Mai 2013 - vol. 25, no 2
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L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit: (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 606, rue Cathcart, bureau 810, Montréal (Québec) H3B 1K9 (Tél. : (514) 288-1664; Fax : (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2013 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256 Site Internet : www.editionsyvonblais.com ISSN : 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 199,95 $. 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CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Florence LUCAS, avocate Gowling Lafleur Henderson Montréal Louise BERNIER, professeure Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Marie-Josée LAPOINTE, avocate secrétaire trésorière BCF, Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Florence LUCAS, avocate Gowling Lafleur Henderson Montréal Louise BERNIER, professeure Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Laurent CARRIÈRE, avocat Robic, Montréal Hélène MESSIER, avocate directrice générale COPIBEC Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Hilal EL-AYOUBI, avocat Fasken Martineau Dumoulin Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Marie-Josée LAPOINTE, avocate secrétaire trésorière BCF, Montréal Annie MORIN, avocate ArtistI Montréal Daniel PAUL, avocat Vice-président – Affaires juridiques CGI Montréal Ghislain ROUSSEL, avocat président Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Comité exécutif de rédaction Louise BERNIER Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international Bassem AWAD, Ph.D. Chef magistrat, ministère égyptien de la Justice consultant, Département de la Justice de Abu Dhabi Al Ain, Emirates of Abu Dhabi Christophe CARON Avocat à la Cour Professeur agrégé à la Faculté de droit de Paris-Est (Paris XII) Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Jane C. GINSBURG Professeure Columbia University School of Law New York, USA Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Lucie GUIBAULT, avocate Assistant professeure en propriété intellectuelle Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes France Victor NABHAN, Président de l’ALAI Internationale, professeur étranger OMPI Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Avocat Covington & Burling LLP Bruxelles, Belgique Paul Leo Carl TORREMANS, professeur, School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil Silke von LEWINSKI, chercheure Chef de département Max-Planck Institute for Intellectual Property Münich, Allemagne Marshal LAEFFER Indiana University Maurer School of Law Indiana University, USA Ghislain ROUSSEL Secrétaire du Comité Avocat conseil Montréal Dr Fransumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud Stefan MARTIN, membre Première et cinquième chambre de recours Office de l’harmonisation dans le marché intérieur Alicante, Espagne TABLE DES MATIÈRES Articles Étude et analyse de certains aspects de la proposition de directive du 11 juillet 2012 relative à la gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins Julien Beaupain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 565 Le droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle Claire Bouchenard et Julia Darcel . . . . . . . . . . . . . 585 Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? Laurent Carrière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 621 Ce que les défendeurs vous diront Daniel S. Drapeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 641 Survol du droit canadien de la concurrence Mistrale Goudreau et Julian Hallé . . . . . . . . . . . . . 655 Marques de commerce en 2012 : cinq décisions importantes des cours fédérales Chloé Latulippe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 671 Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 Pascal Lauzon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 687 563 564 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’affaire des chaussures Louboutin : est-il possible d’enregistrer une couleur comme marque de commerce ? René Pepin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 703 La « pentalogie » Nicolas Sapp et David Chapdelaine Miller . . . . . . . . 725 2012 en revue : les décisions du registraire des marques de commerce Giovanna Spataro et Monique M. Couture . . . . . . . . . 775 La protection du droit d’auteur en Chine Weining Zou et Liang Lu . . . . . . . . . . . . . . . . . . 791 Capsules La décision Therasence : la Cour d’appel américaine remodèle la théorie de « la conduite inéquitable » comme un « nez de cire » Robert M. Kunstadt et Ilaria Maggioni. . . . . . . . . . . 803 Le traité de Beijing – Un instrument important pour les artistes-interprètes du secteur audiovisuel Mikael Waldorff . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 815 Comptes rendus La propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique Georges Azzaria . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 825 Digital Consumers and the Law Towards a Cohesive European Framework Ghislain Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 831 Vol. 25, no 2 Étude et analyse de certains aspects de la proposition de directive du 11 juillet 2012 relative à la gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins Julien Beaupain* 1. Le titulaire de droits : acteur principal du régime applicable aux sociétés de gestion collective . . . . . . . . . 568 1.1 La définition du titulaire de droits . . . . . . . . . . . 568 1.2 Les droits et prérogatives du titulaire de droits . . . . 570 1.2.1 Affiliation, résiliation et retrait en toute liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . 570 1.2.2 Participation aux prises de décision . . . . . . 572 1.2.3 Du droit d’être informé sur la gestion de ses droits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 573 2. Organisation et fonctionnement des sociétés de gestion collective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 574 2.1 Les bases de l’organisation interne de la société de gestion collective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 575 © Julien Beaupain, 2013. * Julien Beaupain est juriste à l’ADAMI, une société française de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes. 565 566 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.1 L’assemblée générale . . . . . . . . . . . . . . 575 2.1.2 L’organe de surveillance . . . . . . . . . . . . . 576 2.1.3 L’encadrement des dirigeants et des personnes qui gèrent effectivement la société . . . . . . . 577 2.2 Le fonctionnement des sociétés de gestion collective : la gestion de droits . . . . . . . . . . . . . 578 2.2.1 La gestion financière de la société . . . . . . . 578 2.2.2 La distribution de droits . . . . . . . . . . . . . 579 2.2.3 La société de gestion collective, les sociétés homologues et les utilisateurs . . . . . . . . . . 580 2.2.4 Obligations d’information de la société de gestion collective . . . . . . . . . . . . . . . 582 Le 11 juillet 2012, la Commission Européenne annonçait dans un communiqué de presse avoir proposé, le jour même, « des mesures visant à moderniser les sociétés de gestion collective de droits d’auteur et à les inciter à renforcer leur transparence et leur efficacité ». Une telle initiative dans le domaine de la gestion collective n’est pas véritablement une première puisque, déjà en 2005, la Commission Européenne publiait une recommandation « relative à la gestion collective transfrontière du droit d’auteur et des droits voisins dans le domaine des services licites de musique en ligne ». S’inscrivant dans la droite ligne de cette recommandation, la Commission Européenne a, cette fois, fait le choix d’un instrument juridique plus contraignant, celui de la directive. Cette proposition de directive du Parlement Européen et du Conseil « concernant la gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins et la concession de licences multiterritoriales de droits portant sur des œuvres musicales en vue de leur utilisation en ligne dans le marché intérieur » se fonde sur un double constat. Selon la Commission Européenne, le fonctionnement de certaines sociétés de gestion collective aurait révélé des problèmes en termes de gouvernance et de transparence. Par ailleurs, les sociétés de gestion collective ne seraient pas adaptées aux enjeux et aux perspectives qu’offre Internet, ce qui pourrait freiner le développement d’un marché unique du contenu culturel en ligne, en premier lieu dans le domaine de la musique. Fort de ce constat, les objectifs poursuivis par la Commission Européenne au travers de cette proposition de directive sont de deux ordres : d’une part, mettre en place un cadre juridique approprié en vue d’améliorer les normes de gouvernance et de transparence des sociétés de gestion collective et, d’autre part, encourager et faciliter la concession de licences multiterritoriales portant sur des œuvres musicales en vue de leur utilisation en ligne. Le texte proposé s’articule donc autour de deux titres principaux, le titre II relatif au régime applicable aux sociétés de gestion collective dans leur 567 568 Les Cahiers de propriété intellectuelle ensemble, qui sera l’objet de la présente étude, et le titre III qui traite de la question des licences multiterritoriales. Si la proposition de directive prévoit des mesures spécifiques à l’organisation et au fonctionnement des sociétés de gestion collective, elle s’attache également et en premier lieu à encadrer la relation entre la société de gestion collective et celui qu’elle représente, le titulaire de droits. 1. Le titulaire de droits : acteur principal du régime applicable aux sociétés de gestion collective Ce n’est sans doute pas un hasard si le titre II de la proposition de directive commence par traiter des droits des membres des sociétés de gestion collective et des titulaires de droits avant d’envisager, ensuite, les règles applicables à l’organisation et au fonctionnement des sociétés de gestion collective. Le titulaire de droits est placé au centre du dispositif proposé par la Commission Européenne pour encadrer l’activité des sociétés de gestion collective. Ainsi, selon l’article 4 de la proposition de directive, les sociétés de gestion collective doivent agir au mieux des intérêts de leurs membres et ne pas imposer aux titulaires de droits des obligations qui ne seraient pas objectivement nécessaires pour protéger les droits et intérêts de ces derniers. Avant de définir les droits et prérogatives du titulaire de droits, la proposition de directive en propose une définition, dans des termes qui méritent que l’on s’y arrête. 1.1 La définition du titulaire de droits L’article 3 de la proposition de directive définit le titulaire de droits comme étant « toute personne physique ou morale, autre qu’une société de gestion collective, qui est titulaire d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin ou à qui un accord d’exploitation de droits confère une quote-part des produits de droits d’auteur perçus sur tout droit géré par la société de gestion collective ». Que le titulaire d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin soit un titulaire de droits au sens de la présente proposition de directive paraît être une évidence. Par contre, reconnaître cette qualité a toute personne « à qui un accord d’exploitation de droits confère une Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 569 quote-part des produits de droits d’auteur perçus sur tout droit géré par la société de gestion collective » pose davantage question. Plus précisément, la formulation choisie suscite des interrogations. L’expression « accord d’exploitation » est une notion très générale qui ne correspond pas à un type de contrat ou d’accord en particulier et qui peut, dès lors, être utilisée pour désigner différentes sortes de conventions ou de relations contractuelles. En règle générale, l’accord d’exploitation a pour objet l’exploitation d’une œuvre ou de tout autre objet support de droits d’auteur ou de droits voisins. Dans le cadre de la présente proposition de directive, il est question d’un accord d’exploitation « de droits ». Il est donc permis de s’interroger sur ce que recouvre cette notion. Doit-on l’entendre strictement comme un accord qui a pour objet l’exploitation de droits en tant que tels ou peut-on l’entendre de manière plus large, au sens de sa définition générale, c’est-à-dire un accord qui a pour objet l’exploitation d’une œuvre ou de tout autre objet auquel sont attachés des droits d’auteur ou des droits voisins ? Pour entrer dans le champ de la définition, cet accord d’exploitation de droits doit conférer une quote-part des produits de droits d’auteur perçus sur tout droit géré par la société de gestion collective. Or, les accords d’exploitation ne sont, a priori, pas les seuls susceptibles de conférer une quote-part de cette nature. D’autres types d’accords pourraient avoir le même effet, d’autant que l’auteur d’une œuvre est libre de concéder un tel droit à toute personne de son choix, quelque soit leur relation contractuelle. Il pourrait en être ainsi d’accords conclus au stade de la création d’une œuvre qui confèrent une telle quote-part aux personnes qui ont participé au financement de l’œuvre. On peut donc s’interroger sur la raison pour laquelle la Commission Européenne a ciblé précisément les accords d’exploitation de droits. On peut également se demander pourquoi la définition proposée est restreinte aux produits de droits d’auteur et ne couvre pas également les produits de droits voisins. Et enfin, pourquoi exclure les sociétés de gestion collective de cette définition alors qu’une personne morale, quelle qu’elle soit, pourra revendiquer cette qualité en justifiant du bénéfice d’une quote-part des produits de droits d’auteur perçus sur tout droit géré par la société de gestion collective. 570 Les Cahiers de propriété intellectuelle On le voit, la définition du titulaire de droits pose un certain nombre d’interrogations et pourrait faire l’objet de diverses interprétations. Étant donné l’importance de cette notion, il conviendrait donc qu’elle soit définie plus précisément. Si d’autres définitions pourraient faire l’objet d’observations, il n’est pas inutile de s’arrêter quelques instants sur celle du « membre d’une société de gestion collective » qui pourrait être le reflet d’une problématique plus générale, celle d’un éloignement des titulaires de droits originaires (auteur, artiste-interprète, etc.) des sociétés de gestion collective qui gèrent leurs droits. En application de la définition proposée par l’article 3 de la proposition de directive, le membre d’une société de gestion collective peut être une entité représentant directement des titulaires de droits. Sachant qu’un titulaire de droits peut lui-même être une personne morale titulaire d’une quote-part des produits de droits d’auteur perçus sur tout droit géré par une société de gestion collective, on pourrait rencontrer des sociétés de gestion collective dont les membres seraient des représentants de ces personnes morales titulaires d’une quote-part des produits de droits d’auteur. Le titulaire de droits originaire risque dans ce genre de situation d’être coupé de tout lien avec la société qui gère ses droits. 1.2 Les droits et prérogatives du titulaire de droits Les droits et prérogatives du titulaire de droits se traduisent le plus souvent sous la forme d’obligations imposées aux sociétés de gestion collective. Ces obligations sont de trois ordres : i) permettre au titulaire de droits de gérer en toute liberté ses droits, ii) s’assurer de sa participation au processus de décision et iii) lui fournir une information exhaustive sur ses droits. 1.2.1 Affiliation, résiliation et retrait en toute liberté L’article 5 paragraphe 2 de la proposition de directive pose un principe de liberté totale du titulaire de droits dans le choix de la ou des sociétés de gestion collective auxquelles il veut adhérer ainsi que dans l’étendue des droits qu’il souhaite confier. Tout d’abord, il ne peut être contraint dans le choix d’une société de gestion collective ni par son lieu de résidence ou par le lieu d’établissement de la société ni par sa nationalité ou celle de la société. Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 571 Ensuite, le titulaire de droits est libre de confier les droits, les catégories de droits ou types d’œuvres ou autres objets de son choix, et ce, pour les États membres de son choix. La proposition de directive porte également un intérêt à la qualité du consentement donné. Ce consentement doit être éclairé, d’où l’obligation pour la société de gestion collective de l’informer de l’étendue de ses droits avant qu’il ne s’affilie à la société. Ce consentement doit être exprès et donné par écrit pour chaque droit, catégorie de droit ou type d’œuvres et autres objets. Étant précisé que le refus d’affiliation ne peut se faire que sur la base de critères objectifs qui doivent figurer dans les statuts ou les conditions d’affiliation et qui doivent être rendus publics. Ce système d’adhésion à la carte n’est cependant pas sans limite ni sans risque pour le titulaire de droits. La proposition de directive ne fait pas état de la gestion collective dite « obligatoire ». Si le principe de liberté sera effectivement applicable aux droits relevant de la gestion individuelle ou volontaire, il en ira a priori autrement s’agissant des droits relevant de la gestion collective obligatoire. Les conditions de la gestion de ces droits étant organisées par la loi, notamment en ce qui concerne les organismes habilités à les percevoir et les répartir, la liberté du titulaire de droits sera nécessairement limitée. Par ailleurs, si l’idée d’une liberté totale du titulaire de droits paraît séduisante au premier abord, il n’est pas sûr qu’elle ne lui soit pas in fine préjudiciable. En effet, cette liberté pourrait conduire à un phénomène d’éparpillement des droits qui aura comme conséquence une complexification de la gestion de ces derniers et, donc, une augmentation des frais de gestion. Ce phénomène d’éparpillement pourrait également diminuer la capacité de la société de gestion collective à représenter le titulaire de droits et, donc, à le défendre. La proposition de directive organise également les conditions de résiliation de l’autorisation de gérer des droits, des catégories de droits ou des types d’œuvres ou autres objets et les conditions de retrait de certains d’entre eux. 572 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cette résiliation ou ce retrait suppose le respect d’un délai de préavis raisonnable qui ne peut dépasser six mois, la société de gestion collective pouvant décider que la résiliation ou le retrait prendra effet au milieu ou à la fin de l’exercice, à condition dans ce cas de retenir l’échéance la plus proche de l’expiration du délai de préavis (article 5 paragraphe 3). Par ailleurs, ce droit de résiliation ou de retrait ne peut être restreint par le fait que le membre ait ou non confié les droits, œuvres ou autres objets concernés à une autre société de gestion collective (article 5 paragraphe 5). 1.2.2 Participation aux prises de décision Les sociétés de gestion collective doivent prévoir des mécanismes appropriés et efficaces de participation de leurs membres au processus de décision, chaque catégorie de membres devant être représentée de manière juste et équilibrée (article 6 paragraphe 3). Si la volonté de la Commission Européenne est de s’assurer que les titulaires de droits participent aux prises de décisions, certaines mesures proposées pourraient avoir l’effet inverse. Tout d’abord, l’assemblée générale, qui est l’organe où s’exprime traditionnellement la voix des membres d’une société, pourrait être dépossédée d’un certain nombre de ses attributions. Il pourrait en être ainsi notamment de la compétence de nommer ou révoquer les membres du conseil d’administration. D’autres dispositions, relatives au droit de vote des membres, pourraient limiter leur participation aux prises de décisions. En vertu de l’article 7 paragraphe 7, la participation à l’assemblée générale et l’exercice du droit de vote peuvent être restreints en fonction de la durée de l’affiliation et des montants reçus ou dus pour un exercice donné. Selon la situation du membre, il pourra voir son droit de participer aux prises de décisions limité. Même si cet article prévoit que toute restriction aux droits des membres doit être équitable et proportionnée, il peut paraître choquant de relier le droit de vote aux droits perçus ou dus. L’assemblée générale ne devrait-elle pas rester le lieu où les membres se retrouvent sur un pied d’égalité pour décider ensemble des orientations à prendre pour leur société ? Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 573 Le paragraphe 8 de l’article 7 permet à un membre de mandater un tiers pour le représenter à l’assemblée générale et voter en son nom. Faute d’autres précisions, notamment concernant le nombre maximum de pouvoirs qu’une même personne peut détenir, une personne pourrait se retrouver à détenir un nombre très important de mandats et donc avoir à elle seule une influence sur les prises de décisions. Cette situation pourrait être accentuée dans le cas où cette personne représenterait des titulaires de droits qui perçoivent beaucoup de droits et qui, par conséquent, ont un droit de vote plus fort que les autres titulaires de droits. Les dispositions évoquées ci-dessus pourraient donc faire perdre au titulaire de droits son pouvoir de participation aux décisions collectives, soit en dépossédant l’assemblée générale de ses attributions, soit en concentrant entre les mains de quelques personnes le pouvoir de décision. Notons – s’agissant du droit de vote des membres – que, selon l’article 6 paragraphe 4, la société de gestion collective doit être en mesure de permettre à ses membres de communiquer par voie électronique, y compris pour l’exercice des droits que leur confère l’affiliation. Le droit de vote faisant habituellement partie des droits conférés par l’affiliation, cela pourrait signifier que toute société de gestion collective devra être en mesure de prévoir un dispositif de vote à distance par voie électronique. 1.2.3 Du droit d’être informé sur la gestion de ses droits La proposition de directive impose aux sociétés de gestion collective une obligation d’information du titulaire de droits, et ce, aux différents niveaux de sa relation avec ce dernier, cette information devant se faire par voie électronique. La société de gestion collective doit communiquer au titulaire de droits, au moins une fois par an, les informations le concernant (données personnelles) et concernant la gestion de ses droits (droits perçus, montants dus, détail des prélèvements effectués, etc.), telles qu’énumérées à l’article 16 de la proposition de directive. Outre les informations qui doivent être communiquées par la société de gestion collective aux titulaires de droits et à ses membres, ces derniers peuvent également, sur demande, obtenir communication d’autres informations, qui sont listées à l’article 18 de la proposition de directive. 574 Les Cahiers de propriété intellectuelle Au stade de l’affiliation, la société doit informer le titulaire de droits de ses droits, et ce, avant qu’il ne consente à adhérer à la société. Étant précisé que, s’agissant des titulaires de droits membres d’une société de gestion collective au moment de la transposition de la directive, ils doivent être informés de leurs droits dans les six mois de ladite transposition. Les obligations de la société de gestion collective vis-à-vis de ses membres et des titulaires de droits telles que décrites ci-dessus s’accompagnent également de l’obligation de conserver un registre de ses membres régulièrement mis à jour et de mettre à la disposition de tout titulaire de droits ou de toute société de gestion collective les informations dont elle dispose sur des œuvres pour lesquelles un ou plusieurs titulaires de droits n’ont pu être identifiés. En effet, pour permettre aux membres et titulaires de droits de bénéficier des droits et prérogatives qui leur sont reconnus par la présente proposition de directive, encore faut-il qu’ils soient en relation avec la société de gestion, ce qui suppose qu’ils soient identifiés et localisés. Enfin, notons que l’article 34 de la proposition de directive demande aux États membres de veiller à ce que les sociétés de gestion collective mettent à la disposition de leurs membres et des titulaires de droits des procédures efficaces et rapides de traitement des plaintes et de résolution des litiges. Les réponses aux plaintes doivent être faites par écrit et motivées en cas de rejet de la plainte. 2. Organisation et fonctionnement des sociétés de gestion collective Avant d’entrer dans le détail des dispositions relatives à l’organisation interne et au fonctionnement des sociétés de gestion collective au travers de leur activité de gestion de droits, la question suivante se pose concernant le statut ou la qualification juridique de ces sociétés : les sociétés de gestion collective sont-elles des prestataires de services de gestion collective ? Pourquoi une telle question ? Parce que l’exposé des motifs puis le considérant no 3 de la proposition de directive, sans ambiguïté aucune, les qualifient ainsi, précisant également qu’elles relèvent par conséquent de la directive 2006/123 CE du 12 décembre 2006. Étant donné l’importance de la question, on aurait pu s’attendre à ce que la Commission Européenne en fasse état dans le texte Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 575 même de sa proposition de directive. Il n’en est rien, la proposition de directive ne fait ni mention ni même référence à cette qualification. Ce silence pose d’autant plus question que la directive 2006/123 CE prévoit expressément en son article 17 que les dispositions relatives à la libre prestation de services (article 16 de ladite directive) ne s’appliquent ni aux droits d’auteur ni aux droits voisins. Que les sociétés de gestion collective relèvent ou non de la directive 2006/123 CE en tant que prestataires de services, il conviendrait que cette question soit clarifiée. 2.1 Les bases de l’organisation interne de la société de gestion collective La proposition de directive envisage l’organisation interne de la société de gestion collective au travers de ses dispositions relatives à l’assemblée générale, à l’organe de surveillance et aux dirigeants et personnes qui gèrent effectivement la société. 2.1.1 L’assemblée générale La société de gestion collective s’organise tout d’abord autour d’une assemblée générale. C’est l’article 7 de la proposition de directive qui est consacré aux conditions d’organisation de l’assemblée générale des membres de la société de gestion collective. Après avoir précisé que l’assemblée générale doit se réunir au moins une fois par an, il en détaille les attributions. Ainsi, l’assemblée générale est notamment compétente pour modifier les statuts, décider de la nomination ou de la révocation des dirigeants et approuver leur rémunération et autres avantages, statuer sur la politique générale d’investissement des produits de droit d’auteur ainsi que sur les règles relatives aux prélèvements, etc. Ce n’est pas tant la nature des attributions de l’assemblée générale qui attire l’attention, ces attributions étant assez classiques, hormis peut-être pour ce qui est de la rémunération des dirigeants, que son positionnement vis-à-vis de l’organe de surveillance. Si la proposition de directive veille à assurer à l’assemblée générale un minimum de pouvoir en lui réservant certains domaines de compétence, la rédaction même de l’article 7 laisse à penser qu’elle n’est pas nécessairement considérée comme l’organe central dans l’organisation de la société. Outre les attributions qu’elle peut 576 Les Cahiers de propriété intellectuelle volontairement déléguer à l’organe de surveillance, elle peut également être dépossédée de certaines de ses fonctions traditionnelles, comme celle de nommer ou de révoquer le conseil d’administration. On peut d’ailleurs se demander si l’assemblée générale ne pourrait pas finir par s’effacer derrière l’organe de surveillance qui deviendrait, dans la pratique, le véritable organe décisionnaire de la société. Même si cet organe de surveillance doit être constitué de membres de la société, ce qui lui confère une certaine légitimité, il sera nécessairement moins représentatif que l’assemblée générale qui réunit tous les membres. 2.1.2 L’organe de surveillance L’article 8 de la proposition de directive prévoit l’obligation pour les sociétés de gestion collective, à l’exception le cas échéant de celles répondant aux critères énumérés en son paragraphe 3, de constituer un organe de surveillance, au sein duquel les membres seront représentés de manière juste et équilibrée afin d’assurer leur participation effective. Cet organe a pour fonction le contrôle permanent des activités et de l’accomplissement des missions des personnes investies de responsabilités de direction au sein de la société. Outre l’assemblée générale, qui se réunit une fois par an, l’organisation de la société de gestion collective s’appuie donc sur un organe de surveillance qui se réunit régulièrement, mais dont les prérogatives – comme le statut de ses membres – posent questions. S’agissant de ses attributions, on peut notamment se demander s’il est sain que l’organe de surveillance soit compétent pour désigner les membres du conseil d’administration et le dirigeant gestionnaire alors que, dans le même temps, il doit exercer une surveillance des organes de direction. Comment contrôler sereinement et avec objectivité l’activité d’une société gérée par des personnes que l’on a soi-même nommées ? L’intérêt de constituer un organe de surveillance ne réside-t-il pas dans le fait de bien séparer fonctions de surveillance et pouvoirs de décision ? En donnant à l’organe de surveillance des pouvoirs de décision non négligeables, la proposition de directive risque de l’affaiblir en jetant le trouble, voire le discrédit, sur son action. Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 577 S’agissant du statut de ses membres, étant donné l’étendue des pouvoirs susceptibles d’être confiés à l’organe de surveillance, il peut paraître étonnant que l’article 9 de la proposition de directive exonère les dirigeants exerçant une fonction de surveillance de l’obligation d’appliquer des principes de bonne gestion et de se soumettre aux procédures de résolution des conflits d’intérêts que la société de gestion collective devra mettre en place. En effet, qui va contrôler la probité des dirigeants exerçant une fonction de surveillance ? On aurait pu imaginer un autre niveau de contrôle en soumettant ces dirigeants à la surveillance d’un organe extérieur, comme par exemple l’organe de tutelle ou de contrôle qui existe d’ores et déjà dans beaucoup de pays, qui a pour mission de contrôler l’activité des sociétés de gestion collective. 2.1.3 L’encadrement des dirigeants et des personnes qui gèrent effectivement la société La Commission Européenne consacre l’article 9 de sa proposition de directive à définir les obligations des personnes qui gèrent effectivement les activités de la société de gestion collective, dont font partie les dirigeants tels que définis à l’article 3 et dont sont exclus les dirigeants exerçant une fonction de surveillance. On distingue donc trois catégories de dirigeants : i) les dirigeants tels que définis à l’article 3 de la proposition de directive, ii) les dirigeants exerçant une fonction de surveillance et iii) d’autres personnes, non définies, qui gèrent effectivement les activités de la société de gestion collective. Les personnes qui gèrent effectivement les activités de la société de gestion, de même que les dirigeants, sont tenus d’appliquer des principes de bonne gestion en utilisant des procédures administratives et comptables saines et des mécanismes de contrôle interne fiables. Ces personnes, de même que les dirigeants, doivent par ailleurs élaborer des procédures de résolution des conflits d’intérêts afin qu’ils ne portent atteinte aux intérêts des membres de la société de gestion collective. Au titre de cette procédure, elles doivent communiquer à l’organe de surveillance une déclaration annuelle comportant un certain nombre d’informations relatives à leur situation vis-à-vis de la société de gestion collective, notamment à propos des rémunérations qu’elles ont reçues de la société. Il peut paraître étonnant que la proposition de directive demande aux personnes qui seront soumises à cette procédure de l’élaborer plutôt que d’en 578 Les Cahiers de propriété intellectuelle confier l’élaboration à un autre organe de la société, comme l’organe de surveillance par exemple. Outre le contrôle des dirigeants et des personnes qui gèrent effectivement les activités de la société, il aurait pu également être intéressant que la proposition de directive s’attarde sur les grandes lignes de leur statut et de leurs fonctions. À tout le moins, il aurait fallu qu’elle définisse ou donne des éléments de définition de ces personnes qui gèrent effectivement les activités de la société, notion en l’état assez floue et dès lors peu praticable. Il aurait été d’autant plus opportun de préciser cette notion que la proposition de directive impose à ces personnes un certain nombre d’obligations. 2.2 Le fonctionnement des sociétés de gestion collective : la gestion de droits La proposition de directive appréhende le fonctionnement des sociétés de gestion collective sous l’angle de leur activité de gestion de droits. Au travers de cette activité, elle étudie successivement les obligations de la société de gestion collective en matière de gestion financière, les modalités de distribution de droits, ses relations avec les autres sociétés de gestion collective et les utilisateurs ainsi que ses obligations en termes d’information. 2.2.1 La gestion financière de la société Le chapitre 2 du titre II précise les règles visant notamment à assurer une transparence dans la tenue des comptes de la société et de ses investissements. Avant d’entrer dans le détail de ces dispositions, il convient de s’arrêter sur le titre dudit chapitre. En effet, bien que faisant partie du titre II applicable à toutes les sociétés de gestion collective, l’intitulé de ce chapitre se réfère aux produits de droits d’auteur. À s’en tenir à ce titre, seule une société gérant des produits de droits d’auteur devrait être concernée par ces dispositions, ce qui semble être en contradiction avec le champ d’application de la proposition de directive tel que défini en son article 2. Comme d’autres questions évoquées précédemment, il conviendra d’éclaircir ce point afin de savoir s’il s’agit d’une erreur dans l’intitulé de ce chapitre ou si ces dispositions sont uniquement applicables aux produits de droits d’auteur. Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 579 L’article 10 de la proposition de directive impose à la société de gestion collective de séparer les actifs et revenus qui lui sont propres des produits de droits d’auteur et de leurs revenus associés. Il ne doit pas y avoir de confusion entre le patrimoine propre de la société et le « patrimoine » des titulaires de droits représenté par les produits de droits d’auteur. Les produits de droits d’auteur ne peuvent, sauf prélèvement de frais de gestion, être utilisés par la société pour son propre compte. Cet article pose également les bases d’une politique d’investissement des produits de droits d’auteur qui vise à limiter les risques de pertes. L’exigence de transparence dans la tenue des comptes se retrouve également en matière de prélèvements (article 11). Les sociétés de gestion collective sont tenues d’être transparentes vis-à-vis de leurs membres et des titulaires de droits sur les prélèvements effectués, notamment au titre des frais de gestion, en leur précisant en quoi ils consistent. La proposition de directive prévoit des dispositions spécifiques concernant les services sociaux, culturels ou éducatifs qui seraient financés par les prélèvements. Dans cette hypothèse, les titulaires de droits et les membres de la société de gestion collective (y compris ceux qui ont exercé leur droit de résiliation ou de retrait) ont droit à ces services, dont l’accès et l’étendue notamment doivent être déterminés sur la base de critères équitables. 2.2.2 La distribution de droits Au regard de l’article 12 paragraphe 1, la société de gestion collective est tenue de distribuer et de payer tous les titulaires de droits régulièrement, avec diligence et au plus tard douze mois après la fin de l’exercice au cours duquel les droits ont été perçus, sauf raisons objectives l’empêchant de respecter ce délai. Ces paiements doivent être effectués avec exactitude en réservant un traitement égal aux différentes catégories de titulaires de droits. Cette obligation de distribution et de paiement s’applique donc a priori à l’ensemble des titulaires de droits. 580 Les Cahiers de propriété intellectuelle Concernant les montants qui n’auraient pu être distribués dans un délai de cinq ans à compter de la fin de l’exercice au cours duquel ils ont été perçus, la proposition de directive prévoit la possibilité pour les sociétés de gestion collective d’utiliser ces montants, sous réserve cependant du droit des titulaires de droits de les réclamer. L’absence de délai de prescription de ce droit de réclamation va placer les sociétés de gestion collective dans une grande insécurité juridique et financière puisqu’elles pourront toujours se voir réclamer des montants qu’elles auront utilisés. Il conviendrait donc d’encadrer ce droit de réclamation dans le temps en prévoyant un délai de prescription au-delà duquel les droits ne pourront plus être réclamés. 2.2.3 La société de gestion collective, les sociétés homologues et les utilisateurs Les chapitres 3 et 4 du titre II sont relatifs aux relations qu’entretient la société de gestion collective avec les autres sociétés de gestion (les sociétés homologues) et les utilisateurs dans le cadre de son activité de gestion de droits. Les relations entre sociétés de gestion collective sont définies dans le cadre d’accords de représentation en vertu desquels, selon l’article 3 de la proposition de directive, une société en mandate une autre pour représenter son répertoire. Précisons que cette définition de l’accord de représentation, basée sur la notion de répertoire, ne correspond pas à la pratique de toutes les sociétés de gestion collective, certaines d’entre elles n’étant pas gestionnaires de répertoires en tant que tels. Aux termes de l’article 13 de la proposition de directive, les sociétés de gestion collective ne peuvent exercer de discrimination entre les membres de la société et les titulaires de droits dont elles gèrent les droits en vertu d’un accord de représentation, notamment en termes de tarifs, de frais de gestion et de conditions de perception et de distribution. Il ressort de cette disposition que les titulaires de droits sont couverts par les accords de représentation. Or, cela pourrait être contradictoire avec le principe même de l’accord de représentation qui veut que des sociétés se mandatent mutuellement pour gérer les droits de leurs répertoires respectifs. En effet, le répertoire est constitué d’œuvres ou autres objets que des titulaires de droits ont apportés à la société en s’y affiliant. Hormis le cas particulier de Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 581 la gestion obligatoire, la société de gestion collective peut donner mandat à une autre société de gestion collective de gérer son répertoire en raison du mandat que ses membres lui ont initialement confié. Le titulaire de droits n’ayant pas adhéré à la société de gestion collective et ne lui ayant par conséquent pas confié mandat, sur quelle base cette dernière pourrait-elle le représenter ? En vertu de l’article 14 de la proposition de directive, sauf accord exprès entre sociétés signataires de l’accord de représentation, une société de gestion collective ne peut prélever des frais autres que ceux correspondant à ses frais de gestion sur les droits qu’elle gère en vertu d’un accord de représentation. Les sociétés doivent par ailleurs distribuer et payer régulièrement et avec diligence les montants dus aux autres sociétés. Dans le cadre de leurs relations, les sociétés de gestion collective sont tenues de se communiquer des informations sur les droits qu’elles gèrent au titre de leurs accords. La proposition de directive distingue les informations que la société de gestion collective doit communiquer au moins une fois par an aux sociétés de gestion collective avec lesquelles elle a un accord (article 17) de celles qu’elle doit communiquer sur demande de celles-ci (article 18). Les relations entre la société de gestion collective et les utilisateurs sont traitées à l’article 15 de la proposition de directive. Cet article est relatif aux concessions des licences entre sociétés de gestion collective et utilisateurs. Ainsi, les conditions de ces licences doivent reposer sur des critères objectifs, notamment en matière de tarifs. Les utilisateurs doivent pouvoir communiquer par voie électronique avec la société de gestion collective, notamment pour rendre compte de l’utilisation des licences. La proposition de directive appréhende différemment les tarifs applicables à ces licences selon qu’ils concernent des droits exclusifs ou des droits à rémunération ou à compensation. S’agissant de droits exclusifs, les tarifs doivent refléter la valeur économique des droits négociés et le service fourni par la société de gestion collective, alors que pour les tarifs afférents à des droits à rémunération ou à compensation, qui sont fixés par la société de gestion collective en l’absence de dispositions nationales déterminant leur montant, le texte se réfère à la valeur économique des droits négociés mais ne prend pas en compte le service fourni par la société de gestion. Or, qu’il s’agisse de droits exclusifs ou de droits à rémuné- 582 Les Cahiers de propriété intellectuelle ration ou à compensation, la société gère ces droits et apporte donc un service qui certes peut être différent selon la nature des droits mais qui existe dans tous les cas. Cette différence entre droits exclusifs et droits à rémunération ou à compensation peut par conséquent étonner. Comme les titulaires de droits ou les autres sociétés de gestion collective, les utilisateurs peuvent avoir, sur demande, communication d’un certain nombre d’informations relatives à la société de gestion collective. Par ailleurs, au regard de l’article 35 de la proposition de directive, les États membres sont tenus de veiller à ce que les litiges entre sociétés de gestion collective et utilisateurs puissent être soumis à un tribunal et, le cas échéant, à un organe de règlement des litiges indépendant et impartial. Cet article est complété par les articles 37 et 38 relatifs respectivement aux plaintes contre les activités de sociétés de gestion collective et aux sanctions et mesures qui doivent être adoptées. 