Noces de Temps un voyage esthetique chez les immortels

Transcription

Noces de Temps un voyage esthetique chez les immortels
NOCES DE TEMPS : UN VOYAGE ESTHETIQUE CHEZ LES IMMORTELS
par Marcel THAON
Coincidence? Nous voilà poussé à reprendre notre plume pour" Fiction" à propos du
premier film de Tony Scott,"Les prédateurs", quelques mois après avoir rapporté dans ces pages notre
intérêt pour l'oeuvre de Ridley Scott et son"Blade runner". Or, Tony est bien sur le frère de Ridley, et
nous verrons que leur parenté ne se réduit pas à quelques chromosomes, que leurs créatures de
celluloide partagent un point de vue unifié sur le monde, que ces films pointent aux origines d'un
langage cinématographique destiné à imposer son code sur les années quatre-vingt.
En fait, il n'y a pas de coincidence. Nous sommes projeté par l'Histoire hors du désert de
l'écriture de science fiction où les squelettes des vieux Tyranosaures de notre enfance se battent
mollement de peur de tomber en poussière. La vingtième"Fondation"n'en finit pas de s'écrouler ;
lorsqu'elle se décidera, des milliers de pages seront là pour amortir sa chute ; en 2100, la onzième
Odyssée de l'espace devra faire attention aux embouteillages, éviter les vaisseaux qui reviennent des
précédentes et surtout les nuées de monolithes difficiles à distinguer, ébènes sur fond d'espace. Les
paysages de l'édition sont pleins de camions de livraisons en route pour livrer le produit homogénéisé :
le plus de volume possible pour le moins d'idées surprenantes possible... Dans cet univers, les bébés aux
bouches avides deviennent vite de vieux professionnels du déversoir : le petit John Varley -"si"
prometteur est vite devenu lanceur de poids avec sa trilogie interminable"Titan", et le lecteur sera
pardonné de s'impatienter quelque peu dans son attente de nouveaux horizons littéraires... Pour notre
part, nous trouvons largement le temps de nous intéresser à d'autres esthétiques et ce n'est que la
fulgurante découverte des"Rois de sables"(G.R.R. Martin) qui nous retient attentif à l'actualité de la
science-fiction écrite.
Le cinéma de science-fiction (au sens le plus large du terme), nous semble justement se
situer aujourd'hui à l'orée d'une avancée stylistique qui se fait attendre de sa contre partie livresque. Un
phénomène qui n'apparait pas du tout dans le"choix des thèmes" essentiellement tributaire de"La faune
de l'espace" et des"Rois des étoiles", c'est-à-dire de courants de pensée antédiluviens ; mais bien plutôt
dans un renouvellement du regard, du"rapport de l'oeil à son objef'qui se traduit par des oeuvres à la fois
en dissonance avec un cinéma du contenu, et en profonde unité de point de vue les unes avec les autres,
d'un pays à un autre.
Ce changement a pour particularité d'être apporté par des réalisateurs venus du"spot
publicitaire"... PUB! Horreur malsaine, cloaque putride, pestilence d'Innsmouth! Le cauchemar du
puriste s'ouvre à la réalité ; mais les lignes de défenses s'organisent : aucun critique digne de ce nom
n'osera dire du bien d'un de ces films ; il devra bien plutôt lancer de fines remarques sur le "look", sur le
"toc" (tchic, tchac, tchoc), sur Inefficacité remplace la
1
subtilité" et autres missiles sans pitié. Autour de nous s'amoncellent les cadavres des réalisateurs
tués en effigie par la critique (heureusement, cela ne fait pas trop mal) : on dirait qu'un train est
passé sur Alan Parker, Jean-Jacques Beinex saigne doucement dans le caniveau et les frères Scott
ont bien besoin de se soutenir l'un l'autre pour pouvoir marcher.
Nous compatissons d'ailleurs pleinement à la peine de la critique nationale. Comment
ne pas frémir à l'idée d'une immense rue"Gamma"projetée en 70mm Dolby/stéréo sur tous les
écrans de France? A l'arrivée des fusées"Pampers"à coque protectrice et des cargos de"Danone"?
Comment trouver du talent dans les yeux glauques des personnages qui vantent nos lessives? Et
pourtant, même si Tony Scott a contemplé l'univers dans l'eau bleue des toilettes modernes, il y a
sûrement découvert quelque alchimie secrète, car son film est un éclair qui transperce la nuit.
Sous un titre fran\ais qui ne vaut pas grand chose celui-ci, ajouté à la présence des grandes
vedettes de service et à la démolition de la critique parisienne a failli nous dissuader de tenter
l'expérience s'avance une oeuvre de premier plan. Le thème reste classique : une immortelle traverse
les siècles de sa solitude. Pour éclairer son cercle de nuit, elle se choisit des partenaires de sexe
indifférent à qui elle offre une étincelle : ils pourront vivre quelques centaines d'années à ses cotés
avant d'aller rejoindre la terre. C'est un tel compagnon de voyage que joue David Bowie face à une
Catherine Deneuve étonnamment convaincante qui semble se souvenir qu'elle a été"Belle de Jour".
Alors qu'il croyait partager l'immortalité, il se retrouve la proie du temps et, comme un enfant sans
microbe brusquement confronté au dehors, fétu emporté par une soudaine bourrasque temporelle.
