De la lecture psychanalytique des textes littéraires

Transcription

De la lecture psychanalytique des textes littéraires
L’Atelier du XIXe siècle : littérature et psychanalyse
APPROCHE PSYCHANALYTIQUE DE LA LITTÉRATURE
QUELQUES AMORCES MÉTHODOLOGIQUES
Antonia FONYI
CNRS/ITEM
À la suite de Freud, la vulgate psychanalytique nous enseigne que les principales
voies d’accès à l’inconscient sont au nombre de trois : le lapsus, l’acte manqué et le
rêve. Mais ces voies s’ouvrent rarement à la recherche littéraire.
Un rêve inséré dans un texte n’est pas un rêve – même si l’auteur affirme qu’il
raconte le sien propre –, mais une construction littéraire. Par conséquent, il ne nous
apprend pas plus sur la part inconsciente de l’œuvre que n’importe quel autre de ses
éléments. L’acte manqué n’entre pas non plus en ligne de compte pour l’analyse d’une
œuvre littéraire, à l’exception d’éventuels accidents, comme la perte d’une page ou une
grosse tache d’encre, qui peuvent éclairer un moment de sa genèse. Quant aux lapsus,
seuls ceux du manuscrit méritent qu’on s’y attache. Dans une transcription imprimée
d’une nouvelle de Maupassant (Sur l’eau, intitulée sur le manuscrit En canot), où l’ancre
joue un rôle important, j’ai trouvé encre à la place d’ancre : « je saisis mon encre ». Je
m’en réjouissais : voilà le lapsus ! Voilà que l’écriture fait intrusion dans une histoire de
canotage ! Seulement, quand j’ai pu consulter le manuscrit, j’ai déchanté : le mot
« ancre » y est écrit partout avec a, c’était l’éditeur scientifique ou l’imprimeur qui avait
fait le lapsus, l’inconscient de Maupassant n’y était pour rien.
Mais on peut trouver dans un texte littéraire d’autres types d’erreurs, inhérentes à la
production imaginaire. Le héros du Horla contemple dans son jardin un rosier
magnifique, et voit, tout à coup, une rose se casser, comme si une main invisible l’avait
1 cueillie, puis la voit s’élever « suivant une courbe qu’aurait décrite un bras en la portant
vers une bouche1 ». Mais une rose, on la porte vers son nez pour en sentir le parfum,
et non vers sa bouche. Ce geste absurde que l’écrivain a introduit inconsciemment
dans son texte, demande une explication – je la donnerai plus loin. Encore ce genre
d’erreur est-il trop rare pour nous permettre d’explorer dans une large mesure la part
inconsciente de l’œuvre. Nous nous engagerons donc dans une voie plus sûre, mais
plus difficile.
Dans le discours littéraire, comme dans tout discours, les contenus inconscients
sont indiqués par des éléments qui y renvoient, ou, en termes psychanalytiques, par
leurs représentants. On en distingue principalement trois catégories : des mots, des
images, des affects. En théorie, chaque mot d’un texte peut être le représentant d’un
contenu inconscient. Dans la pratique, on s’arrête de préférence soit sur un élément
illogique, absurde, comme la rose du Horla portée vers une bouche, soit sur un
élément qui se répète, comme les mots et les images qui évoquent le piège chez
Maupassant (voir l’introduction de ces actes).
Il convient d’insister sur l’importance particulière de la répétition. Le piège, ai-je
affirmé dans l’introduction, est omniprésent dans l’œuvre de Maupassant sur le plan
thématique. J’ajoute qu’il l’est aussi sur le plan narratif. Le schéma commun à tous les
récits de Maupassant est l’histoire du piège, que voici : on vit dans un espace clos ; on
veut en sortir ; c’est autorisé ; mais l’autorisation a été un leurre parce que dans
l’espace ouvert un incident survient et provoque le retour dans la clôture, plus difficile
à supporter qu’auparavant, souvent définitive désormais et même mortelle – autrement
dit, à la fin de l’histoire, le piège se referme sur la proie.
