Gagner la Guerre ne suffit pas à gagner la paix

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Gagner la Guerre ne suffit pas à gagner la paix
Gagner la Guerre ne suffit pas à gagner la paix
Par Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées
Le Monde du 21 janvier 2016
La France est entrée en guerre contre des groupes terroristes islamistes. Face à
cette menace, notre stratégie consiste à aller frapper l'ennemi là où il se trouve.
Mais la vertu de la force ne pourra seule régler ces conflits mondialisés
Notre pays est engagé dans une guerre contre un ennemi asymétrique et
terroriste. La France peut compter sur ses armées pour résister, affronter et
vaincre cet ennemi. Protéger les Français, où qu'ils soient, est bien la vocation des
armées françaises. C'est pour cela qu'elles s'engagent avec abnégation, constance
et professionnalisme, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur des frontières. Le
combat sera long. C'est la force légitime qui fait reculer la violence. Cette force
doit s'inscrire dans une stratégie globale pour agir sur les racines de la violence.
Prenons la mesure des changements que nous vivons : nous sommes face à une
guerre d'un nouveau type.
Pendant longtemps, la violence paraissait limitée : illusion optique, elle n'était que
lointaine. Elle est désormais sur notre sol. Elle s'est exprimée de la plus terrifiante
et ignoble des manières lors des attentats perpétrés sur notre sol.
Le président de la République a clairement désigné notre ennemi : le groupe
Daech. Et n'oublions pas d'autres noms qui sont autant de masques : Al-Qaida,
AQMI, AQPA… Ces groupes ignorent les frontières et jouent avec les outils de la
mondialisation pour recruter leurs exécutants, diffuser leur propagande, exporter
leurs modes d'actions terroristes. Ils cherchent l'implosion des sociétés,
l'installation d'un chaos propice à l'émergence d'un néocalifat. Ils véhiculent, par
Internet et les réseaux sociaux, une propagande agressive, réactive et de grande
qualité technique qui cherche à discréditer nos valeurs et notre modèle de société.
Le terrorisme n'est pour eux qu'un moyen parmi d'autres d'arriver à leurs fins.
Nous ne faisons pas la guerre à un procédé. Nous ne faisons pas la guerre à un
terrorisme désincarné ; nous faisons la guerre à ces groupes djihadistes.
Le mensonge et la dissimulation sont leur matrice : leur idéologie évoque un passé
idéalisé et la promesse d'un futur fantasmé ; ils prétendent préparer l'avènement
d'un monde nouveau, mais usent sans retenue d'une violence destructrice et
nihiliste. En vérité, leur action répond à un plan qui repose sur la recherche du
coup de force permanent et la surenchère de violence.
Face à eux, nos armées mènent, avec nos alliés, au Sahel et au Levant, avec
courage et détermination, une véritable " défense de l'avant " de notre territoire,
de nos valeurs, de notre société. Et ce sont les mêmes soldats, avec un même
enthousiasme et une même foi en leur mission, qui, sur le sol national, en appui
des forces de sécurité intérieure, se tiennent prêts à s'opposer aux actes de guerre
que des terroristes voudraient commettre au cœur de nos villes. Défense de l'avant
et protection du territoire sont les deux volets d'une même volonté : protéger la
France et les Français. Toutes les menaces sont en effet désormais transnationales.
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Nous sommes entrés dans une guerre mondialisée et il en résulte pour nos
démocraties un lien fort, direct, entre leur sécurité extérieure et leur sécurité
intérieure. Je le constate chaque jour qui passe avec une intensité nouvelle.
L'histoire s'accélère, de plus en plus brutale.
Devant la grande complexité des ressorts de la violence que nous combattons, il
faut aller au-delà de l'écume des apparences et s'appuyer sur quelques repères
pour avancer dans ce brouillard. A l'aune de l'expérience opérationnelle actuelle
de nos armées, j'ai quatre convictions.
La vertu de la force
La première est celle de la vertu de la force.
Face à la violence, la force légitime et maîtrisée est indispensable. Gardons-nous
de la tentation du repli sur soi. Attendre que nos ennemis, experts en asymétrie,
viennent à nous, ce serait leur montrer une faiblesse qu'ils exploiteront
inévitablement. Nous l'avons expérimenté en Afghanistan : plus nous sortions de
nos bases, moins nous étions attaqués par les talibans et plus la menace qu'ils
faisaient peser sur la population s'estompait.
Aujourd'hui, en agissant au Sahel, les armées françaises empêchent que ne s'y
forment de nouveaux sanctuaires terroristes. N'oublions pas qu'AQMI voulait
installer un califat au Mali. Les résultats sécuritaires dans la bande sahélosaharienne montrent que l'action porte des fruits, dès lors qu'elle s'ancre dans une
stratégie de long terme et s'appuie sur de la persévérance et de l'endurance. Dans
le même esprit, en agissant au Levant, au sein de la coalition, nous luttons pour
contenir Daech jusqu'à ce que les partenaires locaux soient en mesure de le
détruire. Nos actions aériennes – frappes et renseignement – complètent
l'indispensable combat au sol des forces locales. Notre stratégie militaire, dans le
cadre de la coalition, nécessite, là encore, de la patience.
Mais le temps s'accélère. Sous la pression de l'information instantanée et continue,
cette accélération s'impose à notre société de façon quasi irrationnelle. Or, ce
phénomène sert la violence qui sait choisir son moment pour frapper, alors que la
force a besoin de temps pour produire ses effets. Il y a donc une sorte d'effet
ciseau avec lequel le chef militaire doit composer : il doit intégrer la demande
d'effets immédiats et visibles, sans pour autant subir la tyrannie de l'urgence.
