Le risque de comprendre

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Le risque de comprendre
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Revue
Contrepoint
n°3
:
Manières
de
voir
Matières
à
dire
Des
vies,
des
moments
et
leurs
hommes.
1er
mars
2013
Le
risque
de
comprendre
Serge
Portelli
Magistrat
et
président
de
chambre
à
la
cour
d'appel
de
Versailles.
«
Juger,
c’est
de
toute
évidence
ne
pas
comprendre
puisque,
si
l’on
comprenait,
on
ne
pourrait
pas
juger
».
Réflexion
désabusée
de
Garine,
l’un
des
héros
des
Conquérants
d’André
Malraux.
Jugé
en
cour
d’assises
pour
complicité
d’avortement,
(l’avortement
étant
au
début
du
XXe
siècle
considéré
comme
un
crime),
il
finit
par
se
désintéresser
de
son
procès,
persuadé
qu’il
assiste
en
simple
figurant
à
une
pièce
qui,
finalement,
ne
le
concerne
pas.
Quelques
années
plus
tôt,
poursuivi
et
emprisonné
pour
un
important
vol
d’œuvres
d’art
commis
à
Angkor,
Malraux
avait
bataillé
avec
la
dernière
énergie
pour
expliquer
sa
cause.
Il
n’avait
pas
davantage
ménagé
sa
peine
pour
se
faire
comprendre,
devant
le
tribunal
correctionnel
de
Phnom‐Penh,
au
point
d’indisposer
les
juges,
puis
devant
la
cour
d’appel
de
Saïgon,
davantage
sensible
à
ses
arguments.
Il
avait
même
laissé
un
certain
nombre
d’intellectuels
français
pétitionner
pour
qu’on
comprenne
qui
était
Malraux,
quelqu’un
d’autre
qu’un
vulgaire
pilleur
de
tombeaux.
Quelques
années
à
peine
plus
tôt,
Kafka
écrivait
Le
procès.
Personne
n’a
jamais
mieux
décrit
l’absurdité
d’une
justice
face
à
laquelle
K.
essaye
jusqu’au
bout
de
saisir
de
quoi
il
retourne.
Malgré
l’inconsistance
et
l’incohérence
de
toutes
les
procédures,
malgré
les
dédales
et
les
labyrinthes
des
palais
ou
de
ce
qui
est
censé
en
tenir
lieu,
malgré
l’invisibilité
des
juges,
malgré
le
temps
qui
passe
sans
que
rien
jamais
n’arrive,
K.
ne
désespère
pas
d’un
procès
où
il
puisse
tout
dire,
tout
expliquer
mais
finira
par
se
faire
tuer
«
comme
un
chien
»
par
ses
bourreaux.
On
pourrait
multiplier
les
références
à
bien
d’autres
monuments
littéraires
où
s’étalent
la
même
désespérance
d’une
quelconque
compréhension
de
la
justice.
Meursault
dans
l’Etranger
de
Camus
est
peut‐être
le
plus
connu,
si
ce
n’est
le
plus
tragique.
Être
entendu,
c’est‐à‐dire
aussi
bien
écouté
que
compris
:
voici
l’attente
la
plus
forte
de
celui
dont
la
vie
croise
un
jour
le
chemin
de
la
justice.
Et
voici
aussi
la
déception
la
plus
lourde.
Au
point
de
faire
naître
un
désespoir
total.
«
Son
rôle
de
comparse
l’irritait,
poursuit
Malraux.
Il
avait
l’impression
d’être
devenu
figurant,
poussé
par
quelque
nécessité,
dans
un
drame
d’une
psychologie
exceptionnellement
fausse
et
acceptée
par
un
public
stupide;
écœuré,
excédé,
ayant
perdu
jusqu’au
désir
de
dire
à
ces
gens
qu’ils
se
trompaient,
il
attendait
avec
une
impatience
mêlée
de
résignation
la
fin
de
la
pièce
qui
le
libérerait
de
sa
corvée.
»
1
Y
a‐t‐il
lieu
de
désespérer?
La
justice
est‐elle
condamnée
à
toujours
passer
à
côté
de
ce
que
les
hommes
qu’elle
juge
souhaitent
lui
dire?
Est‐elle
peine
perdue?
Vaut‐il
mieux,
pour
le
justiciable,
faire
le
dos
rond
et
attendre
plutôt
que
de
perdre
son
temps
à
avancer
des
mots
qui,
de
toutes
façons,
seront
gauchis,
déformés,
dénaturés,
et
nécessairement
incompris?