2.2.4 Obligations d’information de la société de gestion collective Outre les obligations d’information évoquées précédemment vis-à-vis des titulaires de droits, des membres des sociétés de gestion collective, des sociétés de gestion homologues et des utilisateurs, la proposition de directive prévoit également à l’égard des sociétés de gestion collective une obligation générale d’information. Ainsi, les sociétés de gestion collective sont tenues de publier sur leur site web les informations énumérées à l’article 19. Ces informations doivent rester à la disposition du public et être tenues à jour. Par ailleurs, elles sont tenues d’établir à l’occasion de chaque exercice un rapport de transparence annuel comportant un rapport spécial. Ce rapport est publié sur leur site web, au plus tard dans les six mois de la fin de l’exercice considéré et doit rester à la disposition du public pendant cinq ans. ***** L’objectif annoncé par la Commission Européenne – s’agissant des mesures relatives aux sociétés de gestion collective – était de mettre en place un cadre juridique approprié pour la gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins. Si la proposition de directive traite de l’activité principale de ces sociétés, la perception Gestion collective des droits d’auteur et des droits voisins 583 et la distribution de droits, force est de constater qu’elle ne traite pas de manière exhaustive de l’ensemble de leurs activités et missions, notamment celles visant au soutien de la culture. Cette proposition de directive ne paraît donc pas suffisante en l’état pour constituer ce cadre juridique. Les choix et orientations faits dans l’élaboration de ce texte peuvent donner le sentiment que cette proposition de directive est avant tout une réponse à certaines questions ou problématiques qui se sont posées à la Commission Européenne dans le domaine de la gestion collective. Cette impression ressort également des dispositions du titre III de la proposition de directive relatif aux licences multiterritoriales. Plutôt que de traiter de cette question de manière générale et d’organiser un régime qui soit applicable à l’ensemble des œuvres, la Commission Européenne n’a envisagé cette problématique que sous l’angle des œuvres musicales, ce qui pourrait apparaître comme la réponse législative notamment à l’affaire dite « CISAC ». Si la Commission Européenne ambitionne de faire de cette directive le texte de référence dans le domaine de la gestion collective, et pourquoi pas le texte fondateur d’un statut européen des sociétés de gestion collective, il conviendrait qu’il ne soit pas le reflet d’une certaine vision de la gestion collective dans un certain contexte mais qu’il traduise une conception plus globale de cette activité. Vol. 25, no 2 Le droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle Claire Bouchenard et Julia Darcel* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 587 1. LE « DROIT » À L’HUMOUR ET LE DROIT D’AUTEUR . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 588 1.1 Le « droit » à l’humour en droit d’auteur : une exception justifiée au nom de la liberté d’expression . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 589 1.1.1 Le fondement de l’exception de parodie, pastiche et caricature . . . . . . . . . . . . . . 589 1.1.2 Les définitions de l’exception de parodie, pastiche et caricature . . . . . . . . . . . . . . 589 1.2 La définition et l’application des critères d’admission de l’exception de parodie par le juge . . . . . . . . . . 591 1.2.1 La nécessité d’une intention humoristique : un art délicat à manier . . . . . . . . . . . . . 591 © Claire Bouchenard et Julia Darcel, 2013. * Claire Bouchenard, avocate associée du cabinet B CUBE (à Paris) ; Julia Darcel, avocate collaboratrice du cabinet B CUBE à Paris. 585 586 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.2.2 L’absence de risque de confusion : entre emprunt et distanciation avec l’œuvre parodiée . . . . . 598 1.2.3 L’absence d’intérêt de nuire ou la réminiscence des prérogatives de l’auteur . . . . . . . . . . . 603 2. LE DROIT À L’HUMOUR ET LES AUTRES DROITS DE PROPRIÉTÉ INCORPORELLE . . . . . . . . . . . . . 607 2.1 L’humour et le droit des marques : un mariage tardivement célébré . . . . . . . . . . . . 608 2.2 La parodie et les droits de la personnalité . . . . . . . 614 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 619 INTRODUCTION Selon Desbois, l’esprit caustique qui est si répandu en France et y apparaît comme l’une des formes de la liberté d’expression, serait inutilement comprimé si les auteurs qui subissent les piqûres d’épingle de ce genre amusant devaient être consultés. Quelques-uns ne pousseraient pas l’abnégation assez loin, ou ne feraient pas preuve d’une largeur d’esprit suffisante pour se complaire à donner leur consentement.1 Conscient de cela, le législateur français a entendu limiter le monopole de l’auteur sur son œuvre dès lors que celle-ci se trouverait être la cible d’une certaine forme d’humour et a, par conséquent, octroyé à l’humour une place d’« exception » au sein du droit de la propriété littéraire et artistique. Ainsi, l’article L.122-5 4o du Code de la propriété intellectuelle dispose que lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut en interdire « la parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ». Cette disposition trouve écho à l’article L.211-3 dudit Code relatif aux droits voisins2. Le législateur communautaire n’a pas souhaité remettre en cause cette exception légale au monopole de l’auteur (ou de l’artiste-interprète) et autorise les États membres de l’Union européenne à prévoir une telle exception3. La reconnaissance par le droit communautaire de cette exception n’est pas surprenante au vu de l’attachement maintes fois 1. DESBOIS (Henri), Le droit d’auteur en France, 3e éd. (Paris : Dalloz, 1978), no 254. 2. L’article L.211-3 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « les bénéficiaires des droits ouverts au présent titre ne peuvent interdire : [...] 4o La parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ». 3. Voir l’article 5 alinéa 3 lettre k de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur, lequel dispose que « Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations aux droits prévus aux articles 2 et 3 dans les cas suivants : k) lorsqu’il s’agit d’une utilisation à des fins de caricature, de parodie ou de pastiche ». 587 588 Les Cahiers de propriété intellectuelle répété de la Cour de justice de l’Union européenne des droits de l’homme à la liberté d’expression. L’humour, forme d’esprit qui s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité, constitue, en effet, un moyen d’expression particulièrement efficace. Au nom de la liberté d’expression, l’humour dispose donc d’une véritable assise légale au sein du droit d’auteur dès lors qu’il prend la forme d’une parodie, d’un pastiche ou d’une caricature. En dépit de l’importance de sa justification, l’exception de parodie, de pastiche ou de caricature ne trouve pas de consécration légale équivalente ni au sein du droit des marques, ni au sein des droits de la personnalité. Ce constat suscite plusieurs interrogations. Cela signifie-t-il que le monopole reconnu à l’auteur sur son œuvre est d’une importance telle que l’humour nécessitait l’exception de l’article L.122-5 4o du Code de la propriété intellectuelle pour que ses « attaques » soient légitimées ? Le « droit » à humour serait-il absent du droit des marques et des droits de la personnalité ou, bien au contraire, la reconnaissance d’un « droit » à l’humour sous la forme d’exception d’interprétation stricte ne serait-il pas un moyen de conditionner et restreindre sa licéité, si bien que dans les autres droits où une telle exception ne fait pas l’objet de dérogation textuelle spécifique, le « droit » à l’humour ne connaîtrait pas de limites ? Finalement, existerait-il une hiérarchie entre le droit d’auteur, la marque et les droits de la personnalité ? Seule une étude du droit positif peut permettre d’apporter les éléments de réponse à ces interrogations et de comprendre comment le « droit » à l’humour a réussi à s’imposer face à des monopoles qui, à l’origine, paraissaient inattaquables tels que le droit d’auteur, la marque ou encore le droit à l’image. 1. LE « DROIT » À L’HUMOUR ET LE DROIT D’AUTEUR Le droit à « humour » jouit d’une place d’exception au sein du droit de la propriété littéraire et artistique dès lors qu’il s’exerce sous une forme précise. Si le « droit » à l’humour a été introduit dans le Code de la propriété intellectuelle au nom de la liberté d’expression, le législateur n’a pourtant pas entendu lui donner toute latitude. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 589 1.1 Le « droit » à l’humour en droit d’auteur : une exception justifiée au nom de la liberté d’expression 1.1.1 Le fondement de l’exception de parodie, pastiche et caricature Sans surprise, l’exception de parodie, de pastiche et de caricature trouve son fondement dans la liberté d’expression, liberté attachée à toute société démocratique. Ces trois formes d’humour constituent, en effet, des moyens d’expression qui, au-delà de leur forme attractive et parfois légère, parviennent à véhiculer efficacement une idée, une critique, une conviction politique, idéologique ou sociale. Eu égard à cette filiation enviable, nombreux sont les auteurs à s’être interrogés sur la nécessité d’insérer expressément au sein des dispositions du droit de la propriété littéraire et artistique le principe selon lequel l’auteur d’une œuvre de l’esprit ne peut s’opposer à ce que son œuvre soit parodiée, pastichée ou caricaturée alors qu’il eut été parfaitement possible de protéger la liberté de l’humoriste en invoquant les normes juridiques les plus hautes tels que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ou l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’auteur d’une œuvre de l’esprit dispose-t-il d’un statut tel que la liberté d’expression doive lui être opposable avec prudence ? Quoi qu’il en soit, le fait est que le législateur, en introduisant cette exception au sein du droit d’auteur, n’a pas eu suffisamment confiance en l’auteur pour lui abandonner la décision d’accepter ou non les « piques » de l’humour à l’égard de son œuvre. Il revient donc au juge de le faire, ce qui n’est pas une tâche aisée. 1.1.2 Les définitions de l’exception de parodie, pastiche et caricature Ni le texte de loi, ni les travaux préparatoires de la loi du 11 mars 1957 n’apportent de précision sur ce qu’il faut entendre par « parodie », « pastiche » ou « caricature ». Selon Desbois, suivi par la majorité de la doctrine, ces trois notions correspondraient respectivement aux trois genres différents que peut revêtir une œuvre de l’esprit. Ainsi, la parodie viserait une œuvre musicale, le pastiche une œuvre littéraire et la caricature les arts plastiques4. La jurispru- 4. DESBOIS (Henri), Le droit d’auteur en France, op. cit., note 1. 590 Les Cahiers de propriété intellectuelle dence, quant à elle, a tenté de distinguer entre la parodie et la caricature en estimant qu’il est dans les lois du genre de la première, qui se distingue en cela du pastiche, de permettre l’identification immédiate de l’œuvre parodiée, et dans celles de la seconde de se moquer d’un personnage par l’intermédiaire de l’œuvre caricaturée dont il est l’auteur5, mais également entre la parodie et le pastiche : la parodie a pour effet de travestir une œuvre pour lui donner un sens différent de celui voulu par son auteur dans le but de faire rire, tandis que le pastiche consiste à imiter le style de l’auteur dans un but de raillerie ou bien d’hommage à travers un sujet qu’il n’a pas traité.6 En réalité, l’on ne doit pas accorder trop d’importance à ces controverses terminologiques dans la mesure où aucune différence de régime ne s’attache au choix de l’une ou l’autre de ces formes humoristiques. Dans un souci de simplicité, la doctrine a d’ailleurs pris l’habitude de réunir ces trois formes d’humour sous le terme générique de « parodie »7. Si le législateur n’a pas souhaité révéler les raisons de cette distinction entre parodie, pastiche et caricature, il a toutefois entendu les soumettre à un seul et même régime juridique : elles ne sont tolérées qu’à la condition de respecter les « lois du genre ». Cette référence aux « lois du genre » qui renvoie aux usages8, a le mérite de laisser une grande latitude au juge dans le cadre de l’appréciation de la légalité des traits d’humour. Cela s’avérait nécessaire, la perception de l’humour étant à la fois subjective et évolutive. Mais à l’instar de toute notion cadre, les « lois du genre » sont également source d’insécurité juridique. En matière de droit d’auteur, le juge est accoutumé à définir les contours de telles notions. On pense notamment à l’autre notion à géométrie variable, non moins célèbre, d’originalité qui détermine non pas l’étendue du monopole de l’auteur sur son œuvre mais son existence elle-même. Le juge a donc la tâche 5. Cass. 1re Civ., 12 janvier 1988, Ed. Salabert c. Le Luron, Bull. civ. I, no 5, 1988, D. 1989, no 1, p.1, RTD com. Avril-juin 1988, p. 227, D. 1988 somm. obs. Colombet. 6. TGI Paris, 1re ch., sect. 1, 30 avril 1997, Pagnol c. Sté Vog, Gaz. Pal. 17 mai 1998, 137/139, somm. 22. 7. GAUTIER (Pierre-Yves), Propriété littéraire et artistique, 6e éd. (Paris : PUF, 2007), no 368, p. 421, Terme générique que nous adopterons également dans la présente étude. 8. LUCAS (André), « Droit des auteurs.- Droits patrimoniaux.- Exceptions au droit exclusif », J.-Cl., Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1248, no 71. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 591 complexe de rechercher le juste équilibre entre la protection de la liberté d’expression de l’humoriste d’une part, et celle des intérêts patrimoniaux et moraux de l’auteur de l’œuvre « moquée » d’autre part. 1.2 La définition et l’application des critères d’admission de l’exception de parodie par le juge Très vite, le juge a su dégager les conditions que doit remplir la parodie pour qu’elle soit admise en toute légitimité à porter atteinte au monopole de l’auteur sur son œuvre ; une parodie qui respecte « les lois du genre » doit permettre l’identification immédiate de l’œuvre parodiée, provoquer le rire ou à tout le moins un sourire et, enfin, être exclusive de toute intention de nuire. Au regard du droit positif, si l’application par le juge de ces trois conditions est constante, il en va différemment de leur appréciation. 1.2.1 La nécessité d’une intention humoristique : un art délicat à manier La parodie ne peut consister dans une simple adaptation, imitation ou encore transformation de l’œuvre parodiée. À défaut, il s’agirait d’une œuvre dérivée9 dont l’exploitation nécessite l’autorisation préalable de l’auteur de l’œuvre première (sauf bien entendu à ce que cette œuvre soit tombée dans le domaine public). Le parodiste ne peut se soustraire à cette autorisation que si la modification de l’œuvre première est animée par une intention humoristique. Or définir une telle intention est loin d’être aisé tant l’humour brille par sa subjectivité. Ainsi, à propos de l’humour, Jean Sareil disait qu’est-ce que l’esprit, l’humour, la satire, l’ironie ? [...] le fait que ce vague, cette absence de définition, se retrouvent non seulement en français, mais en anglais, en allemand, en italien etc., montre assez que la difficulté n’est pas au niveau de la langue et du vocabulaire mais du sujet même.10 Au regard du droit positif, la parodie doit viser à « travestir ou à subvertir l’œuvre dans une forme humoristique, avec le dessein de 9. L’œuvre dérivée est définie par l’article L.113-2, al. 2 du Code de la propriété intellectuelle comme « l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière ». 10. SAREIL (Jean), L’écriture comique, (Paris : PUF, 1984), p. 14-15. 592 Les Cahiers de propriété intellectuelle moquer, de tourner en dérision pour faire rire ou sourire »11. Concrètement, le juge recherche la présence de calembours, de détournements cocasses, de bons mots ou de jeux de mots12. Il attend, par ailleurs, du parodiste un véritable travail de travestissement de l’œuvre parodiée. Celle-ci doit consister dans une « imitation déformante de l’œuvre originale »13. Tout élément de contraste entre la parodie et l’œuvre parodiée jouera ici un rôle important. À titre d’illustration, le Tribunal de grande instance de Paris, statuant sur la licéité du film « Tarzoon, la honte de la jungle », parodie du célèbre roman d’E. R. Burroughs intitulé « Tarzan », a retenu l’exception de parodie après avoir mis en exergue les différences de traits de caractère entre les personnages de l’œuvre première et ceux de la parodie au motif que par ce retournement des personnages et de leurs rôles, l’auteur a bien évidemment, non pas calqué, mais parodié les éléments empruntés à l’œuvre originale, créant par le contraste – lequel est l’un des grands ressorts psychologiques du rire – les effets comiques qu’il recherchait.14 On peut encore citer l’œuvre « Les aventures de Saint-Tin et de son ami Lou », parodie des aventures du reporter imaginé par Hergé, à propos de laquelle le juge a admis l’intention humoristique en relevant les démarcations avec l’œuvre première sous forme de calembours, les jeux de mots immédiatement perceptibles, la dérision potache et les traits de caractères des personnages loufoques15. La recherche de l’intention humoristique s’avère plus délicate lorsque les exagérations, les effets comiques et les présentations burlesques de l’œuvre première sont plus discrets. Ainsi, dans un arrêt du 7 juin 1990, la Cour d’appel de Paris a refusé le bénéfice de l’exception de parodie au bénéfice d’une œuvre publicitaire s’inspirant d’une célèbre scène du film « Quai des Brumes », au motif qu’il s’agissait d’une simple « transposition teintée d’un humour discret et 11. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 18 février 2011, no 09/19272, SAS Arconsil c. Sté de droit belge Moulinsart SA, (2011), 70 Revue Lamy Droit de l’immatériel no 2299, (2012), 1 Communication Commerce électronique, comm. 1, Exception de parodie : quid novi ? Ch. Caron. 12. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 18 février 2011, op. cit. 13. TGI Paris, 1re ch. 19 janv. 1977, Charles Schulz c. Ed. Albin Michel, RIDA 2/1977, no 92, p. 167. 14. TGI Paris, 1re ch. 3 janvier 1978, Sté Edgar Rice Burroughs c. Picha, D. 1979 p. 99, note H. Desbois. 15. CA Paris, 18 février 2011, op. cit. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 593 non d’une imitation burlesque ou grotesque tendant à ridiculiser la scène qui dans le film était empreinte de gravité »16. L’affaire de « La bicyclette bleue » constitue une autre illustration de cette difficulté d’appréciation. En l’espèce, les juges de première instance ont admis l’exception de parodie en relevant que le parodiste « s’est plu à souligner l’analogie initiale de situations entre les deux œuvres, et a exprimé cette volonté ludique » en reprenant des scènes devenues célèbres de l’œuvre d’« Autant en emporte le vent » de M. Mitchell, pour établir avec ses lecteurs une complicité amusée. Moins tolérante, la Haute Juridiction a jugé que ces seules considérations étaient insuffisantes et a reproché à la Cour d’appel de ne pas avoir recherché si les ressemblances avec l’œuvre première contenues dans la « parodie » ne faisaient pas de cette œuvre seconde une simple reproduction ou une adaptation de l’œuvre première17. Il en est allé de même s’agissant du livre « Le Monde d’AnneSophie », parodie de l’ouvrage philosophique de M. Gaarder intitulé « Le Monde de Sophie », écrit par la société Les Jalons « spécialisée » depuis 20 ans dans la parodie de journaux connus. En l’espèce, l’exception de parodie a été écartée au motif notamment que le titre de l’ouvrage parodique ne se distinguait pas de celui de l’œuvre première « par un effet surajouté, le prénom Anne-Sophie n’ayant aucune connotation péjorative »18. En fait, le propos parodique doit « révéler une intention humoristique évidente »19. Au regard de ces décisions, on peut se demander si l’excès et l’outrance ne sont pas la règle de la « loi du genre ». Cette conclusion est trop hâtive. Ainsi, dans de l’affaire des « Feuilles Mortes » aux termes de laquelle le caricaturiste Jacques Faizant avait pastiché quelque temps après le décès d’Yves Montand, le texte d’une de ses chansons dont Jacques Prévert était l’auteur, la Cour d’appel de Paris a fait application de l’exception de parodie au motif que Jacques Faizant avait « retourné totalement le sens [de la chanson] pour 16. CA Paris, 4e ch. sect. B, 7 juin 1990, Tricotet c. SA Frères Lissac, Juris-Data no1999-023045. 17. Cass. 1re Civ. 4 février 1992, Trust Company Bank c. Deforges, Bull civ. 1992, in no 42, p. 31, Rec. D. 1992, no 103-105, pan. p. 92. 18. CA Paris, 4e ch. sect. B, 17 janvier 2003, SARL Les Jalons c. Jostein Gaarder, RDPI no 155 janv. 2004, Légipresse, no 203, Juillet/août 2003, p. 99. 19. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 21 septembre 2012, no 10/11630, SA SCPE c. SARL Jalons Editions, SARL, JurisData 2012-021857. 594 Les Cahiers de propriété intellectuelle en faire de manière humoristique un hommage à la mémoire de son interprète »20. Les commentateurs de cet arrêt y ont vu un « tempérament » de l’intention humoristique dans la mesure où la finalité de la parodie n’était a priori pas de provoquer le rire ou de tourner un sujet en dérision mais de rendre hommage à Charles Trenet21. Cette solution a d’ailleurs fait l’objet de vives critiques de la part du Professeur André Françon, lequel estima que la définition donnée par la Cour à la parodie ou au pastiche licite était erronée. Selon lui, si la Cour avait retenu cet élément [l’élément moral de la parodie], elle n’aurait pas pu statuer comme elle l’a fait car, dans un article paru au lendemain de la mort d’Yves Montand et concernant ce dernier, il aurait été indécent de vouloir faire rire, et l’on ne saurait imaginer que Faizant ait été animé d’une telle intention en rédigeant ce texte.22 Mais considérer cela n’est-il pas émettre un jugement de valeur sur les différentes formes d’humour ? Ne peut-on pas rire de tout ? Tel que le rappelle le Professeur Pierre Sirinelli, « le législateur n’a jamais posé l’exigence d’un effet burlesque ou comique »23 si bien que l’intention humoristique doit être entendue au sens large et inclure le « sourire attristé »24. D’autant plus que par la suite, la Cour d’appel de Versailles, dans un arrêt remarqué, a admis expressément que le pastiche, imitation de manière et de style permise par la loi, existe lorsque se produit, par une telle imitation, un effet de dérision, de contradiction inattendue ou de brocard, le piquant qui en résulte conférant dans la forme à l’imitation un caractère 20. CA Paris, 11 mai 1993, Société Sebdo c. Editions Enoch, RIDA juillet 1993, p. 340, G. Pal. 1994, 44-46, jurisprudence. 15, RTD Com. 1993 P.150, note A. Françon. 21. SIRINELLI (Pierre), note à propos de la décision du TGI Paris, 13 février 2001, SNC Prisma Presse c. Monsieur V., Propriétés Intellectuelles, oct. 2001, no 1, p. 66. 22. FRANÇON (André), Exception de parodie. Conditions d’exercice, note sous CA Paris, 11 mai 1993, Société Sebdo c. Editions Enoch, op. cit. 23. SIRINELLI (Pierre), note à propos de la décision du TGI Paris, 13 février 2001, SNC Prisma Presse c. Monsieur V., op. cit. 24. KAHN (Anne-Emmanuelle), Droit positif : de la liberté totale à la liberté encadrée, propos relatif à la reprise de la chanson Les feuilles mortes CA Paris, 11 mai 1993, RLDI 201282. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 595 humoristique parfaitement compatible avec une intention de fond étrangère à tout humour.25 En l’espèce, il s’agissait d’une campagne anti-tabac diffusée en France par le Ministère de la Santé, la Caisse Nationale d’Assurance Maladie et le Comité Français d’Education pour la Santé caractérisée par la présence du cow-boy [...] s’exprimant dans un contexte d’images et de symboles ostensiblement rattachés aux références et mythes du Far West et articulant, avec l’intonation appropriée, un slogan anti-tabac prenant le contrepied de l’attitude du même personnage, fumeur dans les œuvres de référence, soit les publicités de la société Philip Morris pour la commercialisation de ses cigarettes MARLBORO. Ainsi, bien que la parodie ait eu pour objectif revendiqué de soutenir une cause sérieuse, l’intention humoristique était bien présente. La forme de la parodie peut donc être comique sans que le fond le soit. L’étude du droit positif illustre l’importante subjectivité qui entoure la notion d’intention humoristique. D’autres exemples attestent par ailleurs de la difficulté pour le juge de l’apprécier en se gardant d’émettre tout jugement de valeur. Ainsi, face à des parodies aux traits d’humour particulièrement exagérés, le juge a pu écarter cette intention humoristique. Il ne semble, en effet, pas à l’aise lorsque l’humour est trop « grossier », notamment dans le cas de parodies pornographiques26 ou lorsqu’il s’attaque à certaines personnalités. On pense par exemple à l’affaire dans laquelle l’intention humoristique était clairement revendiquée par le comique Jamel Debouze27. En l’espèce, il s’agissait de la diffusion, dans le cadre d’une émission de Canal +, d’un extrait d’une chanson de Jean Ferrat intitulée « Deux enfants au soleil » qui avait été entrecoupée de commentaires de l’humoriste tels que « des chansons comme ça, j’en fais tous les jours » et « si lui a marché, alors j’ai des chances ». Le juge n’a-t-il pas eu une conception trop étroite et subjective de l’humour ? Cela ne devrait pas être le cas, la perception de l’humour étant variable d’une personne à l’autre si bien que « le genre humoristique permet des 25. CA Versailles, 1re ch., sect.1, 17 mars 1994, RIDA 2/1995, avril, p. 350, D. 1995, p. 56, obs. C. Colombet. 26. CA Paris, 14e ch., sect. B, 4 juill. 1997, Sté Marc Dorcel c. Sté Edgar Rice Burroughs, JurisData no 1997-023245. 27. Somm. sous CA Paris 4e ch. A 18 septembre 2002, INA c. Tenenbaum, On ne plaisante pas avec les chansons de Jean Ferrat, D. 2002, p. 3208. 596 Les Cahiers de propriété intellectuelle exagérations, des déformations et des présentations ironiques, sur le bon goût desquels l’appréciation de chacun reste libre »28. Fort heureusement, le juge n’a en principe pas à mesurer le succès de l’intention comique, ce qu’il rappelle d’ailleurs en ces termes : « l’appréciation de la qualité ou de l’intensité de l’effet comique produit (est) hors de propos »29. Malgré tout on se rend compte que si l’humoriste veut échapper au monopole de l’auteur sur son œuvre, il devra faire preuve de vigilance, ce que le Professeur André Lucas résume parfaitement en indiquant que le parodiste trop habile risque d’avoir du mal à convaincre de la réalité de l’effet comique recherché, et, à l’inverse, l’épaisseur du trait inclinera à dénier toute trace d’humour.30 Une autre question, source d’hésitations en la matière, subsiste : les « lois du genre » excluent-elles l’intention humoristique lorsque la parodie a également un dessein publicitaire ? Si l’exception légale ne fait pas de distinction selon le support ou la finalité de l’exploitation, nombreux sont les annonceurs qui se sont vus condamnés sur le terrain de la contrefaçon faute d’avoir pu bénéficier de l’exception de parodie. Ce fut notamment le cas de l’annonceur qui avait repris la réplique « t’as de beaux yeux tu sais », œuvre de Jacques Prévert, dans une publicité promouvant des lunettes. Comme vu supra, la Cour d’appel a considéré qu’il ne s’agissait ni d’une imitation burlesque ou grotesque tendant à ridiculiser la scène qui dans le film était empreinte de gravité, ni d’un pastiche celui-ci étant caractérisé par l’imitation d’une manière sur un thème nouveau.31 Il en est allé de même s’agissant de la société détentrice du journal « Dépêche Mode » dont un article avait reproduit des photographies extraites des films « La femme du boulanger » et « La fille du Puisatier » de Marcel Pagnol accompagnées d’un photomontage qui faisait apparaître, au lieu et place des personnages des films précités, un mannequin mimant leur attitude aux fins de présenter des 28. CA Versailles, 11 mars 1991 et 1er févr. 1992, Légipresse 1992, no 95, p. 112, Note J. Ravanas, La liberté de la caricature ne permet pas son exploitation commerciale, D. 1999, p. 120. 29. CA Paris, pôle 5, 1ère ch., 25 janv. 2012, SA Editrice du Monde c. Société Messagerie Lyonnaise de presse, Société Sonora Media, no 10/09512 (inédit). 30. LUCAS (André), « Droit des auteurs.- Droits patrimoniaux.- Exceptions au droit exclusif », J.-Cl., Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1248, no 70. 31. CA Paris, 7 juin 1990, op. cit. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 597 articles de mode de marque de prêt-à-porter dont le nom était mentionné en bas de page. En l’espèce, le Tribunal de grande instance de Paris a écarté l’exception de parodie, certes au motif que le montage photographié critiqué n’a pas pour effet de provoquer le rire, mais aussi en relevant que le but poursuivi par le montage était non la critique du style de Marcel Pagnol ou un hommage lui étant rendu, mais la promotion publicitaire d’articles de prêt à porter.32 Plus récemment, le Tribunal de grande instance de Paris a refusé de faire jouer l’exception de parodie au bénéfice de la société BNP qui avait repris les dialogues du film « Drôle de Drame » créés encore une fois par Jacques Prévert dans ses affiches publicitaires. Selon le Tribunal, cette reproduction constituait non pas une parodie licite mais un détournement à des fins publicitaires de l’œuvre en cause, ce qui ne saurait être assimilé aux lois du genre et que les défenderesses n’ont pas été animées par une seule intention humoristique.33 De toute évidence, ces solutions trouvent leur justification dans le fait que la liberté d’expression en tant que vecteur d’opinions n’est plus en jeu ici, si bien que l’exception de parodie n’a plus de raison d’être. Un arrêt de la Cour d’appel de Versailles semble quelque peu remettre en question cette position. En l’espèce, il s’agissait d’une photographie parodiant la célèbre photographie du Che diffusée dans le journal « À nous Paris ». Bien qu’ayant rejeté l’exception de parodie au motif que le seul fait de transformer le visage d’un homme politique en celui d’un signe, accompagné du slogan Cultural (R) Evolution et d’un pendentif singulier, n’a rien de burlesque et n’a pas pour but de faire rire, la Cour a jugé que conformément à la liberté d’expression, l’utilisation d’une illustration dans le seul but commercial et publicitaire n’exclut pas l’exception de parodie au titre de l’article L.122-5 4o du Code de la propriété intellectuelle.34 32. TGI Paris, 1re ch., sect.1, 30 avril 1997, op. cit. 33. TGI Paris, 3e ch. 1re sect., 12 janvier 2000, Bachelot c. BNP et Sté Euro Rscg France, no 98/1218. 34. CA Paris, 4e ch., B, 13 octobre 2006, Magaud c. Sté A nous Paris, Juris-Data 2006-316456. 598 Les Cahiers de propriété intellectuelle On doit également se demander si l’intention humoristique est exclusive de toute exploitation commerciale de la parodie. A priori non35. En effet, l’auteur de l’œuvre seconde doit pouvoir vivre de son œuvre qui, on ne doit pas l’oublier, participe de la liberté d’expression. Cela est d’autant plus justifié lorsque le parodiste aura fait preuve d’un réel effort créatif, ce qui est souvent un critère utilisé par les juges pour retenir l’intention humoristique. À titre d’exemple, ils ont relevé, à propos de la parodie de Tarzan, qu’elle présentait « une individualité nettement marquée »36 ou, à propos de l’ouvrage « M. Schulz et ses peanuts » consacré à l’analyse des célèbres bandes dessinées « les Peanuts » (autrement connus sous le nom de Snoopy) créées par C. M. Schulz, que il importe peu que certains dessinateurs aient réalisé des personnages parfaitement ressemblants à ceux de Shulz, dès l’instant que le dessinateur a fait preuve d’originalité, apportant à l’œuvre sa facture personnelle.37 Plus expressément encore, le Tribunal de grande instance de Paris a jugé que le pastiche « suppos[e] la création d’une œuvre véritablement originale »38. En tout état de cause, la recherche d’un apport créatif du parodiste permettra au juge de réduire le risque de légitimer, au nom de la liberté de l’expression, une atteinte au monopole de l’auteur, alors que le parodiste ne cherche qu’à profiter indûment de la notoriété de l’œuvre première et des efforts créatifs qu’elle a impliqués. 1.2.2 L’absence de risque de confusion : entre emprunt et distanciation avec l’œuvre parodiée La seule intention humoristique ne suffit pas à légitimer la parodie. Il faut encore qu’elle soit reçu(e) par le public de manière à ce qu’il n’existe pas de risque de confusion entre les deux œuvres, par la perception immédiate que doit avoir le public de ce que les deux œuvres en cause sont des œuvres distinctes et qu’il est dès lors nécessaire [...] que le pastiche conserve par rapport à l’œuvre 35. LUCAS (André), « Droit des auteurs.- Droits patrimoniaux.- Exceptions au droit exclusif », J.-Cl., Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1248, no 71. 36. TGI Paris, 1re ch., 3 janv. 1978, op. cit. 37. TGI Paris, 1re ch., 19 janv. 1977, op. cit. 38. TGI Paris, 1re ch., sect. 1, 30 avril 1997, op. cit. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 599 première une individualité suffisamment marquée pour échapper à toute confusion dans l’esprit du public.39 La parodie suppose nécessairement un emprunt à l’œuvre première – à défaut de quoi l’exception de parodie n’aurait pas lieu d’être. Il doit s’agir d’une « imitation déformante »40, un « travestissement »41 de l’œuvre originale. En même temps, le public doit être en mesure de comprendre que l’œuvre parodiante n’est pas une simple reproduction ou adaptation de l’œuvre première. Un équilibre doit donc être trouvé entre le devoir pour le parodiste de s’approprier des éléments de l’œuvre première et celui de ne pas s’approprier excessivement l’œuvre première. Là encore le parodiste devra faire preuve d’un savant dosage. Comment le juge mesure-t-il cette distanciation nécessaire entre la parodie et l’œuvre première ? Dans l’affaire relative à l’ouvrage « M. Schulz et ses peanuts » précitée, il a constaté l’existence, dans la parodie, de thématiques « dont l’effet recherché est le bouleversement des convenances du monde clos cher à Shulz »42, à savoir en l’espèce le sexe et la violence. Ou encore s’agissant de la parodie des publicités pour les cigarettes MARLBORO, il a écarté le risque de confusion en raison de l’antinomie qui existait entre l’œuvre parodiée et l’œuvre parodiante43. Au vu des précédents développements relatifs à l’intention humoristique, et notamment eu égard à sa reconnaissance plus aisée en présence d’exagérations et de déformations, on peut se demander si la condition de l’absence de risque de confusion ne se confond pas avec celle-ci. Ce n’est pas le cas. En réalité, si les éléments relevés par le juge au titre de la caractérisation de l’intention humoristique sont nécessairement pris en compte pour apprécier l’absence de confusion, ceux-ci contribuant à la distanciation nécessaire entre l’œuvre première et l’œuvre seconde, ils ne sont pas suffisants, comme en témoigne la jurisprudence. En effet, nombreuses sont les décisions aux termes desquelles l’intention humoristique a été retenue et l’absence de risque de confusion écartée. Il en est allé ainsi 39. CA Paris, 4e ch., sect. B, 17 janvier 2003, op. cit. 40. TGI Paris, 1re ch., 19 janvier 1977, op. cit. 41. Cass. 1re Civ., 27 mars 1990, Bull. civ. 1990, no 75, Gaz. Pal. 1990, no 278-279, panorama p. 157, TGI Paris, 13 février 2001, no 00/16766, SNC Prisma Presse c. Monsieur V., op. cit. 42. TGI Paris 1re ch., 19 janvier 1977, op. cit. 43. CA Versailles, 1re ch., 17 mars 1994, op. cit. 600 Les Cahiers de propriété intellectuelle de la parodie de l’ouvrage philosophique « Le Monde de Sophie », les juges ayant estimé que les inscriptions fantaisistes [...] n’[étaient] pas suffisamment lisibles pour être vues dans leur fonction comique et que la mention « les Jalons » ne pouvait être associée immédiatement par l’ensemble du public aux pastiches précédemment réalisés par cette société44 ou d’un pastiche de la revue « Entrevue » intitulé « Fientrevue ». Dans cette dernière espèce, si les juges ont reconnu l’intention humoristique, ils ont considéré qu’elle était insuffisante pour liciter la parodie, l’œuvre parodiée et la parodie ayant le même niveau humoristique. Cet arrêt fut l’occasion pour les juges de rappeler que le fait que l’œuvre première « soit une publication satirique n’interdit pas qu’elle soit elle-même parodiée » 45. Le juge veille à ce que le parodiste ait pris les précautions nécessaires pour éviter tout risque de confusion dans l’esprit du public, de manière notamment à écarter tout doute quant à la paternité des œuvres en présence. Ainsi, l’auteur de la parodie doit « faire clairement comprendre au public qu’il n’est pas en présence de cette œuvre elle-même (l’œuvre première) ou d’un extrait authentique de celle-ci »46. Ainsi, l’association « Rassemblement pour la République » qui avait diffusé par voie de presse un placard publicitaire intitulé « T’as voulu voir Paris, et on a vu Vésoul », premier et second hémistiches tirés respectivement des quatrième et première strophes de la chanson de Jacques Brel, a été condamnée pour contrefaçon au motif que la phrase incriminée pouvait être perçue par le public comme un extrait de l’œuvre du chanteur elle-même. En effet, elle était écrite entre guillemets, sans que ses termes soient séparés par des points de suspension, et elle était suivie de la mention « Jacques Brel ». En outre, il convient de relever que l’absence d’identité de genre entre l’œuvre première et l’œuvre seconde permettra d’écarter plus facilement le risque de confusion. Un autre moyen efficace pour l’humoriste de paralyser le monopole de l’auteur sur son œuvre sera de mentionner expressément le caractère humoristique de la parodie. Mais encore faut-il que cette mention soit clairement visible47, voire exagérément visible. C’est ainsi que dans 44. 45. 46. 47. CA Paris, 4e ch., sect. B, 17 janv. 2003, op. cit. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 21 sept. 2012, op. cit. Cass. 1re Civ. 27 mars, 1990, op. cit. CA Paris, 4e ch, sect. B, 17 janv. 2003, op. cit. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 601 l’affaire du pastiche du magazine « Entrevue », la Cour, aux termes d’une étude détaillée du pastiche, a considéré qu’il n’existait pas de risque de confusion, les mentions figurant sur la couverture (« Attention ! Ceci est une grossière contrefaçon signée Jalons » écrite sur fond rouge, « 3 euros comme le vrai ») ou sur la troisième page de couverture (« Fientrevue une nouvelle parodie signée Jalons », « Toutes nos conneries sont à vendre sur jalons.fr ») étant « suffisamment significatives et éloquentes pour que l’acheteur ne se méprenne pas sur l’origine de cette publication »48. En matière de parodie, la discrétion n’est donc pas de mise. Par ailleurs, la question se pose de savoir quel est le public par rapport auquel le juge doit se placer pour apprécier l’existence du risque de confusion. Dans le cadre de la parodie de Tarzan, c’est le public moyen pris dans sa globalité qui a été pris en considération49. Il en est allé différemment dans un arrêt de la Cour d’appel de Paris qui a apprécié l’existence du risque de confusion du point de vue du public de l’œuvre parodiée, soit en l’espèce le public du journal « Le Monde », qui selon la Cour est par définition composé de lecteurs lettrés, supérieurement avertis de la configuration de la presse écrite en France, qui savent distinguer entre informations et extravagances, journalisme et divagation [...] au premier coup d’œil jeté sur la première page ou même seulement sur le haut du journal, un tel public s’avise du pastiche [...], ce qui l’amène à écarter tout risque de confusion50. Cette référence aux lecteurs de l’œuvre pastichée est inédite et sans doute peu appropriée, les lecteurs de l’œuvre pastichée n’étant pas forcément les lecteurs du pastiche. C’est également faire dépendre la licéité du pastiche du degré de discernement de ces premiers sans que cela soit réellement justifié. Autrement dit, plus le public de l’œuvre pastichée sera averti, plus l’exception de pastiche pourra être admise. Inversement, moins il le sera, moins le pastiche aura de « chances » d’être caractérisé. La même Cour, dans le cadre de l’affaire du pastiche du magazine « Entrevue », semble être revenue sur cette position puisqu’elle 48. