Le Monde du 14 mai 2016 : « Dans l`armée, le silence reste de mise »
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Le Monde du 14 mai 2016 : « Dans l`armée, le silence reste de mise »
Le Monde du 14 mai 2016 : « Dans l'armée, le silence reste de mise » Les prises de position de militaires ne sont pas le signe d'un retour dans le débat public Les rares points de vue exprimés récemment dans les médias par quelques militaires haut gradés au sujet de la politique sécuritaire de la France pourraient faire croire à un réveil de la grande muette dans l'espace public. Rien n'est moins sûr. Jugé jeudi 12 mai à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) pour manifestation non autorisée, le général en retraite Christian Piquemal, 75 ans et 45 000 soutiens sur Facebook, occupe une place très marginale dans le paysage. Certains cercles de l'extrême droite veulent en faire une figure, mais les prises de position racistes de cet ancien commandant de la Légion étrangère, président d'un groupuscule, le Cercle des citoyens-patriotes, ne nourrissent aucun débat sur la place de l'armée dans le pays. Après sa participation à la manifestation islamophobe du mouvement Pegida à Calais en février, le gradé a été désavoué par les cercles internes, à commencer par l'Union nationale des parachutistes, qu'il a dirigée jusqu'en 2014. D'un autre côté, le général de gendarmerie en activité Bertrand Soubelet, auteur à succès de Tout ce qu'il ne faut pas dire (Plon, 256 p. 14 euros), s'est départi de son devoir de réserve pour s'attaquer à la politique pénale. Il ne porte pas les enjeux des armées, qui se sont d'ailleurs ostensiblement détachées des gendarmes, en dépit de leur statut militaire commun, depuis que ces derniers sont passés sous la tutelle du ministère de l'intérieur. " Putschiste " Soutien affiché des deux précédents, une autre figure, Bruno Dary, 63 ans, qui a plaidé dans Le Figaro du mercredi 11 mai en faveur du droit d'expression des militaires, apparaît plus représentative. Président de l'Amicale des anciens légionnaires parachutistes, et du Comité de la flamme, l'union d'associations qui anime le tombeau du Soldat inconnu sous l'arc de triomphe, ce général qui a quitté le service en 2012 peut parler au nom d'une certaine frange d'officiers catholiques de la droite traditionaliste. Il fut l'un des organisateurs de La Manif pour tous contre le mariage homosexuel ; à l'époque, le ministère de la défense avait exprimé sa " vigilance " et sanctionné plusieurs officiers contestataires. Dans Le Figaro, le général Dary exige une liberté de parole sur " des sujets essentiels et urgents ". Selon lui : " l'immigration ", " le sentiment d'insécurité lié au laxisme pénal " et " l'écartèlement des armées " entre des engagements intenses et des moyens trop comptés. En réalité, alors que de réels débats, experts et ouverts, animent aujourd'hui les rangs des officiers, à l'Ecole militaire ou dans les états-majors, ceux qui portent publiquement les sujets militaro-stratégiques se comptent toujours sur les doigts d'une main. Le général Vincent Desportes, 63 ans, enseignant à Sciences Po, est leur infatigable tête de colonne. Son dernier point de vue, dans Le Monde du 5 mai, se voulait une réaction aux propos d'Alain Juppé, président (donc chef des armées) putatif, qui venait de déclarer : " Un militaire, c'est comme un ministre, ça ferme sa gueule ou ça s'en va. " En vue de 2017, espère néanmoins le général, qui a reçu de très nombreux soutiens militaires, " un débat émerge sur la défense, les candidats ne pourront faire l'impasse sur ce sujet ". 1 Mais en dehors de lui et du colonel Michel Goya, pionnier pour avoir ouvert en 2011 son blog spécialisé, pas de noms connus. Ces gradés, restés dans les limites du devoir de réserve, ont payé cher, de leur carrière, leur volonté de s'exprimer. " L'armée est la grande muette dans notre société, ce n'est pas simplement une tradition, c'est un devoir ", avait tancé le ministre de la défense Gérard Longuet dès 2011, après une interview de M. Goya. Dans les rangs de la gauche gouvernementale, Vincent Desportes est conspué, quand il n'est pas qualifié de " putschiste ". " Comme un criminel " Ponctuellement, certains militaires optent pour l'anonymat pour parler de l'actualité des armées dans la presse : groupe Surcouf sur le Livre blanc de la défense dans Le Figaro en 2008 (ses membres ont été traqués par la DST), groupe Janus sur la garde nationale en 2012 dans Le Point. La plupart attendent de quitter le service actif et s'expriment dans des cercles confidentiels, tel le G2S, rassemblant les généraux en deuxième section, ou les Sentinelles de l'agora, dont des membres appartiennent aussi à l'Association de soutien à l'armée française. " Si, sous l'uniforme, le militaire s'exprime en dehors du champ technique, il est aussitôt sermonné ou sanctionné ; si, ayant compris cette impossibilité, il parle sous couvert d'anonymat, on lui reproche illico sa couardise, on l'accuse de complotisme, on fouille de manière illégale son ordinateur, on interroge ses proches, on le fait suivre et on le met sur écoute comme un criminel ", assure d'expérience le général Desportes. Aujourd'hui, ces militaires chercheurs et écrivains n'ont pas de relève. En arrivant en 2012, le cabinet du ministre Jean-Yves Le Drian n'a pas caché sa volonté de " reprendre les clés de la maison ". Cette réaffirmation légitime du primat du politique est apparue dans les faits comme une intolérance à toute parole militaire. L'armée de 2016, professionnelle, profondément républicaine, restera muette pour longtemps. Nathalie Guibert 2