Mais
du
côté
du
juge
(qui
peut,
rappelons‐le,
être
n’importe
lequel
d’entre
nous:
un
juré
tiré
au
sort)
peut‐on
espérer
approcher
de
la
vérité
de
celui
qu’on
juge?
Pas
simplement
la
vérité
des
faits,
elle
aussi
difficilement
saisissable,
mais
la
réalité
d’un
homme
nécessairement
plus
vaste
que
l’acte
qu’il
a
commis
?
N’y
aurait‐il
pas
autant
de
raison
de
désespérer,
de
renoncer,
de
se
dire
que
cette
vérité‐là
est
de
toutes
façons
insaisissable,
inatteignable
?
On
voudrait
être
juste,
déjà
ne
pas
se
tromper
sur
la
culpabilité,
mais
aussi
que
le
jugement
soit
utile.
Qu’il
s’inscrive
intelligemment
dans
le
parcours
d’un
homme
‐
voire
de
plusieurs
s’il
y
a
une
ou
des
victimes
‐
et
qu’il
y
prenne
sens.
Mais
comment
faire
?
À
qui
se
fier
?
À
soi‐même
?
À
autrui
?
À
la
parole
de
celui
qu’on
juge,
là,
en
face
de
nous?
À
l’avis
d’experts
qui
en
sauraient
plus
que
lui
et
que
nous
?
Qu’en
est‐il
aujourd’hui
de
la
justice
en
France
?
Que
peut‐on
espérer
du
côté
du
justiciable
et
de
celui
du
juge
?
L’ordonnance
pénale
Vous
commettez
aujourd’hui
en
France
une
infraction
quelconque
au
code
de
la
route,
un
vol,
un
recel,
une
dégradation,
un
usage
de
stupéfiant,
vous
risquez
d’être
jugé
et
condamné
sans
jamais
avoir
vu
un
juge,
sans
avoir
jamais
pénétré
dans
le
dédale
d’un
palais
de
justice,
sans
avoir
tenté
un
mot
pour
vous
expliquer
ou
vous
défendre,
sans
qu’on
ait
jamais
pris
la
peine
de
savoir
qui
vous
êtes
en
dehors
d’une
consultation
de
votre
casier
judiciaire.
Vous
recevrez
un
jour,
quand
tout
sera
fini
‐
ou
presque
–
un
jugement
qui
ne
sera
même
pas
motivé
et
vous
pourrez
être
condamné
ainsi
à
une
amende
qui
pourra
aller
jusqu’à
5.000€.
Ce
type
de
justice,
en
France,
est
très
fréquent.
On
appelle
cette
procédure
expéditive
et
totalement
déshumanisée
«
l’ordonnance
pénale
».
Elle
n’a
pas
qu’une
importance
anecdotique
:
près
de
140.000
décisions
de
ce
type
sont
prononcées
chaque
année
en
France,
140.000
condamnations
infligées
sans
que
le
justiciable
ait
jamais
vu
son
juge,
140.000
jugements
rendus
sans
que
le
juge
sache
à
quoi
pouvait
bien
ressembler
l’homme
qu’il
sanctionnait.
Le
nombre
de
ces
ordonnances
pénales
ne
fait
qu’augmenter.
Elles
représentent
plus
du
quart
de
l’activité
des
tribunaux
correctionnels
!
Juger,
Gérer
Si
nous
évoquons
ici
cette
procédure
c’est
qu’elle
est
symptomatique
et
pour
tout
dire
caricaturale
de
l’évolution
de
la
justice
pénale
en
France.
Une
justice
où
la
part
de
l’humain
se
réduit
comme
peau
de
chagrin
et,
en
l’espèce,
disparaît
totalement.
Les
métiers
de
justice
sont
aujourd’hui
gagnés
par
un
souci
de
gestion
et
de
rationalisation
qu’on
retrouve
dans
presque
tous
les
secteurs
de
la
société.
Ce
souci
ne
concerne
pas
seulement
le
budget
de
la
justice
ou
l’organisation
administrative
d’un
corps
d’Etat.
Il
atteint
le
coeur
même
de
l’acte
de
juger.
On
tente
ainsi
de
copier
les
métiers
du
secteur
2
privé
en
calquant
ses
méthodes
d’évaluation,
de
management
et
de
prise
de
décision.
Mais
ce
qui
pourrait
se
justifier
dans
un
climat
de
compétition,
de
concurrence,
pour
gagner
des
parts
de
marché
et
améliorer
un
chiffre
d’affaires
manque
ici
cruellement
de
sens.
Peu
importe
l’homme
qui
agit,
son
histoire,
son
milieu,
seul
compte
son
acte
qui
parle
suffisamment
pour
lui.