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 21 septembre 2012, op. cit. 49. TGI Paris, 1re ch., 3 janv. 1978, D. 1979, p. 99, note Desbois. 50. CA Paris, pôle 5, 1re ch., 25 janv. 2012, SA Editrice du Monde c. Société Messagerie Lyonnaise de presse, Société Sonora Media. 602 Les Cahiers de propriété intellectuelle a pris en considération l’acheteur du pastiche. En outre, la jurisprudence a précisé que le fait que le public visé par l’œuvre parodiante et l’œuvre première soit identique est indifférent à la détermination de l’existence d’un risque de confusion. Ainsi, dans la décision statuant sur la parodie de Tarzan, les juges ont écarté le risque de confusion entre les deux œuvres alors même qu’ils avaient relevé que les publics auxquels elles s’adressent ne sont peut-être pas, il est vrai, aussi différenciés que l’allèguent les défendeurs [...] ; qu’en revanche, l’opposition marquée entre les deux œuvres évite qu’elles puissent être confondues dans l’esprit du public.51 Enfin, l’absence de risque de confusion sera plus facilement admise lorsque l’emprunt à l’œuvre première sera moindre, ce qui implique donc de la part de l’auteur de la parodie de faire preuve d’un effort créatif. Le parodiste ne saurait reproduire l’œuvre parodiée dans son intégralité, ce qui reviendrait en somme à remplacer l’œuvre première, et à entraîner, par conséquent, une confusion52. Cela ne signifie pas pour autant que l’emprunt ne pourra pas être conséquent mais simplement qu’il doit demeurer partiel. Ainsi, il a été jugé que la reprise telle quelle sur un site internet de photographies illustrant des événements dramatiques de l’actualité en y associant des légendes grossières, à l’appréciation de l’auteur de ces clichés, ne peut bénéficier de l’exception de parodie. En effet, la reproduction pure et simple des clichés et la légère altération de leurs contours ne permettent pas d’éviter le risque de confusion entre les deux œuvres, les clichés originaux, présentés de manière intacte, demeurant chargés de leur sens premier nonobstant les légendes qui peuvent leur être associées.53 Encore une fois, on perçoit la volonté du juge de ne pas autoriser, au nom de la liberté de l’expression, des atteintes au monopole de l’auteur injustifiées. 51. TGI Paris, 1re ch., 3 janv. 1978, op. cit. 52. CA Paris, 4e ch., sect. A, 27 novembre 1990, SA Jacobs Suchard France c. Antenne 2, D. 1991, 5e cahier, IR, p. 35. 53. TGI Paris, 3e ch. 1re sect., 13 février 2002, AFP c. Callot, Légipresse, act. no 196, nov. 2002, RLDA 200250, Reproduction sur Internet de photographies de l’AFP constitutive d’un acte de contrefaçon. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 603 1.2.3 L’absence d’intérêt de nuire ou la réminiscence des prérogatives de l’auteur En sus des deux conditions précitées, la parodie ne doit ni dénigrer l’œuvre première ni avoir pour conséquence de lui nuire54. Il s’agit d’une condition dont l’application peut susciter quelques difficultés d’appréhension. En effet, par principe, le respect dû à l’œuvre en interdit toute altération ou modification quelle qu’en soit l’importance. Or, la parodie étant par nature une transformation, un travestissement, une déformation de l’œuvre originelle, elle a forcément une incidence sur le droit moral de l’auteur. Au regard de la jurisprudence, les auteurs ou ayants droit « contrariés » tentent généralement de faire échec à l’exception de parodie en se prévalant d’une atteinte à l’intégrité de l’œuvre. À cet égard, l’invocation du caractère obscène de l’œuvre parodiante est courante au sein des prétoires. Mais, sauf à remettre en question l’exception de parodie, l’auteur « victime » se voit, en réalité, contraint d’accepter que ses prérogatives extrapatrimoniales soient quelque peu paralysées en présence d’une parodie qui respecte les « lois du genre ». Ainsi, dans l’affaire « Tarzoon/Tarzan », le juge a relevé que l’accumulation de scènes et propos grossièrement érotiques est susceptible de blesser la pudeur des spectateurs, il a retenu que cependant la distance entre les deux œuvres est telle, on l’a vu, qu’il ne saurait venir à l’esprit de spectateurs offensés d’attribuer à Burroughs ce qui est le fait de Picha, ni de qualifier désormais de licencieuse l’une quelconque de ses productions, ni encore d’altérer la réputation morale, solidement établie, de son héros.55 En réalité, le droit moral de l’auteur n’est pas autant sacrifié qu’on puisse le penser. En effet, la référence aux « lois du genre » permet, dans la plupart des cas, de trouver un juste compromis entre les intérêts du parodiste et ceux de l’auteur. Ainsi, par exemple, à travers la condition d’absence de risque de confusion entre l’œuvre première et l’œuvre seconde, le droit à la paternité de l’auteur apparaît préservé ; pour que la parodie soit admise, il faut en effet que le public de la parodie soit en mesure de déceler le lien de filiation avec l’œuvre première. La parodie doit être le travestissement d’une 54. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 21 septembre 2012, op. cit. 55. TGI Paris, 1re ch., 19 janvier 1977, op. cit. 604 Les Cahiers de propriété intellectuelle œuvre immédiatement identifiée, ce qui impliquera que l’œuvre première ait fait l’objet d’une publicité suffisante pour qu’il en soit ainsi56. Le fait que le nom de l’auteur de l’œuvre première et la source de l’œuvre seconde soient mentionnés de façon non équivoque est donc souvent relevé par le juge pour liciter la parodie. Ce fut notamment le cas dans l’affaire des « Feuilles Mortes » où l’œuvre parodiante permettait l’identification immédiate de l’œuvre parodiée par la reproduction de sa phrase titre « Les feuilles mortes se ramassent à la pelle » et la mention « d’après Prévert ».57 Mais là encore le parodiste devra trouver le juste milieu puisque dans certains cas, l’identification expresse de l’auteur de l’œuvre première peut aussi participer de la caractérisation du risque de confusion. Ce fut le cas, par exemple, s’agissant de la parodie par l’association « Rassemblement pour la République » de la chanson de Jacques Brel58. Quant à l’œuvre paradiée, dans la mesure où la caricature se définit comme permettant « de se moquer d’un personnage par l’intermédiaire de l’œuvre caricaturée dont il est l’auteur », on ne saurait interdire à l’auteur de la caricature de « se moquer le cas échéant avec insolence des travers de celui qui est imité »59. Mais dans une certaine limite toutefois, l’insolence ne signifiant pas l’insulte. Ainsi, dans l’affaire « Rachmaninov » dans laquelle une agence de publicité avait réalisé pour le compte d’A2 un panneau publicitaire représentant une photographie du journaliste Jacques Chancel, accompagnée de la légende « Avant le Grand Échiquier, tout le monde croyait que Rachmaninov était une marque de vodka », la Cour d’appel de Paris, adoptant les motifs des premiers juges, a donné raison aux titulaires du droit moral du compositeur au motif que l’assertion, selon laquelle le nom de Rachmaninov était avant l’émission de Jacques Chancel si peu connu qu’il était assimilé à une marque de Vodka, constitue à l’égard de ce compositeur de premier plan, dont le nom s’identifie à l’œuvre, une appréciation irrespectueuse et péjorative de nature à porter atteinte à 56. 57. 58. 59. Cass. 1re Civ., 12 janvier 1988, Ed. Salabert c. Le Luron, Mabille et autres, op. cit. CA Paris, 11 mai 1993, Société Sebdo c. Editions Enoch, op. cit. Cass. 1re Civ., 27 mars, 1990, op. cit. Cass. 1re Civ., 12 janvier 1988, Ed. Salabert c. Le Luron, op. cit. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 605 sa mémoire, et dont l’excès constitue, malgré son caractère humoristique, un trouble manifestement illicite.60 Par ailleurs, l’auteur de l’œuvre première pourra invoquer une atteinte à sa personnalité en agissant sur d’autres fondements tels que la loi sur la presse de 1881 ou encore la responsabilité civile délictuelle de droit commun. Ainsi, dans l’affaire des « Feuilles mortes », le juge a invité Charles Trenet à se plaindre d’une éventuelle « atteinte diffamatoire »61. Mais là encore, comme il sera vu plus bas, l’auteur de l’œuvre première, sur le terrain des droits de la personnalité, devra lutter contre la liberté d’expression. Enfin, l’exception de parodie ne peut bénéficier à des œuvres « qui empruntent les ressorts d’œuvres premières pour s’attribuer le bénéfice de leur notoriété et vivre ainsi de leur rayonnement »62. En effet, la parodie licite ne saurait en aucun cas constituer un moyen détourné de s’accaparer le public de l’œuvre première ou de reproduire substantiellement cette dernière sans procéder au moindre effort créatif. Pourtant, le risque de parasitisme est grand en la matière dans la mesure où l’œuvre première est par définition notoire, à défaut de quoi la parodie ne produirait pas l’effet escompté. L’existence de cette notoriété est aussi commandée par les « lois du genre » puisque la parodie doit permettre une identification immédiate de l’œuvre parodiée. Mais, en principe, dès lors que l’intention humoristique et l’absence de risque de confusion sont bien caractérisées, l’action en parasitisme comme celle en concurrence déloyale devraient être rejetées. En effet, lorsque les juges apprécient l’intention humoristique, ils veillent à ce que l’apport du parodiste ne consiste pas dans une simple adjonction, aux emprunts de l’œuvre première, de traits d’humour secondaires, cette adjonction étant dénuée d’effet car elle ne modifie pas la nature d’une entreprise littéraire construite sur un détournement de notoriété.63 Il en va de même lorsqu’ils apprécient l’absence de risque de confusion en ce qu’ils veillent à ce que l’œuvre parodiante conserve une individualité suffisamment marquée vis-à-vis de l’œuvre originale, d’où le traitement de faveur réservé aux exagérations burles60. 61. 62. 63. CA Paris, 14e ch., sect. B, 27 octobre 1988, Juris-data 1988-026058. Cass. 1re Civ., 12 janvier 1988, Ed. Salabert c. Le Luron, op. cit. CA Paris, 18 févr. 2011, op. cit. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 18 février 2011, SAS Arconsil c. Sté de droit belge Moulinsart SA, op. cit. 606 Les Cahiers de propriété intellectuelle ques et effets de contrastes évidents. L’existence d’un effort créatif de la part du parodiste permettra également de légitimer toute commercialisation de la parodie. Ainsi, dans son arrêt relatif à la parodie du magazine « Entrevue », la Cour d’appel de Paris, en écartant toute faute sur le fondement de l’action en concurrence déloyale, a admis que la liberté d’expression revendiquée [tant par l’auteur de l’œuvre première que par l’auteur de l’œuvre parodiante] lorsqu’il s’agit de désigner, de moquer ou de ridiculiser les personnes physiques ou morales, objet de leur publication doit pouvoir également s’appliquer à leur propres activités commerciales lesquelles n’ont manifestement pas pour unique finalité l’information du lecteur en exploitant la veine humoristique mais a également pour objet de dégager un profit financier.64 À défaut de telles solutions, l’exception de parodie serait réduite à néant. D’ailleurs, la Cour d’appel de Paris rappelle que il est naturel que dans le cadre d’une parodie consistant à imiter un sujet dans le but de le détourner de ses intentions initiales afin de produire un effet comique d’adopter les éléments caractéristiques du sujet en grossissant les traits.65 Cette solution n’a pas toujours été celle en vigueur. Dans l’affaire de la parodie « Les aventures de Saint-Tin et de son ami Lou », les premiers juges avaient accueilli les demandes des ayants droit d’Hergé fondées sur le parasitisme alors que, préalablement, ils avaient admis l’exception de parodie, ce qui revenait finalement à reprendre ce qu’ils avaient donné. Logiquement, ce jugement a été infirmé par la Cour d’appel de Paris aux termes d’une motivation on ne peut plus claire sur la question ; sauf à vider de toute portée l’exception de parodie dont il a été rappelé qu’elle procédait de la liberté d’expression, les mêmes reprises que celles stigmatisées au titre de la contrefaçon ne peuvent pas caractériser un comportement fautif parasitaire.66 64. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 21 septembre 2012, op. cit. 65. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 21 septembre 2012, op. cit. 66. CA Paris, pôle 5, 2e ch., 18 février 2011, SAS Arconsil c. Sté de droit belge Moulinsart SA, op. cit. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 607 Cette solution avait déjà été rappelée auparavant par la même Cour dans des termes similaires.67 Un auteur s’est interrogé sur la question de savoir ce qu’il en aurait été si l’action n’avait été fondée que sur le terrain de la responsabilité délictuelle de droit commun, à l’exclusion de toute action sur le terrain du droit d’auteur68. Mais on se rend compte qu’à travers leur appréciation de l’intention humoristique et de l’absence de risque de confusion, les juges ont conscience des éventuelles dérives de parasitisme et de concurrence déloyale en la matière. Dès lors, on peut imaginer que la parodie aurait été admise de la même façon si l’auteur de l’œuvre première avait agi sur le seul fondement de l’article 1382 du Code civil. En tout état de cause la liberté d’expression prendrait immédiatement le relais de l’exception légale pour venir à la rescousse du « droit » à l’humour sur le fondement de la responsabilité délictuelle de droit commun. On pourrait, par ailleurs, se demander si la liberté d’expression ne suffirait pas à elle seule, aujourd’hui, à fonder l’exception du « droit » à l’humour sur le terrain du droit d’auteur. Ainsi, dans son arrêt du 18 février 2011 relatif à la parodie de Tintin, la Cour d’appel de Paris a rappelé expressément que « l’exception de parodie procède de la liberté d’expression qui a valeur constitutionnelle »69. 2. LE DROIT À HUMOUR ET LES AUTRES DROITS DE PROPRIÉTÉ INCORPORELLE La question se pose de savoir si le fait d’avoir cantonné l’exception de l’article L.122-5 4o du Code de la propriété intellectuelle au droit d’auteur signifie que, dans des droits similaires tels que le droit des marques ou les droits de la personnalité, l’humour est banni ou à tout le moins strictement encadré. Il n’en est rien, le « droit » à l’humour étant parvenu à s’imposer dans ces domaines, non pas en tant qu’exception, mais tout simplement en tant que dérivé de la liberté d’expression. 67. CA Paris, pôle 5, 1re ch., 25 janvier 2012, op. cit. 68. C. Caron Comm. com. électr. no 1, janv. 2012, comm.1 sous arrêt CA Paris, 18 février 2011, SAS Arconsil c. Sté de droit belge Moulinsart SA, op. cit. 69. CA Paris, pôle 5, ch. 2, 18 févr. 2011, SAS Arconsil c. Sté de droit belge Moulinsart SA, op. cit. 608 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1 L’humour et le droit des marques : un mariage tardivement célébré Le droit des marques ne connaît pas d’exceptions légales équivalentes à l’exception de parodie consacrée en droit d’auteur. Hormis les exceptions des articles L.713-470 et L.713-671 du Code de la propriété intellectuelle, le titulaire d’un droit de propriété sur une marque est en mesure d’interdire tout usage par un tiers de sa marque72. Le juge a longtemps été respectueux de ce monopole quasi absolu, si bien que l’humour était proscrit du droit des marques. Cela s’explique non par la frilosité du juge – celui-ci n’a jamais hésité à créer des normes juridiques de sa propre initiative – mais pour une raison bien déterminée, à savoir la préservation de la valeur patrimoniale que représente la marque pour tous les acteurs économiques. Et admettre la parodie en droit des marques ne pouvait avoir comme conséquence que de desservir les intérêts de ces acteurs. C’est ainsi que le Tribunal de grande instance de Paris a pu annuler la marque « Attention, j’accoste », accompagnée de crocodiles à skis 70. Article L.713-4 CPI : « Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté économique européenne ou dans l’Espace économique européen sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement. Toutefois, faculté reste alors ouverte au propriétaire de s’opposer à tout nouvel acte de commercialisation s’il justifie de motifs légitimes, tenant notamment à la modification ou à l’altération, ultérieurement intervenue, de l’état des produits ». 71. Article L.713-6 CPI : « L’enregistrement d’une marque ne fait pas obstacle à l’utilisation du même signe ou d’un signe similaire comme : a) Dénomination sociale, nom commercial ou enseigne, lorsque cette utilisation est soit antérieure à l’enregistrement, soit le fait d’un tiers de bonne foi employant son nom patronymique ; b) Référence nécessaire pour indiquer la destination d’un produit ou d’un service, notamment en tant qu’accessoire ou pièce détachée, à condition qu’il n’y ait pas de confusion dans leur origine. Toutefois, si cette utilisation porte atteinte à ses droits, le titulaire de l’enregistrement peut demander qu’elle soit limitée ou interdite ». 72. Article L.713-2 CPI : « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire : a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, même avec l’adjonction de mots tels que : « formule, façon, système, imitation, genre, méthode », ainsi que l’usage d’une marque reproduite, pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement ; b) La suppression ou la modification d’une marque régulièrement apposée ». Article L.713-4 CPI : « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire, s’il peut en résulter un risque de confusion dans l’esprit du public : a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque, ainsi que l’usage d’une marque reproduite, pour des produits ou services similaires à ceux désignés dans l’enregistrement ; b) L’imitation d’une marque et l’usage d’une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires à ceux désignés dans l’enregistrement ». Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 609 se livrant à des ébats sexuels, parodie évidente de la notoire marque LACOSTE, au motif que le droit de faire rire de l’œuvre d’autrui par le pastiche ou la caricature ne peut trouver d’application en ce domaine celui des marques strictement commercial axé sur la recherche du profit.73 Puis, la préservation « absolue » des intérêts mercantiles est devenue moins légitime avec l’évolution de la société. Parallèlement, la marque, en tant que signe d’identification immédiat des acteurs sur le marché, est apparue comme un support nécessaire à la liberté d’expression pour véhiculer notamment des critiques politiques et sociales à l’encontre de ces derniers (la marque est en fait devenue victime de son succès). La tentation pour le juge d’introduire l’exception de parodie de l’article L. 122-5. 4o du Code de la propriété intellectuelle au sein de la forteresse du droit des marques s’est alors faite plus grande. Cela n’était pas sans poser de difficultés. En effet, introduire en droit des marques la notion de « lois du genre » était loin d’être évident. Comme le relève justement Bernard Edelman, la condition de l’absence d’intention de nuire « posait un vrai problème : comment, en effet, pouvait-on caricaturer une marque sans déprécier, pour autant, le produit désigné ? »74. La Cour d’appel de Riom, dans un arrêt du 15 septembre 1994, considéré comme une « avancée importante », y est parvenue75. En l’espèce, il s’agissait d’une campagne syndicale destinée à critiquer la politique sociale de l’entreprise Michelin et qui, pour ce faire, s’était amusée à caricaturer le Bibendum. La Cour a admis la licéité de cette parodie en démontrant qu’elle ne dévalorisait pas l’entreprise titulaire de la marque parodiée, sans s’attarder sur l’effet dépréciatif qu’aurait pu avoir la parodie en cause sur les produits et services de l’entreprise, et ce non sans un certain humour76. Quelques mois auparavant, la 73. TGI Paris 17 février 1990, inédit, J-CL. Marques-Dessins et modèles, Fasc. 7140 : Marques.-Créations de forme protégées, no 15. 74. B. EDELMAN, Note sous CA Riom, ch. civ., 15 sept. 1994, Constitue une parodie de l’emblème de marque l’utilisation de cet emblème par un syndicat dans le cadre de sa mission, D. 1995, p. 429. 75. CA Paris, ch. civ., 15 sept. 1994, D.1995, 30e cahier, JCP, p. 429. 76. « Loin de dénigrer la marque Michelin, l’affiche la porte au pinacle : « numéro 1 mondial du pneumatique » ; qu’en réalité il s’agit d’un hommage à la marque, inversement proportionnel à la critique de la politique sociale de l’entreprise ; qu’un tel hommage se comprend, d’ailleurs de la part des ouvriers qui travaillent à la réalisation du célèbre pneu et qui en conçoivent une légitime fierté ; que certes, le pin’s ne comporte pas le même hommage ; mais que le texte qu’il contient [...] est écrit en caractères si petits qu’il faut s’approcher extrêmement 610 Les Cahiers de propriété intellectuelle Cour d’appel de Versailles, dans son arrêt du 17 mars 1994 relatif à la parodie de publicités de la société Marlboro susmentionné, avait écarté habilement – bien qu’il existait, en l’espèce, une atteinte indirecte à la société Marlboro et à ses produits – l’existence de tout dénigrement en affirmant que cette notion implique une démarche dont le but est de discréditer, de décrier ou de rabaisser et que le choix de l’imagerie familière à la marque Marlboro constitue non un dénigrement de cette marque mais au contraire l’aveu de ce que ladite marque, à l’intérieur du phénomène globalement décrié de consommation du tabac, représente un pôle d’importance majeure justiciable par excellence d’un ciblage médiatique présumé efficace. Indirectement, la jurisprudence a donc reconnu la possibilité de caricaturer une marque, alors même que l’information ainsi véhiculée était susceptible de nuire à l’activité économique de son titulaire (contrairement au droit d’auteur, il semblerait que l’humoriste rencontre moins de difficultés à caricaturer une marque dès lors que le fond de la caricature a un dessein sérieux). Une autre illustration jurisprudentielle peut être citée. Il s’agit du litige opposant le président du groupe PSA, Jacques Calvet, à la société Canal + du fait de la diffusion d’une série de sketches dans le cadre des « Guignols de l’info ». La Cour de cassation, siégeant en assemblée plénière, a jugé que les propos mettant en cause les véhicules de la marque s’inscrivaient dans le cadre d’une émission satirique diffusée par une entreprise de communication audiovisuelle et ne pouvaient être dissociés de la caricature faite de M. Calvet, de sorte que les propos incriminés relevaient de la liberté d’expression sans créer aucun risque de confusion entre la réalité et l’œuvre satirique.77 Le juge a, par la suite, eu plusieurs occasions de s’exprimer sur la caricature d’une marque. Ainsi, dans l’affaire où l’association écologique française Greenpeace avait, dans le cadre de sa lutte contre du porteur pour le lire ; qu’une telle approche est, du moins pour les gens bien élevés (l’immense majorité des Français), si rare qu’il ne reste de ces pin’s qu’une image, certes ironique mais point dévalorisante, de l’illustre entreprise ». 77. Cass. AP, 12 juillet 2000, Juris-Data 2000-002952, Bull. civ. 2000, AP, 7, p. 10, D.2001, p. 259, note B. EDELMAN, Vers une reconnaissance de la parodie de marque. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 611 le réchauffement climatique, utilisé les marques ESSO et AREVA, la Cour d’appel de Paris a, dans ses deux arrêts rendus le 26 février 2003, écarté toute contrefaçon, au motif que le principe à valeur constitutionnelle de la liberté d’expression implique que, conformément à son objet statutaire, l’association Greenpeace puisse, dans ses écrits ou sur son site internet, dénoncer sous la forme qu’elle estime appropriée au but poursuivi les atteintes à l’environnement et les risques causés à la santé humaine de certaines activités industrielles et que, certes, si cette liberté n’est pas absolue, elle ne peut néanmoins subir que les restrictions rendues nécessaires par la défense des droits d’autrui.78 La même Cour a réitéré sa position, le 16 novembre 2005, en réaffirmant dans les mêmes termes son attachement à l’exercice de la liberté d’expression79. La victoire de la liberté d’expression, et donc de la parodie, sur le droit des marques a été définitivement consacrée par la Cour de cassation dans le cadre d’une affaire similaire opposant la société SPCEA à la même association écologiste. En l’espèce, la Cour d’appel de Paris avait considéré que la représentation des marques de la société, associées à une tête de mort et à un poisson au caractère maladif, symboles que les associations admettaient avoir choisis « pour frapper immédiatement » l’esprit du public sur le danger du nucléaire, en ce qu’elle associait à la mort les marques A et A Areva déposées pour divers produits et services, et non seulement le nucléaire, à la mort, conduisait à penser que tout produit ou service diffusé sous ce sigle était mortel et que les associations Greenpeace avaient, par cette généralisation, abusé du droit à la liberté d’expression, portant un discrédit sur l’ensemble des produits et services de la société et avaient ainsi commis des actes fautifs dont elles devaient réparation. 78. CA Paris, 14e ch., 26 février 2003, SA des participations du Commissariat à l’énergie atomique c. Association Greenpeace, Juris-Data 2003-202550, D.2003, 27, cahier bleu, 1831, CA Paris, 14e ch., sect. A, 26 février 2003, Association Greenpeace c. Sté Esso, Juris-data 2003-202549, D. 2003, 27, cahier bleu, 1831, Note B. EDELMAN, Droit des marques et liberté d’expression, D. 2003, p. 1831. 79. CA Paris, ch. 4, sect. 1, 16 novembre 2005, Sté Esso c. Association Greenpeace France, Juris-Data 2005-288792. 612 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour de cassation a considéré qu’en statuant ainsi, alors que ces associations agissant conformément à leur objet, dans un but d’intérêt général et de santé publique par des moyens proportionnés à cette fin, n’avaient pas abusé de leur droit de libre expression, les juges de première instance avaient violé l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme80. Nul besoin donc de recourir ici au raisonnement propre à la parodie en droit d’auteur. L’invocation de la liberté d’expression suffit à elle seule. On notera que ces affaires ont également été l’occasion de s’apercevoir qu’il existait, au sein même du droit des marques, une limite naturelle à ce que le titulaire d’une marque puisse s’opposer à de tels usages. En effet, en raisonnant avec les principes propres au droit des marques, le monopole du titulaire sur sa marque n’a pas lieu d’être dans de telles hypothèses, faute d’un usage par ces associations de sa marque dans la vie des affaires. On doit dès lors se demander si la liberté d’expression peut être brandie de la même manière lorsque la protection de l’intérêt général, qui n’est sûrement pas étrangère aux solutions susmentionnées, fait défaut. Le « droit » à l’humour ciblant une marque peut-il être admis dans la vie des affaires sans servir une cause politique ou sociale ? Dans cette hypothèse, existe-t-il en droit des marques un « droit » à l’humour calqué sur l’exception de parodie du droit d’auteur ? Il apparaît, au regard de la jurisprudence, que la caricature d’une marque peut pareillement être permise si elle poursuit une intention humoristique, si elle n’induit pas de risque de confusion avec le signe original et si elle est dénuée de toute intention de nuire81. Toutefois, le juge semble avoir redéfini quelque peu la notion de « lois du genre » en droit des marques en proscrivant toute exploitation mercantile de la parodie de marque82. Ainsi, une société qui commercialisait des t-shirts avec la mention « Monsieur Propre » 80. Cass. Civ. 1re, 8 avril 2008, Association Greenpeace France c. Société des participations du Commissariat à l’énergie atomique (SPCEA), JurisData 2008-043507, Bull. Civ. 2008, I no 104. 81. CA Paris, 4e ch., sect. A, 20 mai 1992, Gaz. Pal. 1994, 2, Somm. P.596, CA Paris, 4e ch., B., 25 octobre 1990, Dezandre c. SNPC, D. 1991, IR p. 18, sur la reproduction du losange – déposé comme marque par le journal Libération – sur la pochette de disque d’un groupe. 82. BAUD (Emmanuel) et al., La parodie de marques : vers une érosion du caractère absolu des signes distinctifs ?, D. 1998, chr. P. 227-232. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 613 accompagnée de la figure du célèbre personnage publicitaire et de mentions parodiques, a été condamnée pour contrefaçon de marques au motif qu’elle avait usé de la caricature ou de la parodie pour profiter de la renommée de marques déposées et réussir une opération commerciale83. Cette solution peut surprendre en ce que, parallèlement, la juridiction a admis l’exception de parodie sur le terrain des droits d’auteur en soulignant particulièrement le dessein humoristique de la caricature litigieuse. L’exploitation d’une marque parodiée à des fins commerciales serait donc sanctionnée sur le terrain de la contrefaçon. Comme le rappelle un auteur, il est normal que les conditions de licéité de la parodie donnent lieu à une appréciation plus rigoureuse, la marque étant un signe distinctif permettant de garantir la provenance de produits auprès du consommateur84. Cependant, on peut se demander si cette solution se justifie lorsque l’humoriste n’est pas un concurrent du titulaire de la marque, d’autant plus que le titulaire d’une marque enregistrée n’est désormais plus habilité à interdire l’usage, par un concurrent, d’un signe identique ou similaire à sa marque, dans le cadre d’une publicité comparative qui satisfait à toutes les conditions de licéité85. Comme le soulignent des auteurs, il [est] fondamental de distinguer, pour apprécier la licéité de la parodie de marque, selon que celle-ci sert à faire vendre une autre marque – ou au contraire à ne pas faire acheter la marque parodiée – ou qu’elle sert, gratuitement, à procurer un effet comique largement entendu, étranger à toute considération purement commerciale.86 Mais la jurisprudence semble aujourd’hui adopter une vision plus libertaire, comme en témoigne l’arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 25 janvier 201287. En l’espèce, la société éditrice du 83. 84. 85. 86. CA Paris, 9 sept. 1998, aff. Monsieur-Propre, D. affaires 1998, p. 1960. Ch. Caron, Comm. com. électr. 2000, comm. 88. CJCE, 12 juin 2008, aff. C-533/06, O2 Holdings Ltd. c. Hutchison 3G UK Ltd. BAUD (Emmanuel) et al., La parodie de marque : vers une érosion du caractère absolu des signes distinctifs ?, D. 1998, p. 227. 87. CA Paris, pôle 5, 1re ch., 25 janvier 2012, SA Editrice du Monde c. Société Messagerie Lyonnaise de presse, Société Sonora Media, op. cit. 614 Les Cahiers de propriété intellectuelle Monde soutenait que le titre du journal parodique « Le Monte » constituait une imitation de sa marque LE MONDE. Tous les éléments étaient réunis pour que l’action en contrefaçon soit accueillie sur le terrain du droit des marques. En effet, l’usage litigieux constituait bien un usage de marque dans la vie des affaires. Par ailleurs, comme l’a relevé la Cour elle-même, la marque revendiquée était notoire, et le titre contesté « Le Monte » imitait bien la marque LE MONDE en ce qu’il la reproduisait « dans tous ses éléments caractéristiques et que la similitude visuelle et auditive ne [pouvait] être sérieusement discutée ». Enfin, les produits désignés relevaient tous deux des produits de l’imprimerie. En dépit de ces constatations, la Cour, après avoir rappelé que l’exception de parodie n’a pas vocation à s’appliquer en matière de contrefaçon de marques, a considéré que les motifs développés au sujet de la contrefaçon de droit d’auteur conservaient toute leur pertinence dans l’appréciation du risque de confusion envisagé dans le cadre de la comparaison des marques. Afin de conférer davantage de légitimité à sa solution, la Cour a par ailleurs pris soin de dire que le tribunal a opportunément rappelé la primauté du principe de liberté d’expression sur celui de la protection des marques, d’où il résulte que l’interdiction de publier le titre « Le Monte » pour protéger la société Editrice du Monde d’une atteinte prétendue à sa marque semi-figurative Le Monde constituerait, au regard du principe supérieur de la liberté de presse, une mesure disproportionnée à son objet. Au regard de cette décision affirmant de manière péremptoire la liberté d’expression, le « droit » à l’humour ressort victorieux de son affrontement avec le droit des marques. 2.2 La parodie et les droits de la personnalité La notion de vie privée dont l’article 9 du Code civil impose le respect comprend l’ensemble des éléments se rapportant à l’identité d’une personne. Ce fondement permet à toute personne victime d’une atteinte à un attribut de sa personnalité de s’opposer à son usage. À l’instar du droit des marques, la question de transposer l’exception de parodie du droit d’auteur au domaine des droits de la personnalité s’est posée avec la même acuité. Là encore, l’application des « lois du genre » n’était pas sans poser de difficultés, particulièrement s’agissant de la condition de l’absence de toute intention de nuire. En effet, la caricature ou la satire d’une personne va, par Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 615 nature, accentuer ou révéler certains aspects déplaisants, voire ridicules, de sa personnalité si bien que cette condition perd toute sa valeur lorsqu’[elle] est appliquée à la satire. La volonté de faire rire l’opinion des travers d’autrui n’est pas la preuve d’une intention bienveillante... Si l’on ne veut pas condamner le genre humoristique dans son ensemble ou l’édulcorer abusivement, il faut admettre que la dérision n’est pas en soi illicite88. À tout le moins, comme le rappelle un auteur, il semble nécessaire de repousser les limites de l’intention de nuire afin de laisser place à l’humour parfois grinçant. La moquerie, si elle devient méchanceté, pourra être admise si l’intention de provoquer le rire est manifeste.89 Pendant un temps, la jurisprudence s’est montrée réticente à l’insertion d’une exception de caricature en droit à l’image. Ainsi, le Tribunal de grande instance de Nancy, à propos d’un jeu de cartes caricaturant Valéry Giscard D’Estaing dans le rôle de grands personnages de l’histoire, a décidé dans son ordonnance de référé que toute liberté dans la création artistique trouve sa limite dans le droit que chaque personne a sur son image, droit qui deviendrait pratiquement illusoire s’il pouvait être impunément violé au nom de la liberté d’expression.90 À la différence du droit d’auteur, cette solution se justifierait par le fait que l’exception de parodie en matière de droits de la personnalité aurait une incidence directe sur les droits extrapatrimoniaux. Ce constat doit être nuancé puisque, très souvent, la « parodie [d’une œuvre] vise à plaisanter l’auteur, par l’intermédiaire de son œuvre »91. Cela correspond d’ailleurs à la théorie personnaliste du droit d’auteur selon laquelle l’œuvre est protégée parce qu’elle cons88. P. AUVRET, note sous TGI Paris, 17 juin 1987, JCP 1988.II.20957. 89. FIECHTER-BOULVARD (Frédérique), La caricature : dualité ou unité, RTD Civ. 1997 p. 67, l’auteur défend l’unité du régime que la caricature porte sur une personne ou qu’elle porte sur une œuvre de l’esprit tout en admettant que « l’appréciation est certes plus délicate en matière de droit à l’image en raison de l’objet de la caricature, mais cette difficulté ne doit pas aboutir à une distinction ». 90. TGI Nancy, 15 oct. 1976, JCP 1977, II.18526, obs. R. Lindon, JurisData 1976760557. 91. GAUTIER (Pierre-Yves), note sous 1re Civ, 12 janv. 1988, D. 1989. 1, no 3 ; Voir la définition que donne C. Colombet à la parodie, le pastiche et la caricature, Propriété littéraire et artistique et droits voisins, 6e éd. (Paris : Dalloz, 1992), no 233 : « ces trois genres ont pour but de faire sourire ou rire le public au détriment d’un auteur en tournant en dérision son œuvre ». 616 Les Cahiers de propriété intellectuelle titue l’émanation de son auteur. Cette solution absolutiste reviendrait donc à reprendre d’une main ce que l’on a octroyé de l’autre dans le cas où la parodie a été acceptée sur le terrain du droit d’auteur. C’est ainsi que, logiquement, dans sa décision relative à la chanson « Douces Transes », parodie de la chanson de Charles Trenet « Douce France » se moquant de ce dernier, la Cour de cassation a expressément admis que l’on puisse se moquer d’une personne au motif que l’article 41-4o de la loi du 11 mars 1957 autorise notamment la parodie et la caricature ; qu’il est dans les lois du genre de la première, qui se distingue en cela du pastiche, de permettre l’identification immédiate de l’œuvre parodiée, et dans celles de la seconde de se moquer d’un personnage par l’intermédiaire de l’œuvre caricaturée dont il est l’auteur ; qu’il ne saurait dès lors être interdit au chansonnier-imitateur qui prend la voix de l’auteur-interprète d’une chanson et se livre en même temps à une parodie et à une caricature, de reproduire la musique originale de sorte que l’œuvre parodiée est immédiatement identifiée tandis que le travestissement des seules paroles suffit à réaliser celui de cette œuvre prise dans son ensemble et à empêcher toute confusion, ni de se moquer le cas échéant avec insolence des travers de celui qui est imité.92 En réalité, au regard du droit positif nul doute que l’exception au bénéfice de l’humour existe en matière des droits de la personnalité. Ainsi, le Tribunal de grande instance de Paris a jugé que la caricature, manifestation, de la liberté de la critique, autorise un auteur à forcer les traits et à altérer la personnalité de celui qu’elle représente, à condition de ne pas dépasser le genre satirique, la tolérance accordée à la satire et à la critique devant demeurer toutefois dans certaines limites.93 Il a également été jugé que la dénaturation, à partir d’un photomontage des traits d’un personnage public et notamment d’un comédien célèbre, dans un but humoristique devait être tolérée94. En l’espèce, il s’agissait d’une photographie en double page du magazine « Elle » représentant Gérard Depardieu grimé en « Cyrano de 92. Cass. 1re Civ., 12 janv.1988, Ed. Salabert c. Le Luron, op. cit. 93. TGI Paris, 17 sept. 1984, D 1985 somm. 14, obs R. Lindon ; confirmé en appel, CA Paris, 4e ch., 22 nov. 1984, TF1 c. Le Pen, D. 1985, somm. 165, obs. R. Lindon. 94. CA Versailles, 31 janv. 1991, Sté Edi 7 c. Belmondo, Gaz. Pal., 14-18 août 1992, p. 18, note P. Frémond. Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 617 Bergerac » face à un photomontage de Jean-Paul Belmondo dans le même rôle, le premier saisissant le second par le col, l’image ayant pour objet d’illustrer l’annonce de la reprise de la pièce d’Edmond Rostand. La caricature constitue une tolérance traditionnellement admise à l’égard de ceux dont la profession ou l’activité permet de présumer de leur part une autorisation tacite de l’utilisation de leur image. Si les conflits entre la liberté d’expression et les droits de la personnalité se sont surtout manifestés en matière de vie privée et d’image, cela ne signifie pas que les autres droits de la personnalité s’appliquent plus rigoureusement, au sens où ils souffriraient de moins d’exceptions. Ainsi, s’agissant du droit que chacun a sur son nom, il a également été reconnu un droit à l’utilisation humoristique du nom d’autrui, dès l’instant que cette utilisation ne provoque aucun risque de confusion. Les consorts Bidochon ont ainsi été déboutés de leur action contre l’auteur de la bande dessinée mettant en scène le couple formé par Raymonde et Robert Bidochon, dans le cadre d’une série d’albums ayant pour titre « Les Bidochon », en l’absence de confusion95. Les limites du « droit » à l’humour vont se trouver dans le droit commun de la responsabilité civile délictuelle et dans la loi sur la liberté de la presse de 1881, avec le dénigrement, l’outrage, l’injure ou encore la diffamation. Mais à l’instar des actes de concurrence déloyale et des agissements parasitaires qui pourraient être invoqués en matière de droit des marques et de droit d’auteur par la « victime », la caractérisation de ces fautes sera appréciée plus strictement par le juge. D’autant plus qu’en la matière, les personnes caricaturées sont généralement des personnalités dotées d’une forte notoriété publique qui, par définition, doivent accepter que leur droit à l’image soit quelque peu relativisé. C’est pourquoi, au regard de la jurisprudence, le dénigrement ou encore l’outrage ne semblent être admis que lorsque l’acte est vraiment délibéré. A titre d’exemple, on peut citer l’affaire « Pencassine » relative à la caricature, dans le cadre de l’émission « Bébête Show », de Jean-Marie Le Pen représenté sous les traits d’une poupée coiffée d’un casque. En l’espèce, il a été jugé que l’amalgame fait de l’image traditionnelle d’un ennemi du peuple français et de l’image d’un représentant élu de ce même peuple [...] n’est pas à l’évidence une caricature, déformation 95. CA Paris, 30 oct. 1998, D. aff. 1999, p. 165. 