Tous les écrivains fondent leurs récits sur un même schéma, tous racontent toujours
une même histoire, chacun la sienne, et tous recouvrent le schéma de couches
d’élaboration littéraire, de façon qu’il en devienne méconnaissable. Ils répètent, bien
Guy de Maupassant, Le Horla, dans Le Horla et autres contes d’angoisse, Flammarion, coll. GF, éd. Antonia Fonyi, 2006,
p. 70.
1
2 sûr, leur histoire schématique à leur insu : inconsciemment. Aussi la tâche de
l’interpréter s’impose-t-elle à la lecture psychanalytique.
Pour interpréter le thème du piège chez Maupassant, je propose d’y voir le
représentant d’un appareil maternel meurtrier. Rappelons les modes sur lesquels la
mort survient dans ses récits : très rarement, par mutilation et pénétration ; le plus
souvent, par étouffement, écrasement, étranglement, noyade. Ce qui correspond à
mourir étouffé par le sac de l’utérus, écrasé par les parois de l’appareil maternel,
étranglé par le cordon ombilical, noyé dans les eaux maternelles. Voici, à la lumière de
cette interprétation, une nouvelle version du schéma narratif : l’histoire commence
dans la clôture du corps maternel ; l’enfant veut en sortir ; c’est autorisé : chacun est
autorisé à naître ; dans l’espace ouvert un incident survient, et on se retrouve dans le
clos, pour toujours, pour mourir ; moralité : celle qui a donné la vie la reprendra.
Répété de récit en récit, le fantasme inconscient de l’appareil maternel maléfique, alias
le piège, s’impose comme le fantasme fondateur de toute l’œuvre.
Boule de suif, par exemple. Le récit se compose de plusieurs jeux de clôtures
emboîtés. Premier jeu : Rouen occupé par les Prussiens est une clôture ; quelques
habitants désirent en sortir ; le commandant prussien autorise le voyage ; celui-ci se
terminera dans une autre clôture, au Havre, une « poche » de résistance de l’armée
française à l’époque. Deuxième jeu de clôtures : au début, les voyageurs se trouvent
dans une diligence, véritable appareil de piège avec sa caisse fermée, reliée aux chevaux
par des harnais, des traits, des mors, toutes sortes de liens, auxquels s’ajoute le fouet
du cocher qui se noue et se dénoue sans arrêt ; à la fin, les voyageurs reprennent la
même diligence, mais ils s’y sentent gênés, la bonne société par la Marseillaise que
siffle Cornudet, le « démoc », et Boule de suif par son isolement social. Troisième jeu
de clôtures : au début, Boule de suif, la prostituée, exclue de la société des honnêtes
gens, est enfermée dans sa case sociale ; comme elle partage ses provisions avec ses
compagnons de voyage, ceux-ci sont bien obligés de lui adresser la parole, de
3 l’autoriser à sortir de son isolement ; à la fin, pourtant, elle y sera repoussée, et elle en
souffrira bien plus qu’au début, au point d’en mourir, tout au moins sur le mode
métaphorique : elle est « noyée » dans le mépris des autres, « suffoquée » de rage,
« étranglée » par l’exaspération2. Mais les clôtures et les pièges ne font pas à eux seuls
une histoire, il faut aussi une péripétie. Celle-ci est l’incident qui provoque, chez
Maupassant, le retour final dans la clôture : la diligence est arrêtée à Tôtes par un
officier prussien qui exige les services de la prostituée ; patriote, elle refuse ; ses
compagnons de voyage la persuadent de céder, de se sacrifier pour eux ; mais le
lendemain, lorsque la diligence repart, ils la rejettent.
Que fait la psychanalyse de cette histoire ?