En quelques heures il retrouvera son âge véritable, vieille chose disloquée qui appelle à l'aide. Ces
moments sont très beaux : on se croirait aux meilleures pages du"Graveyard heart"de Roger
Zelazny en fran\ais "Le coeur funéraire", dans""Une rose pour l'Ecclésiaste"" la magie du style de
l'auteur remplacée par d'extraordinaires placements de la caméra. Une ride se creuse dans l'image au
miroir et sa présence est telle qu'elle jaillit en relief de l'écran. Bowie passe sa main dans ses
cheveux et une touffe reste accrochée à ses doigts qui semblent alors enserrés par une toile
d'araignée lumineuse. Une qualité d'investissement est remplacée par une forme spécifique de
l'image chargée de déclencher une association de pensée ou un affect chez le spectateur. Chez les
immortels, la langue est le plus souvent remplacée par une qualité empathique de relation à la figure
centrale et cette communication sans mot trouve un équivalent dans l'utilisation par Scott de
l'association
d'images
insertions
d'images
souvenirs
ou
d'image
pensées
qui
restitue"l'immédiateté"de ces liens sans médiateur. Tout au long du film, des éclairs obsédants
viendront commenter ce qui ne peut s'exprimer par les mots, comme chez l'écrivain le style vient
donner un sens nouveau à la langue.
Mais ce qui attend Bowie n'est pas la mort sa maitresse (au sens plein du terme) l'a trompé
de manière plus subtile et cruelle mais la vieillesse. Il ne peut mourir d'avoir été touché par les
dieux : il se décompose doucement, mais reste vivant jusqu'à la dernière cellule, poussière
éternellement consciente. L'histoire de ce film sera d'une manière extrêmement détournée et subtile
celle de sa vengeance. Devant un tel thème traité par fines touches discrètes aux antipodes
du"gore"on ne peut s'empêcher de penser au dénouement du texte admirable d'Alfred Bester
(1945)"A chacun son enfer"lorsqu'un des personnages cherche à échapper au démon en se suicidant
par la bombe et qu'il réussit seulement à éclater en "un millier de particules, contenant chacune une
étincelle de vie, (...) déchirées par la souffrance" (p°264-265). Par peur, mais aussi par plaisir du
contrôle, la
2
véritable Immortelle a fait croire à ses serviteurs qu'elle les avait installés à sa droite, alors que les
carcasses frémissantes des anciens amants remplissent son étrange grenier à ciel ouvert.
C'est alors le rapport à la mort qui donne son unité au film, plus que le thème mis en
exergue par la publicité du vampirisme ("Catherine Deneuve Vampire!"). Les immortels boivent le
sang parce qu'ils en ont besoin pour vivre ; ils ont"faim"("The Hunger" est le titre original du film et
du livre qui l'inspire) de vie et se servent des mortels comme d'animaux de basse cours pour se
sustenter. La séduction erotique sera leur appât : elle attirera les bestioles concupiscentes au garde
manger, mais restera un outil vers une fin plus qu'un véritable plaisir. La sexualité de l'Immortel,
c'est de s'asseoir au banquet de la vie. Tony-Scott utilise d'ailleurs fort bien sa caméra pour
communiquer ce passage de la viande, au sang, au sexe dans une séquence située dans un restaurant
où une future vampire croit avoir envie d'une bonne viande bien saignante, qu'elle ne peut arriver à
avaler, alors qu'elle reste fascinée par le corps presque nu de jeunes femmes qui s'ébattent dans la
piscine proche. Quelques minutes plus tôt, il avait réalisé un remarquable raccourci sans parole, en
associant en une image un tache de vin sur le tricot de l'héroine avec sa poitrine finement tracée
sous le tissu.
Il semble aussi important, derrière les particularités personnelles du film de Tony Scott, de
pointer les liens qui le rattachent aux autres tenants de la nouvelle organisation visuelle du cinéma.
Nous nous contenterons de quelques remarques qui associent ce réalisateur avec les oeuvres de son
frère. Ce qui vient bien sur en premier à l'esprit c'est qu'ici comme dans les films de Ridley Scott, le
sujet est le rapport à la mort : une mort pleinement érotisée comme dans "Alien"(voir les interviews
du réalisateur), avec ses tueries / accouchement ; une mort que l'on cherche à rendre au désir
dans"Blade runner"avec le personnage de Rachel. Mais en bien des points "Les prédateur"est un
hommage masqué à "Blade runner" : utilisation d'une palette identique de couleurs ; d'une
thématique semblable de la maison univers déserte aux lueurs de catacombes (un hôpital est
transformé en véritable salle de morgue par un éclairage étrange) ; emploi de costumes et de
coiffures pour Catherine Deneuve qui démarquent ceux de Sean Young ; extraordinaire
commentaire sonore de la musique de Vangelis pour "Blade runner"par des clins d'oeil multiples
(sirènes ; cliquetis empruntés ; manière de jouer du piano sur un fond de crissements) qui ne
peuvent échapper au spectateur un peu attentif. Deux versions se répondent et finissent par former
une véritable unité stylistique, modèle pour un cinéma à construire.
Là encore, il ne s'agit pas de s'aveugler aux défauts évidents dans la fascination d'une
oeuvre déjà belle et l'attente d'un accomplissement futur."Les prédateurs"rate sa sortie par souci
commercial : vers la fin, on sent le producteur fébrile douter du produit, craindre pour son
investissement, insister pour avoir "une véritable scène d'horreur" et satisfaire ainsi aux critères de
qualité du cinéma fantastique actuel. Il y aura donc une petite séquence de "La nuit des morts
vivants". Sur le toit de"Blade runner", Roy Batty tenait un oiseau dans sa main ; ici, les mêmes
colombes sont confrontées à une série de cadavres en décomposition qui se trainent vers Catherine
Deneuve... L'effet est moins réussi. Ouf!"L'Ecran Fantastique" qui aime tout, jusqu'au dernier nanar
italien sur les zombies nazis, avait failli se montrer sévère.
3