La
dangerosité
A
l’autre
bout
de
la
justice
pénale,
pour
les
affaires
les
plus
graves,
on
pourrait
se
rassurer
en
observant
des
experts
consciencieusement
penchés
sur
l’âme
d’un
délinquant.
L’enjeu
n’est
pas
mince.
Un
homme,
condamné
à
la
réclusion
criminelle
à
perpétuité,
demande
une
libération
conditionnelle.
Un
autre
risque
une
condamnation
à
une
mesure
de
surveillance
judiciaire,
de
rétention
de
sûreté
ou
à
un
placement
sous
surveillance
électronique
mobile.
Dans
tous
ces
cas‐là,
la
loi
française
prévoit
désormais
que
de
telles
décisions
ne
pourront
être
prises
sans
une
expertise
«
médicale
»
écartant
ou
constatant
la
«
dangerosité
».
Mais
comment
peut‐on
poser
un
tel
pronostic?
Qui
peut
dire
ce
que
sera
l’avenir
de
n’importe
lequel
d’entre
nous?
En
bien
ou
en
mal?
Il
existe
en
tout
cas
des
experts
psychiatres
assurés
de
pouvoir
comprendre
suffisamment
un
homme
pour
certifier
que,
demain,
ou
après‐demain
ou
bien
plus
tard
encore,
il
sera
ou
non
dangereux.
Ils
n’utilisent
pas
les
canons
ordinaires
de
leur
discipline
qui
pourraient
les
éclairer
sur
la
«
dangerosité
psychiatrique
»
de
l’individu.
Ils
s’avancent
sur
un
autre
terrain,
celui
de
la
«
dangerosité
criminologique
»,
domaine
qui
n’est
pas
le
leur,
à
moins
qu’ils
ne
s’adjoignent
fort
opportunément
le
titre
de
«
criminologue
».
Les
nouveaux
outils
Pour
comprendre
l’homme,
son
passé,
son
présent,
mais
surtout
son
avenir,
la
criminologie,
en
tout
cas
une
certaine
criminologie,
propose
des
outils
de
compréhension
qui
méritent
l’attention.
Ces
nouveaux
experts
utilisent
toujours
l’entretien
clinique.
Mais
depuis
que
des
hommes
s’entretiennent
avec
d’autres
hommes,
que
l’on
parle
de
«
clinique
»
ou
non,
ces
dialogues
n’ont
jamais
permis
de
prédire
l’avenir
de
l’un
quelconque
des
interlocuteurs.
L’outil
principal,
nous
dit‐on
alors,
sont
des
«
grilles
actuarielles
».
Elles
ont
été
expérimentées,
validées
et
appliquées
en
Amérique
du
Nord
et
dans
certains
pays
européens.
On
notera
que
le
terme
d’actuariel
se
rapporte
à
des
méthodes
appliquées
par
des
«
actuaires
»,
à
savoir
des
spécialistes
des
statistiques
et
des
probabilités
appliquées
aux
opérations
d’assurance
et
de
finance.
Il
s’agit,
là
encore
d’une
logique
de
management
où
les
rapports
humains
sont
appréhendés
par
le
biais
du
chiffre,
l’évaluation
du
risque
de
violence
étant
conçue
de
façon
algorithmique.
Chacune
de
ces
grilles
comporte
donc
un
certain
nombre
d’items
censés
récapituler
les
principaux
facteurs
de
risque
de
récidive.
En
fonction
de
l’évaluation
chiffrée
de
chacun
de
ces
risques,
on
aboutit
donc
à
une
prédiction
globale
de
dangerosité,
d’autant
plus
certaine
qu’elle
est
chiffrée.
Voici
quelques
uns
des
items
utilisés
:
­
Violence
antérieure
(nombre
et
gravité
des
crimes
et
délits
antérieurement
commis)
­
Instabilité
des
relations
intimes
(relations
multiples,
brèves,
conflictuelles,
violences
conjugales,
enfants
de
divers
lits)
­
Problèmes
d’emploi
(brièveté
des
contrats,
absence
de
formation
professionnelle,
3
chômage
de
longue
durée)
­
Introspection
difficile
­
Plans
personnels
irréalisables
(projets
de
soins
ou
d’insertion)
­
Stress.
Ces
exemples
sont
tirés
d’une
des
grilles
les
plus
utilisées,
le
HCR‐20
(Assessing
Risk
for
Violence).
On
voit
bien
que
ces
critères
sont
très
flous,
qu’ils
sont
d’une
légitimité
très
discutable
et
que
leur
large
spectre
d’interprétation
(qu’est‐ce
qu’une
introspection
difficile
?