618 Les Cahiers de propriété intellectuelle grotesque et outrée, mais licite de certains traits ridicules ou déplaisants d’un individu, mais bien d’un outrage délibéré.96 Le « droit » à l’humour trouve une ultime restriction face à la nécessité de respecter la dignité humaine, comme en atteste la célèbre affaire de la poupée vaudou représentant les traits de Nicolas Sarkozy vendue avec un sachet d’aiguilles97. Dans cette affaire, la Haute Juridiction a en effet retenu une atteinte à la dignité en rappelant que si la caricature et la satire, même délibérément provocantes ou grossières, participent de la liberté d’expression et de la communication des opinions [...] ces deux droits doivent se concilier et que si l’action politique doit nécessairement autoriser une large critique sous toutes ses formes y compris la dérision et le sarcasme et autoriser une encore plus grande liberté d’expression, il n’en demeure pas moins une limite, toute personne, quelles que soient ses fonctions, ayant droit à la protection des atteintes à la dignité de sa personne. Enfin, comme en droit d’auteur et surtout comme en droit des marques, le régime tolérant applicable aux caricatures ne doit pas bénéficier à ceux qui prétendent utiliser la parodie à des fins exclusivement mercantiles. La reproduction de la caricature ne serait licite que pour assurer le respect de la liberté d’expression, ce qui n’impliquerait pas le droit de la commercialiser. Ainsi, dans l’affaire de caricatures à l’effigie de Christophe Dechavanne mises en vente sous la forme d’épinglettes, si la Cour d’appel a admis que le « droit à la caricature » peut s’exercer quel que soit le support utilisé et impliquait le droit de la commercialiser, la Cour de cassation semble avoir décidé du contraire en rappelant que « la reproduction caricaturale n’est licite, selon les lois du genre, que pour assurer le plein exercice de la liberté d’expression »98. La doctrine a pu déduire de cette décision « sibylline » que l’exploitation commerciale de la caricature serait exclusive de l’exception de caricature. Un auteur propose une distinction en la matière. Selon lui, 96. TGI Paris, 17 sept. 1984, op. cit. 97. CA Paris, 14e, ch., sect. B, 28 nov. 2008, RLDI 2008/44 no 1458, Juris-Data 2008-003581. 98. Cass. 1re Civ. 13 janv. 1998 RIDA 3/1998, p. 201, obs. Kéréver ; D. 1999, p. 120, note Ravanas, somm. P.167, obs. Bigot, RTD Civ ; 1998, p. 341, note J. H. HAUSER, Caricature et personnalité : fallait-il épingler les épinglettes ? Droit à l’humour à l’aune du droit de la propriété intellectuelle 619 la caricature peut être vendue et bénéficier des tolérances exceptionnelles décrites si la cause de la vente est l’apport du caricaturiste [...] Si, au contraire, l’élément caricatural passe au second plan et que l’achat se fait parce que c’est l’image de X. ou d’Y l’exception ne se justifie plus car la liberté d’expression n’est plus en cause.99 Et, comme le souligne Grégoire Loiseau, « en pratique la dérive marchande s’appréciera le plus souvent au regard du support de la caricature »100. C’est ce qu’a fait le Tribunal de grande instance de Nancy relativement au jeu de cartes dont les figures caricaturaient Valéry Giscard d’Estaing et dont il a ordonné la mise sous séquestre101. Dans cette affaire, l’Avocat général avait d’ailleurs estimé que « la caricature des personnes notoires ne peut être réalisée et divulguée à une fin publicitaire car elle est alors détournée de sa fin »102. Dans ce cas, il ne s’agirait plus de sauvegarder la liberté d’expression. CONCLUSION Le constat est clair. Les juges ont réussi à faire prévaloir un « droit » à l’humour aux contours larges, s’appuyant en cas de besoin sur les textes fondamentaux et spécialement l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme et ce, aussi bien en droit d’auteur qu’en droit des marques et dans le domaine des droits de la personnalité. Cette cohérence était nécessaire tant ces différents droits se recoupent entre eux. À défaut, l’exception légale de parodie serait vidée de sa substance si la « victime » pouvait, une fois la parodie admise en droit d’auteur par exemple, la remettre en question sur le terrain du droit des marques ou sur celui des droits de la personnalité. Certes, la « victime » des traits humoristiques peut toujours recourir au droit commun de la responsabilité délictuelle, mais les juges ont aujourd’hui une conception très extensive de la liberté d’expression laissant ainsi de beaux jours au rire. 99. 100. 101. 102. HAUSER (Jean H.), « Caricature et personnalité : fallait-il épingler les épinglettes ? », RTD Civ. 1998, p. 341. LOISEAU (Grégoire), « Le droit à l’image et la caricature à l’épreuve du marché », JCP éd. G. 1998, II, no 10082. Le Tribunal de grande instance de Nancy a jugé qu’un jeu de cartes ne pouvait être un véhicule porteur de l’expression, op. cit. L’avocat général Lindon à propos de TGI Nancy, 15 oct. 1976, op. cit. Vol. 25, no 2 Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? Laurent Carrière* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 625 1. AVANTAGES DÉCOULANT DE L’ENREGISTREMENT LUI-MÊME . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 625 1.1 Une protection de plus grande portée . . . . . . . . . 625 1.2 Marquage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 626 1.3 Date d’adoption présumée . . . . . . . . . . . . . . . 626 1.4 Enregistrement incontestable . . . . . . . . . . . . . 627 1.5 Pérennité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 627 2. AVANTAGES PAR CRÉATION DE PRÉSOMPTIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 628 2.1 Présomptions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 628 2.2 Fardeau de preuve. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 628 2.3 Présomption d’emploi . . . . . . . . . . . . . . . . . . 629 © CIPS, 2013. * Avocat et agent de marque de commerce, associé principal de ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. Notes pour une présentation donnée à Montréal le 2012-11-13 (soit à la Saint-Brice, patron des juges et journée internationale de la gentillesse) et à Québec le 2013-02-26 (soit à la Saint-Nestor et journée de la pistache) sur le thème « La marque de commerce au cœur de votre stratégie d’entreprise ». 621 622 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3. AVANTAGES EN CAS DE LITIGES . . . . . . . . . . . . 629 3.1 Pluralité de violations . . . . . . . . . . . . . . . . . . 629 3.2 Choix du tribunal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 630 3.3 Motif d’opposition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 631 3.4 Dénomination corporative . . . . . . . . . . . . . . . 631 4. AVANTAGES RELIÉS À LA LUTTE ANTICONTREFAÇON . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 632 4.1 Détention intérimaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 632 4.2 Appui à enquête policière . . . . . . . . . . . . . . . . 632 5. AVANTAGES POUR LES DÉPÔTS À L’ÉTRANGER . . . 632 5.1 Fondement d’un enregistrement à l’étranger . . . . . 632 5.2 Date de priorité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 633 5.3 Garantie demandée par fournisseur . . . . . . . . . . 633 6. AVANTAGES POUR CONTRER L’ADOPTION DE MARQUES CONFLICTUELLES . . . . . . . . . . . . 633 6.1 Mise en garde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 633 6.2 Dissuasion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 633 6.3 Tamisage des demandes conflictuelles . . . . . . . . . 634 6.4 Primer l’emploi d’un tiers . . . . . . . . . . . . . . . . 634 6.5 Bouclier des procédures en violation . . . . . . . . . . 634 6.6 Marque interdite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 635 7. AVANTAGES SE RAPPORTANT AUX NOMS DE DOMAINE. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 635 7.1 Obligation de résidence . . . . . . . . . . . . . . . . . 635 Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 623 7.2 Enquêtes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 636 7.3 Arbitrage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 636 7.4 Litige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 636 7.5 Nouveaux domaines de tête. . . . . . . . . . . . . . . 636 8. AUTRES AVANTAGES – MISCELLANÉES . . . . . . . . 637 8.1 Charte de la langue française. . . . . . . . . . . . . . 637 8.2 Dispositions statutaires . . . . . . . . . . . . . . . . . 637 8.3 Monétisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 638 9. VARIATION SUR LE THÈME « POURQUOI ENREGISTRER SA MARQUE À L’ÉTRANGER ? » . . . . 639 9.1 Droits au premier déposant . . . . . . . . . . . . . . . 639 9.2 Relations d’affaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 639 9.3 Exploitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 640 9.4 Domaine national de premier niveau . . . . . . . . . 640 9.5 Litige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 640 9.6 Inscription auprès des autorités douanières . . . . . . 640 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 640 Q. Is that compulsory? A. No, they are registered for their own protection. – Témoignage de George F. Halloran, sous-ministre de l’Agriculture, Royal Commission on the Civil Service (Document parlementaire no 29a, 6 juin 1907) INTRODUCTION Pourquoi enregistrer ses marques ? « Parce que c’est la chose à faire » serait sans doute une explication un peu courte1 ! Développons. L’enregistrement2 d’une marque de commerce se traduit par une pléiade d’avantages que n’offre pas le droit commun qui, lui, n’est fondé que sur l’emploi. Voici, en neuf points3, les avantages de l’enregistrement, au Canada mais aussi ailleurs. 1. AVANTAGES DÉCOULANT DE L’ENREGISTREMENT LUI-MÊME 1.1 Une protection de plus grande portée Ø L’enregistrement confère le droit exclusif d’utiliser la marque de commerce partout au Canada4 même si cette marque n’est employée que dans une région spécifique du pays5. 1. Et certains, malins, pourraient être même effleurés par la pensée que, vu sa pratique, l’auteur prêche pour sa paroisse... 2. L’article 2 de la Loi sur les marques de commerce (L.R.C. (1985), ch. T-13 ; aux présentes la « LMC ») fait référence à une « marque de commerce déposée » comme une marque de commerce qui se trouve au registre. Souvent on parle du dépôt d’une demande d’enregistrement, ce qui peut manquer de clarté et c’est pourquoi, pour éviter l’équivoque, il sera ici fait référence à une marque de commerce enregistrée plutôt que déposée. Le projet de loi C-56 Loi visant à combattre la contrefaçon de produits uniformise la référence au terme « emploi » plutôt qu’« utilisation » et « produits » plutôt que « marchandises » mais ne traite pas de cet aspect déposée/enregistrée. 3. La division est, bien sûr, artificielle et il y a certes d’autres façons de décliner l’utilité de l’inscription. 4. Art. 19 LMC. 5. Bonus Foods Ltd. c. Essex Packers Ltd., 43 C.P.R. 165 (C. d’É. ; 1964-11-18), le juge Cattanach, aux pages 182-183 ; Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 625 626 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ø Une marque de commerce non enregistrée, elle, ne donnera naissance à des droits que dans la région où elle a acquis un achalandage par des activités commerciales suffisantes6. 1.2 Marquage Ø Au Canada, il n’y a pas d’obligation statutaire de marquage7. Ø Lorsqu’une marque de commerce est enregistrée, son propriétaire peut apposer à proximité de celle-ci le symbole ®8 afin de mettre en garde les tiers contre une usurpation de ses droits. Ø « Propriété privée – Entrée interdite »9 ! 1.3 Date d’adoption présumée Une fois enregistrée, la marque de commerce est réputée avoir été adoptée au Canada à la date de dépôt de la demande et ce, même si son utilisation réelle et effective au Canada débute après cette date10. CSC 27 (C.S.C. ; 2011-05-26), le juge Rothstein, au paragraphe 25 « Le régime canadien en matière de marques de commerce a une portée nationale. En effet, à moins que sa marque ne soit jugée invalide, le propriétaire d’une marque de commerce déposée a le droit exclusif à l’emploi de celle-ci, dans tout le Canada, en ce qui concerne les marchandises ou les services auxquels elle se rapporte ». 6. Les trois éléments nécessaires à une action en passing-off sont donc : l’existence d’un achalandage, la déception du public due à la représentation trompeuse et des dommages actuels ou possibles pour le demandeur. Ciba-Geigy Canada Ltd. c. Apotex Inc., 1992 CanLII 33 (C.S.C. ; 1992-10-29), le juge Gonthier. 7. Voir, entre autres, Stikeman Elliott c. Boulangerie Au Pain Doré Ltée, 2007 CanLII 80970 (Registraire ; 2007-11-06), J. Carrière, au paragraphe 10 « Quant à l’absence des symboles « ® » ou « [TM] » sur les bannières, la loi ne comporte aucune obligation quant à la présence de l’un ou de l’autre de ces symboles à proximité de la marque déposée. ». 8. Qui se rend par l’unicode U+00AE, ce qui est bien plus simple que de prendre le trou de sa règle à mesurer pour encercler la dix-huitième lettre de l’alphabet latin ou la cinquième du premier mot de la pièce Ubu Roi (1886) d’Alfred Jarry, acte I, scène I. 9. Ou plutôt « Trademark ! Private Property ! Off Limits et pas touche » de dire Bring M. Backalive dans BATEM (Luc Collin, dit) et al., La queue du Marsupilami (Monaco, Marsu Productions, 1987), à la page 7, case 8. 10. Art. 3 LMC. Une marque est aussi réputée avoir été adoptée par une personne lorsque celle-ci a commencé à l’employer au Canada mais les droits du propriétaire sont alors fondés sur le droit commun. Voir Chalet Bar-B-Q Canada Inc. c. Foodcorp Ltd., 66 C.P.R. (2d) 56 (F.C.A. ; 1982-08-02), le juge Thurlow ; Culinar Inc. c. Gestion Charaine Inc., 19 C.P.R. (3d) 54 (C.F.P.I. ; 1987-07-20), le juge Denault. Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 627 1.4 Enregistrement incontestable Ø Cinq ans après la date d’enregistrement d’une marque de commerce, cet enregistrement devient, au Canada, incontestable, c’est-à-dire que la radiation ne peut plus en être demandée du fait d’une utilisation antérieure d’une marque ou d’un nom créant de la confusion11. Ø Cet argument d’incontestabilité est précieux car personne ne peut jamais être vraiment certain qu’une marque ou un nom commercial semblable à sa marque n’est pas employé « quelque part » au Canada12. 1.5 Pérennité Ø Les droits à la marque s’acquièrent et se maintiennent de par l’emploi13. Une marque non enregistrée qui n’est plus employée n’est plus protégée et peut être reprise par un tiers. Lorsque la marque est enregistrée, même si elle n’est plus employée, un tiers ne peut l’adopter tant que l’enregistrement est en vigueur. Ø L’enregistrement d’une marque de commerce procure donc une protection à long terme, quasi perpétuelle, puisque cet enregistrement peut être renouvelé14 de quinze ans en quinze ans, sans même avoir à prouver emploi15. 11. Art. 17 LMC. C’est-à-dire qu’aucune personne ne peut en demander la radiation du fait que cette autre personne aurait antérieurement employé ou révélé une marque de commerce ou un nom commercial créant de la confusion avec la marque enregistrée (à moins, bien sûr, que le propriétaire de la marque enregistrée ait eu connaissance de cet emploi ou révélation antérieur lors de l’adoption de sa propre marque). 12. Voir la situation dans Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27 (C.S.C. ; 2011-05-26) ou Suzanne’s Inc. c. Auld Phillips Ltd., 2005 CAF 429 (C.A.F. ; 2005-12-12). 13. HomeAway.com Inc. c. Hrdlicka, 2012 CF 1467 (C.F. ; 2012-12-12) le juge Hughes, au paragraphe 11. 14. « L’enregistrement de marques de commerce et ses renouvellements sont la preuve d’une intention de ne pas abandonner la marque. » : Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2007 CF 580 (C.F. ; 2007-04-24), la juge Tremblay-Lamer, au paragraphe 49 [conf. 2008 CAF 98 (C.A.F. ; 2008-03-11), requête pour permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada refusée 2008 CanLII 46989 (C.S.C. ; 2008-09-18)] ; voir aussi Philip Morris Inc. c. Imperial Tobacco Ltd., 17 C.P.R. (3d) 289 (C.A.F. ; 1987-09-29) le juge MacGuigan, au, paragraphe 31. 15. Synergism Arithmetically Compounded Inc. c. Parkwood Hills Foodland Inc., 2000 CanLII 22781 (C.S. Ont. ; 2000-08-23), le juge Métivier, au paragraphe 75 demeure toutefois à l’effet que « Failure to renew registration cannot be regarded as abandonment of the trademark, as long as use is maintained ». 628 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. AVANTAGES PAR CRÉATIONS DE PRÉSOMPTIONS 2.1 Présomptions Une copie de l’inscription de l’enregistrement de la marque de commerce, certifiée par le registraire, est une preuve des faits qui y sont énoncés, notamment que la personne qui y est nommée est le propriétaire de cette marque16. Elle crée : Ø une présomption de validité17 ; Ø une présomption de propriété18 ; Ø une présomption d’emploi ; Ø une preuve par elle-même des faits énoncés à l’enregistrement, sans affidavit19. 2.2 Fardeau de preuve Ø L’enregistrement est présumé valide20. 16. Art. 54 LMC. 17. Syntex Inc. c. Apotex Inc., 26 C.P.R. (3d) 481 (C.F.P.I. ;1989-06-21), le juge McKay, à la page 499 [infirmé sur d’autres points 36 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F. ; 1991-05-08)]. 18. Andrés Wines Ltd. c. Vina Concha Y Toro S.A., (C.F.P.I. ; 2001-06-01), le juge Deneault, au paragraphe 8 : « Il est bien connu en droit que l’enregistrement d’une marque de commerce confère certains droits et avantages à son propriétaire, et notamment qu’il constitue la preuve prima facie des droits afférents à la marque de commerce et de la propriété de celle-ci. C’est pourquoi lorsqu’une marque de commerce est enregistrée, elle est présumée valide et il incombe à la partie qui cherche à faire radier l’enregistrement de prouver son invalidité. S’il existe des doutes quant à la validité de l’enregistrement d’une marque de commerce, la présomption de validité n’est pas réfutée et il faut conclure à la validité de l’enregistrement de la marque de commerce ». 19. Culinar Inc. c. Gestion Charaine Inc., 19 C.P.R. (3d) 54 (C.F.P.I. ; 1987-07-20), le juge Denault, aux pages 58-59. 20. Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd. c. Hyundai Auto Canada, 2007 CF 580 (C.F. ; 2007-04-24), la juge Tremblay-Lamer, au paragraphe 47. [conf. 2008 CAF 98 (C.A.F. ; 2008-03-11), requête pour permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada refusée 2008 CanLII 46989 (C.S.C. ; 2008-09-18)] ; Fairmont Resort Properties Ltd. v. Fairmont Hotel Management, L.P., 2008 FC 876 (C.F. ; 2008-07-21), le juge Gibson, au paragraphe 64. Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 629 Ø Un fardeau non équivoque est imposé à la partie qui demande la radiation d’un enregistrement21, fardeau parfois lourd, ne seraitce que par l’écoulement du temps et cette présomption22. 2.3 Présomption d’emploi Dans les procédures en opposition, même en l’absence de preuve d’emploi d’une marque enregistrée au Canada, le registraire inférera un emploi de minimis (minimal)23 de la marque de commerce au Canada, selon ce que mentionné à l’enregistrement de cette marque24. 3. AVANTAGES EN CAS DE LITIGES 3.1 Pluralité de violations L’enregistrement d’une marque donne ouverture à trois causes d’action statutaires spécifiques, lesquelles ne peuvent pas être invoquées par le propriétaire d’une marque de commerce qui n’est pas enregistrée : Ø L’enregistrement confère au propriétaire de la marque de commerce le droit exclusif de l’utiliser partout au Canada en liaison avec les marchandises ou services visés par l’enregistrement. 21. General Motors du Canada c. Moteurs Décarie Inc., 2000 CanLII 16083 (C.A.F. ; 2009-09-28), la juge Desjardins, au paragraphe 31 ; Emall.ca Inc. c. Cheaptickets and Travel Inc., 2008 CAF 50 (C.A.F. ; 2008-02-07), le juge Sharlow au paragraphe 12 ; Bodum USA c. Meyer Housewares Canada Inc., 2012 CF 1450 (C.F. : 2012-12-20), le juge Mosley, au paragraphe 20. 22. Manhattan Industries Inc. c. Princeton Manufacturing Ltd., 4 C.P.R. (2d) 6 (C.F.P.I. ; 1971-12-09), le juge Heald, à la page 13 ; T Tubeco, Inc. c. Association Quebecoise Des Fabricants De Tuyau De Beton, Inc., 49 C.P.R. (2d) 228 (C.F.P.I. ; 1980-06-10), le juge Addy à la page 230 « It is equally clear that the onus of proof rests squarely on its shoulders since it is seeking to have a registered trade mark expunged from the register and there exists at law a presumption of validity of the mark. ». 23. Mark Anthony Group, Inc. c. Les vins Andrès du Québec Ltée, 14 C.P.R. (3d) 422 (Comm. opp. ; 1987-02-27), A.M. Troicuk, à la page 425 ; R. Griggs Group Limited c. Groupe Yellow Inc./Yellow Group Inc., 48 C.P.R. (4th) 115 (Comm. opp. ; 2005-06-06), C. Tremblay, à la page 129 ; Major League Lacrosse LLC c. Effigi Inc., 2012 COMC 133 (Comm. opp. ; 2012-07-20), A. Flewelling paragraphe 12. 24. Si l’enregistrement est fondé sur la révélation ou sur les enregistrement et emploi étrangers, il n’y aura pas une telle présomption d’emploi minimal au Canada ; mais il y aura une telle présomption dans le cas où la demande est fondée sur un emploi au Canada ou un emploi projeté (puisque, dans ce cas, une déclaration d’emploi au Canada aura été produite). 630 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il doit ici s’agir de la même marque et des mêmes marchandises ou services. Ce droit exclusif ne dépend pas i) de l’emploi que le propriétaire fait de sa marque dans une région donnée, ii) de l’achalandage dont il peut jouir dans cette région, ou iii) de l’existence de confusion25. Ø Le droit du propriétaire d’une marque de commerce enregistrée est réputé être violé par une personne : • qui n’est pas autorisée à l’employer ; et • qui vend, distribue ou annonce des marchandises ou services en liaison avec une marque de commerce ou un nom commercial créant de la confusion26. Il n’est pas nécessaire que ce soit la même marque de commerce ou les mêmes marchandises ou services que ceux mentionnés à l’enregistrement mais il faudra prouver confusion27. Ø Il y a violation d’une marque de commerce enregistrée lorsque l’utilisation de celle-ci a pour effet de déprécier la valeur de l’achalandage associée à cette marque28. Ø En ce cas, on notera que la confusion n’est pas requise29. 3.2 Choix du tribunal Ø Le propriétaire d’une marque de commerce enregistrée peut, à son choix, instituer des procédures en violation devant une cour provinciale ou fédérale30. 25. Art. 19 LMC. 26. Par. 6(2) LMC « ... Lorsque l’emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure [...] que ces marchandises ou services soient de la même catégorie générale ». 27. Art. 20 LMC. Meubles Domani’s c. Guccio Gucci S.p.A., 43 C.P.R. (3d) 372 (F.C.A. ; 1992-06-19), le juge MacGuigan aux pages 376-377 ; Harley-Davidson Motor Company c. Manoukian, 2013 FC 193 (C.F. ; 2013-02-26), le juge de Montigny, au paragraphe 39. 28. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23 (C.S.C. ; 2006-06-02), le juge Binnie, aux paragraphes 20 et suivants. 29. Art. 22 LMC. 30. Art. 53.2 LMC ; par. 20(1) de la Loi sur les Cours fédérales (L.R.C. (1985), ch. F-7). Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 631 Ø Le propriétaire d’une marque de commerce qui n’est pas enregistrée devra, dans le cas où il décide d’entreprendre de telles procédures, s’en remettre à la concurrence déloyale et à son plus lourd fardeau de preuve, notamment de réputation ou d’achalandage « régional »31. 3.3 Motif d’opposition Ø Une marque de commerce n’est pas enregistrable si, entre autres, elle crée de la confusion avec une marque de commerce enregistrée32. Ø Une opposition peut donc se fonder uniquement sur une marque de commerce enregistrée, sans qu’il soit nécessaire de prouver ou même d’alléguer quelque emploi de la marque au Canada33. 3.4 Dénomination corporative Une marque de commerce enregistrée, dans certaines juridictions canadiennes, peut créer un obstacle administratif à la constitution sous un nom semblable d’une société ou d’une corporation34. 31. Le propriétaire d’une marque de commerce non enregistrée peut instituer des procédures devant la Cour fédérale du Canada. Toutefois, en l’absence d’enregistrement, devra-t-il quand même faire la preuve d’un achalandage dans la province du défendeur ? Oui. L’enregistrement de la marque donne naissance au droit sans preuve d’achalandage alors que dans le cas d’une marque non enregistrée ce droit ne naîtra que s’il y a preuve d’achalandage dans la région concernée. Dans les deux hypothèses, il faudra ensuite prouver confusion, que la marque soit ou non enregistrée. 32. Al. 12(1)d) LMC. 33. Al. 38(2)b) LMC. C’est la différence entre le motif de non-enregistrabilité des alinéas 38(2)b)/12(1d) LMC et celui du droit à l’enregistrement des alinéas 38(2)c)/16(1)a), 16(2)a) et 16(3)c) LMC. 34. C’est le cas pour les incorporations fédérales, de Saskatchewan, du Nunavut et des Territoires du Nord-Ouest qui demandent un rapport NUANS de réservation de nom et où apparaissent les marques de commerce. N’est plus vraiment d’intérêt au Québec car dans le formulaire d’immatriculation, à la rubrique « autres noms », les marques ne peuvent être inscrites au registre des entreprises du Québec que si elles désignent un établissement ou une entreprise (plutôt qu’un produit). Même lorsqu’un des préposés du registraire « laisse passer », cela ne fait que publiciser la marque et ne constitue pas un critère que considérera le registraire pour enregistrer un nom de compagnie. 632 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4. AVANTAGES RELIÉS À LA LUTTE ANTI-CONTREFAÇON 4.1 Détention intérimaire L’enregistrement d’une marque de commerce peut constituer une barrière (ou un outil) contre l’importation de contrefaçons. Sur demande, les tribunaux : Ø peuvent ordonner la garde intérimaire de marchandises sur le point d’être importées au Canada (ou, si déjà importées, non encore dédouanées) sur lesquelles une marque a été apposée illégalement ; et Ø peuvent requérir le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile de détenir ces marchandises. Ces recours n’existent que dans le cas de marques de commerce enregistrées35. Il est utile de rappeler ici, par simple parenthèse, que la simple existence d’un nom commercial ou d’un nom de domaine ne crée pas, comme tel, de droits à la marque. 4.2 Appui à enquête policière Habituellement, lorsqu’un corps policier découvre ce qu’il croit être une marque de commerce contrefaite, une copie certifiée de l’enregistrement de la marque de commerce sera demandée au soutien du dossier remis au substitut du Procureur général qui autorisera la mise en accusation36. 5. AVANTAGES POUR LES DÉPÔTS À L’ÉTRANGER 5.1 Fondement d’un enregistrement à l’étranger Un enregistrement canadien de marque de commerce peut être utilisé comme fondement à l’obtention d’un enregistrement dans un 35. Art. 53.1 et 53.2 LMC. Voir également, sous le titre « Importation et exportation » du projet de loi C-56 Loi visant à combattre la contrefaçon de produits (1re session, 41e législature, art. 43) les articles 51.02 à 51.12 LMC qui ne viseront que les marques enregistrées. 36. Les articles 406, 407, 409 et 410 du Code criminel ne sont pas limités aux seules marques enregistrées ; toutefois, dans les faits, les corps policiers n’interviennent d’eux-mêmes que si la marque est enregistrée. Notons, en passant, que sous le titre « Infractions et peines » du projet de loi C-56 Loi visant à combattre la contrefaçon de produits (1re session, 41e législature, art. 42) que l’article 51.01 LMC ne visera que les marques enregistrées. Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 633 autre pays et ce, sans avoir à prouver l’emploi de la marque dans ce pays. Hors un tel enregistrement de marque de commerce, certains pays (les États-Unis, par exemple) exigent un emploi sur leur territoire. 5.2 Date de priorité Par l’effet de la priorité conventionnelle, une demande d’enregistrement produite à l’étranger dans les 6 mois de la demande canadienne correspondante sera réputée avoir été produite à la même date que la demande canadienne37. 5.3 Garantie demandée par fournisseur Dans certains pays, les manufacturiers exigent une preuve que ce qu’ils vont fabriquer ne violera pas une marque de commerce (dans le pays de destination) et, à cet effet, demandent une copie du certificat d’enregistrement de la marque canadienne associée aux produits qu’ils fabriquent. 6. AVANTAGES POUR CONTRER L’ADOPTION DE MARQUES CONFLICTUELLES PAR UN TIERS 6.1 Mise en garde Vu le caractère public du registre des marques de commerce38, l’enregistrement est un bon moyen de publiciser ses droits et d’avertir les tiers que la marque est déjà prise. 6.2 Dissuasion Ø Il est possible (sinon fortement recommandé) d’effectuer une recherche au registre des marques de commerce de façon préalable à l’adoption d’une nouvelle marque39. Ø Si une marque conflictuelle est localisée par un concurrent, plus souvent qu’autrement, la marque projetée par ce concurrent sera 37. Art. 34 LMC et 4C4 de la Convention de Paris. 38. Par. 29(1) LMC : « [...] les registres [...] sont accessibles à l’inspection publique durant les heures de bureau ». 39. Société pour l’expansion des Tissus Fins c. Marimac, Inc., 8 C.P.R. (2d) 112 (C. sup. Qué. ; 1984-01-13), le juge Gomery, au paragraphe 5. 634 Les Cahiers de propriété intellectuelle écartée et une autre sera choisie, le concurrent voulant généralement éviter un obstacle qui pourrait retarder ou rendre incertain le lancement de sa nouvelle marque. 6.3 Tamisage des demandes conflictuelles Ø Le Bureau des marques de commerce soulèvera de lui-même, à l’examen, une objection de non-enregistrabilité pour cause de confusion si un tiers présente une demande d’enregistrement pour une marque susceptible de créer de la confusion avec une marque de commerce déjà enregistrée et ce, sans que le propriétaire de la marque citée n’ait à intervenir. Il s’agit d’une première barrière40. Ø De plus, si le registraire a des doutes sur le caractère enregistrable de cette nouvelle marque, il enverra un avis dit « de cas douteux » au propriétaire de la marque citée, pour que celui-ci puisse s’y opposer. C’est une seconde barrière41. 6.4 Primer l’emploi d’un tiers Ø Le fait de déposer une demande en invoquant un emploi projeté (c’est-à-dire quand la marque n’est pas encore employée au Canada) permettra au propriétaire de « réserver » cette marque pendant que se poursuivront la recherche et le développement des produits associés à la marque et que viendra le bon moment pour commercialiser. Ø Lorsqu’une marque est enregistrée, elle est présumée avoir été adoptée au moment de la production de la demande et qui l’aura employée après cette date se verra évincé même si son emploi est antérieur à cet enregistrement (quoique postérieur à cette demande) ; pis, il pourra même être recherché pour violation de la marque maintenant enregistrée. 6.5 Bouclier contre des procédures en violation L’enregistrement d’une marque de commerce peut servir de bouclier à son propriétaire advenant que des procédures en usurpation de marque ou en concurrence déloyale soient entreprises contre lui à titre de défendeur. En effet, de par l’enregistrement, la Loi confère un droit exclusif à l’emploi de la marque qui en fait l’objet. Ce n’est donc qu’à partir 40. Al. 12(1)d) et 37(1)b) LMC. 41. Par. 37(3) LMC. Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 635 de l’invalidation de cet enregistrement que son propriétaire pourra être recherché en responsabilité, mais uniquement pour des actes commis après cette invalidation42. 6.6 Marque interdite Ø L’enregistrement d’une marque, pour les marchandises ou services qui y sont visés, évite de se faire littéralement « exproprier » (sans compensation) par la publication d’une marque officielle. Ø Sur publication d’une telle marque – non limitée à des marchandises ou services particuliers et sans examen quant à l’état du registre –, il devient interdit d’adopter, d’enregistrer ou d’employer, à titre de marque de commerce ou autrement, une marque qui ressemble à la marque désormais interdite43. Ø Si la marque de commerce est déjà employée, son propriétaire peut continuer à l’employer pour les seuls services et marchandises qu’il employait avant la publication de la marque officielle44. Par contre, il ne pourra plus enregistrer sa marque et ce, même s’il avait déjà produit une demande d’enregistrement ou qu’il l’employait avant la publication de cette marque officielle. On en conviendra, cela peut obérer fortement un programme de franchise ou de licence ! Ø Le consentement aux enregistrement et emploi de la marque de commerce peut toujours être demandé au propriétaire de la marque officielle mais n’est pas toujours donné et est parfois assujetti à des restrictions ou au versement d’une compensation. 7. AVANTAGES SE RAPPORTANT AUX NOMS DE DOMAINE 7.1 Obligation de résidence Ø L’obtention d’un nom de domaine national se terminant en .CA est assujetti à certaines conditions de résidence45. 42. Veuve Clicquot Ponsardin c. Boutiques Cliquot Ltée, 2006 CSC 23 (C.S.C. ; 2006-06-02), le juge Binnie, au paragraphe 16 ; Remo Imports Ltd. c. Jaguar Cars Limited, 2007 CAF 258 (C.A.F. ; 2007-07-18), le juge Létourneau, aux paragraphes 110-114. 43. Par. 9(1) LMC. 44. Canadian Olympic Assn. v. Konica Canada Inc., 39 C.P.R. (3d) 400 (F.C.A. ; 1991-11-22), le juge Hugessen, à la page 409. 45. Canadian Internet Registration Authority (CIRA) ; Autorité canadienne pour les enregistrements Internet (ACEI). 636 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ø Une compagnie qui n’est pas constituée en vertu de la loi canadienne n’est pas autorisée à obtenir et à maintenir un enregistrement d’un domaine .CA. Ø Toutefois, les exigences de présence canadienne seront satisfaites si celui qui demande l’enregistrement du nom de domaine en .CA est propriétaire d’une marque de commerce canadienne enregistrée pour les mots visés par ce nom de domaine46. 7.2 Enquêtes Une requête en divulgation relativement à un nom de domaine .CA pour lequel des informations apparaissent au registre WHOIS et qui appartient à un individu (par opposition à une corporation) requiert une copie certifiée d’un enregistrement canadien de marque de commerce. 7.3 Arbitrage Dans le domaine de l’arbitrage en récupération de noms de domaine, la propriété d’une marque de commerce enregistrée pour laquelle le nom de domaine en litige crée de la confusion satisfait automatiquement aux exigences de l’ACEI/CIRA de la démonstration des droits sur une marque de commerce48. 7.4 Litige L’enregistrement des marques de commerce facilitera les procédures judiciaires à l’encontre des cyber-squatteurs, des typopirates et autres malandrins du cyberespace. 7.5 Nouveaux domaines de tête Un enregistrement de marque de commerce peut servir à bloquer l’octroi d’un nom de domaine de premier niveau ou à bénéficier des périodes de réservation pré-lancement. 46. Règles générales en matière d’enregistrement (version 3.18 du 13 janvier 2013), art. 2.1 et Exigences en matière de présence au Canada applicables aux titulaires (version 1.3), art. 2q). 47. WHOIS est une contraction de l’anglais « Who is ? » : il s’agit d’un service de recherche permettant d’obtenir de l’information sur une adresse IP ou un nom de domaine. 48. Politique de l’ACEI en matière de règlement des différends relatifs aux noms de domaine Version 1.3 (le 22 août 2011), art. 3.2c) et 4.1a). Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 637 8. AUTRES AVANTAGES – MISCELLANÉES 8.1 Charte de la langue française Une marque de commerce enregistrée49 permet de déroger à l’obligation d’utiliser des termes français : Ø sur des produits50, les catalogues, brochures, dépliants, annuaires commerciaux et publications de même nature51, Ø dans l’affichage public et la publicité commerciale52. 8.2 Dispositions statutaires Quelques dispositions statutaires assujettissent : Ø la commercialisation de certains produits à l’apposition sur ceuxci d’une marque de commerce enregistrée (par exemple, la Loi sur le poinçonnage des métaux précieux)53 ; Ø la représentation sur une enseigne extérieure d’un humain ou d’un animal ou la simple présence d’un logo à une marque de commerce enregistrée (voir les règlements sur l’affichage des villes de Longueuil et de Saint-Bruno)54. 49. Même si le règlement fait référence à une marque de commerce « reconnue », ce que la jurisprudence ne restreint pas à une marque de commerce enregistrée, l’interprétation de l’Office québécois de la langue française est dogmatique et ne sont vraiment considérées comme bénéficiant de plein droit de l’exception que les marques enregistrées. « [...] l’Office considère que sont visées par l’exception touchant les marques « reconnues » (prévue par le 4o des art. 4, 13 et 25) uniquement les marques déposées auprès du Bureau canadien des marques (OPIC), si les formalités d’enregistrement sont terminées à la date où l’exception est soulevée ». 50. Art. 7, 4o du Règlement sur la langue du commerce et des affaires adopté en vertu de la Charte de la langue française. 51. Art. 13, 4o du Règlement sur la langue du commerce et des affaires adopté en vertu de la Charte de la langue française. 52. Art. 24, 4o du Règlement sur la langue du commerce et des affaires adopté en vertu de la Charte de la langue française. Sont visés : panneaux publics, affiches et panneaux publicitaires. 53. Terrasse Jewellers Inc. c. R., 20 F.T.R. 1 (C.F.P.I. ; 1988-06-09) ; conf. 107 N.R. 159 (C.A.F. ; 1989-10-12). 54. Règlement 1642 Affichage sur le boulevard Taschereau à Longueuil. GENERAL/11.3.4 Message et contenu. Le message de toute enseigne ne peut être constitué que de lettres, chiffres pictogrammes, logos ou sigles. [...] 638 Les Cahiers de propriété intellectuelle 8.3 Monétisation55 Une marque de commerce enregistrée, par la plus grande certitude sur l’étendue de son monopole, constitue un actif commercial d’importance et sa monétisation ou valeur de réalisation en est d’autant facilitée56 : Ø identification d’actifs qui pourraient être vendus, totalement ou en partie ; Ø création des sources de revenus à l’aide de licences ou de franchises ; Ø « collatérisation »57 des marques de commerce (où les marques sont offertes en garantie) ; Ø « sécurisation » de prêts ou d’investissements par le biais d’hypothèques (au registre fédéral des marques, les « accords de sûreté » grevant une marque n’apparaîtront au dossier électronique qu’à l’enregistrement, donc inexistants pour les marques non enregistrées ; aux registres provinciaux, ces hypothèques pourront être enregistrées) ; Ø soutien à certains montages financiers et justification d’avantages fiscaux. L’utilisation de reproduction d’animaux, de personnes, d’objets personnifiés ou de produits est prohibée, sauf s’il s’agit de logos ou de sigles reconnus et dûment enregistrés au Bureau de marques de commerce. Règlement de zonage URB-Z2009, chapitre 8 Affichage de la ville de SaintBruno : ARTICLE 448 MESSAGE D’UNE ENSEIGNE Seules les inscriptions suivantes sont autorisées 1o Sur un enseigne murale, sur auvent, sur marquise, projetante, en saillie et une oriflamme, les inscriptions peuvent comprendre : a) Le logo dument enregistré de l’occupant de la suite ; b) Le nom enregistré de l’occupant de la suite [...]. 55. « Monétisation : Action de transformer quelque chose en source de revenu » selon Le petit Larousse illustré 2013 et, plus platement selon Le petit Robert 2013 « monétiser : transformer en monnaie ». 56. Certains diront même que la présence de marques de commerce enregistrées est de nature à rassurer les investisseurs qui en concluront une saine gérance des actifs et les conforteront dans une exploitation paisible de la marque. L’aspect « police d’assurance » ! 57. L’Office québécois de la langue française ne reconnaît pas le néologisme et indique que le terme collatéral devrait se dire, en français « Bien qu’un emprunteur offre en garantie de l’acquittement d’une dette. » Pourquoi enregistrer vos marques de commerce ? 639 9. VARIATION SUR LE THÈME « POURQUOI ENREGISTRER SA MARQUE À L’ÉTRANGER ? »58 Les avantages que procure l’enregistrement d’une marque de commerce sont globalement les mêmes dans la plupart des pays membres de l’Union de Paris ou de l’OMC59 et sont souvent les mêmes qu’au Canada. Rappelons certains d’entre eux. 9.1 Droits au premier déposant Ø Dans certains pays, seul l’enregistrement permet d’obtenir des droits à la marque. Ø De plus, dans la plupart des pays, les droits à la marque s’acquièrent par le simple enregistrement : c’est au premier déposant (généralement de bonne foi) qu’échéeront les droits. 9.2 Relations d’affaires Ø La prudence voudrait donc que, pour les pays où l’on songe à faire affaire, directement ou par un réseau de distributeurs, une demande d’enregistrement soit produite rapidement, de façon concomitante à quelque discussion d’affaires ; cela est beaucoup moins onéreux que de devoir instituer, toujours avec des chances de succès aléatoires, des procédures en radiation, longues et coûteuses, pour récupérer, peut-être, marque et marché. Ø Variation de la précédente : l’enregistrement dans le pays de son manufacturier évite des tentations à ce dernier qui pourrait songer • à l’enregistrer en son nom comme moyen de pression économique ; • à en tirer prétexte pour justifier un détournement d’une partie de sa production (après, tout, la marque est à son nom !) ; 58. « Think big ! » eût dit Bob Elvis Gratton dans Elvis Gratton II – Miracle à Memphis (1999) du réalisateur Pierre Falardeau. Oui, oui, la citation est ici tronquée pour préserver un certain bon goût. 59. Au 1er juin 2013, 174 pays étaient membres de la Convention et l’OMC comptait 159 membres. Seul un pays peut être membre de la Convention alors que des territoires ou organisations supranationales peuvent être membres de l’OMC (Hong Kong et Macao ; Benelux et Union européenne). Ne sont partie ni à l’une ni à l’autre : Afghanistan, Érythrée, Éthiopie, Kiribati, Îles Marshall, Micronésie, Nauru, Palau, Somalie, Timor Leste et Tuvalu. 640 Les Cahiers de propriété intellectuelle • ou qu’un tiers ne l’enregistre et ne s’en serve pour perturber la production par une procédure en contrefaçon... 9.3 Exploitation Ø L’enregistrement est une obligation préalable à certaines formes de marquage, dont l’utilisation du symbole ®, ou équivalent. Ø Dans certains pays, l’enregistrement d’une marque est obligatoire pour commercialiser ou publiciser celle-ci. 9.4 Domaine national de premier niveau L’enregistrement de certains noms de domaine nationaux est assujetti à une obligation de domiciliation qui, comme au Canada, peut être remplacée par un enregistrement national de marque de commerce. 