à l’hôtel de Brienne. En clair, le discernement de ces nouveaux partenaires
et leur volonté de dialoguer en bonne intelligence seront déterminants. « Il n’est
dans les textes
1,75
❙ ET À L’ÉTRANGER ?
en Europe
2013 4 LIVRES
BLANCS
EN 40 ANS
Annonce par
J. Chirac de la fin
du service
national obligatoire
2,97
3
2008
❙
LE « DIALOGUE SOCIAL »
FAIT-IL DÉFAUT
DANS LES ARMÉES ?
pas à exclure que le système explose », redoute un responsable. « Le dialogue va
devenir un combat et les associations vont
forcément s’imposer par leur pouvoir de
revendication et pas seulement de discussion », ajoute cette source. Y aurait-il
alors un risque de « syndicalisation » des
armées ? « Ce serait catastrophique, comme j’ai pu le constater dans les armées
européennes dotées de syndicats » (Allemagne, Belgique, Pays-Bas), souligne un
chef militaire qui ajoute : « L’esprit de revendication y sape la discipline et la disponibilité. » En 1978, un bataillon belge de la
Finul avait cessé ses activités, alors même
qu’il était en zone dangereuse, parce que
le nombre d’heures réglementaires de
travail d’affilée était atteint… Au total,
estime un ancien haut dirigeant militaire,
« la meilleure garantie des conditions de
vie et de travail de la troupe est l’intégrité
et le courage des chefs militaires et du ministre. Et, bien sûr, le recours aux médias,
si le message ne passe pas par la voie hiérarchique »…
2 Les droits des militaires
BUDGET DE LA DÉFENSE*, en % du PIB
5
débat sur la place du soldat dans la Cité
n’est pas formellement posé. L’expression
des militaires devrait-elle être plus large,
à la fois dans leur domaine de compétence
et, peut-être, dans le champ citoyen ? Un
ancien chef d’état-major des armées
(CEMA) répond : « On n’entend pas assez
les chefs militaires, ce qui est dommageable
pour la communauté militaire qui a besoin
d’entendre le CEMA et les chefs d’état-major d’armée pour se sentir reconnue dans la
nation. » Le général Vincent Desportes,
autre militaire « transgressif », juge nécessaire que ses pairs s’expriment pour
éviter l’écueil d’un affaiblissement de la
réflexion stratégique. « La discipline doit
être stricte et la pensée libre », disait le général André Beaufre, figure de la pensée
militaire française. Mais n’est pas de
Gaulle qui veut… Un autre ancien militaire, le général Didier Tauzin (65 ans), qui a
quitté l’armée après trente-six ans de service, envisage de se présenter à la présidentielle de 2017. Pas sûr pourtant que ses
compétences d’officier lui assurent les
suffrages des électeurs…
ou négociation
pratiquées
N'a pas
le droit
Portugal
Espagne
A le droit
2011 Lieutenant-colonel
Jean-Hugues Matelly
Par ailleurs chercheur, il est radié des cadres de
la gendarmerie pour ses prises de position
notamment sur la liberté d’expression des
militaires. Réintégré en 2013. Il a saisi la Cour
européenne des droits de l'homme qui a
condamné la France, dans un arrêt du 2 octobre
2014, pour l'interdiction faite aux militaires
de « constituer un syndicat ou d’y adhérer ».
Source : Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire/ministère de la Défense
2016 Général (en retraite)
Christian Piquemal
Christian Piquemal, 76 ans,
ancien commandant de la
Légion étrangère (Comle) est
arrêté lors de sa participation
à une manifestation non
autorisée à Calais, le 6 février.
Son procès est attendu à
Boulogne-sur-Mer, le 12 mai.
2016 Général (en activité)
Bertrand Soubelet
Ex-numéro trois de la
gendarmerie nationale,
il est muté en 2014 pour
avoir critiqué la politique
pénale du gouvernement,
récidive en publiant
un livre. Il a été relevé
de ses fonctions.
C
Plusieurs exemples
récents d’expression
publique
de généraux ont
relancé le débat :
la Grande Muette
a-t-elle droit
à la parole et,
question plus
sensible encore,
à la critique ?

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