Qu’est‐ce
qu’un
plan
personnel
irréalisable
?
)
leur
enlève
tout
caractère
scientifique.
La
voie
étroite
Le
juge
et
le
justiciable
seraient‐ils
condamnés
à
bientôt
ne
plus
se
voir
ni
se
comprendre
?
À
n’être
que
des
abstractions,
des
numéros
ou
des
icônes
?
Au
mieux
des
images
lointaines
?
L’obsession
de
la
gestion,
l’omniprésente
«
rationalisation
des
choix
budgétaires
»
d’un
côté,
la
hantise
de
la
sécurité,
de
la
disparition
de
tous
les
risques,
seraient‐elles
les
seuls
références
?
Existe‐t‐il
une
voie,
même
étroite,
entre
une
vision
purement
administrative
et
une
conception
entièrement
sécurisée
?
Tout
semble
aller
inexorablement
dans
le
même
sens.
Tous
les
processus
en
cours
semblent
se
justifier
l’un
l’autre
et
se
conforter
réciproquement.
Prenez
l’exemple
de
la
visio‐conférence.
Comment
contredire
les
promoteurs
de
cette
institution
auréolée
de
modernité
technicienne,
à
la
fois
moins
coûteuse
et
plus
sûre
que
le
simple
face
à
face
?
Plutôt
que
faire
extraire
un
détenu,
parfois
de
très
loin,
de
mobiliser
des
escortes
de
policiers
ou
de
gendarmes
dont
le
déplacement
présente
nécessairement
un
risque
(évasion,
accident...)
en
dehors
de
son
coût
en
homme
et
en
matériel,
pourquoi
ne
pas
utiliser
des
systèmes
vidéo
installés
dans
une
prison
et
un
palais
de
justice
pour
que
le
procès
se
passe
par
caméra
interposée
?
Le
risque
de
la
présence
Devant
tant
de
précautions,
de
préventions,
de
réticences,
force
est
de
constater
que
ce
contact
juge‐justiciable
est
peut‐être
en
définitive
moins
un
idéal
qu’une
crainte.
Apparemment
ce
rapprochement
physique
fait
peur.
D’un
côté
comme
de
l’autre.
Personne
ne
semble
le
souhaiter.
Il
est
trop
risqué.
Trop
risqué
parce
qu’imprévisible.
Que
va‐t‐il
se
passer
si
ces
images
s’animent
et
prennent
corps
pour
de
bon
?
Si
chacun
se
met
à
regarder,
à
écouter
vraiment,
à
tenter
de
dire
ce
qu’il
pense
et
à
parler
tout
son
soûl
?
Pourquoi
a‐t‐il
fallu
se
battre
si
longtemps
pour
imposer
le
principe
de
l’audience
publique
?
Parce
que
le
secret
était
source
de
tous
les
abus,
certes.
Parce
que
le
regard
des
citoyens
présents
dans
la
salle
d’audience
était
une
garantie
contre
l’arbitraire,
assurément.
Mais
aussi
parce
que
cette
audience
publique,
ce
contact
réel,
cet
échange
de
paroles,
ce
mélange
de
regards,
d’idées,
de
sentiments,
cette
succession
d’émotions
et
d’arguments,
produisent
quelque
chose
de
l’ordre
du
miracle,
qu’on
l’appelle
«
procès
équitable
»
ou
autrement.
Chacun
entre
évidemment
dans
la
salle
d’audience
avec
ses
a
priori,
ses
préjugés,
ses
certitudes.
Chacun
s’appuie
fermement
sur
la
solidité
du
papier
:
les
procès‐verbaux
de
police,
les
conclusions
d’avocat,
l’acte
d’accusation
du
parquet,
les
précédents,
la
jurisprudence
établie.
La
salle
d’audience
est
toujours,
dans
un
premier
temps,
une
grande
pièce
à
convictions.
4
Mais
rien
ne
se
passe
jamais
comme
prévu.
L’écart
entre
la
prévision
et
la
réalité
est
souvent
infime
mais
dans
ce
minuscule
interstice,
se
glisse
parfois
suffisamment
de
vie
pour
que
les
certitudes
absolues
se
fendillent,
les
formules
toutes
faites
se
relâchent.
Un
indice
dont
on
avait
exagéré
l’importance,
un
témoignage
qui
devait
être
accablant,
une
expertise
dont
les
conclusions
étaient
jusque
là
cohérentes,
une
voix
qui
s’éraille,
un
mot
qu’on
ne
pensait
pas
chercher
si
longtemps,
un
silence,
une
loi
qu’on
disait
sans
ambiguïté...