9.5 Litige Ø Permet d’obtenir des dommages plus importants advenant violation et un certain magasinage de forums (forum shopping). Ø Après un certain temps, la marque devient incontestable et son enregistrement ne peut plus être attaqué pour quelque raison. Ø Crée une présomption de propriété et de validité (même si la présomption est réfragable, c’est un avantage non négligeable advenant contrefaçon). Ø Donne ouverture à une défense additionnelle advenant poursuite en violation ou en passing-off. 9.6 Inscription auprès des autorités douanières Dans certains pays (États-Unis, Union européenne), la preuve de l’enregistrement d’une marque de commerce peut être déposée auprès des autorités douanières afin de prévenir l’importation de marchandises arborant des marques de commerce contrefaites. CONCLUSION Voilà, en quelques mots, certains points à considérer lorsque viendra le temps de décider s’il faut enregistrer « sa » marque avant qu’elle ne devienne celle de quelqu’un d’autre. Vol. 25, no 2 Ce que les défendeurs vous diront Daniel S. Drapeau* Excuse no 10 : La preuve que vous avez contre moi est périmée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 643 Excuse no 9 : J’ai plusieurs points de vente, mais ils font tous partie d’une seule et même entreprise. . . 644 Excuse no 8 : Je n’ai pas les moyens de me payer un avocat (mais j’en ai assez pour avoir une compagnie...). . . . . . . . . . . . . . . . . 644 Excuse no 7 : Mon nouveau procureur a besoin de plus de temps . . . . . . . . . . . . . . . . . 646 Excuse no 6 : Vous devez plaider dans ma langue . . . . . . . 646 Excuse no 5 : Vous perdez votre temps, parce que.... . . . . . 648 Excuse no 4 : Le demandeur n’a subi aucun dommage . . . . 649 Excuse no 3 : Le demandeur n’a pas droit à grand-chose parce que... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 650 Excuse no 2 : Je n’ai plus les exemplaires contrefaits... . . . . 653 Excuse no 1 : J’étais de bonne foi . . . . . . . . . . . . . . . . 653 © Daniel S. Drapeau, 2013. * Avocat et agent de marques de commerce chez DrapeauLex Inc. 641 Il n’y a pas que les professeurs qui soient en mesure de vous offrir de savoureuses perles tirées de leur pratique. Inspiré par Jean-Charles1, votre tout dévoué collectionne, depuis quelques années, les excuses les plus ingénieuses servies par des défendeurs créatifs. Au-delà du classique « achetez nos produits de style (MARQUE CONNUE) », qu’on peut retrouver sur le marché, l’audace de certains les a amenés aux portes de la Cour fédérale du Canada, qui a ainsi eu l’occasion de se prononcer sur certaines de celles-ci. Allons-y donc pour un petit topo sur les dix excuses les plus fréquemment rencontrées, et les répliques que la Loi et la jurisprudence offrent au praticien. Excuse no 10 : La preuve que vous avez contre moi est périmée Avant d’intenter une action en justice, le demandeur aura préservé la preuve des agissements du défendeur. Ce dernier soulèvera peut-être que celle-ci est périmée. Or, la Loi sur les Cours fédérales2 prévoit que la prescription est régie par la loi de la province où le fait générateur est survenu. Au Québec, celle-ci est de trois ans3 alors qu’en Ontario4 et en Colombie-Britannique5, elle est de deux. 1. JEAN-CHARLES, La Foire aux cancres, (Paris : Calmann-Lévy, 1962). 2. Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, art. 39(1) : « Sauf disposition contraire d’une autre loi, les règles de droit en matière de prescription qui, dans une province, régissent les rapports entre particuliers s’appliquent à toute instance devant la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale dont le fait générateur est survenu dans cette province. » 3. L’article 2925 du Code civil du Québec énonce que : « L’action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n’est pas autrement fixé se prescrit par trois ans. » 4. L’article 4 de la Loi de 2002 sur la prescription des actions, 2002, S.O. 2002, c. 24, Sch. B énonce : « Sauf disposition contraire de la présente loi, aucune instance relative à une réclamation ne peut être introduite après le deuxième anniversaire du jour où sont découverts les faits qui ont donné naissance à la réclamation. » 5. L’alinéa 3(2)(a) du Limitation Act, R.S.B.C. 1996, Chapter 266 énonce que : 643 644 Les Cahiers de propriété intellectuelle Excuse no 9 : J’ai plusieurs points de vente, mais ils font tous partie d’une seule et même entreprise Il se peut qu’un défendeur opère à partir de plusieurs points de vente. Dans Gianni Versace SpA c. V.K. Design cob Laco Sac6, la Cour a rejeté l’argument du défendeur à l’effet que ses nombreux magasins constituaient une seule entreprise et a multiplié le montant des dommages accordés par le nombre de magasins où le défendeur avait vendu des contrefaçons. Ce principe a d’ailleurs été appliqué dans Louis Vuitton Malletier S.A. c. Lin Pi-Chu Yang7, où une condamnation monétaire de plus de 250 000 $ a été imposée. Plus récemment, dans l’affaire Louis Vuitton Malletier S.A. c. Singga Entreprises (Canada) Inc.8, la fréquence de renouvellement des stocks du défendeur a été admise comme facteur de multiplication. Excuse no 8 : Je n’ai pas les moyens de me payer un avocat (mais j’en ai assez pour avoir une compagnie...) Hormis des circonstances particulières, la règle 120 des Règles des Cours fédérales9 prévoit qu’une société doit être représentée par avocat. La circonstance « particulière » la plus fréquemment invoquée ? Vous l’avez devinée, l’indigence du défendeur, bien sûr. A beau prétendre qui vient de loin, le défendeur corporatif aurait avantage à mettre en preuve non seulement l’indigence de la société10, mais également celle de son actionnaire principal11. « After the expiration of 2 years after the date on which the right to do so arose a person may not bring any of the following actions : (a) subject to subsection (4) (k), for damages in respect of injury to person or property, including economic loss arising from the injury, whether based on contract, tort or statutory duty ; » 6. Dossier de la Cour T-1575-01, 10 décembre 2001, le juge Blais. 7. 2007 CF 1179 (C.F.), la juge Snider. 8. 2011 CF 776, au paragraphe 140, le juge Russel. 9. Cette règle prévoit : « Une personne morale, une société de personnes ou une association sans personnalité morale se fait représenter par un avocat dans toute instance, à moins que la Cour, à cause de circonstances particulières, ne l’autorise à se faire représenter par un de ses dirigeants, associés ou membres, selon le cas. » 10. Wic Premium Television Ltd. c. Levin, (2001) 211 F.T.R. 201 (C.F.P.I.) (C.F.) la juge Heneghan, au paragraphe 18 : « [...] Je ne suis saisie d’aucun élément de preuve indiquant que lesdites sociétés sont incapables d’obtenir les services juridiques nécessaires en raison de leur indigence. Il incombe aux sociétés défenderesses de prouver cette situation si c’est là la raison pour laquelle elles n’ont pas désigné de conseiller juridique. Les sociétés défenderesses n’ont pas réussi à se décharger du fardeau de la preuve qu’elles avaient à cet égard. » 11. Source Services Corp. c. Source Personnel Inc., (1995) 105 F.T.R. 42 (C.F.P.I.), le juge Rouleau au paragraphe 17. Dans cette affaire où les états financiers déposés Ce que les défendeurs vous diront 645 Qui plus est, il n’y a pas que l’indigence qui compte dans la détermination des circonstances particulières permettant à une société d’être dispensée des services d’un procureur. En effet, la Cour a rappelé qu’on doit également tenir compte d’autres facteurs, dont : • La possibilité que la personne qui représente la société comparaisse à titre de témoin. Dans les affaires Kobetek Systems Ltd. c. R.12 et Wic Premium Television Ltd. c. Levin13, les requêtes des défendeurs corporatifs pour permission d’être représentés par des non-avocats ont été rejetées au motif que lesdits représentants avaient déjà déposé des affidavits au dossier de la Cour. • Le bon déroulement de l’instance En refusant à un défendeur corporatif la permission d’être représenté par un de ses dirigeants, la Cour a déjà mentionné que la présence d’un procureur améliorera certainement le déroulement d’une instance : Canada (Ministre du Revenu national) c. 2786885 Canada Inc.14. Il peut également arriver qu’une société et un particulier se retrouvent comme co-défendeurs. Pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups, économiser sur les frais d’avocats et faire représenter la première par le deuxième ? Tentation à laquelle a succombé ce brave couple dans l’affaire D & A’s Pet Food N’ Moore Ltd. c. Mr. P’s & Mr. Pets Ltd. and Greg Penno15. Espoir déçu : la Cour a refusé à Monsieur la permission de représenter la société défenderesse, dont l’unique actionnaire était Madame, au motif qu’il n’était pas officier de celleci et qu’aucune circonstance particulière n’avait été démontrée. 12. 13. 14. 15. en preuve par le défendeur ont été jugés insuffisants pour établir son impécuniosité, la Cour a également noté l’absence de preuve concernant l’impécuniosité de l’actionnaire principal du défendeur en rejetant sa requête en vertu de la Règle 120 : « La défenderesse doit avoir fait la preuve non seulement que la personne morale est impécunieuse, mais que son principal actionnaire l’est également. En ce qui concerne l’impécuniosité de la personne morale, le bilan abrégé en question ne donne pas suffisamment de détails sur la situation financière de la personne morale et ne saurait être invoqué pour arriver à la conclusion que les services d’un avocat ne pouvaient pas être retenus.. [...] Aucun élément de preuve n’a été produit au sujet de l’impécuniosité des actionnaires de la personne morale. » (1998) 1 C.T.C. 308 au paragraphe 7 (C.F.P.I.) le juge Muldoon. (2001) 211 F.T.R. 201 au paragraphe 15 (C.F.P.I.) la juge Heneghan. (1998) 98 D.T.C. 6266 (C.F.P.I.) le protonotaire Morneau au paragraphe 4. 2005 CF 1370 (C.F.) le juge Harrington. 646 Les Cahiers de propriété intellectuelle Excuse no 7 : Mon nouveau procureur a besoin de plus de temps Si cette excuse peut, à première vue, paraître raisonnable, lisez attentivement la décision dans l’affaire General Motors Corp. c. Diabco Internationale Inc.16, où la Cour mentionne : En faisant abstraction du fait que la requête n’est appuyée que par l’affidavit d’un avocat – sans toutefois excuser cette omission –, je vais rejeter la requête pour deux motifs : a) Le fait qu’un avocat n’est intervenu que récemment au dossier alors que rien ne prouve ou même n’indique que l’avocat précédent s’est mal conduit ne justifie pas de reporter l’instruction d’une requête en jugement sommaire qui, lors de la conférence du 14 décembre 2006 relative à la gestion de l’instance, accusait déjà un retard de onze mois. Le client qui change d’avocat doit remettre le dossier à son nouvel avocat, qui doit accepter le dossier dans l’état où il se trouve alors. Un changement d’avocat justifie rarement, voire jamais, de retarder le déroulement d’un procès.[...] Excuse no 6 : Vous devez plaider dans ma langue Quelle chance que de vivre dans un pays dont le bilinguisme est constitutionnellement enchâssé17 ; on peut s’adresser à la Cour fédérale, en français ou en anglais, dixit la règle 68(2) des Règles des Cours fédérales18. 16. 2007 A.C.F. 554 (C.F.) le juge Hugessen au paragraphe 3(a). 17. L’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 énonce que : « Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif ; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire ; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l’autorité de la présente loi, et par-devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l’une ou de l’autre de ces langues. Les lois du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues. » Article 19(1) de la Charte canadienne des droits et libertés énonce que : « Chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent. » 18. La règle 68(2) des Règles des Cours fédérales énonce que : « Les actes de procédure, les mémoires exposant les faits et le droit et les prétentions écrites relatives aux requêtes doivent être en français ou en anglais. » Ce que les défendeurs vous diront 647 Si tant est qu’il soit nécessaire de rappeler ce droit fondamental, le plaideur trouvera ce dont il a besoin pour encourager la partie adverse au bilinguisme dans l’affaire Chanel S. de R.L. c. Genève Accessoires Inc.19, où la Cour mentionne : Contrairement à la prétention des défendeurs, Chanel a le droit de choisir de s’exprimer en français ou en anglais devant cette Cour. Dans l’arrêt Lavigne c. Canada (Développement des ressources humaines), [1995] A.C.F. no 737 (QL), le juge Noël au para. 15, a déclaré : Je ne puis trouver aucun fondement juridique permettant de soutenir que Sa Majesté ou une institution fédérale est tenue de fournir à une partie une traduction des affidavits faits sous serment par ses témoins, lorsque l’affidavit en question est rédigé dans la langue officielle autre que celle qui a été choisie par la partie en question. Dans la mesure où cette obligation découle de la Constitution, de la Charte ou de la Loi sur les langues officielles, elle doit être tirée d’une garantie inscrite dans la Constitution ou du libellé de la Loi. Tel qu’il est mentionné plus haut, la garantie constitutionnelle liée à l’emploi de l’une ou l’autre des langues officielles dans les poursuites judiciaires concerne celui qui rédige les plaidoiries écrites et non celui qui les lit. Il n’existe donc aucun droit constitutionnel permettant à une partie d’exiger les affidavits produits par la partie adverse dans la langue officielle qu’elle a choisie ; en conséquence, le gouvernement n’est nullement tenu de fournir une traduction. De plus, dans la même affaire, Lavigne c. Canada (Développement des ressources humaines), [1995] A.C.F. no 1629 (QL), le juge Richard a souligné que la Loi sur les langues officielles et les Règles n’obligent pas la Cour à fournir une traduction, dans l’une ou l’autre des langues officielles, des documents (comme des affidavits) utilisés devant la Cour : Les défendeurs n’ont donc pas le droit de recevoir des copies des affidavits de la partie demanderesse en français. D’autre part, je rejette également l’argument des défendeurs à l’effet que le jugement original serait un document illégal selon l’article 20 de la Loi sur les langues officielles. Je note d’ailleurs que le jugement par défaut a depuis été traduit en français. Il ne semble 19. 2008 CF 87 (C.F.) le juge Martineau aux paragraphes 12-13. 648 Les Cahiers de propriété intellectuelle pas non plus y avoir d’accroc aux règles de justice naturelle. En effet, je note que certaines lettres de M. Sebag à Chanel et à cette Cour sont rédigées en anglais. D’ailleurs, les factures émises par Sun Jewelry & Art Inc. de Miami, Floride pour les bijoux des marques de commerce CHANEL sont en anglais. Je note également que même si M. Sebag a une instruction scolaire très limitée, il est capable de comprendre la nature des procédures en l’espèce. M. Sebag n’est pas une partie mal informée. Il agit au nom d’entreprises dont il est le président et l’actionnaire principal. Il a pu lire la correspondance de Chanel et écrire à cette Cour. Excuse no 5 : Vous perdez votre temps, parce que : (cochez la case appropriée) q je n’ai pas d’argent q j’ai mis mes avoirs à l’abri Une fois le moment venu de faire face aux conséquences de ses actes, quoi de plus commode que de se prétendre pauvre. Pour ceux tentés par cette excuse facile, rappelons l’affaire Ragdoll Productions (UK) Ltd. c. Jane Doe20 où la Cour mentionne que la capacité de payer du défendeur n’est pas un facteur dont il faut tenir compte pour établir les dommages auxquels le demandeur a droit. Ajoutons à ceci que le défaut de s’acquitter d’une condamnation monétaire constitue un outrage au tribunal21, passible d’une variété de sanctions prévues à la règle 472 des Règles des Cours fédérales22. 20. (2002) 21 C.P.R. (4th) 213 (C.F.P.I.) le juge Pelletier au paragraphe 32. La même règle prévaut en matière de dépens : Soloski c. La Reine, [1977] 1 C.F. 663 (C.F.P.I.) le juge Addy ; confirmé sans commentaire sur ce point [1978] 2 C.F. 632 (C.A.F.) confirmé sans commentaire [1980] 1 R.C.S. 821 ; Nike Canada Ltd. c. Jane Doe, (1999) A.C.F. 1018 (C.F.P.I.) le juge Gibson, au paragraphe 11. 21. Règle 466(b) des Règles des Cours fédérales. 22. La règle 472 énonce que : « 472. Lorsqu’une personne est reconnue coupable d’outrage au tribunal, le juge peut ordonner : (a) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans ou jusqu’à ce qu’elle se conforme à l’ordonnance ; (b) qu’elle soit incarcérée pour une période de moins de cinq ans si elle ne se conforme pas à l’ordonnance ; (c) qu’elle paie une amende ; (d) qu’elle accomplisse un acte ou s’abstienne de l’accomplir ; (e) que les biens de la personne soient mis sous séquestre, dans le cas visé à la règle 429 ; (f) qu’elle soit condamnée aux dépens. » Ce que les défendeurs vous diront 649 Qui plus est, une ordonnance de la Cour fédérale, exécutable en tout temps dans les six ans qui suivent sa reddition, peut être renouvelée, de six ans en six ans23, de quoi fournir au défendeur impécunieux le temps de renflouer ses coffres. Excuse no 4 : Le demandeur n’a subi aucun dommage On retrouve souvent cette excuse en matière d’anti-contrefaçon ou de piraterie. Après tout, qu’est-ce qu’un petit signal détourné ou un réticule dernier cri ? Eh bien non, la Cour fédérale est bien au fait des dommages occasionnés par ces activités illicites24 : L’affidavit Penman établit que Nintendo applique des normes de qualité exigeantes à l’égard des marchandises sous licence autorisées exploitant les marques de commerce de Nintendo. Toutefois, l’entreprise ne peut d’aucune façon régir la qualité ou la sécurité des marchandises non autorisées ou contrefaites. Les consommateurs ayant acheté des marchandises Nintendo contrefaites de piètre qualité trouveront vraisemblablement à redire et, ignorant probablement qu’ils ont affaire à des contrefaçons, se détourneront des marchandises de bonne qualité exploitant légitimement les droits de propriété intellectuelle de Nintendo, au détriment des demanderesses. Comme, en outre, les marchandises contrefaites ou illégales se vendent généralement moins cher que les produits Nintendo véritables, des consommateurs seront moins portés à acheter ces produits véritables parce qu’ils croiront pouvoir se procurer à meilleur prix des marchandises en apparence « identiques ». Par conséquent, la vente bon marché de produits contrefaits ou illégaux de qualité inférieure porte atteinte à la réputation qu’a 23. La Règle 437 des Règles des Cours fédérales prévoit : « 437. (1) Tout bref d’exécution est valide pendant les six ans suivant la date de sa délivrance. (2) Si un bref n’a été exécuté qu’en partie, la Cour peut, sur requête, rendre, avant l’expiration du bref, une ordonnance renouvelant celui-ci pour une période de six ans à la fois. (3) Un bref dont la période de validité a été prolongée en vertu du paragraphe (2) ne peut être exécuté que si l’une des conditions suivantes est respectée : (a) il porte une indication de la date de l’ordonnance de prolongation ; (b) le requérant a signifié une copie certifiée de l’ordonnance au shérif auquel le bref est adressé. (4) Le bref dont la période de validité a été prolongée en vertu du paragraphe (2) produit son effet de façon ininterrompue. » 24. Viacom Ha ! Holding Co. c. Jane Doe, (2000) 6 C.P.R. (4th) 36 (C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer aux paragraphes 53-56. 650 Les Cahiers de propriété intellectuelle Nintendo de produire des marchandises de qualité et amoindrit la valeur de l’achalandage attaché à ses droits de propriété intellectuelle ; elle nuit également aux ventes que peuvent réaliser les détaillants honnêtes ayant acquis de bonne foi les marchandises Nintendo autorisées dans le but d’en tirer un juste profit.25 Philosophe, le praticien en propriété intellectuelle s’enorgueillira de ce prononcé percutant, venu tout droit de la Cour provinciale de la Colombie-britannique, repris par la Cour fédérale 26 : C’est du vol. Me Neeman a raison : parce qu’il s’agit là d’une pratique répandue, certains sont tentés de ne pas la considérer comme du vol proprement dit. Cependant, le principe de la propriété intellectuelle est d’une grande importance dans notre société. La propriété intellectuelle protège en effet la créativité. Elle protège les idées originales et confère des droits sur elles, de manière à récompenser la capacité d’invention et de création de leurs auteurs. Ce principe joue un rôle essentiel dans l’évolution et le progrès de notre société. En effet, ce qui distingue une société avancée ou à niveau de vie élevé des autres sociétés est le degré de pensée originale, de créativité et d’invention qui la caractérise. Il y a ici en jeu un intérêt sociétal qui me paraît de la plus haute importance. À mon avis, ce genre de vol constitue une infraction très grave, plus grave que le vol d’autres objets ou biens, parce qu’il menace l’essence même de ce qui distingue une société avancée et créatrice d’une société qui ne l’est pas. Excuse no 3 : Le demandeur n’a pas droit à grand-chose parce que : (cochez à volonté, voire même, toutes ces réponses) q il n’a droit qu’aux profits qu’il a perdus q mes contrefaçons sont peu chères q je suis un si petit vendeur q j’en ai juste vendu quelques-unes 25. (2000) 6 C.P.R. (4th) 36(C.F.P.I.), la juge Tremblay-Lamer aux paragraphes 53-56. 26. Louis Vuitton Malletier S.A. c. Singga Entreprises (Canada) Inc., 2011 CF 776 le juge Russel au paragraphe 167. Ce que les défendeurs vous diront 651 Ce n’est pas que de la bouche des défendeurs qu’on entend ces prétentions. Leurs procureurs parfois les servent, avec beaucoup de verve. À leur décharge, n’est-il pas vrai qu’à faible prix ou quantité minime, marge de profit faible ? Quoi de plus logique. C’est cependant ignorer les seuils de dommages dits « compensatoires » ou « symboliques » établis par la Cour fédérale en l’an 200027, qui ne dépendent ni de la taille du défendeur, ni des quantités d’exemplaires contrefaits vendus, mais plutôt de la nature des opérations de ce dernier, à savoir : • pour un fabricant ou un distributeur : 24 000 $ (31 135 $ en 2013)28 • pour un vendeur avec une adresse fixe : 6 000 $ (7 783 $ en 2013) • pour un vendeur itinérant : 3 000 $ (3 892 $ en 2013) Bien que ces seuils aient été adoptés par la Cour fédérale dans un souci de traitement efficace des dossiers d’anti-contrefaçon, notons que le seuil de 6 000 $ a déjà été accordé dans une affaire de violation de marque de commerce, à savoir D. & A.’s Pet Food’n More Ltd. c. Seiveright (c.o.b. Pets ‘n’ More)29 : Bien que l’analogie ne soit pas parfaite, je souscris au raisonnement qu’a suivi le juge Pelletier, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans Ragdoll Productions (U.K.) Limited et al. c. Mme Unetelle et al. (2002), 21 C.P.R. (4th) 213. Je fixe les dommages-intérêts à la somme de 6 000 $, qui m’apparaît appropriée dans le cas d’un magasin de détail fixe. Je prends note des efforts que la défenderesse a déployés en ce qui a trait à la boutique afin de modifier rapidement son affichage, si bien qu’environ un an plus tard, elle n’était plus contrefaite. 27. Oakley Inc. c. Jane Doe (2000) 8 C.P.R. (4th) 506 (C.F.P.I.), le juge Pelletier au paragraphe 3 et première note de bas de page. 28. Selon la Banque du Canada (http://www.banqueducanada.ca/taux/renseignements-complementaires/feuille-de-calcul-de-linflation). La Cour acceptant par ailleurs que ces montants soient corrigés pour tenir compte de l’inflation : Vuitton Malletier S.A. c. Lin Pi-Chu Yang, 2007 CF 1179, la juge Snider au paragraphe 43 ; Louis Vuitton Malletier S.A. c. Singga Entreprises (Canada) Inc., 2011 CF 776, le juge Russel au paragraphe 130. 29. [2006] A.C.F. 243, le juge Lemieux au paragraphe 9. 652 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le raisonnement qui sous-tend ces seuils laisse peu d’espoir au défendeur qui érige en bouclier sa petite taille ou ses faibles ventes : À mon avis, la fixation de dommages-intérêts symboliques d’un montant de 6 000 $, par opposition aux 3 000 $ fixés dans le cas des vendeurs ambulants, visait à indiquer les conséquences financières plus graves qu’un commerce fixe de détail pourrait avoir pour les demandeurs. Un grand nombre d’entreprises familiales pourraient sans doute être considérées comme des commerces fixes de détail, mais il est également vrai qu’il est beaucoup plus probable que pareils commerces fassent appel à des employés rémunérés qu’un vendeur ambulant. Les dommages-intérêts symboliques qui étaient fixés, dans des cas où des commerces fixes de détail étaient en cause, ne visaient pas à faire varier le montant accordé selon le nombre d’employés.30 Par ailleurs, encore faudrait-il que le défendeur soit en mesure de démontrer, preuve à l’appui, que ses profits sont effectivement en deçà du seuil applicable : Il est toujours permis au défendeur d’établir l’étendue de son commerce de biens contrefaits et de demander que l’évaluation des dommages-intérêts s’appuie sur les ventes réelles. Cependant, lorsque le vendeur ne tient aucun registre, il ne peut reprocher au demandeur de ne disposer d’aucune preuve de l’étendue du préjudice subi. [...] Dans la présente affaire, la Cour est aux prises avec un préjudice pécuniaire. Cela exclut-il le recours au barème des dommages-intérêts établi ? Le fait est que, faute de registres comptables détaillés, les demanderesses ne sauraient faire avec une précision mathématique la preuve des pertes qu’elles ont subies. Il serait déplorable de récompenser la suppression des registres comptables en y voyant un obstacle à l’évaluation du préjudice. Lorsque les pratiques commerciales du défendeur et son omission de produire une défense ont rendu impossible l’évaluation du préjudice, il est plus équitable pour le défendeur d’appliquer le barème établi que d’examiner chaque affaire comme si elle était unique en son genre et de fixer des dommages-intérêts sans se référer à des affaires similaires. La pra30. (2000), 199 F.T.R. 35 (C.F.P.I.) au paragraphe 5. Ce que les défendeurs vous diront 653 tique actuelle distingue entre le vendeur dans un marché aux puces, le vendeur ambulant, le détaillant établi à demeure et le fabricant et le distributeur et, dans cette mesure, les cas apparentés sont réglés semblablement. Une gradation plus précise peut être envisagée par la Cour au besoin.31 Excuse no 2 : Je n’ai plus les exemplaires contrefaits : (cochez la case appropriée) q je les ai détruits q mon fournisseur les a repris Quel bon moyen pour un défendeur d’empirer son sort, déjà peu enviable. Rappelons que, face à une partie qui escamote une preuve, la Cour a le loisir de tirer une conclusion défavorable à son encontre32. Et on termine avec l’excuse tout-aller : Excuse no 1 : J’étais de bonne foi Pour éviter la déconfiture, invoquons la bonne foi ! Après tout, qu’y a-t-il à perdre ? Du moins en matière de marques de commerce, il y a peu à gagner. En effet, même dûment prouvée, la bonne foi ne constitue pas une défense valable à la violation de marque de commerce33. Pour ceux qui sont tentés d’invoquer au soutien de leur bonne foi les dires d’un tiers, du type « mon fournisseur m’a assuré que mes contrefaçons étaient authentiques » : ce chemin a déjà été parcouru, 31. Ragdoll Productions (UK) Ltd. c. Jane Doe, (2002) 21 C.P.R. (4th) 213 (C.F.P.I.), le juge Pelletier aux paragraphes 37 et 48. 32. Anton Piller K.G. c. Manufacturing Processes Ltd., [1976] 1 All E.R. 779 (C.A. Angl.), les juges Denning, Ormrod et Shaw au paragraphe 784 ; Adobe Systems Inc. c. KLJ Computer Solutions Inc., [1999] 3 C.F. 621 (C.F.P.I.), le juge Richard au paragraphe 33 : L’ordonnance n’est cependant pas un mandat de perquisition autorisant un demandeur à pénétrer dans les locaux du défendeur contre son gré, mais une ordonnance adressée au défendeur in personam pour qu’il autorise l’entrée du demandeur, sous peine de poursuites pour outrage au tribunal et au risque que des conclusions défavorables soient tirées contre lui au procès. 33. Henkel Kommanditgesellchaft Auf Aktien c. Super Dragon Import Export Inc., (1984) 2 C.P.R. (3d) 361 (C.F.P.I.), le juge Walsh aux pages 368 et 375 [confirmé (1986) 12 C.P.R. (3d) 110 (C.A.F.)] ; Parfums Christian Dior, S.A. c. Di Iorio, (1980) 53 C.P.R. (2d) 145 (C.F.P.I.), le juge Walsh au paragraphe 10. 654 Les Cahiers de propriété intellectuelle avec peu de succès. Dans l’affaire Microsoft Corporation c. 9038-3746 Québec Inc.34, la Cour en a conclu que le défendeur, qui n’avait rien fait pour vérifier les dires de son fournisseur, avait fait preuve d’ignorance volontaire. En d’autres mots « il n’est pas suffisant pour cette personne de fermer les yeux devant des faits qui auraient été évidents si elle avait gardé les yeux ouverts », comme l’a mentionné la Ontario High Court of Justice, dès 197535. Et voilà, pour le palmarès des perles servies en défense. 34. 2006 FC 1509, le juge Harrington aux paragraphes 78, 84 et 84(a). 35. Simon & Schuster Inc. c. Coles Book Stores Ltd., (1975) 23 C.P.R. (2d) 43 (H.C.J. d’Ont.), le juge Weatherston au paragraphe 45. Vol. 25, no 2 Survol du droit canadien de la concurrence Mistrale Goudreau* et Julian Hallé** INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 657 1. LES INFRACTIONS CRIMINELLES . . . . . . . . . . . . 659 1.1 Les accords anticoncurrentiels . . . . . . . . . . . . . 660 2. LES MATIÈRES CIVILES . . . . . . . . . . . . . . . . . . 664 2.1 Les recours concernant les prix . . . . . . . . . . . . . 664 2.2 Le maintien des prix . . . . . . . . . . . . . . . . . . 665 2.3 Le refus de vendre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 666 2.4 Les pratiques restrictives . . . . . . . . . . . . . . . . 667 2.5 L’abus de position dominante . . . . . . . . . . . . . . 669 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 670 © Mistrale Goudreau et Julian Hallé, 2013. * Professeur titulaire, Section de droit civil, Université d’Ottawa. ** LL.L., LL.M. (Maîtrise en droit, Concentration droit notarial, Université d’Ottawa). 655 INTRODUCTION Tout le monde connaît le succès fulgurant qu’ont connu les livres « For Dummies ». Le premier livre a été conçu comme ouvrage de vulgarisation du système d’opération DOS pour les non-initiés aux mystères de l’informatique. Ecrit et publié en 1991 par Dan Gookin, il avait été accueilli avec un certain scepticisme1 qui, on le sait, n’a pas duré. Aujourd’hui, avec plus de 250 millions de livres et 1 800 titres2, la série peut certainement servir d’inspiration. En l’occurrence, elle est le point de départ de cette chronique. Nous avons voulu présenter en quelques pages un survol du droit canadien de la concurrence pour les novices. En premier lieu, il est sans doute bon d’expliquer pourquoi l’adoption d’une Loi sur la concurrence est nécessaire dans le contexte économique canadien. Le texte de la loi3, à l’article 1.1, nous indique lui-même son objet : La présente loi a pour objet de préserver et de favoriser la concurrence au Canada dans le but de stimuler l’adaptabilité et l’efficience de l’économie canadienne, d’améliorer les chances de participation canadienne aux marchés mondiaux tout en tenant simultanément compte du rôle de la concurrence étrangère au Canada, d’assurer à la petite et à la moyenne entreprise une chance honnête de participer à l’économie canadienne, de même que dans le but d’assurer aux consommateurs des prix compétitifs et un choix dans les produits. Offrir aux entreprises, notamment aux petites et moyennes entreprises, une chance honnête de participer, voilà l’objectif réel de la Loi. Pour fournir une explication encore plus concrète, on peut faire la comparaison avec le sport. 1. Wiley-Blackwell, The For Dummies Success Story (2013), en ligne : www.dummies.com <http://www.dummies.com/Section/The-For-Dummies-Success-Story. id-323929.html>. 2. Wiley-Blackwell, About For Dummies – Making Everything Easier (2013), en ligne : www.dummies.com <http://www.dummies.com/about-for-dummies.html>. 3. L.R.C. (1985), ch. C-34, aux présentes la Loi. 657 658 Les Cahiers de propriété intellectuelle On peut dire que les attentes vis-à-vis d’un athlète, autant de la part de ses admirateurs que de ses compétiteurs, tournent essentiellement autour de l’honnêteté. On ne veut pas que l’athlète s’entende avec ses compétiteurs pour truquer la compétition, fixer les résultats ou qu’il s’avantage par des moyens déloyaux, en consommant des stéroïdes ou d’autres drogues de performance. L’honnêteté est l’un des piliers des règles de compétition et dans notre cas, de la concurrence entre entreprises. C’est cette honnêteté que la Loi a voulu placer au centre de la conduite des entreprises canadiennes. Cette honnêteté, les entreprises se la doivent non seulement entre elles, mais aussi vis-à-vis du public, ou plus simplement des consommateurs. Cette honnêteté se manifeste par l’interdiction de faire des accords anticoncurrentiels, de manipuler les prix, d’adopter des pratiques restrictives de commerce ou encore de refuser de vendre sans bonne raison. En ce sens, les règles de concurrence protègent l’ensemble de la population. Pour atteindre son but, la Loi prévoit plusieurs types d’intervention. Les premières lois sur la concurrence comportaient uniquement des mesures pénales interdisant certaines pratiques et prévoyant des pouvoirs d’enquête4. De nos jours, il existe, en plus des dispositions pénales, une procédure administrative de surveillance des pratiques commerciales. Le Bureau de la concurrence, dirigé par le Commissaire nommé en vertu la Loi5 et chargé de l’application de certaines lois, dont la Loi sur la concurrence, surveille les comportements sur le marché afin de déceler les infractions possibles et les comportements qui pourraient nuire à la concurrence. Il fait enquête ou reçoit des plaintes concernant des pratiques commerciales causant des dommages à des entreprises. Si le Bureau est d’avis qu’une personne a adopté une des pratiques visées par la Loi et que cela nuit indûment à la concurrence, il entre en communication avec cette personne. Le Bureau et le Commissaire de la concurrence privilégient davantage l’éducation et la conformité volontaire6 que le recours aux tribunaux. Cependant, si cette personne refuse de se conformer volontairement à la Loi, le Bureau peut soumettre la pratique problématique au Tribunal de la concurrence et celui-ci peut ordonner à 4. Pour une étude historique des premières lois canadiennes sur la concurrence, voir MAGWOOD (John M.), Competition Law of Canada, (Toronto : Carswell, 1981), c. 5. 5. Article 7 de la Loi. 6. Bureau de la Concurrence, Le continuum d’observation de la Loi (2000), en ligne : Bureau de la concurrence <http://www.ic.gc.ca/eic/site/iccat.nsf/fra/03173_2.html> [Le continuum d’observation]. Survol du droit canadien de la concurrence 659 cette personne de changer sa conduite et l’assujettir, en certains cas7, au paiement d’une « sanction administrative pécuniaire ». Pour les affaires les plus graves, le Bureau renvoie le dossier au directeur des poursuites pénales qui décide ou non d’intenter une action en vertu des dispositions pénales de la Loi. Une condamnation pénale mène à des amendes ou même à des peines d’emprisonnement8. Notre texte portera donc sur ces deux types de mesures visant à contrer le tort causé par des agissements anticoncurrentiels : les infractions criminelles et les matières civiles, c’est-à-dire ces matières sujettes à révision par un tribunal ou à examen par le Tribunal de la concurrence. Nous n’aborderons pas les règles de concurrence concernant la fusion, car à elles seules, elles représentent un sujet ambitieux de recherche. 1. LES INFRACTIONS CRIMINELLES Plusieurs infractions pénales visent des cas particuliers, dont : le truquage d’offre9, certaines techniques de commercialisation trompeuses comme la publicité mensongère, le télémarketing, la commercialisation à paliers multiples et le concours10, le complot à l’étranger11, les ententes relatives au sport professionnel12 et les ententes en matière d’institution financière13. Compte tenu de leur portée plus limitée, nous n’en traiterons pas dans notre résumé. Les règles concernant la publicité mensongère ont une application plus vaste et méritent de faire l’objet d’une étude distincte. Elles ont déjà fait l’objet de plusieurs textes accessibles, auxquels nous vous référons14 et elles ne seront pas analysées dans notre article. Nous allons nous concentrer, dans la catégorie des infractions criminelles, sur la 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. Les sanctions administratives pécuniaires sont prévues pour les abus de positions dominantes, les publicités mensongères et le non-respect des règles concernant les fusions. Voir les par. 74.1(1), 79(3.1) et 123.1(1) de la Loi. Pour un survol des sanctions imposées par les tribunaux depuis 2007, voir le tableau compilé par le Bureau de la concurrence : Bureau de la Concurrence, Sanctions imposées par les tribunaux, en ligne : Bureau de la concurrence <http://www. bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/01863.html>. Article 47 de la Loi. Articles 52 à 55.1 de la Loi. Article 46 de la Loi. Article 48 de la Loi. Article 49 de la Loi. GOUDREAU (Mistrale), « Marques de commerce et concurrence déloyale » dans JurisClasseur Québec – Propriété intellectuelle (Montréal, LexisNexis Canada, 2012), nos 26-33 et 39 ; L’HEUREUX (Nicole) et al., Droit de la consommation, 6e édition, (Cowansville : Blais, 2011), titre 2. 660 Les Cahiers de propriété intellectuelle plus connue et la plus étendue des dispositions, celle qui vise les accords anticoncurrentiels. 1.1 Les accords anticoncurrentiels On peut dire que c’est l’un des domaines les plus anciens et les plus importants de la politique canadienne dans le domaine économique15. Les règles concernant les accords anticoncurrentiels ont été substantiellement durcies au cours des dernières années jusqu’à devenir la règle édictée, aujourd’hui, à l’article 4516. Il est important de remarquer que l’article 90.1, article nouveau17, est le pendant civil à l’infraction criminelle décrite à l’article 45. Ainsi, le Bureau de la concurrence peut faire la demande afin qu’une poursuite criminelle soit intentée en vertu de l’article 45, mais il lui est aussi possible de choisir d’intenter un recours de type civil. Dans les Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents18, le Bureau explique de quelle façon il entend appliquer les nouvelles dispositions 45 et 90.1. Notons que si une poursuite criminelle est intentée en vertu de l’article 45, une poursuite civile selon l’article 90.1 est exclue, à moins qu’il y ait plusieurs ententes vis-à-vis des mêmes entreprises19. L’infraction de l’article 45 a changé au cours des ans. Jusqu’en 2009, la Loi interdisait de faire un accord pour empêcher ou diminuer indûment la concurrence, ce qui exigeait entre autres de prouver l’effet de l’accord sur la concurrence dans le marché en cause. Il fallait donc examiner le marché pertinent, sa structure, de même que le degré de puissance commerciale des parties et le comportement des entreprises20. Ces analyses sont très techniques et la preuve de l’effet sur le marché était complexe et difficile à faire21. Le 15. R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, au para 87 [NSPS]. 16. L’article 45 a été modifié par la Loi d’exécution du budget de 2009, LC 2009, c 2, art. 410 ; l’article est entré en vigueur un an après la date de sanction de la loi, soit le 12.03.2010 ; voir art. 444 de cette loi. 17. L’article 90.1 a été introduit par l’article 429 de la Loi d’exécution du budget de 2009, LC 2009, c 2, il est entré en vigueur un an après la date de sanction de la loi, soit le 12.03.2010 ; voir art. 444 de cette loi. 18. Bureau de la Concurrence, Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents (2009), en ligne : Bureau de la concurrence <http://competitionbureau.gc.ca/ eic/site/cb-bc.nsf/fra/03178.html> [Lignes directrices sur la collaboration]. 19. Art. 45.1 et 90.1(10). 20. Sur les notions juridiques en cause, voir la décision de la Cour suprême NSPS, supra, note 15. 21. BÉRIAULT (Yves) et al., Le droit de la concurrence au Canada, (Carswell : Scarborough (Ontario), 1999), aux p. 122 à 125 [BÉRIAULT]. Survol du droit canadien de la concurrence 661 défaut de faire cette preuve pouvait mener à des acquittements ou rejet des procédures22. Le nouvel article 45 crée des infractions de type per se, c’est-à-dire illégales en soi. On ne cherche plus à savoir si l’accord a ou aura vraisemblablement pour effet de nuire à la concurrence. Le seul fait de faire la preuve que plusieurs concurrents se sont entendus sur divers éléments spécifiques concernant un produit ou un service vis-à-vis duquel ils sont, ou seront éventuellement, en concurrence directe est suffisant. Même des petites et moyennes entreprises pourraient tomber sous le coup de la Loi23. Selon le Bureau, il est probable que de telles ententes produiront des effets nuisibles à la concurrence et elles méritent donc d’être sanctionnées même si leurs effets réels sur le marché n’ont pas été étudiés en profondeur24. Certaines caractéristiques de l’article 45 n’ont pas changé : il prohibe tous les types d’« accord, de complot ou d’arrangement » entre concurrents ou concurrents éventuels qui visent les trois sujets précis qui y sont énoncés. Il est important de comprendre qu’au sens de la Loi, un accord, un complot ou un arrangement sont en réalité des synonymes25 et décrivent une entente au sens large. Un accord est en fait un échange de volonté, écrit ou verbal, entre deux entreprises ou deux individus. Le simple fait de communiquer avec un compétiteur ne fait pas présumer à une entente, il faut qu’il y ait une intention réelle de mettre un « plan » à exécution, de la même façon que le fait de suivre une pratique répandue dans une région, ce qui est souvent appelé par le Bureau comme du parallélisme conscient, n’entraîne une violation de cette règle à moins que cette décision soit accompagnée d’autres éléments comme de l’échange d’information ou encore d’une entente illégale26. On vise toute entente entre deux ou plusieurs entités concurrentes ou concurrentes potentielles distinctes, de sorte que la filiale qui contracte avec sa société mère n’est pas visée27. On ne vise pas non plus une entente entre une entreprise et son fournisseur28, si ceux-ci ne sont pas en concurrence. 