D’après mon expérience, pour dégager les contenus inconscients d’un récit, il est
très utile d’avoir recours à la théorie de l’évolution psychique de la personnalité, qui a
lieu dans la première enfance. En voici, évoquées rapidement, les principales étapes.
Notre vie commence à l’intérieur du corps maternel – on parle de période intrautérine – , en rapport de symbiose avec ce corps, dans un état de sécurité et de
passivité : c’est le paradis. Mais l’enfant grandit, se trouve à l’étroit, et le paradis
devient prison. L’enfant sortira : il naîtra. La naissance est le premier grand
traumatisme qu’il subit, un véritable cataclysme parce que, tout à coup, tout change
autour de lui : il est séparé désormais du corps maternel ; il n’est plus dans l’eau, il doit
respirer ; il n’est plus nourri par symbiose mais doit prendre la nourriture par succion,
etc., etc. Pour se protéger des effets déséquilibrants de ces brusques changements, il
vivra encore pendant quelques semaines en fusion psychique avec la mère – en
relation fusionnelle –, comme s’il était encore à l’intérieur, alors qu’il est déjà dehors.
À la naissance, l’enfant ignore tout, aussi bien de lui-même, de son propre corps,
que de ce qui l’entoure. Les plaisirs qu’il ressentira aux différentes zones de son corps
l’initieront à la connaissance de lui-même et du monde. Parallèlement, les frontières
Guy de Maupassant, Boule de suif, dans Boule de suif et autres histoires de guerre, Flammarion, coll. GF, éd. Antonia Fonyi,
2009, p. 89.
2
4 entre son corps et le monde extérieur se dessineront, zone par zone, de sorte que le
moi corporel, puis le moi psychique pourront s’instaurer.
Le premier plaisir lui est procuré par la succion, liée à la nutrition. Il découvre la
bouche, en même temps que le sein maternel. C’est le stade oral de l’évolution
psychique. Dans sa première phase, il semble à l’enfant que le sein est continuellement
présent, à sa disposition : la frustration est encore inconnue. Mais elle ne tarde pas à
apparaître, ouvrant la seconde phase orale. L’enfant découvre que la mère, le sein
nourricier, peut s’absenter, il est insatisfait, l’agressivité s’éveille en lui, il veut attaquer
le sein, l’objet qui lui fait défaut, sur le mode oral : le mordre, le dévorer, le vider, le
détruire. D’où l’appellation de phase sadique-orale que reçut cette période. Ajoutons
que grâce à la frustration, la séparation entre la mère et l’enfant devient effective, elle
n’est plus compensée par une fusion psychique.
La prochaine étape de l’évolution est le stade anal : il est marqué par la découverte
de l’anus, le plaisir de la défécation. On y distingue deux phases. Dans la première,
l’enfant peut déféquer quand il veut, où il veut, comme il veut – c’est la liberté
anarchique. Comme la matière fécale est son premier produit, c’est aussi sa première
possession, sa première propriété – c’est moi qui l’ai fait, donc c’est à moi –, un objet
dont il fait ce qu’il veut, qu’il détruit s’il le veut – c’est la liberté totale. Mais une
seconde phase s’ouvre par l’apprentissage de la propreté. L’enfant ne doit plus faire
n’importe où et n’importe quand, mais ici et maintenant, il doit apprendre à retenir et
il prendra plaisir à retenir. Il ne détruit plus ses possessions mais les conserve, les
échange contre un cadeau, une caresse – si tu fais dans ton pot, tu auras un bonbon –,
et les considère comme des objets de valeur. Désormais, c’est la propreté, la discipline,
la sociabilité.