Un
acte
qui
paraissait
clair
sous
l’oeil
de
la
police,
qui
se
coulait
à
la
perfection
dans
la
qualification
du
code
pénal,
un
acte
qu’on
aurait
dit
gratuit,
un
accusé
qui
épousait
si
bien
l’image
du
délinquant,
une
victime
qui
s’en
tenait
au
strict
nécessaire
:
tout
se
tenait
si
bien
jusque
là.
Il
n’y
avait
qu’à
appliquer
le
tampon
«
coupable
»
et
la
sanction
coulait
de
source
comme
dans
une
ordonnance
pénale.
C’est
tout
cela
que
le
contact
entre
un
homme
et
son
juge
peut
ébranler.
L’acte
abstrait
prend
place
dans
une
vie
qui
se
colore,
s’épaissit
et
s’anime
parole
après
parole.
Combien
de
fois
le
public
change‐t‐il
d’opinion
au
cours
d’un
procès
?
Que
reste‐t‐il
de
ce
remue‐ménage
quand
les
juges
doivent
se
décider?
Personne
ne
peut
le
dire.
Une
certitude
:
le
jugement
aura
changé
de
base.
Le
risque
de
la
compréhension
Ne
rêvons
pas.
Devant
un
juge
le
chemin
est
long
de
la
pensée
à
la
parole.
S’il
est
ordinairement
périlleux
de
mettre
des
mots
sur
ce
que
l’on
croit
penser
ou
sentir,
l’entreprise
est
encore
plus
audacieuse
à
la
barre
d’un
tribunal
ou
dans
le
box
des
accusés.
D’où
cette
lassitude,
cet
agacement
à
l’occasion,
cette
colère
parfois,
ce
désespoir,
on
l’a
vu,
faute
de
faire
partager
ce
qui
paraît
pourtant
essentiel
à
sa
défense
mais
que
le
juge,
les
yeux
au
loin
ou
pas
très
loin
du
plafond,
tient
pour
accessoire,
voire
anecdotique,
en
tout
cas
inutile
aux
débats.
Pour
le
magistrat,
la
tâche
est
tout
aussi
rude
s’il
veut
tenter
d’appréhender
quelque
chose
de
l’homme
en
face
de
lui.
Bien
au
chaud
dans
sa
robe
noire
ou
rouge,
c’est
un
lent
travail
de
dépouillement
qui
l’attend.
Il
lui
faudrait
abandonner
un
à
un
chacun
de
ses
préjugés.
Rien
de
moins
évident
que
la
curiosité
dans
un
cadre
si
convenu,
si
empesé.
Et
c’est
pourtant
d’étonnement
dont
il
a
terriblement
besoin,
ce
juge
programmé
par
une
technicienne
formation,
par
une
procédure
réglée
comme
du
papier
à
musique,
par
des
habitudes
d’audience
répétées
de
génération
en
génération,
par
toutes
les
idées
reçues
sur
la
délinquance
et
les
délinquants
qui
n’ont
aucune
raison
de
déserter
les
palais
de
justice
quand
elles
fleurissent
tout
autour.
Il
y
a
effectivement
les
habits
de
l’homme
dangereux
qui
collent
si
solidement
à
la
peau,
le
manteau
du
récidiviste
qui
s’alourdit
à
chaque
page
du
casier
judiciaire
et
tant
d’autres
oripeaux...
L’imprévisible
Ne désespérons pas non plus. Le miracle peut avoir lieu. Il faut y croire évidemment, comme
toutes les questions de foi. Mais c’est un miracle humain, donc un peu plus fréquent. Parfois
aidé par le hasard quand se produit une adéquation inattendue entre ce qui paraissait juste et
ce qui a été jugé. Parfois travaillé par les efforts de part et d’autre. La difficulté tient à
l’imprévisibilité. Si les mots ont porté, si l’acte jugé a pris corps dans la vie des uns et des
autres, si la peine a été pensée et expliquée non comme une parenthèse abstraite mais comme
un passage cohérent vers un après, nous aboutissons à une solution inattendue. Et c’est là que
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le bât blesse. Ciseler un jugement pour l’adapter aux faits réels et à l’individu concerné, c’est
nécessairement s’éloigner des solutions toutes faites, des peines automatiques, des tarifs
ordinaires. Rien de tel pour fausser l’appareil statistique que d’humaniser la justice. Tout le
miracle de la compréhension est là. Il est rétif aux chiffres. Il s’inscrit dans une logique
purement humaine. Juger, c’est de toute évidence comprendre, puisque si l’on ne comprenait
pas, on ne pourrait pas juger. On gérerait, c’est tout.
Serge Portelli
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