22. BÉRIAULT, supra, note 21, à la p. 118 ; voir à titre d’exemple R. c. Clarke Transport Canada (1995), 64 C.P.R. (3d) 289 (C. d’Ont. div. gén.) ; R. c. Bugden’s Taxi (1970), 2007 NLTD 167 (NL Sup Ct (TD)). 23. DIAWARA (Karounga), « La réforme du droit des ententes anticoncurrentielles : aperçu du domaine du nouveau régime hybride à double volet », (2010) 1:3 Bulletin de droit économique 23, 25 [DIAWARA]. 24. Lignes directrices sur la collaboration, supra, note 18, à la p 6. 25. BÉRIAULT, supra, note 21, aux p. 109-11 ; R v. Armco Canada, (1976), 24 C.P.R. (2d) 145 aux p. 152-153 (CA d’Ont.). 26. BÉRIAULT, supra, note 21, aux p. 110-111 ; Lignes directrices sur la collaboration, supra, note 18, à la page 7. 27. BÉRIAULT, supra, note 21, à la p. 110. 28. DIAWARA, supra, note 23, à la p. 24. 662 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Loi précise trois types d’accords entre concurrents dont l’effet anticoncurrentiel est indiscutable, soit : la fixation de prix, le partage de marché29 ou encore la réduction de la production30. Aujourd’hui la peine maximale pour l’infraction est de 14 années d’emprisonnement et 25 millions de dollars31. C’est d’ailleurs ces mesures qui font que le Canada est aujourd’hui l’un des pays les plus stricts à l’égard des cartels, avec ses amendes pécuniaires extrêmement sévères et ses peines d’emprisonnement très lourdes32. De cette manière, la Loi canadienne s’approche de plus en plus de la loi américaine. Un bon exemple d’accord anticoncurrentiel est sans aucun doute celui de la société agroalimentaire Archer Daniels Midland, dont l’histoire a grandement influencé le scénario du film « The Informant ! ». Cette dernière a, en 1998, plaidé coupable, au Canada, à des accusations de fixation de prix et de partage de marché avec des concurrents en vertu de la Loi canadienne, ce qui lui a valu une condamnation de 16 millions de dollars. La compagnie avait été plus précisément accusée d’avoir fait des ententes internationales avec des concurrents dont le but était de fixer les prix de la lysine et de l’acide citrique qui sont des produits surtout utilisés dans le secteur de l’alimentation animale, de la production de boissons gazeuses et détergents. Cette fraude aurait eu lieu entre 1992 et 1995, les plus touchés ont sans aucun doute été les consommateurs de volaille, de porc, de boissons gazeuses et d’aliments transformés, ce qui comprend une très grande partie de la population canadienne33. Il est à noter que les consommateurs ou clients des parties à un complot peuvent intenter un recours en dommages intérêts34 contre celles-ci et plusieurs recours collectifs ont été certifiés au cours des dernières 29. Ou de clients. 30. Voir le par. 45(1) de la Loi. McCarthy Tétrault Progresseur MC : Le point sur la Loi sur la concurrence et Investissement Canada – Aperçu à l’intention des entreprises, (mai 2011), en ligne : McCarthy Tétrault <http://www.mccarthy.ca/pubs/ Presentation_droit_concurrence_et_Investissement_Canada_31_05_2011.pdf>. 31. Par. 45(2) de la Loi. 32. GULY (Christopher), Canada gets tough on cartels, The Lawyers Weekly [2 avril 2010], 29 :44, 2010. 33. Bureau de la concurrence, Archer Daniels Midland doit acquitter des amendes de 16 millions de dollars pour avoir enfreint la Loi sur la concurrence dans l’industrie des additifs pour l’alimentation humaine et animale (27 mai 1998) en ligne : Bureau de la concurrence <http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cbbc.nsf/fra/00629.html>. 34. Art. 36 de la Loi. Survol du droit canadien de la concurrence 663 années35. La Cour suprême aura bientôt à préciser les conditions que doivent satisfaire les demandeurs dans ces recours36. Il existe des moyens de défense, établis dans la Loi ou reconnus par les tribunaux37. L’une des plus importantes concerne l’accord anticoncurrentiel accessoire à une entente plus large ou distinct qui, lui, est légal. C’est la défense dite de « l’effet accessoire » qui, à certaines conditions38, fait échec à la déclaration de culpabilité sous l’article 45. Le Bureau donne l’exemple de « l’entente entre concurrents visant à mettre en œuvre certaines mesures de protection de l’environnement ou une nouvelle norme de l’industrie »39. En augmentant les coûts de production, l’entente aura probablement pour effet de faire monter les prix, mais comme c’est un effet accessoire à une entente plus large qui poursuit un but légitime, elle demeure légale en vertu de l’exception législative. En ce qui concerne le recours civil de l’article 90.1, il faut préciser que, contrairement aux recours pénaux, celui-ci comporte un critère d’effet sur la concurrence. Il ne touche donc que les parties qui disposent d’une puissance de marché40. Toute entente anticoncurrentielle est visée, dont les formes les plus répandues sont : « [les] ententes de commercialisation, ententes de partage d’information, ententes visant la recherche et développement, ententes de coproduction, ententes d’achats groupés et ententes de non-concurrence »41. Ici, la défense d’accord accessoire n’est pas applicable et les ententes accessoires à une autre entente principale peuvent être examinées en vertu de l’article 90.142. Par contre, à certaines 35. Pro-Sys Consultants Ltd. c. Infineon AG, 2009 BCCA 503 ; Irving Paper c. Atofina Chemicals, 2010 ONSC 2705 (C. sup. d’Ont.) ; Quizno’s Canada Restaurant Corporation c. 2038724 Ontario Ltd., 2010 ONCA 466 ; Pro-Sys c. Microsoft, 2010 BCSC 285, 2011 BCCA 186 ; Sun-Rype Products Ltd. c. Archer Daniels Midland Company, 2010 BCSC 922, inf. 2011 BCCA 187 ; Option Consommateurs c. Infineon Technologies, 2011 QCCA 2116 ; Fanshawe College c. LG Philips, 2011 ONSC 2484. 36. Pro-Sys Consultants Ltd. c. Microsoft Corporation, 2011 CanLII 77282 (C.S.C.) ; Sun-Rype Products Ltd. c. Archer Daniels Midland Company, 2011 CanLII 77189 (C.S.C.) ; Samsung Electronics Co. Ltd. c. Option Consommateurs, 2012 CanLII 26718 (C.S.C.). 37. Notamment la défense pour les activités réglementées, les exportations, les ententes entre personnes morales affiliées ou entre institutions financières fédérales visées au par. 49(1) de la Loi ; voir les par. 45(5)(6) et (7) de la Loi. 38. Paragraphe 45(4) de la Loi. 39. Lignes directrices sur la collaboration, supra, note 18, à la p. 11. 40. DIAWARA, supra, note 23, à la p. 26. 41. Lignes directrices sur la collaboration, supra, note 18, à la p. 20. 42. Lignes directrices sur la collaboration, supra, note 18, à la p. 19. 664 Les Cahiers de propriété intellectuelle conditions43, les parties peuvent invoquer l’exception des gains en efficience. Les économies d’échelle sont un exemple de gain en efficience44. Supposons qu’une entreprise veuille faire des recherches pour des produits plus performants, recherches qui demandent des installations et des équipements plus spécialisés et très coûteux. Ce coût fixe fera augmenter le coût unitaire de tous ses produits. Une association avec une entreprise concurrente, pour effectuer ses recherches en partageant les coûts, représentera une économie d’échelle et pourrait constituer un gain en efficience. Si les conditions précises exigées par la loi et de la jurisprudence sont satisfaites, les parties pourront invoquer l’exception, se mettant à l’abri d’une ordonnance en vertu de l’article 90.145. Enfin, notons qu’en vertu de cet article, le tribunal peut imposer aux parties de changer leur conduite mais il ne peut pas ordonner le paiement d’une « sanction administrative pécuniaire ». 2. LES MATIÈRES CIVILES Les matières civiles couvrent, en plus des ententes concurrentielles, les agissements concernant les prix, le refus de vendre, les pratiques restrictives comme l’entente d’exclusivité, la limitation de marché, la vente liée et l’abus de position dominante. 2.1 Les recours concernant les prix Dorénavant, tous les recours concernant les prix sont de nature civile ; les infractions criminelles ont été abolies par la modification législative de 2009. Désormais, l’unique disposition qui demeure directement liée aux prix, l’article 76, concerne le maintien de prix. Les autres agissements concernant les prix qui peuvent tomber sous le coup de la loi sont des pratiques révisables ou sujettes à examen, 43. Voir le par. 91.1(4). 44. Dans l’affaire Directeur des enquêtes et recherches c. Hillsdown Holdings, 1992 CanLII 1901 (Trib. conc.), le tribunal de la concurrence explique : « [Les fusionnements] peuvent augmenter l’efficience des firmes, par exemple, en leur permettant de bénéficier d’économies d’échelle (le coût unitaire de production diminue à mesure que le volume d’extrants augmente), d’économies de gamme (quand il est moins coûteux de produire ensemble deux ou plusieurs produits que de les produire séparément), de gains en efficience dynamiques obtenus grâce à l’amélioration de la qualité des produits ou à des innovations », citant AREEDA (Phillip) et al., Antitrust Analysis : Problems, Text, Cases, 4e éd. (Boston : Little, Brown, 1988), p. 120. 45. Pour une application de la notion de gain en efficience dans le contexte d’une fusion, voir Canada (Commissaire de la concurrence) c. Supérieur Propane, 2003 CAF 53, [2003] 3 CF 529. Survol du droit canadien de la concurrence 665 notamment le refus de vendre ou l’abus de position dominante, que nous aborderons ci-dessous. 2.2 Le maintien des prix Il s’agit d’un élément encadré par l’article 76, disposition de type civile. L’ancien article 61, qui créait des infractions relatives aux prix, a été abrogé. L’article 76 interdit qu’une entreprise qui fabrique, vend, loue ou fournit un produit, fasse une menace, entente ou promesse pour forcer ses clients ou ses concurrents à maintenir ou monter leur prix, ou à enlever un rabais que ceux-ci voudraient accorder sur un produit. Il s’applique aussi au fournisseur qui refuse de vendre à une personne ou fait de la discrimination à l’égard de cette entreprise à cause de son régime de bas prix46. Le Bureau de la concurrence donne des exemples de comportements visés, dont celui du détaillant qui « menace de ne plus faire affaire avec un fournisseur, à moins que ce dernier ne s’engage à cesser de fournir des produits à des vendeurs à rabais »47. De simples suggestions de prix ne soulèvent pas de problème, mais la Loi exige que le fournisseur indique clairement à ses clients qu’ils peuvent vendre à des prix moindres et qu’ils ne souffriront pas dans leurs relations commerciales s’ils le font48. L’article 76 ne vise que les comportements de maintien de prix qui ont eu, ont ou auront « vraisemblablement pour effet de nuire à la concurrence dans un marché ». Donc, en pratique, une preuve d’impact sur le marché est nécessaire et l’article vise uniquement les entreprises qui jouissent d’une certaine puissance commerciale. À cet égard, le nouvel article 76 est plus en ligne avec le droit américain. Aux États-Unis, la Cour suprême a décidé en 2007 dans l’arrêt Leegin Creative Leather Products, Inc. v. PSKS, Inc.49 que les infractions concernant le maintien des prix devaient être considérées en fonction de leur objectif, des conséquences qu’elles entraînent sur le marché et d’un ensemble de facteurs. Elles ne sont plus considérées comme des conduites illégales en soi ou infractions per se. 46. Bureau de la concurrence, Vos prix : À vous de les établir (2011), en ligne Bureau de la concurrence <http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/ fra/03213.html>. 47. Ibid. 48. Par. 76(5) et (6). 49. 551 U.S. 877, (2007). 666 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.3 Le refus de vendre Il s’agit, ici aussi, d’une pratique que le Bureau peut réviser. On vise plus particulièrement à protéger les petites entreprises50. On veut s’assurer que les entreprises qui ont besoin d’un produit particulier pourront s’approvisionner et seront en mesure de mener à bien leurs opérations. Cependant on ne veut pas mettre un fournisseur en péril en le forçant à transiger avec un client insolvable. On ne veut pas non plus imposer des façons de faire à un producteur : une entreprise doit demeurer libre de limiter sa production ou de changer son mode d’opération pour le rendre plus rentable. Aussi, l’article 75 n’est pas ouvert à toutes les situations. Une série d’éléments doivent être constatés pour que le tribunal accepte le recours. En premier lieu, on doit démontrer que la personne victime du refus n’est pas en mesure de se procurer un produit en quantité suffisante pour mener à bien sa production et que cela la gène sensiblement51. Ensuite, il faut prouver que cette personne est en mesure de respecter les conditions normales d’achat du produit : en fait, son incapacité de se procurer le produit de façon suffisante doit être due à l’insuffisance de la concurrence entre les fournisseurs sur le marché et non à une autre circonstance. Par exemple, dans l’affaire Nadeau Ferme Avicole Limitée c. Groupe Westco52, la Cour a estimé que l’incapacité d’un abattoir de poulets à s’approvisionner en poulets était une conséquence d’un système de gestion de l’offre dans le secteur de la volaille, système qui avait été établi par le gouvernement et qui imposait des quotas de production de poulets. Le recours sous l’article 75 pour refus de vendre a donc été rejeté. Le fournisseur doit être en mesure de produire la quantité demandée et finalement le refus de vendre doit avoir pour effet de nuire à la concurrence dans un marché, typiquement le marché en aval du produit. Par exemple, dans l’affaire Nadeau Ferme Avicole, puisque le plaignant était un abattoir de poulets, la question était de savoir si la concurrence était réduite dans le marché des entreprises qui achetaient des poulets des abattoirs. Une fois tous les éléments prouvés, le tribunal pourra forcer un ou plusieurs fournisseurs à 50. BÉRIAULT, supra, note 21, à la p. 234. 51. Voir par exemple l’affaire Director of Investigation and Research c. Chrysler Canada, (1989) 27 C.P.R. (3d) 1 (Trib. conc.), conf. (1991) 38 C.P.R. (3d) 25 (CAF), dans laquelle on a estimé qu’une entreprise qui exportait des pièces d’automobile et qui ne pouvait plus obtenir des pièces des voitures Chrysler avait été substantiellement affectée puisque, de 1986 à 1988, ses ventes avaient baissé de 200 000 $ et ses profits bruts de 30 000 $. Le tribunal indique toutefois que toute une série d’éléments doivent être considérés. Ibid., p. 18. 52. 2011 CAF 188. Survol du droit canadien de la concurrence 667 vendre le produit en question53. Il est à noter que normalement un produit visé par l’article 75 n’est pas un produit portant une marque en particulier54. Par exemple, on ne peut forcer le propriétaire du jus d’orange de marque « X » à vendre du jus d’orange à une entreprise, si par ailleurs d’autres fournisseurs de jus d’orange sont prêts à s’acquitter de la tâche, à moins de pouvoir prouver que la marque « X » est sur ce marché à ce point dominante que celui qui en est privé est sensiblement affecté dans l’exploitation de son entreprise. 2.4 Les pratiques restrictives L’article 77 vise trois types de pratiques qui sont très répandues dans le monde des affaires : l’entente d’exclusivité, la limitation de marché et la vente liée55. Celles-ci deviendront toutefois problématiques si elles ont pour effet de réduire sensiblement la concurrence en créant des barrières dans le marché. L’entente d’exclusivité sert au fournisseur à garantir l’exclusivité de son produit dans un point de vente. Il est pratique courante qu’un fournisseur demande que son distributeur s’engage à ne pas vendre dans ses succursales le produit d’un fournisseur concurrent. Ce type d’entente est à l’avantage du fournisseur puisqu’elle lui permet de mieux planifier sa production56. À la base, une telle entente ne contrevient pas à l’article 77, mais lorsqu’un fournisseur occupe une place dans le marché si importante qu’il est très difficile pour un autre fournisseur de trouver des revendeurs, il y a lieu d’intervenir57. La limitation de marché a lieu lorsque le fournisseur limite l’aire de distribution d’une entreprise qui vend son produit. Cette 53. Paragraphe 75 in fine de la Loi. 54. Voir le paragraphe 75(2). Voir aussi la décision Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Tele-Direct (Publications) Inc., (1997), 73 C.P.R. (3d) 1 aux p 30-33 [Tele-Direct], dans laquelle le tribunal décide que le refus de fournir une licence de marque de commerce n’est pas un abus de position dominante. Le tribunal a aussi décidé dans l’affaire Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Warner Music Canada Ltd., (1997), 78 C.P.R. (3d) 321 qu’une licence de droit d’auteur n’est pas un produit visé par l’article 75. 55. Paragraphe 77(1) de la Loi. 56. BÉRIAULT, supra, note 21, à la p. 251. 57. Il faut alors satisfaire aux conditions du paragraphe 77(2) de la Loi. Le tribunal de la concurrence a appliqué l’article 77, de même que l’article 79, dans l’affaire Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. NutraSweet Co., (1990) 32 C.P.R. (3d) 1 (Trib. Conc.) [NutraSweet]. Pour une analyse par la Cour d’appel fédérale des critères applicables, voir Canada (Commissaire de la concurrence) c. Tuyauteries Canada Ltée, 2006 CAF 233 (C.A.F.) [Tuyauteries Canada]. 668 Les Cahiers de propriété intellectuelle pratique trouve tout son sens lorsque le fournisseur a plusieurs distributeurs et qu’il ne veut pas qu’ils se fassent concurrence entre eux. La question se pose à savoir dans quelles situations une telle pratique sera préjudiciable pour le marché. Si le fournisseur est en compétition avec d’autres fournisseurs importants, la concurrence par les distributeurs des produits d’autres marques dans le marché empêchera d’augmenter indûment les prix58. Par contre, si les autres fournisseurs sont peu nombreux ou de petite taille, il est possible que la concurrence soit réduite et le tribunal pourra réviser les ententes59. La Loi autorise l’exclusivité ou la limitation du marché si elle est « pratiquée uniquement pendant une période raisonnable pour faciliter l’entrée sur un marché soit d’un nouveau fournisseur d’un produit soit d’un nouveau produit »60. La vente liée61 est un autre type d’entente qui intervient assez fréquemment entre un distributeur et son fournisseur. Celle-ci se produit lorsque le fournisseur accepte de vendre un produit « X » à la condition qu’un produit « Y » soit, lui aussi, acheté par le distributeur. L’affaire BBM fournit un exemple : cette entreprise qui mesure les cotes d’écoute de la radio et de la télévision vendait ses données sur la radio avec ses données sur la télévision ou encore offrait un rabais à ceux qui achetaient les deux sortes de statistiques ensemble, ce qui a été jugé une vente liée réduisant sensiblement la concurrence62. L’Union des consommateurs du Québec cite d’autres cas de vente liée : appareil photo numérique et carte mémoire, service Internet et modem, service de télédistribution et décodeur, imprimante et cartouches d’encre63. Tout comme l’entente d’exclusivité, il est rare que la vente liée cause un préjudice à la concurrence. Néanmoins, si le fournisseur est un vendeur important d’un produit clé, cela peut créer une situation d’iniquité pour les distributeurs qui se voient forcés d’acheter un autre produit de ce fournisseur, ce qui peut à long terme nuire à la concurrence dans le marché de cet autre produit64. La Loi pose plu58. 59. 60. 61. 62. BÉRIAULT, supra, note 21, à la p. 273. Ibid. Par. 77 (4) de la Loi. Par. 77(1) de la Loi. Director of Investigation and Research v. BBM Measurement Bureau, (1981), 60 C.P.R. (2d) 26 (R.T.P.C.), conf. [1985] 1 C.F. 173 (C.A.F.) [BBM]. Pour un autre exemple, voir Tele-Direct, supra, note 54. 63. Union des consommateurs, Les ventes liées : enjeux pour le consommateur (juin 2010), Union des consommateurs <http://uniondesconsommateurs.ca/docu/rap ports2009-2010/06-R18-Vente-liee-f(rev).pdf>. 64. BÉRIAULT, supra, note 21, aux p. 261-262. Survol du droit canadien de la concurrence 669 sieurs conditions avant que le tribunal n’intervienne : il doit arriver à la conclusion que le fournisseur a adopté une pratique de vente liée qui a ou aura vraisemblablement pour effet de réduire sensiblement la concurrence, en faisant obstacle à l’entrée ou au développement d’une firme sur le marché, ou au lancement d’un produit sur un marché, ou à l’expansion des ventes d’un produit sur un marché ou, encore, à un autre effet d’exclusion. Dans ces cas seulement, le tribunal peut interdire les ventes liées. De plus, la Loi crée des exceptions qui font échapper certaines ventes liées aux pouvoirs de révision du tribunal, notamment celles qui sont raisonnables compte tenu de la connexité technologique existant entre les produits 65. 2.5 L’abus de position dominante Les articles 78 et 79 encadrent les abus de position dominante. L’article 78 dresse une liste non exhaustive66 de comportements qui sont considérés comme des abus de position dominante, c’est-à-dire que celui ou ceux qui sont en bonne position dans le marché pourraient être considérés comme abusant de leur position s’ils commettaient les actes prévus à l’article 7867. Le Bureau de la Concurrence fournit des exemples pratiques d’abus : l’acquisition de la clientèle ou des fournisseurs d’un concurrent, le recours à des « marques de combat » (marques à rabais) afin de mettre au pas les concurrents ou de les éliminer, le fait d’empêcher des sociétés concurrentes d’obtenir des approvisionnements essentiels, le recours à des contrats à long terme pour empêcher la clientèle de changer de fournisseurs et le fait d’outrepasser le pouvoir conféré par un droit de propriété intellectuelle, notamment celui afférent à une marque de commerce ou à un brevet.68 65. Par. 77(4). 66. BÉRIAULT, supra, note 21, à la p. 300. 67. Pour des exemples d’affaires où le tribunal de la concurrence a conclu à un abus, voir NutraSweet, supra, note 57 ; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Laidlaw Waste Systems, (1992), 40 C.P.R. (3d) 289 (Trib. conc.) ; Canada c. D. and B. Companies (1995), 64 C.P.R. (3d) 216 (Trib. conc.) ; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. AGT Directory Ltd., [1994] C.C.T.D. 24. Pour une analyse par la Cour d’appel fédérale des critères applicables, voir Tuyauteries Canada, supra, note 57. 68. Bureau de la concurrence, Abus de puissance commerciale, en ligne : Bureau de la concurrence <http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/ 03211.html>. 670 Les Cahiers de propriété intellectuelle On peut aussi rajouter comme exemple d’abus fréquent le fait de vendre des articles à un prix inférieur au coût d’acquisition de ces articles dans le but de discipliner ou d’éliminer un concurrent69. Aussi, comme pour les autres dispositions, il faut être en mesure d’établir que l’acte posé par l’entreprise qui domine le marché « a, a eu ou aura vraisemblablement pour effet d’empêcher ou de diminuer sensiblement la concurrence dans un marché »70. Dernièrement, une modification à la Loi a fixé le montant des amendes administratives pécuniaires maximales à 10 000 000 $ pour une première ordonnance et, pour toute ordonnance subséquente, à 15 000 000 $71. L’objectif de cette sanction très sévère est d’enlever l’envie aux compagnies qui dominent un marché d’empêcher toute nouvelle entreprise de percer ce même marché. Cette position est justifiée par le fait que l’un des objectifs premiers de la Loi est de permettre aux petites et moyennes entreprises d’avoir une chance honnête de participer à l’économie canadienne72. Le montant de l’amende administrative lorsqu’elle est imposée dépendra de divers facteurs qui sont énumérés au paragraphe 3.2 de l’article 79. CONCLUSION Voici en quelques pages un survol des dispositions la Loi sur la concurrence qui touchent les pratiques commerciales les plus fréquentes. Évidemment, plusieurs aspects de la Loi demeurent sujets à interprétation et le Commissaire de la concurrence jouit d’une discrétion non négligeable dans son application. Nous espérons néanmoins que ce texte permet au gestionnaire d’une petite ou moyenne entreprise d’identifier les pratiques commerciales courantes qui suscitent des problèmes en droit antitrust et d’ajuster sa conduite en conséquence. 69. Alinéa 78 (1)i). 70. Par. 79(1). 71. Paragraphe 79 (3.1) de la Loi, tel que modifié par l’article 428 de la Loi d’exécution du budget de 2009, LC 2009, c. 2. 72. Article 1.1 de la Loi. Vol. 25, no 2 Marques de commerce en 2012 : cinq décisions importantes des Cours fédérales Chloé Latulippe* 1. Corporation Sun Media c. Duproprio inc. . . . . . . . . . . 674 1.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 674 1.2 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 675 1.3 À retenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 677 2. HomeAway.com c. Hrdlicka. . . . . . . . . . . . . . . . . . 677 2.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 677 2.2 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 677 2.3 À retenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 678 3. Bodum USA, Inc. c. Meyer Housewares Canada Inc. . . . . 678 3.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 678 3.2 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 679 3.3 À retenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 680 © Chloé Latulippe, 2013. * Avocate, Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L, s.r.l. 671 672 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4. Conseil du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario c. Canada (Procureur général) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 681 4.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 681 4.2 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 682 4.3 À retenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 683 5. Hawke & Company OutFitters LLC and Retail Royalty Company and American Eagle Outfitters, Inc. . . . . . . . 683 5.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 683 5.2 La décision . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 685 5.3 À retenir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 686 Après une année 2011 marquée par l’opus de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Masterpiece1, l’année 2012 en marques de commerce aurait pu nous sembler quelque peu terne. Les Cours fédérales ne nous laissent toutefois pas sur notre faim et plusieurs décisions d’intérêt ont été rendues au cours de l’année. Comme le veut la tradition, nous en avons retenu cinq dont les enseignements méritent d’être explorés. Dans Corporation Sun Media c. Duproprio inc.2, la Cour fédérale s’est penchée sur la question de savoir si une action déclaratoire pure et simple était possible en matière de marques de commerce, en l’absence d’une disposition expresse à cette fin dans la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. (1985), ch. T-13 (« LMC »). L’affaire HomeAway.com c. Hrdlicka3 a été l’occasion pour la Cour fédérale de s’interroger sur la notion d’emploi d’une marque de commerce dans le contexte d’Internet et de nous livrer à une réflexion « philosophique » sur l’absence de frontière dans le monde virtuel. Dans Bodum USA, Inc. c. Meyer Housewares Canada Inc.4, une action en contrefaçon qui a plutôt mal tourné pour la demanderesse, Bodum USA, Inc., l’enjeu était de déterminer si la marque déposée FRENCH PRESS était une marque valide ou si elle devait plutôt être radiée en raison de son absence de caractère distinctif. Dans Conseil du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario c. Canada (Procureur général)5, le seul arrêt de la Cour d’appel fédérale que nous examinerons, la Cour a tenu compte de la clientèle visée par les services d’administration des rentes de retraite des enseignants de l’Ontario pour décider si la marque TEACHERS’ donnait une description claire de la nature des services de l’appelante au sens de l’alinéa 12(1)b) de la LMC. 1. 2. 3. 4. 5. Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., [2011] 2 R.C.S. 387. 2012 CF 1028 [protonotaire Morneau]. 2012 CF 1467 [juge Hughes]. 2012 FC 1450 [juge Mosley]. 2012 CAF 60 [juges Blais, Nadon, Dawson]. 673 674 Les Cahiers de propriété intellectuelle Finalement, l’affaire Hawke & Company OutFitters LLC and Retail Royalty Company and American Eagle Outfitters, Inc.6 a été l’occasion pour la Cour fédérale d’appliquer les enseignements de l’arrêt Masterpiece à l’analyse de la confusion entre les marques de commerce AMERICAN EAGLE OUTFITTERS & DESIGN et HAWKE & CO. OUTFITTERS & BIRD DESIGN, pour parvenir à la conclusion qu’un terme courant pouvait constituer la partie dominante d’une marque de commerce. 1. Corporation Sun Media c. Duproprio inc.7 1.1 Les faits La demanderesse Corporation Sun Media s’était adressée à la Cour pour obtenir une déclaration à l’effet que son utilisation des marques de commerce VIA PROPRIO, VIA PROPRIO DESIGN et du nom de domaine « viaproprio.ca » ne serait pas contraire aux dispositions de la LMC en raison des droits de la défenderesse Duproprio inc. (« Duproprio ») dans les marques DUPROPRIO. Pour sa part, Duproprio a déposé une requête en radiation de la déclaration de Sun Media, alléguant que la Cour n’avait pas compétence pour rendre un jugement déclaratoire de non contrefaçon. C’est de cette requête en radiation dont il était question dans cette affaire. Au soutien de sa requête en radiation, Duproprio invoquait la décision Peak Innovation Inc. c. Meadowland Flowers Ltd., 2009 FC 661, dans laquelle la Cour fédérale avait décidé qu’elle n’avait pas compétence pour émettre en faveur du demandeur une déclaration à l’effet que certains de ses produits ne contrevenaient pas aux dessins industriels de la défenderesse puisque la Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch. I-9, ne contenait pas une disposition expresse prévoyant ce type de remède. Dans cette affaire, la Cour fédérale avait écarté l’application du paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7, comme assise à l’action déclaratoire au motif qu’il était établi par la jurisprudence (Radio Corporation of America c. Philco Corporation (Delaware), [1966] R.C.S. 296 (« Radio Corporation ») et Cellcor Corp. of Canada Ltd. et al. c. Kotacka (1976), 27 C.P.R. (2d) 68 (« Cellcor ») que le paragraphe 20(2) de la Loi ne lui donnait pas, en soi, compétence à l’égard d’une cause d’action, à moins que celle-ci ne soit prévue indépendamment 6. 2012 FC 1539 [juge de Montigny]. 7. Supra, note 2. Marques de commerce en 2012 675 par une loi fédérale. Le paragraphe 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales prévoit que la Cour « a compétence concurrente dans tous les autres cas de recours sous le régime d’une loi fédérale [...] relativement à un brevet d’invention, un droit d’auteur, une marque de commerce, un dessin industriel ou une topographie au sens de la Loi sur les topographies de circuits intégrés ». 1.2 La décision Selon le protonotaire Morneau qui a rendu jugement dans cette affaire, la portée des arrêts Radio Corporation et Cellcor était plus limitée que celle qui leur a été accordée dans Peak Innovation. En effet, dans Radio Corporation, la Cour suprême du Canada avait à décider si l’appelante avait le droit, dans le cadre de procédures intentées en vertu du paragraphe 45(8) de la Loi sur les brevets de 1952, d’attaquer des revendications de la demande de brevet de l’intimée à l’égard desquelles le Commissaire n’avait soulevé aucune objection. Pour la Cour, l’économie de la loi faisait en sorte qu’une action relative à un conflit de demandes de brevets ne pouvait porter que sur les revendications qui étaient en litige devant le Commissaire. De même, dans Cellcor, le demandeur avait entrepris une action fondée sur l’article 20 de la Loi sur les Cours fédérales, demandant à la Cour de déclarer qu’il était la personne en droit d’obtenir des lettres patentes en vertu de la Loi sur les brevets, S.R.C. 1970, ch. P-4. La Cour d’appel fédérale devait décider si la Cour fédérale avait compétence pour rendre un tel jugement déclaratoire et elle a conclu par la négative compte tenu du fait qu’en vertu de la Loi sur les brevets, c’est le Commissaire qui doit déterminer si un brevet doit ou non être accordé à une personne. Les circonstances de ces affaires étant bien loin de celles de la présente, il semblait donc permis de s’en distancier. Par ailleurs, l’article 55 de la LMC prévoit que « la Cour fédérale peut connaître de toute action ou procédure en vue de l’application de la [présente] loi ou d’un droit ou recours conféré ou défini par celle-ci ». Bien que cet article soit semblable à l’article 15.2 de la Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch. I-9 et que cela n’ait pas suffi à convaincre la Cour d’intervenir dans Peak Innovation, le protonotaire note qu’en vertu de la Loi sur les dessins industriels, seul un dessin enregistré confère des droits. Or, dans Peak Innovation, la demanderesse ne détenait pas d’enregistrement. À la différence de la Loi sur les dessins industriels, la LMC confère cer- 676 Les Cahiers de propriété intellectuelle tains droits du simple fait qu’une demande d’enregistrement ait été déposée. En effet, l’article 3 de la LMC prévoit que : Une marque de commerce est réputée avoir été adoptée par une personne, lorsque cette personne ou son prédécesseur en titre a commencé à l’employer au Canada ou à l’y faire connaître, ou, si la personne ou le prédécesseur en question ne l’avait pas antérieurement ainsi employée ou fait connaître, lorsque l’un d’eux a produit une demande d’enregistrement de cette marque au Canada. Il est vrai qu’à la différence de la LMC, la Loi sur les brevets prévoit expressément qu’une action peut être intentée devant la Cour fédérale contre le breveté pour obtenir une déclaration qu’un procédé ou un article ne constitue pas une violation du droit de propriété ou d’un privilège exclusif du breveté (paragraphe 60(2) de la Loi). Mais la Loi sur les brevets, tout comme la Loi sur les dessins industriels ne touche qu’aux droits enregistrés. Une telle disposition était donc nécessaire dans ce contexte. Les différences majeures entre les régimes des brevets et des dessins industriels et celui de la LMC faisaient donc en sorte qu’un raisonnement différent pouvait être suivi par la Cour. Le critère pour la radiation sur une question de compétence est celui de la clarté et de l’évidence, ce qui, selon la Cour, était loin d’être le cas en l’espèce. En effet, à la lumière des articles 55 de la LMC et 20(2) de la Loi sur les Cours fédérales, il n’était pas clair que la Cour n’avait pas compétence sur l’action déclaratoire. Par ailleurs, la Cour fédérale avait déjà reconnu sa compétence à l’égard d’actions déclaratoires, notamment dans l’affaire Philip Morris Products S.A. c. Marlboro Canada Limited, 2010 FC 1099 (renversée sur une autre question dans 2012 FCA 201). La Cour fédérale a donc refusé de radier la déclaration de Sun Media car il n’était pas « clair et évident » qu’une requête en radiation d’une déclaration au motif d’absence de compétence de la Cour pour rendre une déclaration à l’effet que l’emploi de marque de commerce n’est pas contraire aux droits de Duproprio inc. devait être accueillie. Marques de commerce en 2012 677 1.3 À retenir Bien que la LMC ne comporte aucune disposition prévoyant expressément un recours déclaratoire, un tel recours devrait être admis. 2. HomeAway.com c. Hrdlicka8 2.1 Les faits La demanderesse HomeAway.com Inc. a saisi la Cour fédérale d’une demande en vertu de l’article 57 de la LMC dans le but de faire invalider la marque VRBO d’un certain Martin Hrdlicka, enregistrée en association avec des services de registre de fiches descriptives d’immeubles pour les vacances. La demande avait été faite sur une base d’emploi projeté et l’enregistrement avait été accordé à la suite du dépôt d’une déclaration d’emploi en 2010. Au soutien de sa demande, HomeAway.com invoquait le fait qu’elle-même ou son prédécesseur en titre avait employé une marque VRBO au Canada depuis au moins 2003 pour des services de location immobilière pour les vacances en ligne. HomeAway.com avait apporté une preuve à l’effet qu’elle avait fait de la publicité au Canada avant la date de dépôt de la demande d’enregistrement en litige et que son site Web – sur lequel apparaissait la marque VRBO – annonçait déjà des logements à louer au Canada. Quant à M. Hrdlicka, il n’avait déposé aucune preuve pertinente d’emploi de la marque avant novembre 2012. L’issue de cette affaire dépendait donc de la question de savoir si l’utilisation de la marque VRBO effectuée par HomeAway.com constituait un « emploi » au sens de la LMC. 2.2 La décision Notant le peu de jurisprudence sur la question de l’emploi d’une marque par simple affichage sur l’écran d’un ordinateur, le juge Hughes offre dans cette décision une analyse de ce que constitue l’emploi d’une marque de commerce en association avec des services offerts sur Internet. La Cour s’inspire de décisions rendues dans des contextes tout autres, notamment l’affaire eBay Canada Limited c. Canada (Ministre du Revenu national), 2007 CF 930 (confirmée par la Cour d’appel fédérale dans 2008 CAF 348), où il était question de la divulgation à des fins fiscales de renseignements se trouvant sur 8. Supra, note 3. 678 Les Cahiers de propriété intellectuelle des ordinateurs aux États-Unis mais accessibles du Canada. Le juge Hughes avait alors écrit que des renseignements accessibles électroniquement se situent « à la fois ici et ailleurs ». C’est la réalité « du monde d’aujourd’hui ». La loi doit être interprétée de façon à tenir compte des réalités du monde moderne de sorte que les données informatiques conservées dans un pays peuvent être considérées comme existant au Canada. Notant que la marque de commerce de HomeAway.com apparaissait sur les écrans d’ordinateur au Canada et ailleurs, la Cour indique qu’une marque de commerce visible par le biais d’Internet sur un écran d’ordinateur au Canada est employée et annoncée au Canada et ce, indépendamment de la provenance des renseignements ou du lieu où ils sont emmagasinés. La Cour écorche au passage les sous-alinéas 5b)i) et ii) de la LMC, les qualifiant d’ésotériques et désuets, puisqu’ils stipulent qu’une marque est réputée révélée au Canada si elle est employée dans un pays de l’Union autre que le Canada en association avec des marchandises ou services et que ceux-ci sont annoncés en liaison avec la marque soit dans des « publications imprimées » soit dans des « émissions de radio ». 2.3 À retenir La LMC doit être interprétée d’une façon qui tienne compte des réalités du monde moderne. L’affichage d’une marque par l’entremise d’un site Internet sur un écran d’ordinateur au Canada peut constituer un emploi de cette marque au Canada, peu importe la provenance des renseignements et le lieu où ils sont emmagasinés. 3. Bodum USA, Inc. v. Meyer Housewares Canada Inc.9 3.1 Les faits Titulaire depuis 1997 d’un enregistrement pour la marque FRENCH PRESS, Bodum USA, Inc. (« Bodum ») a intenté des procédures pour contrefaçon de marque de commerce, commercialisation trompeuse et dépréciation d’achalandage contre Meyer Housewares Canada Inc. (« Meyer »). En défense et demande reconventionnelle, Meyer a attaqué la validité de l’enregistrement de Bodum, invoquant l’absence de caractère distinctif de la marque. Le nœud de cette affaire était donc de déterminer si les mots « French Press » qui apparaissaient sur l’emballage et la publicité pour les cafetières à 9. Supra, note 4. Marques de commerce en 2012 679 pistons de Bodum constituaient une marque de commerce valable ou n’étaient rien de plus qu’une expression générique, de sorte que la marque n’était pas distinctive de Bodum. Compte tenu de la présomption de validité de l’enregistrement de Bodum, Meyer avait le fardeau d’établir l’absence de caractère distinctif de la marque. Or, la preuve révélait que d’autres fabricants, distributeurs et détaillants vendaient des machines à café au Canada en employant les termes « French Press ». Il semble d’ailleurs que cette expression faisait l’objet d’un emploi répandu dans l’industrie. La façon dont Bodum elle-même employait « French Press® » sur ses produits et dans ses communications publiques était révélatrice. En effet, « French Press® » était toujours employée sur les emballages dans une police plus petite que celle utilisée pour le nom Bodum et le nom du modèle en particulier. Les catalogues de Bodum utilisaient d’ailleurs l’expression de manière générique et Bodum décrivait sa machine comme « The Original French Press », reconnaissant ainsi de façon implicite l’existence d’autres machines de type « French press » sur le marché. De plus, dans ses propres demandes de brevets et dessins industriels, Bodum traitait des machines à café de type « French press » comme d’un élément connu de l’art antérieur et comme une sorte de machine à café. Tous ces éléments jouaient contre Bodum. Par ailleurs, la Cour a noté que Bodum n’avait entrepris de procédures contre aucune des compagnies qui utilisaient « French Press » au vu et au su de Bodum, à part Meyer. 3.2 La décision À la lumière d’une preuve volumineuse, constituée notamment de témoignages d’experts en design, en marketing et de linguistes ainsi que de plusieurs témoins de faits, la Cour a déclaré que l’enregistrement de Bodum n’était pas valide et a rejeté son action contre Meyer. Rappelant que le caractère distinctif d’une marque est une question de faits, la Cour s’est arrêtée principalement à la question de savoir si l’association entre la marque et les cafetières de Bodum permettait à cette dernière de distinguer ses marchandises de celles de tiers qui utilisaient également l’expression « French press ». Or, en l’absence de preuve que « French Press » ait jamais été utilisée comme marque « seule » par Bodum mais toujours en lien étroit avec le nom Bodum, la position de Bodum à cet égard était plutôt faible. L’expression faisait déjà partie du langage courant au Canada lorsque Bodum l’avait adoptée. 