Au troisième stade de l’évolution, le stade génital, l’enfant découvre ses organes
sexuels. D’abord, il se procure du plaisir par la masturbation, son propre corps devient
l’objet de son désir. C’est la période appelée phase narcissique-phallique : narcissique
5 parce qu’on aime soi-même ; phallique parce que ce terme désigne, pour les premiers
psychanalystes, les organes sexuels en général. Puis l’enfant découvre la différence des
sexes. Son désir prend pour objet le parent de sexe opposé, mais une tierce personne
intervient alors, le parent du même sexe, possesseur légitime de l’autre parent, et il
interdit à l’enfant de désirer celui-ci, sous peine de castration : c’est le complexe
d’Œdipe. L’enfant, ayant tenté de rivaliser avec le parent du même sexe, finit par
reconnaître l’inégalité des forces, renonce au parent de sexe opposé, son premier objet
sexuel, transfère son désir sur un autre objet, et le complexe d’Œdipe arrive à son
déclin. Il en restera, pour l’édification de la personnalité, la reconnaissance de la
différence des sexes, modèle de toute différence stable, et l’intégration de l’interdit de
l’inceste, fondement de la loi qui distingue le permis et l’interdit, le bien et le mal.
Le schéma que je viens de retracer oriente l’évolution de la personnalité psychique,
mais n’apparaît jamais tel quel dans la réalité. Souvent, les stades et les phases se
chevauchent, certains peuvent être plus importants que d’autres, etc. Dans la littérature
non plus, ce schéma n’est jamais reproduit tel quel. Mais je ne le propose pas non plus
pour l’appliquer aux textes à la manière d’une grille, pour retrouver dans un récit
l’oralité, l’analité, le complexe d’Œdipe, exercice qui ne mènerait pas plus loin que celui
de démontrer qu’il y a dans un visage deux yeux, un nez, une bouche. Je voudrais, au
contraire, l’utiliser comme un outil d’interrogation : sur quels points le récit s’en écartet-il ? Quelles torsions lui fait-il subir ?
Au cours de l’évolution psychique de la petite enfance se mettent aussi en place les
imagos parentales. Au début de sa vie, l’enfant ne conçoit pas encore les personnes qui
l’entourent dans leur intégralité, mais perçoit seulement certains de leurs aspects qui
déterminent des images qu’il gardera dans sa mémoire inconsciente. Ce sont ces
images, qui deviendront dans sa vie psychique des acteurs à part entière, que la
psychanalyse appelle imagos parentales. Lorsqu’il est satisfait par l’allaitement, l’enfant
crée l’imago de la bonne mère nourricière, de la bonne mère orale ; lorsqu’il se sent
6 frustré, il crée l’imago de la mauvaise mère orale. S’il ressent une très forte agressivité à
l’égard de cette dernière, il en fait une mère-victime qu’il veut vampiriser, en vidant
son sein, ou, inversement, en projetant sa propre agressivité sur elle, en la lui
attribuant, il crée une mère orale dévoratrice, une mère-vampire. Et ainsi de suite. Pour
la lecture psychanalytique, les imagos parentales ont une grande importance parce
qu’elles se trouvent à l’origine des personnages littéraires.
Reprenons l’exemple de Boule de suif.
Portrait de l’héroïne :
Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des
chapelets de courtes saucisses, […] une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant
appétissante et courue […]. Sa figure était une pomme rouge, […] sa bouche […] meublée de
quenottes luisantes et microscopiques3.
C’est le portrait de la bonne mère orale qui donne son corps à manger – elle seule a
apporté des provisions – et dont les « quenottes microscopiques » ne peuvent pas faire
mal. Lorsqu’elle se met à manger, les autres, affamés, la regardent avec un « mépris
[féroce], comme une envie de la tuer4 » : avec une agressivité excitée par la frustration.
Mais elle, généreuse, les nourrira tous.