La force n'est pas suffisante
Ma seconde conviction est que si la force est agissante, elle n'est pas suffisante.
Une stratégie basée sur les seuls effets militaires – détruire un camp
d'entraînement djihadiste ou arrêter une colonne de pick-up d'AQMI – ne pourra
jamais agir sur les racines de la violence, lorsque celles-ci s'ancrent dans le
manque d'espoir, d'éducation, de justice, de développement, de gouvernance, de
considération. Gagner la guerre ne suffit pas à gagner la paix. Quelle que soit la
nature des crises, une approche globale est indispensable, c'est-à-dire une
approche interministérielle et internationale. Il faut du temps et il n'y a pas de
place pour le développement – économique, mais aussi durable – sans sécurité,
comme il n'y a pas de sécurité sans développement.
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Sans une éthique solide, se limiter à des actions militaires peut même rapidement
faire basculer dans " l'inconscience de la violence ". Les armées sont l'expression
régalienne de la force légitime d'un Etat de droit qui se reconnaît lui-même dans
les obligations du droit international. L'action des armées françaises en opération
s'inscrit donc dans une stricte conformité au droit ; sans cela, pas de légitimité ni
de succès possible. Une frappe aveugle ne fera jamais une victoire, ni ne viendra
à bout d'une folie ou de la misère. Pis, face au terrorisme, nous devons nous garder
de tomber dans un mimétisme où nous perdrions notre légitimité et, plus encore,
notre âme.
Une garantie de cohérence
Ma troisième conviction est la nécessaire garantie de cohérence entre les menaces,
les missions et les moyens. Pour défendre notre pays, être efficace et prête à
affronter l'avenir, notre armée doit avoir un modèle complet, c'est-à-dire posséder
une palette de capacités à " large spectre ". Daech n'est pas l'horizon indépassable
de nos ennemis ; il incarne la menace du non-droit, mais les menaces de la force
et de la faiblesse décrites dans le Livre blanc de 2013 sont toujours présentes. Les
menaces restent multiples et se présentent chaque jour sous une forme différente.
Seul un modèle complet d'armée permet de durer et de s'adapter à la menace, au
plus près comme au plus loin. Ce modèle complet d'armée, c'est le choix du Livre
blanc, celui que nous portons avec l'équipe des chefs d'état-major d'armée,
derrière notre ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian. Ce modèle a un coût,
celui qui a été rappelé lors du dernier sommet de l'OTAN à Newport en
septembre 2014, avec l'objectif des 2 % du PIB consacrés aux dépenses de
défense. La guerre a aussi un prix : celui du sang de ceux qui acceptent de se
porter au-devant de l'ennemi.
De belles armées
Ma quatrième conviction s'exprime de la façon la plus simple : nous avons de belles
armées. Elles sont en perpétuelle transformation pour relever les défis
d'aujourd'hui et répondre à ceux de demain. Les défis actuels au Sahel sont ceux
des distances, de l'immensité désertique, du caractère transfrontalier de la menace
et de groupes terroristes qui esquivent le plus souvent le combat, sauf s'ils sont
acculés. Trois mille cinq cents hommes sont engagés dans cette opération. Ils
agissent sur un territoire 200 fois plus vaste que le Kosovo, où jusqu'à 50 000
soldats ont été déployés.
Pour prendre l'ascendant, il a fallu radicalement changer nos modes d'action. Nos
actions reposent sur la surprise, celle que l'on impose à l'adversaire pour frapper
ses " centres de gravité " : flux logistiques et capacités de commandement. Pour
y parvenir, nos armées mettent en œuvre la boucle formée par le triptyque :
renseignement, capacité de suivi, capacité de frappe ; cela en continu, 24 heures
sur 24. Ces opérations impliquent des raids aéroterrestres qui, en distance,
reviendraient à décoller de Paris en début de nuit, à agir à hauteur du détroit de
Gibraltar en fin de nuit et à être de retour à Paris avant la nuit suivante.
Nos armées sont servies par des femmes et des hommes de grande qualité,
militaires et civils, d'active et de réserve.
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Nos jeunes militaires, qui sont issus de la société civile dans toute sa diversité,
sont généreux ; ils ont le goût de l'effort et du dépassement de soi ; ils font preuve
de courage qui peut aller jusqu'à l'héroïsme ; en 2015, 50 % des militaires ont
quitté leurs familles plus de 200 jours par an. La qualité du personnel dans nos
armées n'est pas démentie, y compris dans la période actuelle où les recrutements
sont importants pour reconstituer une force opérationnelle à la hauteur des défis
d'aujourd'hui.
Nos militaires défendent avec foi les valeurs de la France : la liberté, ils combattent
pour elle ; l'égalité, ils la vivent sous l'uniforme ; la fraternité, ils la construisent
au quotidien. L'armée, lieu de brassage et de promotion sociale, est un puissant
contre narratif au discours des terroristes qui cherchent, par la division, l'implosion
de la société.
D'ailleurs, pour tenir dans la durée, l'armée de la nation a besoin du soutien des
citoyens ; elle compte sur chacune et sur chacun d'entre nous.
En définitive, ces quatre convictions n'en forment qu'une : la France avec ses alliés
gagnera ce combat contre les groupes armés terroristes islamistes radicaux. Pour
cela, elle peut compter sur ses armées qui s'engagent sans idée de recul ; leur
qualité et leur efficacité sont une source de grande fierté. C'est aussi pour nous
tous une raison d'espérer. Nos militaires, émanation de la nation, forment un
ressort essentiel de notre résilience collective. Dans l'anonymat de leurs missions,
à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières, ils incarnent les valeurs de notre
pays et l'espérance de notre jeunesse au service de la paix.
Par Pierre de Villiers
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