680 Les Cahiers de propriété intellectuelle La place que fait la Cour à l’interaction entre le marché américain et le marché canadien ainsi que le poids accordé à une décision du US Trademarks Appeal Board sont des aspects fort intéressants de cette décision. En effet, dans son analyse, la Cour a pris en considération une décision rendue par le US Trademarks Appeal Board à l’égard de la demande de Bodum pour la marque FRENCH PRESS aux États-Unis. Compte tenu de ce qu’elle qualifie d’« intégration » des marchés américains et canadiens, la Cour prend note de cette décision rendue en 1999 qui avait refusé l’enregistrement de FRENCH PRESS au motif que la marque était purement descriptive. Si la jurisprudence étrangère doit être employée avec précaution, il n’en demeure pas moins qu’elle peut aider la Cour dans son analyse, particulièrement dans la mesure où la preuve déposée dans le dossier américain était semblable à celle déposée en l’instance. La Cour a également pris en compte l’effet du marché américain sur le caractère distinctif de la marque au Canada. Il va de soi, selon la Cour, que le flux d’informations entre les deux pays fait en sorte que les informations en provenance des États-Unis ont une influence sur la perception des consommateurs canadiens. Ainsi, l’emploi répandu de « French press » aux États-Unis a eu un effet au Canada. Tous ces éléments ont mené la Cour à conclure à l’invalidité de la marque FRENCH PRESS au motif qu’elle n’était pas distinctive des marchandises de Bodum. La Cour a analysé les autres motifs d’invalidité soulevés par Meyer pour conclure au surcroît que la marque donnait une description claire des marchandises en liaison avec lesquelles elle est employée, en contravention de l’alinéa 12(1)b) de la LMC et qu’elle est constituée du nom en anglais de ces marchandises, contrairement à ce que prévoit l’alinéa 12(1)c) de la LMC. 3.3 À retenir L’échec cuisant de Bodum dans cette affaire rappelle quelques règles d’or en ce qui a trait à la protection du caractère distinctif d’une marque : 1) Le fait qu’une marque soit employée comme sous-marque peut nuire à son caractère distinctif. 2) L’emploi de la marque de façon générique dans des contextes aussi variés que la publicité, les procédures judiciaires, les demandes de brevets ou de dessins industriels est pertinent à l’analyse. Marques de commerce en 2012 681 3) L’absence de mesures prises par le titulaire afin de protéger le caractère distinctif de sa marque face à l’emploi par des tiers peut lui nuire sérieusement. 4. Conseil du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario c. Canada (Procureur général)10 4.1 Les faits Le Conseil du Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario (« le Conseil ») avait déposé une demande d’enregistrement pour la marque TEACHERS’ en association avec les services suivants : « administration d’un régime de pension, gestion d’un fonds de pension et investissements y afférents pour les enseignants de l’Ontario ». Se fondant sur les alinéas 12(1)b) et 37(1)b) de la LMC, le registraire avait rejeté la demande d’enregistrement au motif que la marque donnait une description claire de la nature des services de l’appelante et constituait « un mot approprié sur le plan commercial pour décrire la nature intrinsèque des services d’administration, de gestion et de placement relatifs à un régime ou fonds pour les enseignants et, par conséquent, ce mot devrait pouvoir être employé par d’autres personnes parce que les mots descriptifs sont la propriété de tous et qu’une personne ne peut pas se les approprier pour son utilisation exclusive ». Dans sa décision, la Cour fédérale s’était d’abord penchée sur la norme de contrôle applicable. Conformément à la jurisprudence relative à la norme de contrôle applicable lorsque de nouveaux éléments de preuve significatifs sont déposés en appel d’une décision du registraire, la Cour fédérale avait décidé d’examiner le dossier à la lumière de la preuve soumise par l’appelante, sans retenue à l’égard de la décision du registraire. La Cour avait conclu qu’il convenait de considérer la marque dans le contexte du régime de retraite des enseignants de l’Ontario dans le cadre duquel l’appelante devait gérer un fonds de pension et à l’égard duquel les enseignants sont les consommateurs finaux. Selon la Cour, une marque de commerce qui décrit clairement une caractéristique notable des marchandises ou services tombe sous le coup de l’interdiction d’enregistrement prévue à l’alinéa 12(1)b). Ainsi, comme le mot TEACHERS’ décrivait une caractéristique notable du fonds de pension des enseignants onta10. Supra, note 5. 682 Les Cahiers de propriété intellectuelle riens, il donnait une description claire au sens de l’alinéa 12(1)b) de la Loi, et ce, malgré le fait qu’il ne décrivait pas les services d’administration, de gestion ou de placement relatifs au fonds de pension en question. Le juge avait donc conclu que la marque de commerce n’était pas enregistrable et a rejeté l’appel du Conseil. Dans l’appel de la décision de la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale devait donc se prononcer sur la question du caractère descriptif de la marque de commerce TEACHERS’. 4.2 La décision Rappelant la jurisprudence constante à l’effet que le critère applicable pour décider si une marque de commerce donne une description claire est celui de la première impression, la Cour d’appel fédérale indique que la marque ne doit pas être examinée de façon isolée, mais en fonction de l’ensemble du contexte des marchandises et des services. Le mot « claire » dans l’expression « description claire » véhicule l’idée qu’il doit être évident que la marque donne une description de la nature des marchandises ou services. Quant au mot « nature », il s’entend d’une caractéristique, d’une particularité ou d’un trait inhérent aux marchandises ou aux services. Le juge de première instance ayant bien énoncé ces principes, la seule question à trancher était celle de savoir s’il avait commis une erreur dans la façon dont il les a appliqués. Le Conseil avait soulevé trois moyens d’appel. En premier lieu, il plaidait que le juge avait commis une erreur en considérant le fait que la marque référait aux bénéficiaires des services comme une indication qu’elle donnait une description claire des services de l’appelant. La Cour d’appel fédérale a rejeté ces prétentions, estimant que la conclusion qui viendrait spontanément à l’esprit de la personne raisonnable est que le régime de retraite concerne des enseignants. Le mot « teachers » donnait donc une description claire de la nature ou d’une qualité inhérente ou intrinsèque des services du Conseil. En deuxième lieu, le Conseil plaidait que le juge avait commis une erreur en fondant sa décision sur le fait « qu’accorder à l’appelant un monopole sur l’emploi du mot commun « teachers’ » empêcherait d’autres services de pension et de services financiers visant les enseignants [...] d’employer le terme » puisque, selon le Conseil, il n’était pas possible de dire avec certitude que ce serait le cas. Or, d’après la Cour d’appel fédérale, cela importait peu puisque la seule Marques de commerce en 2012 683 véritable question était de savoir si oui ou non la marque donnait une description claire des services de l’appelant. Finalement, le Conseil plaidait que le registraire aurait dû approuver la demande en vue de sa publication et permettre à la question d’être débattue devant la Commission des oppositions, le cas échéant. La Cour d’appel fédérale a balayé cet argument du revers de la main, rappelant que le registraire n’a d’autre choix que de refuser la demande d’enregistrement lorsqu’il est d’avis que la marque donne une description claire de la nature ou de la qualité des services en liaison avec lesquels elle est employée. L’article 37 de la LMC étant « un code complet », le registraire n’a pas de marge de manœuvre lorsqu’il pense qu’une marque n’est pas enregistrable et il ne peut déférer la question à la Commission des oppositions. 4.3 À retenir Le contexte particulier des marchandises ou services en cause doit guider l’analyse du caractère clairement descriptif d’une marque. La « nature » d’un service s’entend d’une caractéristique, particularité ou d’un trait inhérent du service en question. La clientèle visée par les services peut faire partie des caractéristiques, particularités ou des traits inhérents du service en question. 5. Hawke & Company OutFitters LLC and Retail Royalty Company and American Eagle Outfitters, Inc.11 5.1 Les faits À la suite d’une opposition déposée par les intimées Retail Royalty Company (« RRC ») et American Eagle Outfitters, Inc. (« AEO »), le registraire a refusé la demande d’enregistrement de Hawke & Company OutFitters LLC (« Hawke ») pour la marque HAWKE & Co. OUTFITTER & BIRD DESIGN en association avec des vêtements et des services de vente au détail fondée sur un emploi projeté au Canada. La marque en litige est reproduite ci-dessous : 11. Supra, note 6. 684 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les motifs d’opposition soulevés par les opposantes RRC et AEO reposaient essentiellement sur la question de la confusion avec la marque AMERICAN EAGLE OUTFITTERS & Design de RRC : Devant la Commission des oppositions, les opposantes avaient déposé en preuve matériel promotionnel, preuve d’emploi volumineuse, chiffres de ventes, dépenses publicitaires, etc. Quant à Hawke, elle avait déposé une preuve d’emploi de la marque en litige et ses chiffres de vente au Canada. Dans son analyse de la confusion, la Commission des oppositions a évidemment pris en compte les facteurs énumérés au paragraphe 6(5) de la LMC. Elle a conclu que le facteur du caractère distinctif inhérent des marques et la mesure dans laquelle elles sont devenues connues favorisaient les opposantes malgré le fait que le terme « outfitters » soit générique et malgré sa conclusion à l’effet que les deux marques avaient à peu près le même degré de caractère distinctif inhérent. En effet, la marque de RRC avait acquis par l’emploi un caractère distinctif important. La période pendant laquelle les marques de commerce avaient été en usage favorisait les opposantes et il était clair qu’il y avait chevauchement entre les marchandises des parties. Quant au degré de ressemblance entre les marques, la Commission a conclu qu’il y avait ressemblance entre les dessins d’aigles et les idées suggérées par les marques, notamment en raison du mot « outfitter ». Bien que le mot « outfitter » ne soit pas particulièrement distinctif, c’est le dernier élément des deux marques et la preuve n’avait pas été faite qu’il s’agissait d’un terme communément employé en association avec des vêtements à la date pertinente. Hawke avait omis de déposer les extraits du registre des marques de commerce qu’elle citait à l’appui de son argument que les dessins d’oiseaux étaient communément employés dans l’industrie au moyen d’un affidavit. Or, dans le cadre d’une opposition, le registraire ne prend pas connaissance d’office de l’état du registre. Soupesant tous ces éléments, le registraire s’est dit d’avis que la probabilité de confusion ne penchait véritablement en faveur de ni l’une ni l’autre des parties et qu’en conséquence, il se devait de refuser la demande d’enregistrement de Hawke, cette dernière ayant le fardeau d’établir que sa marque était enregistrable. Marques de commerce en 2012 685 5.2 La décision Face à la preuve supplémentaire déposée en appel par Hawke, la Cour fédérale devait d’abord décider si cette preuve aurait eu un impact important sur les conclusions du registraire et, dans la négative, d’appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable. Devant la Cour fédérale, Hawke avait déposé deux nouveaux affidavits ; le premier, pour remédier aux lacunes de sa preuve d’état du registre, était un affidavit auquel étaient joints des extraits de la base de données de l’OPIC démontrant le nombre de marques comportant les termes « outfitters » et « outfitter » ainsi que le nombre de marques comportant un dessin d’oiseau ou d’aigle en association avec des vêtements. Des définitions du dictionnaire du mot « outfitter » étaient également jointes. Un deuxième affidavit, cette fois-ci du président de la requérante, avait également été déposé pour faire état de certaines informations absentes en première instance, notamment des factures témoignant des ventes de produits portant la marque de Hawke par son distributeur au magasin Winners. Pour la Cour fédérale, cette nouvelle preuve n’aurait pas été suffisamment importante pour affecter les conclusions de la Commission des oppositions, notamment parce que le seul élément véritablement nouveau (des factures à Winners) était postérieur à la période pertinente pour l’analyse de la confusion et du caractère distinctif de la marque. De même, la preuve relative à la fréquence du mot « outfitter » et des dessins d’oiseaux n’était pas suffisante puisqu’elle n’établissait pas l’état du marché et l’emploi réel de ces marques à la date pertinente. Pour faire une véritable preuve de l’état du marché, il aurait fallu fournir une preuve d’achat de marchandises portant les marques en question, de la publicité et des chiffres de vente de marchandises associées avec ces marques. Par ailleurs, seules trois ou quatre marques au registre combinaient à la fois le mot « outfitter » ou « outfitters » et un dessin d’oiseau et aucune preuve n’avait été faite de l’emploi de ces marques. Sur ce point, la Cour rappelle que le nombre de marques requis pour établir qu’un élément d’une marque avait été couramment adopté dépend des circonstances de chaque dossier mais tourne généralement autour de dix marques. C’est ainsi que la décision de la Commission devait être révisée selon la norme de la décision raisonnable (Mattel, Inc. c. 3894207 Canada Inc., 2006 1 R.C.S. 772). Le degré de ressemblance entre les marques en litige étant le facteur le plus important dans l’analyse de la confusion (Masterpiece, par. 49), la conclusion de la Commission était de l’ordre du raison- 686 Les Cahiers de propriété intellectuelle nable. Le fait que le mot « outfitters » soit un mot courant du dictionnaire ne faisait pas en sorte que ce ne pouvait pas être l’élément distinctif et dominant de la marque, tel qu’enseigné par la Cour suprême dans l’arrêt Masterpiece. La combinaison du mot « outfitter(s) » comme dernier élément des deux marques au dessin d’un oiseau de proie faisait en sorte que les marques avaient un degré élevé de ressemblance. 5.3 À retenir Le concept de partie dominante de la marque fait partie de l’analyse de confusion dans le sillage de l’arrêt Masterpiece. Un mot commun comme « outfitters » peut raisonnablement être une partie dominante d’une marque de commerce. Il en est de même de la représentation figurative d’un aigle. Il était donc raisonnable d’accorder une importance moindre aux mots « Hawke & Co. » et « American Eagle » dans l’analyse de la confusion entre les marques en litige. Vol. 25, no 2 Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 Pascal Lauzon* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 689 1. Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada ltée, 2012 CF 113 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 689 1.1 Le brevet et le litige en cause . . . . . . . . . . . . . . 690 1.2 Les défenses et motifs d’invalidité soulevés par Bell. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 691 1.2.1 L’exception pour cause réglementaire ou expérimentale . . . . . . . . . . . . . . . . . 691 1.2.2 Défense Gillette . . . . . . . . . . . . . . . . . 691 1.2.3 L’évidence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 692 1.2.4 L’utilité et la portée excessive . . . . . . . . . . 692 1.3 Les mesures de réparation . . . . . . . . . . . . . . . 693 1.3.1 Profits ou dommages-intérêts ? . . . . . . . . . 693 1.3.2 Dommages-intérêts punitifs . . . . . . . . . . . 694 © Pascal Lauzon, 2013. * Avocat et agent de marques de commerce, associé chez BCF s.e.n.c.r.l. 687 688 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. Hollick Solar Systems Ltd. c. Énergie Matrix inc., 2012 CAF 174 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 695 3. Repligen Corp. c. Procureur général du Canada, 2012 CF 931 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 696 4. Drissi c. 4463251 Canada inc., 2012 QCCA 1707 / 2012 QCCA 697 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 699 5. Canada c. GlaxoSmithKline inc., 2012 CSC 5 . . . . . . . . 699 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 701 INTRODUCTION Lorsqu’on m’a demandé si je voulais contribuer aux Cahiers de propriété intellectuelle en rédigeant la revue jurisprudentielle 2012 en matière de brevet, c’est avec plaisir que j’ai accepté. Je me suis immédiatement dit que cela me permettrait d’aborder l’arrêt Viagra de la Cour suprême du Canada et d’agrémenter mon texte de jeux de mots. J’aurais, par exemple, parlé de la montée grandissante de la popularité des causes en propriété intellectuelle à la Cour suprême et du durcissement des critères de validité des brevets. Toutefois, avant de laisser trop longuement cours à mon imagination, on m’a précisé que l’arrêt Viagra faisait l’objet d’un article distinct. Je me suis alors réconforté en me disant que la Cour suprême avait rendu d’autres décisions en matière de brevet dans les affaires Teva et Merck Frosst. C’est à ce moment qu’on a mieux circonscrit mon mandat : je devais faire une révision de la jurisprudence 2012 en brevet non pharma. Ceci restreint donc grandement le choix des décisions à résumer pour cette année 2012 qui fut faste au niveau des décisions en matière pharmaceutique. Malgré tout, je crois avoir réussi à rassembler cinq décisions qui sauront intéresser les lecteurs. Je propose d’abord deux décisions qui ont trait à des actions en violation de brevet (des décisions en droit des brevets « pur et dur ») et trois décisions plus « périphériques » si l’on veut, traitant respectivement de la correction d’« erreur d’écriture » par la commissaire aux brevets, la nature de la relation avocat-client des cabinets d’avocats et d’agents de brevet et des incidences fiscales que peuvent représenter les avantages liés à une licence de brevet. 1. Eurocopter c. Bell Helicopter Textron Canada ltée, 2012 CF 113 Cette décision est intéressante car non seulement constitue-telle en soi l’entier corpus jurisprudentiel en matière de violation de brevet dans le domaine des hélicoptères, mais elle présente aussi des 689 690 Les Cahiers de propriété intellectuelle motifs intéressants, notamment sur l’invalidité pour cause d’absence d’utilité démontrée (ou de prédiction valable) et sur la question des dommages punitifs, si souvent réclamés, mais très rarement accordés. Cette décision fait écho en quelque sorte aux commentaires qu’émettait le juge Hughes lors d’une conférence à laquelle j’ai assisté il y a quelques années. Le juge Hughes reprochait aux avocats d’avoir souvent tendance à présenter trop de motifs d’invalidité en réponse à une action en contrefaçon de brevet. Il disait que les examinateurs de brevets sont des gens compétents qui connaissent leur travail et qu’un brevet ne devrait pas être invalide pour cinq raisons différentes. Peut-être y a-t-il lieu d’explorer plusieurs motifs d’invalidité pendant la phase avant-procès, mais au moment du procès, il faut choisir son meilleur motif d’invalidité, et peut-être un motif d’invalidité subsidiaire ; en effet, au troisième motif, les juges ne sont généralement plus très intéressés, nous indiquait le juge Hughes. Comme on le verra dans cette affaire Eurocopter, le fait de présenter trop de motifs d’invalidité dans le cadre du procès peut s’apparenter à de l’abus de procédure. 1.1 Le brevet et le litige en cause L’invention brevetée par Eurocopter porte sur un nouveau type de train d’atterrissage à patins pour hélicoptères. Une des caractéristiques de cette invention est que les parties avant des patins sont reliées par une traverse. Dans un train d’atterrissage classique, la traverse avant se retrouve un peu plus reculée par rapport au bout des patins (qui ont donc l’allure de skis). Ce nouveau type de train d’atterrissage dit de type « traîneau » (et désigné familièrement par Eurocopter sous le nom de train « Moustache ») présente certains avantages, dont un poids plus léger, un amortissement plus en douceur à l’atterrissage et permet d’éliminer certaines résonances au sol. La défenderesse, Bell, avait fabriqué 21 trains d’atterrissage, soit le train « Legacy », qu’Eurocopter prétendait contenir tous les éléments essentiels de plusieurs revendications du brevet. Bell ne niait pas ces allégations tout en présentant certaines défenses, dont quelques-unes seront analysées ci-dessous. Après que le recours en violation de brevet fut intenté, Bell a rapidement modifié le train « Legacy » et a mis au point le train « Production » afin de chercher à se distinguer des revendications du Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 691 brevet en cause. Eurocopter soutenait que le train « Production » contrevenait également au brevet en cause. La Cour a jugé que tous les éléments des revendications du brevet d’Eurocopter étaient essentiels et qu’ils ne se retrouvaient pas tous dans le train « Production ». Cette partie du jugement est moins d’intérêt, quoique importante pour la trame factuelle, et ne sera pas abordée davantage. 1.2 Les défenses et motifs d’invalidité soulevés par Bell Tous les éléments des revendications en cause se retrouvaient clairement dans le train « Legacy », ce qui n’était d’ailleurs pas contesté par Bell. La Cour n’a donc pas longuement fait état de la question à savoir si le train « Legacy » était visé par les revendications en cause et s’est attardée plus en détail sur les défenses et motifs d’invalidité soulevés par Bell. Je relèverai ci-dessous certains de ces défenses et motifs d’invalidité. 1.2.1 L’exception pour cause réglementaire ou expérimentale Il y a relativement peu de jurisprudence sur cette défense à la contrefaçon et sa portée exacte demeure incertaine. Toute décision traitant de ce moyen de défense est donc bienvenue. Aucun hélicoptère muni d’un train « Legacy » n’avait été vendu, Bell étant en attente de son homologation par les diverses agences des transports. Bell faisait valoir que 20 des 21 trains « Legacy » qu’elle avait fabriqués avaient servi à des tests à des fins d’homologation. Le vingt-et-unième train « Legacy » avait toutefois été installé sur un hélicoptère qui avait été présenté lors d’un salon commercial afin d’en faire la publicité et de solliciter des commandes anticipées. Selon la Cour, cela était suffisant pour écarter la défense pour cause réglementaire ou expérimentale car la construction et l’utilisation du train « Legacy » par Bell ne se justifiaient pas par la seule mesure nécessaire à la préparation du dossier d’information que la loi l’oblige à fournir. 1.2.2 Défense Gillette Bell soutenait qu’elle ne faisait qu’exécuter des réalisations antérieures lorsqu’elle a conçu et fabriqué son train « Legacy ». La Cour rejette cette défense à la lumière de la preuve pour plusieurs raisons, dont une particulièrement intéressante. 692 Les Cahiers de propriété intellectuelle Lors du Forum annuel de l’American Helicopter Society tenu à Montréal en 2008, Bell avait fièrement présenté son nouveau train d’atterrissage « Legacy » (lequel, rappelons-le, contient tous les éléments essentiels des revendications en cause) et faisait valoir qu’il avait été conçu pour la « première fois » et qu’il « diffère du train classique en ce que la traverse tubulaire avant et les tubes de patin ont été intégrés ». Disons que, dès lors, la défense de l’utilisation antérieure était difficile à démontrer. 1.2.3 L’évidence Outre le fait que la Cour a estimé que les antériorités mises en preuve étaient ambiguës ou non pertinentes, la Cour a retenu le fait qu’Eurocopter avait travaillé trois ans au développement de son train « Legacy ». De plus, Bell avait même loué un hélicoptère d’Eurocopter muni d’un train Moustache afin de l’étudier et d’effectuer des essais sur celui-ci. 1.2.4 L’utilité et la portée excessive La revendication indépendante du brevet en cause précise que la traverse avant est décalée par rapport à la délimitation avant du point d’appui des patins sur le sol. La revendication dépendante 15 précise que la traverse est décalée vers l’avant tandis que la revendication 16 précise que la traverse est décalée vers l’arrière. Ceci veut donc dire que les deux inclinaisons sont comprises dans la revendication 1. Eurocopter faisait valoir que l’utilité consiste à créer un train d’atterrissage fonctionnel. La Cour n’est pas de cet avis et indique que l’utilité de l’invention brevetée doit s’analyser à la lumière des promesses dans la divulgation. À la lumière des divulgations et de la preuve, la Cour était plus que satisfaite que l’utilité de la configuration du train « Moustache », avec l’inclinaison de la traverse avant vers l’avant, était démontrée à la date de dépôt du brevet. Même si l’on pouvait argumenter que certaines inclinaisons n’étaient pas utiles, la Cour était d’avis que la personne moyennement versée dans l’art n’aurait eu aucune difficulté à choisir le degré d’inclinaison le plus approprié dans les circonstances. Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 693 Mais qu’en est-il d’une inclinaison vers l’arrière ? À la date du dépôt, les inventeurs n’avaient aucune preuve que l’inclinaison vers l’arrière présenterait un quelconque avantage. En fait, une telle configuration aurait été perçue comme plus vulnérable à un écrasement qu’une inclinaison vers l’avant. La Cour conclut en rappelant qu’un brevet n’est pas accordé en se fondant sur des conjectures ou des suppositions. La Cour déclare donc invalides toutes les revendications dont la portée inclut une inclinaison vers l’arrière. Une seule revendication demeure donc valide, soit la quinzième, mais elle était suffisante pour maintenir l’action en violation de brevet. 1.3 Les mesures de réparation La Cour émet donc une injonction et ordonne la destruction des trains « Legacy ». Toutefois, ce sont les propos de la Cour sur les questions des dommages qui sont les plus intéressants. Vu l’ordonnance de disjonction, la Cour n’avait pas à déterminer le montant des dommages, mais devait déterminer quels types de dommages pouvaient être réclamés par Eurocopter. 1.3.1 Profits ou dommages-intérêts ? Il est souvent préférable pour un demandeur de réclamer les profits du défendeur plutôt que de chercher à prouver ses dommages véritables. Toutefois, la Cour rappelle que le choix des profits n’est pas automatique et qu’il revient à la Cour, dans ses pouvoirs d’equity, d’ordonner les profits. En l’espèce, le fait pour Eurocopter d’avoir les « mains nettes » n’était pas en soi suffisant à justifier une restitution des profits. En effet, la complexité du calcul des profits de Bell suite à sa fabrication et son utilisation des trains « Legacy » milite contre l’octroi d’une restitution des profits. Notamment, les trains ne sont pas vendus seuls et aucun hélicoptère muni d’un tel train n’avait été vendu (bien qu’il y ait eu des précommandes). De plus, la Cour envisageait qu’une enquête dans les profits de Bell aurait mené à générer de multiples litiges, longs et coûteux, entre les parties. Eurocopter devra donc se contenter de démontrer qu’elle a subi des pertes, soit à titre de ventes perdues ou de perte de redevances. 694 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.3.2 Dommages-intérêts punitifs La Cour rappelle que des dommages punitifs ne peuvent être accordés que lorsque la conduite d’une partie a été malveillante, opprimante ou abusive, choque le sens de la dignité du tribunal ou représente un écart marqué par rapport aux normes ordinaires en matière de comportement acceptable. De plus, ils ne seront accordés que lorsque les dommages généraux et majorés réunis ne permettent pas d’atteindre l’objectif qui consiste à punir et à dissuader. En l’occurrence, même si le montant des dommages généraux n’était pas encore fixé, la Cour a estimé que des dommages punitifs étaient appropriés, sans toutefois en fixer le montant. La Cour était d’avis que la conduite de Bell était hautement répréhensible et constituait une indifférence complète à l’égard des droits d’Eurocopter, notamment pour les raisons suivantes : • Bell avait connaissance du brevet et sa prétention à l’effet contraire n’était pas crédible ; • Bell avait loué un hélicoptère Eurocopter muni d’un train « Moustache » dans le but de l’étudier et le train « Legacy » « n’était rien de plus qu’une copie servile du train d’atterrissage Moustache breveté » ; • Lorsque des doutes ont été soulevés au sujet de la similitude entre le train « Legacy » et le train d’Eurocopter, Bell a « de façon téméraire » dit à ses ingénieurs de poursuivre le travail ; • Bell avait un service de propriété intellectuelle qui était expressément chargé de vérifier les contrefaçons possibles ; • Bell n’a fait preuve d’aucun remords et n’a offert aucune excuse pour son comportement. Elle a nié l’existence de la contrefaçon en adoptant « une position vindicative durant toute l’instance » plaidant des défenses qui n’ont pas été sérieusement retenues ; • Bell avait fait la publicité à l’effet qu’elle était la première à avoir conçu un train d’atterrissage du type en cause ; et • Bell a continué à faire la promotion de son hélicoptère muni du train « Legacy » après l’institution de l’action d’Eurocopter. Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 695 Cette décision a été portée en appel par Bell et Eurocopter a produit un appel incident. La demande d’audition ayant été déposée en novembre 2012, on pourrait avoir une décision de la Cour d’appel à temps pour la revue de la jurisprudence en brevet 2013. 2. Hollick Solar Systems Ltd c. Énergie Matrix inc., 2012 CAF 174 Cet arrêt de la Cour d’appel fédérale constitue un bon rappel de l’importance de ne pas inclure des éléments qui ne sont pas nécessaires dans les revendications d’un brevet et de la difficulté subséquente de rencontrer le test tripartite de l’arrêt Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66 afin de démontrer qu’un élément inclus dans les revendications n’est pas essentiel. L’invention en cause concernait un système de chauffage de l’air par énergie solaire : une plaque métallique trouée est chauffée par l’énergie solaire, l’air extérieur à la surface de la plaque est chauffé et ensuite aspiré dans l’espace d’aspiration derrière la plaque en raison d’une prise de ventilation qui aspire l’air à l’intérieur de l’immeuble. Les revendications précisaient que la prise de ventilation était positionnée au sommet de l’espace d’aspiration. L’emplacement de la prise de ventilation au sommet avait vraisemblablement été choisi par l’inventeur en raison du fait que les systèmes de ventilations se retrouvent généralement à la hauteur des toits des immeubles et qu’il est naturel d’acheminer l’air du sommet de l’espace d’aspiration directement au système de ventilation plutôt que d’aspirer l’air plus bas et l’acheminer ensuite par le biais d’une canalisation plus longue. Toutefois, on comprendra que l’air étant de l’air et pouvant aisément être aspiré de n’importe quel point, il n’était peut-être pas nécessaire de préciser que la prise de ventilation devait être positionnée au sommet de l’espace d’aspiration. Ce qui devait donc arriver arriva. Un ancien distributeur des demanderesses avait choisi de commercialiser un système de chauffage de l’air par énergie solaire conceptuellement identique au système breveté, à une variante près : la prise de ventilation est positionnée dans la partie inférieure de l’espace d’aspiration, ou près de celle-ci. Tout le litige portait sur le caractère essentiel ou non de l’emplacement de la prise d’air. En première instance, les demanderesses avaient soutenu que la variante n’affectait pas le fonctionnement de l’invention. Plus particulièrement, les demanderesses avaient cherché à démontrer que 696 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’invention revendiquée visait le comportement de l’air à l’extérieur de la plaque et donc que l’endroit d’où l’air était aspiré dans l’espace d’aspiration derrière la plaque n’empêchait pas l’air extérieur d’être chauffé et ensuite aspiré pour être acheminé vers le système de ventilation. La défenderesse quant à elle prétendait qu’il y avait un avantage à placer la prise de ventilation au sommet car l’air chauffé qui se trouve dans l’espace d’aspiration a tendance à monter naturellement vers le haut. Un tel système serait donc plus efficace et un système avec une prise d’aspiration dans la partie inférieure serait moins efficace. La Cour a retenu la thèse de la défenderesse. Les demanderesses ont porté la décision en appel et plaidaient essentiellement que le juge de première instance avait commis une erreur dans l’interprétation du brevet (donc une erreur de droit) en concluant que le positionnement de la prise d’aspiration au sommet était essentiel. La Cour d’appel a plutôt pris l’approche que la détermination du caractère essentiel ou non de l’emplacement de la prise d’aspiration découlait de la preuve d’expertise qui avait été soumise. La Cour d’appel a estimé que les appelantes lui demandaient essentiellement de remettre en cause l’appréciation de la preuve d’expert, ce qui requiert une erreur dominante ou manifeste ce qui, jugea-telle, n’était pas le cas. 3. Repligen Corp. c. Procureur général du Canada, 2012 CF 931 Une dizaine d’années après le célèbre arrêt Dutch Industries Ltd. c. Canada (Commissaire aux brevets), 2003 CAF 121, l’affaire Repligen remet à l’actualité la question du défaut de paiement des taxes de maintien, les conséquences d’un tel défaut et les difficultés de convaincre la commissaire aux brevets de considérer une « erreur d’écriture » au sens de l’article 8 de la Loi sur les brevets1 pour accepter un paiement en retard. Cette décision représente toutefois peutêtre un assouplissement des critères requis pour obtenir une révision judiciaire d’une décision discrétionnaire de la commissaire refusant de corriger une erreur d’écriture, mais cela reste à voir. Les faits à l’origine de cette affaire sont les suivants. L’agent de brevets canadien de Repligen avait par erreur indiqué à son homologue américain que le numéro du brevet en cause était le 1 314 486, au lieu du 1 341 486. Ainsi, ce même numéro erroné a été fourni à la 1. 8. Un document en dépôt au Bureau des brevets n’est pas invalide en raison d’erreurs d’écriture ; elles peuvent être corrigées sous l’autorité du commissaire. Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 697 société dont les services ont été retenus pour le versement des taxes périodiques (CPA). Lorsque CPA a payé les taxes périodiques en faisant erronément renvoi au brevet 1 314 486, soit un brevet de Rolls-Royce, l’OPIC lui a signalé que le paiement avait déjà été effectué (la taxe ayant été payée par Rolls-Royce). Sans se poser plus de question, CPA a demandé le remboursement de son paiement et l’OPIC lui a par la suite fait parvenir ce remboursement. Les années suivantes, CPA et Rolls-Royce effectuaient le paiement de la taxe de maintien pour le brevet 1 314 486 et celle des deux qui effectuait le paiement en deuxième demandait et obtenait un remboursement. Il en résulte que les taxes de maintien pour le brevet 1 341 486 de Repligen demeuraient impayées. L’Office de la propriété intellectuelle du Canada (l’« OPIC ») a donc envoyé un avis de taxe périodique à l’agent canadien de Repligen signalant que la taxe périodique requise n’avait pas été payée. Il n’y a pas eu de réponse de la part de l’agent de Repligen et le brevet de Repligen est officiellement devenu périmé en raison du nonpaiement de la taxe périodique. Les agents de Repligen ont été substitués et les nouveaux agents ont contesté la péremption du brevet tout en tentant de payer les taxes échues sur la base que l’inversion des chiffres constituait une « erreur d’écriture » au sens de l’article 8 de la Loi sur les brevets. Bien que reconnaissant qu’il s’agissait d’une erreur d’écriture, la commissaire a refusé de la corriger sous prétexte que « le retard dans l’examen des erreurs a fait en sorte que, pendant une longue période, des tiers se sont peut-être fondés sur des documents accessibles au public et sur les renseignements qu’ils contenaient » et que « ladite correction est susceptible d’avoir une incidence négative sur les droits de tiers ». Repligen se pourvoit en Cour fédérale une première fois2 (la décision ici résumée a trait à la seconde fois !) pour demander la révision judiciaire du refus de la commissaire. Le juge Lemieux avait conclu que la commissaire n’avait pas exercé correctement son pouvoir discrétionnaire, n’ayant pas tenu compte de certains facteurs pertinents, dont le fait que Repligen avait effectué les paiements et qu’ils avaient été reçus par l’OPIC (bien qu’ils avaient été attribués à un autre brevet). Le juge Lemieux met également en doute la pertinence, en l’instance, d’évoquer des possibles incidences négatives sur 2. Repligen Corporation c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1288. 698 Les Cahiers de propriété intellectuelle les droits de tiers. La Cour renvoie donc l’affaire devant la commissaire pour une décision. Malgré les facteurs pertinents à considérer énumérés par le juge Lemieux, la commissaire en est venue à la même conclusion générale et refusa encore d’exercer son pouvoir discrétionnaire de corriger l’erreur et de rétablir le brevet. Repligen se pourvoit donc à nouveau devant la Cour fédérale et demande la révision judiciaire de cette deuxième décision. La Cour fédérale rappelle que le pouvoir dont dispose la commissaire pour décider, à la lumière des circonstances de fait, s’il y a lieu ou non de corriger une erreur d’écriture particulière en application de l’article 8 de la Loi sur les brevets est discrétionnaire. Il faut donc se poser la question de savoir si le refus en l’espèce d’exercer cette discrétion était raisonnable. Dans cette deuxième demande de révision judiciaire, le juge Near est d’avis que l’approche adoptée par la commissaire suggère que la norme applicable au paiement des taxes périodiques (et aux erreurs d’écriture connexes) est celle de la perfection. Selon lui, si une telle approche devait être admise, le législateur n’aurait vraisemblablement pas inclus l’article 8 à la Loi sur les brevets. En d’autres termes, si le législateur a prévu inclure à la loi la possibilité que la commissaire corrige des erreurs d’écriture, il veut bien que le commissaire exerce cette discrétion lorsqu’il est raisonnable de le faire. À la lumière des motifs précédents émis par son collègue, le juge Near est d’avis qu’il n’était pas raisonnable pour la commissaire de refuser la correction de l’erreur d’écriture. Selon lui, la commissaire a omis de concentrer son attention sur la question centrale du paiement ininterrompu de la taxe périodique par Repligen conformément au régime législatif et sur l’intention qu’avait Repligen de maintenir ses droits de brevet, malgré le fait que ses paiements ont été assignés à un autre brevet. La Cour fédérale a donc renvoyé à nouveau le dossier devant la commissaire afin qu’elle décide de corriger ou non l’erreur d’écriture. J’ai eu l’occasion d’échanger avec l’avocat qui a représenté Repligen devant la Cour fédérale et il me confirme que, trois mois après la deuxième décision, la commissaire a accepté de corriger l’erreur d’écriture et de rétablir le brevet. Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 699 4. Drissi c. 4463251 Canada inc., 2012 QCCA 1707 / 2012 QCCA 697 Dans cette affaire, on aborde les questions du secret professionnel et du conflit d’intérêt qui peuvent surgir dans les cabinets multidisciplinaires d’avocats et d’agents de brevets. Ces questions ne trouvent malheureusement pas réponse, mais il est néanmoins pertinent et utile de se les rappeler. M. Drissi avait demandé une déclaration d’inhabilité contre le cabinet d’avocat représentant la partie adverse, soit Robic, sur la base qu’il avait confié un mandat à un agent de brevet chez Robic une dizaine d’années plus tôt, mandat qui, selon M. Drissi, avait une connexité avec l’affaire en cours. Notamment, les parties représentées par Robic dans ce litige avaient communiqué comme pièce au soutien de leur action une correspondance qu’il estimait privilégiée entre lui et Robic. La Cour supérieure a rejeté la requête pour déclaration d’inhabilité sur la base que la communication entre M. Drissi et l’agent de brevet chez Robic n’était pas protégée par le privilège avocat-client. M. Drissi demande la permission d’interjeter appel de ce jugement interlocutoire. Le juge Kasirer, siégeant seul, accueille la demande de permission d’interjeter appel. Selon lui, « l’intérêt de la justice [...] requiert que la Cour examine de près la situation où le cabinet d’avocat comportant des membres non-avocats risque d’être déclaré inhabile à agir en fonction des faits particuliers de l’espèce ». Du coup, il ordonne la suspension du dossier en Cour supérieure en attendant que la Cour d’appel se prononce sur la question de l’inhabilité. Avant que l’appel ne soit entendu, Robic a cessé d’agir dans le dossier et a été substitué par le cabinet d’avocats Woods. La Cour d’appel donne acte du retrait de Robic et estime que la question devant elle est désormais théorique ; l’appel est rejeté sur cette base et la question demeure donc ouverte. 