Lorsqu’elle refuse de céder au désir de l’officier prussien, tous s’efforcent de la
convaincre de se sacrifier pour l’intérêt commun. L’argument ultime est prononcé par
le comte Hubert de Bréville, qui occupe la plus haute position sociale dans la
compagnie. Il se montre galant, complimenteur, assure la prostituée de leur
reconnaissance à tous, si elle leur permet de repartir, puis, « soudain, la tutoyant
gaiement : Et tu sais, ma chère, il [le Prussien] pourrait se vanter d’avoir goûté d’une
jolie fille comme il n’en retrouvera pas beaucoup dans son pays5. » L’homme aura goûté
à Boule de suif : rapportée à son image positive de mère nourricière, la sexualité est
traduite en termes d’oralité. Rappelons aussi que la prostituée est « appétissante », et
qu’elle voyage avec ses paniers de provisions sous ses jupes.
Guy de Maupassant, Boule de suif, op. cit., p. 55.
Ibid., p. 58.
5 Ibid., p. 83.
3
4
7 L’argument porte, elle s’exécute. Le lendemain, on repart. Lorsqu’elle paraît pour
prendre la diligence, tous se détournent d’elle : « Le comte prit avec dignité le bras de
sa femme et l’éloigna de ce contact impur » ; « on se tenait loin d’elle comme si elle eût
apporté une infection dans ses jupes » ; on l’avait « rejetée […], comme une chose
malpropre et inutile6 ». Dès qu’on n’a plus besoin de ses services, la prostituée est
dévalorisée, elle est impure, infecte, malpropre : son image est salie, fécalisée. C’est ce
basculement inattendu, consternant, de l’oralité dans l’analité, qui constitue, au niveau
inconscient, la péripétie centrale de l’histoire.
Mais le complexe d’Œdipe, demandera-t-on, où est le complexe d’Œdipe dans cette
histoire fondée sur une thématique sexuelle ? Fait significatif, il est absent. On touche,
par là, à une particularité importante de l’œuvre de Maupassant : partout, chez lui,
l’œdipe est inexistant ou factice. Sur ce point capital, ses récits s’écartent du schéma de
l’évolution psychique que j’ai retracé.
Traitant de la guerre de 1870, la littérature patriotique de l’époque se fonde toujours
sur des configurations œdipiennes : la France est la mère, les Français représentent le
père, son possesseur légitime, et les Prussiens le fils coupable de vouloir posséder la
mère. Cette littérature, dont la visée est de sauver l’honneur des Français, cherche à
montrer que, s’ils ont perdu la guerre, ce n’est pas qu’ils étaient plus faibles (moins
puissants, moins virils) que les Prussiens, mais parce que ceux-ci employaient des
moyens déloyaux : ils étaient en surnombre, ils disposaient des armes et des techniques
plus évoluées, ce qui revient à dire qu’ils dérogeaient à la règle de l’équité. Dans Boule
de suif, au contraire, aucun Français ne défend la France. Les gens de la bonne société
courent après leur argent ; Cornudet, qui s’était chargé de la défense de Rouen, avait
fait creuser des trous, semer des pièges, puis, à l’approche de l’ennemi, s’était replié
vivement sur la ville. Boule de suif est la seule patriote dans la compagnie : quand le
commandement prussien voulut loger des soldats dans sa maison, elle sauta à la gorge
6
Pour ces citations, ibid., p. 87 et p. 89.
8 du premier, c’est pourquoi elle doit fuir à présent. Pour elle, se donner à un Prussien,
c’est trahir la patrie. Mais les Français, qui devraient la protéger de l’ennemi, la
poussent, au contraire, dans ses bras. À première vue, cela semble être une situation
œdipienne où le père impuissant est incapable d’affirmer ses droits. Seulement, une
prostituée est aux antipodes de la mère œdipienne : n’importe qui, le père comme le
fils, peut la posséder ; par conséquent, elle échappe à l’interdit sexuel.
L’œdipe, il convient d’y insister, est inexistant chez Maupassant : les amants sont les
meilleurs amis des maris, les pères putatifs sont fiers de l’enfant qu’un autre a fait à
leurs femmes. Pas d’interdit sexuel, pas de rivalité, pas de castration. D’où une
hypothèse lourde de conséquences : l’évolution psychique de Maupassant s’arrête
avant l’œdipe, qui est entrevu mais qui n’est pas engagé. Ce qui revient à dire que
l’édification de la personnalité reste inachevée, et, par conséquent, cette personnalité
manquera de solidité. Bien entendu, cette carence est surcompensée par le canotier fier
de ses biceps, qui accomplit, devant témoins et huissier, six actes sexuels d’affilée, avec
six prostituées. Mais cette hyperpuissance exhibée cache une grande fragilité, une
menace constante d’effondrement psychique, accompagnée d’une très forte angoisse.
Menace enfouie, bien sûr, dans l’inconscient, ce qui ne fait qu’augmenter l’angoisse.
Ici, nous renouons avec le fantasme omniprésent du corps maternel maléfique. La
menace de l’effondrement psychique est représentée chez Maupassant par l’angoisse
de la perte d’identité, de la suppression des frontières du moi psychique aussi bien que
du moi corporel. D’où l’angoisse de la régression dans un état où le moi n’existe pas
encore, où l’enfant est confondu au corps maternel, dans l’état de symbiose de la vie
intra-utérine.
Pour illustrer cette interprétation, je rappelle la scène centrale du Horla, la
disparition du reflet – de la garantie sensorielle de l’identité – dans le miroir. Cette
scène est si importante pour Maupassant qu’il la représente trois fois, dans trois
9 nouvelles. Dans Lettre d’un fou (1885), c’est « l’Invisible » qui cache le reflet7. Dans un
premier récit intitulé Le Horla (1886), c’est un « corps imperceptible qui [l’]a absorbé8 ».
Dans la deuxième version du Horla (1887), c’est un « corps imperceptible qui [l’]a
dévoré », puis, ce corps prend la forme d’une « brume », d’une « nappe d’eau », d’une
chose sans « contours nettement arrêtés9 ». Pas de contours, pas de limites, pas de
frontières : pas d’identité, retour dans les eaux maternelles, régression dans la symbiose
originelle. Dans l’introduction de cet atelier, j’ai évoqué la scène de la rose qu’une main
invisible porte vers une bouche ; à présent, on comprend l’erreur involontaire de
Maupassant : tout comme le reflet que le Horla a dévoré et absorbé, la rose a été
mangée, incorporée par lui.
Nous sommes loin du schéma de l’évolution psychique que j’ai retracé plus haut,
mais ce sont justement les écarts du récit de Maupassant par rapport à ce schéma qui
éclairent le caractère particulier de la création de l’écrivain. Parmi ces écarts, l’absence
du complexe d’Œdipe prend, on l’a vu, une importance capitale : c’est à partir de là
que nous avons pu retrouver les tendances régressives qui commandent le récit de
Maupassant. Mais, en elle-même, l’absence du complexe d’Œdipe ne suffirait pas pour
cerner l’unicité de la création de Maupassant. Rappelons que Boule de suif paraît dans
Les Soirées de Médan, un recueil collectif où six écrivains insultent la mémoire de la
guerre de 1870. Tous, ils expliquent la défaite par la défaillance de la loi et de ses
représentants du côté des Français, et, chez tous, cette défaillance dénote une carence
œdipienne. Elle est moins grave, certes, chez les cinq autres que chez Maupassant, et
elle s’inscrit dans des contextes psychiques différents, mais il n’empêche que le
message idéologique commun se fonde, dans tous les récits, sur des phénomènes
psychiques semblables.
Terminons sur cette constatation. Elle implique que le fondement d’un message
Guy de Maupassant, Le Horla et autres contes d’angoisse, op. cit., p. 42.
Ibid., p. 52.
9 Ibid., p. 79. 7
8
10 idéologique se laisse éclairer par la lecture psychanalytique, et elle me permet
d’affirmer, par conséquent, la complémentarité de l’approche psychanalytique avec
d’autres approches, toutes œuvrant de concert à l’enrichissement de notre
connaissance de la littérature.
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