5. Canada c. GlaxoSmithKline inc., 2012 CSC 52 Comme je voulais absolument résumer une décision de la Cour suprême dans le domaine pharmaceutique malgré les directives reçues, je termine avec l’arrêt GlaxoSmithKline. Il s’agit d’un arrêt 700 Les Cahiers de propriété intellectuelle en matière de droit fiscal, mais le mot « brevet » y apparaît bel et bien deux ou trois fois. Loin de moi le désir de vouloir me prétendre fiscaliste, mais cet arrêt aborde un principe juridique qui peut être utile pour les praticiens en propriété intellectuelle. Les faits à l’origine de cette affaire sont les suivants. Glaxo se procurait de la ranitidine, l’ingrédient actif du médicament Zantac, auprès d’une société affiliée en Suisse à un prix variant entre 1 512 $ et 1 651 $ le kilogramme. Or, durant la même période, Apotex et Novopharm, qui bénéficiaient de licences obligatoires leur permettant de commercialiser le médicament breveté, se procuraient de la ranitidine d’autres fournisseurs à un prix variant entre 194 $ et 304 $, soit environ 1 300 $ moins cher que le prix payé par Glaxo. Sur cette base, et prétextant que Glaxo avait versé un montant pour l’achat de ranitidine plus élevé que ce qui aurait été raisonnable afin de diminuer son revenu imposable au Canada, le ministère du revenu a établi des nouvelles cotisations pour Glaxo qui avaient pour effet d’augmenter son revenu imposable de 51 millions de dollars. Glaxo soutenait que le prix payé était raisonnable et se justifiait notamment en raison de la licence dont elle bénéficiait qui lui permettait notamment d’utiliser et vendre le produit breveté, d’employer exclusivement les marques de commerce, d’avoir accès aux améliorations, de bénéficier d’appui à la commercialisation et d’obtenir une indemnisation des dommages-intérêts qui pourraient découler d’une action en contrefaçon de brevet ou marque. En appel à la Cour canadienne de l’impôt, la Cour estimait qu’il fallait examiner le contrat d’achat séparément du contrat de licence et que ce dernier n’était donc pas pertinent pour déterminer le prix de pleine concurrence approprié à payer pour se procurer de la ranitidine. La Cour d’appel fédérale a infirmé cette décision et la Cour suprême du Canada a confirmé la décision de la Cour d’appel. Le paragraphe 69(2) de la Loi de l’impôt sur le revenu permet au ministre de s’interroger sur le prix qui aurait été raisonnable dans les circonstances si le fournisseur non-résident et le contribuable canadien n’avaient eu aucun lien de dépendance entre eux. Ce faisant, il est donc nécessaire de considérer les ententes susceptibles de conférer des droits et des avantages en sus du bien acheté, lorsque ces ententes sont liées au contrat d’achat. En l’occurrence, il n’existait que deux sources approuvées de ranitidine. L’obligation pour Glaxo de se procurer de la ranitidine d’une source approuvée ne résultait pas de son lien de dépendance à sa société-mère et son fournisseur affilié, mais plutôt du contrôle qui était exercé sur la marque Revue de cinq décisions en brevet (non pharma) 2012 701 de commerce et le brevet relatifs au produit pharmaceutique d’origine que Glaxo souhaitait commercialiser. Tout autre distributeur, même sans lien de dépendance, qui souhaiterait commercialiser le médicament Zantac pourrait donc aussi être contraint à cette même obligation. La Cour suprême considère par conséquent qu’une partie des prix d’achat versée par Glaxo à son fournisseur servait de contrepartie pour au moins certains droits et avantages conférés par la licence. La Cour suprême ne tranche pas la question de savoir si dans ce cas précis le prix payé était entièrement justifié par la licence et renvoie l’affaire devant la Cour canadienne de l’impôt pour réexamen à la lumière de ses motifs et le dossier est présentement toujours ouvert à la Cour canadienne de l’impôt. CONCLUSION Malgré la tâche difficile de trouver cinq décisions intéressantes et pertinentes rendues en 2012 dans le domaine des brevets « non pharma », j’espère avoir présenté un tour d’horizon adéquat et informatif. J’espère aussi pour la personne chargée de cette revue en 2013 que cette année sera un peu plus garnie en termes de jugements et d’arrêts. Vol. 25, no 2 L’affaire des chaussures Louboutin : est-il possible d’enregistrer une couleur comme marque de commerce ? René Pepin* 1. INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 705 2. AU CANADA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 707 3. AUX ÉTATS-UNIS AVANT L’AFFAIRE LOUBOUTIN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 711 4. LA DÉCISION LOUBOUTIN . . . . . . . . . . . . . . . . 715 5. CONCLUSION : ET MAINTENANT, QU’ALLONSNOUS FAIRE ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 723 © René Pepin, 2013. * Professeur, Faculté de droit, Université de Sherbrooke. 703 1. INTRODUCTION Le 5 septembre 2012, la U.S. Court of Appeals a rendu sa décision dans le litige opposant deux maisons françaises de haute couture, Christian Louboutin et Yves Saint-Laurent1. Louboutin reprochait à YSL d’utiliser, dans une de ses collections de vêtements, des souliers à semelles rouges, ce qui lui était réservé par marque de commerce. YLS a rétorqué que cette marque était invalide, parce que la loi américaine ne permet pas l’enregistrement d’une couleur, seule, comme marque de commerce. Les faits dans cette affaire sont assez banals2. C’est vers 1972 que Louboutin a eu cette idée de se distinguer des autres maisons de vêtements de haute couture en fabriquant des souliers qui auraient tous un dénominateur commun : une semelle rouge, couleur appelée « rouge Chine impériale », et couverte d’une couche de laque. Selon son créateur, cette couleur a été choisie parce qu’elle évoque l’énergie et la passion amoureuse3. L’enregistrement de la marque a été accepté aux États-Unis en janvier 20084. Cela s’est avéré un grand coup de marketing. Le succès commercial a été énorme5. Cette idée de doter des souliers de semelles rouges a rempli la même fonction que celle prévue pour les marques de commerce. D’abord, identifier 1. Ci-après YSL. Voir Christian Louboutin, S.A., c. Yves St-Laurent America Holdings, 696 F.3d, 206. 2. Ils sont rappelés au début de la décision en première instance, par la cour de district. Voir Christian Louboutin S.A. c. Yves Saint-laurent America, inc., 778 F.supp. 2d 445 (2011). 3. Ibid., p. 447. 4. Le numéro d’enregistrement auprès du PTO (Patent and Trademark Office) est le 3361597. L’enregistrement a été accepté pour l’objet suivant : « a lacquered red sole on footwear ». Aux États-Unis, le PTO est l’organisme unique qui s’occupe tant des demandes d’enregistrement pour les marques de commerce que les brevets. En cas de désaccord, c’est le Trademark Trial and Appeal Board qui se prononce, avant que l’affaire ne soit déférée aux tribunaux judiciaires. 5. Supra, note 2, p. 448. Le juge mentionne qu’en 2010, un quart de million de paires de ces chaussures se sont vendues aux États-Unis seulement, à un prix variant entre 400 $ et 2000 $ la paire. À travers le monde, on parle d’un demi-million de paires de chaussures, dont le prix s’élève jusqu’à six mille dollars ! Voir aussi GORMAN (Danielle E.), « Protecting Single Color Trademarks in Fashion After Louboutin », (2012) 30 Cardozo Arts & Entertainment Law Journal 369. 705 706 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’origine. En effet, toute personne qui s’intéresse à la mode peut faire le lien très vite et très direct entre la vue de souliers à semelle rouge vif et la maison Louboutin. Et, on l’espère toujours, être un gage de qualité. Ce qui devait être le cas, on le souhaite aux femmes qui les portent, car ces chaussures peuvent coûter deux mille dollars aux États-Unis, et plus en Europe ! Louboutin n’aimait pas voir que la maison St-Laurent faisait déambuler, à l’occasion, lors de défilés de mode, ses mannequins avec des souliers à semelles rouges. Ce qui a précipité le litige est que YSL a présenté en 2011 une collection appelée « Croisière », où plusieurs souliers à semelle rouge étaient offerts aux clientes. Devant le refus de YSL de retirer ces éléments de sa collection, Louboutin s’est adressé aux tribunaux pour réclamer une injonction interlocutoire. La demande s’appuyait sur les motifs suivants : violation de la marque de commerce, concurrence déloyale, dilution de l’achalandage et violation de diverses lois étatiques interdisant des pratiques commerciales déloyales. YSL a rétorqué en alléguant surtout que la marque n’aurait jamais dû être enregistrée, qu’elle n’était pas suffisamment distinctive, qu’elle était simplement ornementale et qu’elle était fonctionnelle. En conséquence, c’est Louboutin qui devrait des dommages-intérêts à YSL6. La question posée est intéressante, et pertinente. C’est évidemment celle de savoir dans quelle mesure une couleur peut être protégée par une loi sur les marques de commerce. L’affaire Louboutin mérite d’être étudiée, parce que les lois canadienne et américaine sont très semblables dans leur définition de ce qui peut être enregistré comme marque de commerce. Et en droit canadien, la jurisprudence et les auteurs ne se sont pas penchés beaucoup sur cette question de la protection des couleurs par le régime des marques de commerce. D’où l’intérêt d’examiner la décision Louboutin. Dans un premier temps, nous allons regarder l’état du droit au Canada, puis la situation aux États-Unis jusqu’à la décision Louboutin. Nous allons ensuite vérifier si cette affaire a changé les règles du droit américain sur la possibilité de protéger une couleur par le régime des marques de commerce, pour voir enfin si la décision peut nous servir d’enseignement au Canada. 6. Supra, note 2, p. 449. L’affaire des chaussures Louboutin 707 2. AU CANADA On peut faire deux remarques préliminaires, qui pourront aider la compréhension des règles applicables dans ce domaine. Une première chose à établir, c’est qu’une question ainsi formulée : « une couleur peut-elle être protégée comme marque de commerce ? » n’a pas de sens. Car toute personne qui connaît un tant soit peu le domaine des marques de commerce sait que la Loi sur les marques de commerce7 n’accorde aucune exclusivité absolue. Pour prendre un exemple simple qui fait voir la différence avec un régime comme celui établi en vertu de la Loi sur le droit d’auteur, la compagnie Coca-Cola, qui possède la marque COKE ne peut pas empêcher un historien qui publie un volume sur l’histoire de la compagnie d’employer des dizaines de fois le mot « Coke ». Ce que la LMC accorde, c’est l’usage exclusif d’une marque, mais toujours pour un produit donné, ou un service. De même, la compagnie d’articles de sport Nike a pu obtenir comme marque de commerce la représentation d’un petit crochet8, mais pour certains articles qu’elle vend, comme des casquettes et souliers de course. La question en litige, posée correctement, pourrait se formuler de la façon suivante : « une couleur unique peut-elle être acceptée comme marque de commerce pour un produit ou un service ? ». Une deuxième constatation qu’on doit faire, c’est que la loi canadienne n’interdit pas a priori l’utilisation d’une couleur lors d’une demande d’enregistrement, au contraire des odeurs, ou des sons, qui ne peuvent être protégés. Cette réalité n’apparaît pas clairement dans le libellé de la définition, à l’article 2, de ce qui peut constituer une marque de commerce. Cette définition est très englobante : ce peut être « toute marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues [...] par elle ». Cependant l’article 30, qui énumère le contenu d’une demande de marque de commerce prévoit, au paragraphe h), qu’elle doit être accompagnée d’« un dessin de la marque de commerce ». Notre loi ne vise donc, on le constate, que ce qui s’adresse à l’œil. Il y a eu peu de décisions, au cours des ans, qui ont étudié cette question de la protection d’une couleur par la LMC. Les litiges ont porté presque tous sur des tentatives de compagnies pharmaceutiques d’obtenir une protection sur la forme et la couleur de leurs pro7. L.R.C. (1985), ch T-13 ; ci-après la LMC. 8. Appelé aussi check ou swoosh. 708 Les Cahiers de propriété intellectuelle duits9. Ainsi, en 1987, le juge Strayer, de la division de première instance de la Cour fédérale10 a infirmé une décision du registraire refusant la demande de la compagnie SKF concernant les comprimés TAGAMET. Selon le registraire, la compagnie voulait faire protéger la couleur verte, qui recouvrait uniformément le comprimé. Le juge Strayer s’est dit d’accord avec l’affirmation selon laquelle une couleur seule ne peut constituer une marque de commerce, mais ce qui était en jeu était une demande de marque de commerce pour un comprimé de telle grosseur, telle forme, et telle couleur. Il retourna donc l’affaire au registraire, pour faire déterminer si le comprimé en question pouvait avoir un caractère distinctif suffisant pour identifier le produit à son fournisseur, sans porter atteinte aux autres marques de commerce11. Plus récemment, en 2010, la question s’est posée encore en Cour fédérale. Cette fois, c’est la compagnie Apotex qui a demandé la radiation de l’enregistrement de la marque de Glaxo Smith Kline concernant l’inhalateur ADVAIR, pour les asthmatiques. Selon les faits de la cause, la marque « se compose de la couleur violet foncé no 2587C du code Pantone, et de la couleur violet pâle no 2567C du code de Pantone appliquées à la surface [...] d’un inhalateur »12. Le juge Barnes, qui a rendu la décision, a bien posé la question en se demandant si, au moment de la demande d’enregistrement, les utilisateurs de ces produits que sont les médecins, les pharmaciens et les patients, reconnaîtraient la marque de GSK d’après son apparence et associeraient cet habillage à une source unique13. Il fallait se demander, en effet, si telle marque, qui peut être composée entre autres d’une couleur, est suffisamment distinctive pour que le consommateur fasse le lien mental entre le produit qu’il voit et son fabricant. Sur la question de la couleur et de la forme d’un produit en tant qu’aspect du caractère distinctif, le juge a écrit que ces éléments peuvent sans doute aider à distinguer les produits d’un fabricant de ceux d’un autre, et que ces éléments peuvent avoir une influence sur le comportement des consommateurs. « Néanmoins, une marque qui 9. 10. 11. 12. 13. Voir JONES (Paul), « Tis a Tale Full of Sound and Colour – Signifying Nothing ? », (2003) 23(9) Lawyers Weekly ; voir aussi SIM (Keltie) et al., « Protecting Colour as Trademark » (2004) 23(47) Lawyers Weekly. Smith Kline & French Canada Ltd. c. Canada, [1987] 2 C.F. 633. Ibid., au par. 6. Apotex inc. c. Canada (Registraire des marques de commerce), 2010 CF 291, au par. 2. Le code Pantone est un système international de classification des couleurs. Ibid., au par. 5. L’affaire des chaussures Louboutin 709 est fondée sur la couleur et la forme d’un produit sera probablement une marque faible »14. Dans le cas soumis, le tribunal est arrivé à la conclusion que pour les médecins et les pharmaciens, la couleur ou la forme d’un comprimé ou un produit comme un inhalateur ne sont que des indicateurs secondaires de la source du produit15. Quant aux patients, ils n’accorderaient que peu d’importance à l’apparence d’un produit pharmaceutique. La fonctionnalité, la posologie et l’efficacité compteraient16 davantage. De plus, la compagnie GSK n’a pu faire jouer le paragraphe 12(2) de la loi en sa faveur, à l’effet qu’une marque, qui n’est pas en soi distinctive, peut le devenir à l’usage, par un emploi continu. C’est que la plupart des compagnies qui fabriquent des produits contre l’asthme utilisent déjà les couleurs violet ou bleu. L’une pour le produit à emploi quotidien, l’autre pour le produit à utiliser en cas de crise d’asthme. La demande de la radiation de l’enregistrement a donc été accueillie17. La doctrine n’a pas, non plus, consacré de longs développements à la question. Dans son traité, David Vaver18 enseigne qu’une combinaison de couleurs peut plus facilement être protégée en vertu de la LMC. Il donne en exemple la combinaison du bleu, blanc et or utilisée par la compagnie Visa. Il indique aussi qu’il ne suffit pas, dans une demande d’enregistrement, de désigner une couleur de façon générale, comme « la couleur bleue ». Il faut donner une description plus précise, sans être obligé cependant de référer à un système reconnu de classification des couleurs. Il insiste aussi sur cette règle essentielle en marques de commerce selon laquelle un signe doit être distinctif pour pouvoir être enregistré. Il faut montrer qu’une marque crée une association dans la tête du consommateur entre elle et le fabricant d’un produit. Une couleur ou une combinai- 14. Ibid., au par. 14. 15. Voir au par. 25. Par exemple, pour un pharmacien, la couleur d’un comprimé peut parfois indiquer qu’il renferme une dose minimale de l’ingrédient actif, ou le contraire, mais il n’y a pas de lien direct qui se fasse dans son esprit entre la couleur d’un comprimé et son fabricant. 16. Ibid., au par. 29. 17. Les mêmes principes avaient été utilisés par la Cour fédérale en 2003 dans Novopharm Ltd. c. Astrazeneca, 2003 CF 1212. Cette décision a été commentée par SYRIANOS (Stella), « L’enregistrabilité de la couleur et de la forme des comprimés », (2004) 16:3 Cahiers de propriété intellectuelle 589. 18. VAVER (David), Intellectual Property Law, (Toronto : Irwin Law, 2011), p. 46971. 710 Les Cahiers de propriété intellectuelle son de couleurs qui n’ont pas encore acquis le statut de signe distinctif ne peuvent donc pas être enregistrées tout de suite19. Il explique aussi une règle dont la jurisprudence canadienne parle peu, à l’effet qu’une couleur ne peut être enregistrée si elle est fonctionnelle. À première vue, cette affirmation semble absurde. Une couleur ne peut jamais, semble-t-il, empêcher un objet d’accomplir la fonction qui lui est destinée. Mais il faut comprendre l’affirmation comme signifiant qu’on ne peut faire enregistrer une couleur dans un cas où le choix des couleurs disponibles est limité et que cela aurait pour effet de faire une concurrence déloyale aux autres fabricants. Ainsi, par exemple, aux États-Unis on a refusé l’enregistrement de la couleur blanche et de la couleur noire pour des moteurs hors-bords pour bateaux, parce que les autres fabricants ne pourraient mettre sur le marché des moteurs dont la couleur s’harmonise facilement avec le bateau sur lequel ils sont installés20. Il y a aussi des normes qui ont été élaborées dans certains secteurs d’activités, qu’on doit respecter. Ainsi, la couleur orange est souvent signe de conformité avec une norme de sécurité. Cela a pour effet pratique de limiter la possibilité d’utiliser cette couleur à d’autres fins. Quant à Teresa Scassa21, elle enseigne qu’il y a eu au cours des ans une ouverture plus grande de la part des tribunaux et du registraire des marques de commerce sur la question qui nous intéresse. Ainsi, dans les années ‘20, la Cour de l’Échiquier avait estimé qu’il était totalement impossible qu’une couleur soit acceptée comme marque de commerce22. Mais aujourd’hui on peut lire dans le Règlement sur les marques de commerce, au paragraphe 28(1)23, que « Lorsque le requérant revendique une couleur comme caractéristique de la marque de commerce, la couleur est décrite ». On voit donc qu’il y a une ouverture, maintenant, dans notre droit. Elle mentionne qu’en 2007, dans l’affaire Simpson Strong-Tie Co.24, la Commission des oppositions des marques de commerce a jugé qu’une 19. Ibid., p. 470. 20. Ibid. La décision américaine à laquelle l’auteure réfère est Brunswick Corp. c. British Seagull, 35 F3d. 1527, p. 1531 (1994). On a aussi estimé que la couleur noire est avantageuse parce qu’elle fait paraître le moteur plus compact. 21. SCASSA (Teresa), Canadian Trademark Law, (Toronto : LexisNexis, 2010), p. 63-66. 22. Dans Henry K. Wampole & Co. c. Hervay Chemical Co. Of Canada, [1929] R.C.É. 78. 23. DORS/96-195. 24. Simpson Strong-Tie Co. c. Peak Innovations inc., 2007 CanLII 80935 (Comm. opp.). L’affaire des chaussures Louboutin 711 couleur uniforme appliquée sur la totalité de la surface d’un objet pourrait tenir lieu de marque de commerce. La commission a ajouté qu’il n’était pas nécessaire qu’une marque de commerce soit limitée à la couleur d’un objet d’une certaine taille ou forme. Elle a donné en exemple la couleur rose qui est maintenant associée à un fabricant de laine minérale isolante. Mais on doit préciser que ces affirmations n’ont pas toutes été reprises dans la décision de la Cour fédérale dans ce litige25. Ce bref examen du droit canadien nous montre qu’il accepte la possibilité qu’une couleur devienne un signe distinctif, et qu’on puisse en obtenir l’enregistrement à titre de marque de commerce. Ce qui nous manque, c’est qu’il n’y a pas eu d’examen en profondeur des motifs pour lesquels il est avisé ou non d’accepter l’enregistrement d’une couleur comme marque de commerce. Nous verrons que c’est ce à quoi s’est employé le droit américain. 3. AUX ÉTATS-UNIS AVANT L’AFFAIRE LOUBOUTIN La loi américaine sur les marques de commerce est appelée la Lanham Act et a été codifiée en 194626. Sa définition de ce qui peut être enregistré comme marque de commerce est très large27. En fait, on peut dire que presque tout peut servir de marque de commerce, sauf ce qui est interdit spécifiquement dans la loi. Il faut évidemment, comme au Canada, que ce pour quoi on demande l’enregistrement ait les caractéristiques d’une marque de commerce : elle a été et elle est employée dans le cours des affaires, elle possède un caractère distinctif, elle indique l’origine (le fabricant) et elle n’est pas principalement fonctionnelle. Ceci ne nous dit cependant pas spécifiquement si une couleur peut, en soi, être enregistrée. Jusqu’en 1985, il était considéré évident qu’une couleur, seule, ne pouvait jamais être suffisamment distinctive pour pouvoir être enregistrée28. Une couleur ne pouvait être protégée que si elle était jointe à d’autres couleurs, ou à des mots, symboles, ou motifs. On a même considéré que l’emploi de deux couleurs n’était pas suffisant29. Les tribunaux ont souvent utilisé l’argument de la « fonctionnalité » pour refuser 25. 2009 CF 1200. 26. 15 U.S.C. ss 1051 et ss. 27. L’article 45 du Lanham Act de 1946 (maintenant 15 U.S.C. 1127) est ainsi formulé : une marque de commerce inclut « any word, name, symbol, or device or any combination thereof adopted and used by a manufacturer or merchant to identify his goods and distinguish them from those manufactured or sold by others ». 28. GORMAN, supra, note 5, p. 374. 29. Campbell Soup Co. c. Armour & Co., 175 F2d 795 (1949). 712 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’enregistrement. Selon cet argument, une compagnie ne peut obtenir un avantage indu sur ses concurrents en ayant un monopole virtuel sur la couleur d’une caractéristique utilitaire de son produit30. C’est pour ce motif que la compagnie John Deere n’a pu obtenir de protection pour la couleur verte appliquée sur sa gamme d’instruments aratoires, parce que les fermiers préfèrent manœuvrer un tracteur joint à une pièce de machinerie de la même couleur. Tout cela a changé en 1985 lorsqu’une cour d’appel a décidé que la compagnie Owens-Corning pouvait faire enregistrer comme marque de commerce la couleur rose pour de la laine isolante en fibre de verre31. La juge Pauline Newman, qui a rendu la décision, a d’abord admis qu’avant la réforme de 1946, il n’était pas possible qu’une couleur soit protégée par la loi sur les marques de commerce. Mais la réforme a eu pour but de moderniser la loi, pour faciliter le commerce, tout en protégeant le consommateur. De sorte que maintenant on doit considérer qu’il n’y a qu’une seule norme fondamentale : « if a mark is capable of being or becoming distinctive of applicant’s goods in commerce, then it is capable of serving as a trademark »32. Ainsi les règles appliquées dans l’affaire des soupes CAMPBELL, où on avait refusé l’enregistrement des couleurs rouge et blanc sur l’étiquette des boîtes de conserve, ne tiennent plus. L’argument utilisé alors, la peur de l’épuisement du spectre des couleurs, ne doit plus tenir, car non-conforme avec le nouvel objectif de la loi d’insuffler un vent de renouveau dans ce domaine33. Il n’y a donc plus d’objection de principe à ce qu’une couleur puisse, seule, être protégée par la loi. Et dans l’affaire soumise, concernant la laine iso30. GORMAN, supra, note 5, p. 375. C’est en 1998 que l’interdiction relative à la « fonctionnalité » a été incorporée dans la loi américaine. Voir 15 U.S.C. art 1052(f) (une chose qui est principalement fonctionnelle ne peut être enregistrée, même si elle est distinctive), 1091(c) (une marque qui est principalement fonctionnelle ne peut être enregistrée), 1064(3) (le caractère fonctionnel d’une marque peut être un motif d’annulation) et 115(b)(8) (le caractère fonctionnel d’une marque est un motif de défense prévu dans la loi). Pour une étude sur le sujet, voir KING (Elizabeth W.), « The Tademark Functionality Doctrine », (2012) 5 Landslide 20 et LURHS (Lauren E.), « When in Doubt, Wear Red : Understanding Trademark Law’s Functionality Doctrine and its Appplication to SingleColor Trademarks in the Fashion Industry », (2012) 61 Kansas Law Review 229, 234-42. 31. In re : Owens-Corning Fibreglas Corporation, 774 F. 2d 1116 (U.S. Court of Appeals). 32. Ibid., p. 1120. 33. Ibid. La juge écrit : « This theory is not faulted for appropriate application, but following passage of the Lanham Act courts have declined to perpetuate its per se prohibition which is in conflict with the liberating purposes of the Act. ». L’affaire des chaussures Louboutin 713 lante rose, on ne pouvait objecter que cette couleur a une fonction utilitaire. Rien n’empêche les compétiteurs de la compagnie OwensCorning de vendre de la laine isolante d’une autre couleur. Il restait seulement alors à décider si la demanderesse avait fait la preuve que la marque qu’elle voulait enregistrer avait acquis un caractère suffisamment distinctif34. Comme la marque n’avait pas de caractère distinctif en soi, il fallait montrer que l’écoulement du temps lui avait conféré ce caractère. Ce qui n’a pas été difficile, vu le temps depuis lequel la laine isolante rose était connue, et les millions dépensés en publicité auprès des consommateurs pour les convaincre d’exiger l’isolant « rose »35. La principale décision sur la question qui nous intéresse est celle de la Cour suprême en 1995 dans l’affaire Qualitex36. Dans cette affaire, dont les faits sont fort simples, la compagnie Qualitex vendait des tampons qui sont placés sur les plaques chauffantes des machines à repasser utilisées par les établissements de nettoyage à sec. Elle a voulu empêcher un concurrent de vendre des tampons de couleur vert-or, celle qu’elle utilisait depuis les années cinquante. Le jugement unanime de la cour a été rendu par le juge Breyer. Dès le premier paragraphe de ses motifs, il livre l’essentiel de la décision. La question posée, à son avis, est de déterminer si la loi américaine permet l’enregistrement d’une marque constituée, purement et simplement, d’une couleur. À son avis, oui, lorsque la couleur répond à toutes les exigences de la loi en matière d’enregistrement. Lorsque c’est le cas, aucune règle n’interdit l’enregistrement d’une simple couleur à titre de marque de commerce37. Selon la cour, à la fois les termes employés dans la loi et les principes de base en matière de marques de commerce laissent entendre qu’une couleur peut faire partie des choses enregistrables comme marque de commerce. D’ailleurs, dans les faits, une couleur est souvent employée par un fabricant pour identifier ses produits. Ce qu’il faut, pour satisfaire les conditions de la loi, c’est que la couleur ait acquis une signification secondaire, c’est-à-dire qu’elle n’identifie pas seulement un produit, mais qu’elle amène le consommateur à faire le lien entre le produit et le fabricant38. 34. Ibid., p. 1124. 35. Ibid., p. 1125. Au moment du procès, la compagnie avait dépensé plus de 42 millions de dollars en publicité. 36. Qualitex Co. c. Jacobson Products Co., 115 S.Ct. 1300, 514 U. S. 159. 37. Ibid., 115 S.Ct. p. 1302, 514 U.S. p. 160. 38. Ibid., 514 U.S. p. 163, 115 S.Ct. p. 1303. 714 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le tribunal a ensuite considéré l’argument concernant l’aspect fonctionnel d’une des caractéristiques d’un produit. Selon la définition qu’il avait lui-même formulée dans un arrêt antérieur, « [...] a product feature is functional and cannot serve as a trademark if it is essential to the use or purpose of the article, or if it affects the cost or quality of the article »39. Cette règle empêche donc un fabricant de monopoliser un aspect utilitaire d’un produit. Car cela nuit à la saine compétition. Autre motif de l’interdiction, c’est que cela permettrait à un fabricant d’obtenir l’équivalent d’un brevet, alors que le produit ne possède pas les éléments de nouveauté, utilité et non-évidence qu’exige la loi sur les brevets. La cour donne l’exemple d’un manufacturier d’ampoules électriques qui, par une forme particulière de l’ampoule, diffuse plus de lumière. À l’expiration du brevet, il ne pourra prétendre que la forme de l’ampoule est devenue sa marque de commerce, car cela équivaudrait à accorder un brevet éternel40. La cour a ensuite examiné et rejeté les deux principaux arguments du défendeur. Le premier concernait les difficultés et incertitudes créées dans le cas où un compétiteur utiliserait une couleur d’une teinte très semblable à celle protégée par la loi. Où placer la ligne de démarcation ? Selon le juge Breyer, des difficultés similaires se produisent souvent dans le domaine des marques de commerce lorsqu’il s’agit de comparer deux marques qui se ressemblent, pour savoir si l’une crée de la confusion. Il y a des normes légales qui existent en ces domaines pour guider les tribunaux qui doivent faire ces comparaisons. Le second argument avait trait au nombre limité de couleurs disponibles pour les manufacturiers. On avançait que lorsqu’on élimine les couleurs qui ne sont pas attrayantes pour certains produits, et celles qui sont d’une teinte trop près d’une couleur protégée, on peut se trouver dans une situation où il n’y a plus suffisamment de couleurs disponibles pour des compétiteurs. Cet argument n’a pas persuadé le tribunal41, car on ne peut se servir d’une problématique ponctuelle pour justifier une interdiction généralisée. Dans les cas où le problème se produirait vraiment, les tribunaux pourraient se servir de la doctrine de la « fonctionnalité » pour empêcher qu’un fabricant monopolise une couleur de façon à nuire indûment à la compétition42. 39. 514 U.S. p. 165, 115 S.Ct.1304. 40. Nous avons connu la même situation au Canada dans l’affaire Kirkbi A.G. c. Gestion Ritvik inc., [2005] 3 R.C.S. 303, où la compagnie fabriquant les jeux LEGO a prétendu, à l’expiration du brevet sur les petites briques emboîtables, que le système de tenons et mortaises était devenu sa marque de commerce. 41. 115 S.Ct. p. 1306, 514 U.S. p. 168. 42. Par exemple, les tribunaux ont interdit que la couleur bleue soit protégée pour les fabricants d’engrais, car il existe une pratique généralisée à l’effet que cette L’affaire des chaussures Louboutin 715 4. LA DÉCISION LOUBOUTIN On peut s’interroger, tout d’abord, à savoir si la question posée dans l’affaire Louboutin aurait été entièrement résolue par les principes émis par les tribunaux américains. On doit dire que non, car la question qui restait non résolue était de savoir si ces principes trouvent application directe dans le monde de la mode. On sait que c’est un univers particulier, qui n’est pas beaucoup protégé à l’heure actuelle par les diverses lois en matière de propriété intellectuelle. Plusieurs motifs expliquent cela. Nos lois ne veulent pas accorder de monopoles sur des objets qui sont essentiellement utilitaires. On ne veut pas qu’une maison de haute couture puisse avoir un monopole sur « un col de chemise » ou « des manchettes » ou « des boutons ». Le droit d’auteur pourrait servir à protéger le dessin d’une robe, ou une photographie, mais une robe n’est pas une sculpture : ce n’est que du tissu cousu de façon telle qu’il habille le corps humain ! D’autre part, on sait que la couleur est un élément très utilisé par les créateurs de mode pour leurs nouvelles collections. Il serait à première vue fort inquiétant de constater que l’un d’eux peut s’approprier une couleur. Les tribunaux devaient donc avoir en tête ces considérations lorsqu’ils ont eu à trancher le litige entre les deux maisons françaises de haute couture. En première instance, en 2011, devant la Cour de district43, Louboutin a été débouté sur toute la ligne, au motif principal qu’en matière de mode, la couleur a un aspect ornemental, et a une fonction esthétique, ce qui est nécessaire pour assurer une saine compétition dans cette industrie. Et ce, même lorsqu’une couleur aurait acquis une signification secondaire, c’est-à-dire qu’elle fasse le lien dans la tête du consommateur entre un produit et le manufacturier44. Selon le juge Victor Marrero, les enseignements de la Cour suprême sont à l’effet qu’une couleur peut être protégée par la loi, mais à certaines conditions. Notamment, i) qu’elle ait atteint un sens secondaire, et ii) qu’elle ne soit pas fonctionnelle, c’est-à-dire essencouleur indique la présence d’azote. Cf. 514 U.s. p.170, 115 S.Ct.p.1306. Mais on ne doit pas penser que le critère concernant l’aspect fonctionnel d’un objet ne pose plus de difficultés. Ainsi une auteure a pu écrire récemment : « Despite the plethora of cases that have examined and applied this concept, aesthetic functionality still confuses the courts to this day [...] » et « The Supreme Court’s treatment of aesthetic functionality has been unclear. ». Voir SCHULTZ (Alexandra J.), « Looks Can Be deceiving : Aesthetic Functionality in Louboutin and Beyond », (2012) 15 Tulane Journal of Technology & Intellectual Property 261, 261 et 267. 43. 778 F.Supp. 2d, 445. L’action avait débuté en avril 2011. 44. Ibid., p. 449 in fine. 716 Les Cahiers de propriété intellectuelle tielle pour l’utilisation d’un produit ou au but pour lequel il a été créé, ou iii) qu’elle affecte le coût de production d’un bien, iv) ou sa qualité. En appliquant ces critères au domaine de la mode, on doit conclure qu’on ne doit pas permettre l’enregistrement d’une seule couleur comme marque de commerce, car cela vient en conflit avec les besoins et les caractéristiques particulières de cette industrie : le sens de la créativité, l’esthétisme, le goût et les modes toujours changeantes45. Selon le juge Marrero, en effet, dans l’industrie de la mode la couleur ne sert pas seulement à indiquer l’origine, mais aussi et surtout à des fins expressives, d’esthétisme et d’ornementation. En termes plus simples, on peut dire que les créateurs de mode se servent de la couleur, entre autres, pour créer un beau produit, attrayant, qui sera recherché par les consommateurs. Pas principalement pour indiquer l’origine. La couleur n’atteindrait donc pas en l’occurrence un sens secondaire. Dans des motifs qui seront fort critiqués en doctrine46, le juge a fait la comparaison suivante. Même en admettant que toute analogie est imparfaite, il s’est interrogé à savoir si la demande pourrait conduire à une situation où le peintre Monet qui, terminant une toile représentant la mer, aurait pu se faire accuser par Picasso d’utiliser la couleur bleu indigo, d’une certaine teinte, qu’il a lui-même beaucoup utilisée dans ses toiles, pendant une de ses « périodes », couleur maintenant associée au sentiment de mélancolie47. Il faudrait évidemment éviter ce résultat. Aux yeux du juge, la couleur, en peinture comme dans la mode, est essentielle aux créateurs. Ils l’utilisent pour créer de beaux objets, qui sont un reflet de leur personnalité, et qui, l’espèrent-ils, plairont aux consommateurs. Ainsi la couleur, dans ces deux mondes, sert principalement à attirer, à plaire, ou à être utile, mais pas principalement à identifier le fabricant ni à lui faire de la publicité48. Il faudrait donc s’en tenir à la position des tribunaux jusque-là en matière de mode, à savoir que la loi sur les marques de commerce ne doit protéger qu’un ensemble de couleurs, incorporées dans un motif pour le rendre unique49. 45. 46. 47. 48. 49. Ibid., p. 451. Voir infra, à partir de la note de bas de page 62. Supra, note 43, p. 451-2. Ibid., p. 452 in fine. Ibid. Le juge écrit : « In the fashion industry, the Lanham Act has been upheld to permit the registration of the use of color in a trademark, but only in distinct patterns or combinations of shades that manifest a conscious effort to design a uniquely identifiable mark embedded in the goods ». L’affaire des chaussures Louboutin 717 Le juge a aussi été convaincu par l’argument relatif au caractère fonctionnel de la couleur. À son avis, un soulier est, en soi, un objet utilitaire : quelque chose qui protège et soutient le pied. L’utilisation d’une semelle d’un rouge foncé est faite pour que le soulier devienne un objet de beauté. La couleur ici n’a pas de lien avec le but de l’utilisation d’un soulier, ni la façon de l’utiliser, mais elle en a un avec le coût et la qualité des souliers, et peut avoir rapidement un impact négatif sur les compétiteurs50. Il est facile en effet d’envisager que si Louboutin avait gain de cause, il pourrait interdire à YSL de fabriquer des souliers entièrement rouges, ou de créer des souliers d’un rouge qui s’apparente avec la couleur d’autres articles de vêtements, comme des robes ou pantalons. Louboutin pourrait éventuellement s’en prendre aux maisons qui fabriquent des foulards, sacs, ou autres objets du genre, d’un rouge semblable à celui utilisé pour les souliers faits d’une seule teinte, rouge51. De l’avis du tribunal, Louboutin a peut-être fait une erreur stratégique dans cette affaire en demandant une protection pour la couleur rouge, sans spécifier une teinte dans un registre reconnu mondialement, comme le Pantone. Il en résulte que ses compétiteurs ont encore plus de difficultés à déterminer à partir de quel point une couleur d’une teinte légèrement différente sera considérée enfreindre ou non la marque de commerce52. Enfin, le juge a aussi rejeté la demande en considérant le fait qu’elle faisait allusion à un vernis. La demande précisait « lacquered red ». Cela crée alors une difficulté additionnelle pour les compétiteurs, car ils ne sauront pas à partir de quel degré de brillance leur produit sera jugé enfreindre la marque de commerce de Louboutin. À la limite, accepter la demande pourrait provoquer de véritables guerres rangées dans le domaine de la mode : des compagnies pourraient s’empresser de réclamer l’exclusivité de telle couleur pour tel produit, et multiplier les demandes de cette nature, de sorte qu’elles acquerraient une sorte d’exclusivité, ce qui désavantagerait grandement leurs compétiteurs naturels53. En appel, en septembre 201254, la décision a été rendue, par trois juges. Un seul, le juge José Cabranes, a fourni des motifs. La décision en première instance semble à première vue avoir été ren50. 51. 52. 53. 54. Ibid., p. 454. Ibid. Ibid., p. 455. Ibid., p. 457 in limine. 696 F3d 206. 718 Les Cahiers de propriété intellectuelle versée sur toute la ligne. Mais lorsqu’on lit attentivement les motifs, on voit que la décision a une portée plus limitée. On ne peut affirmer qu’elle a ouvert la porte à la possibilité d’enregistrer n’importe quelle couleur, seule, comme marque de commerce. Voici les éléments essentiels de ce qui a été décidé. Premièrement, l’affirmation en première instance, selon laquelle une couleur unique ne peut jamais devenir une marque de commerce dans le domaine de la mode, n’est pas conforme à la décision de la Cour suprême dans l’affaire Qualitex. Deuxièmement, dans le cas soumis, la marque de Louboutin, soit une semelle rouge pour un soulier haut de gamme pour femmes, a acquis un caractère distinctif, quoique limité, comme signe identifiant le fabricant. L’enregistrement de la marque est en conséquence modifié pour couvrir seulement les utilisations où la semelle rouge fait contraste avec le reste du soulier. Troisièmement, comme les souliers rouges monochromes de YSL ne constituent pas une « utilisation » de la marque modifiée de Louboutin, il n’est pas nécessaire de se demander si ces souliers risquent de créer de la confusion au sens de la loi. Il n’est pas nécessaire non plus de trancher la question de savoir si la marque de Louboutin, telle que modifiée par la cour, est fonctionnelle. Enfin, il y a un élément de la décision en première instance qui est confirmé, savoir que Louboutin ne peut interdire à ses compétiteurs la création de tout soulier au seul motif que la semelle serait d’un rouge verni. La protection de sa marque de commerce ne va pas jusque-là55. Le tribunal consacre une bonne partie de son analyse à étudier la défense de « fonctionnalité ». Il explique qu’elle a deux aspects. Le premier se présente de la façon dont nous en avons traité. On se demande si un produit a une caractéristique considérée fonctionnelle, c’est-à-dire essentielle au but ou au fonctionnement du produit, ou qui en affecte le coût ou la qualité. Mais il y a aussi une fonctionnalité dite « esthétique ». C’est le cas où le « design » d’un produit est ce qu’on cherche à enregistrer comme marque de commerce. Dans ce cas, la marque sera considérée fonctionnelle et non enregistrable si elle confère à son propriétaire un avantage indu sur ses concurrents. Et cela même si le design n’affecte aucunement le coût ou la qualité du produit56. Ainsi par exemple, dans la décision 55. Ibid., p. 213. 56. Ibid., p. 219-220. L’affaire des chaussures Louboutin 719 Wallace China Co.57, dès 1952 les tribunaux ont jugé qu’un motif floral sur de la porcelaine ne pouvait être protégé en tant que marque de commerce parce qu’il avait un aspect esthétique et utilitaire. Car un tel motif est un élément important qui explique le succès commercial de ce type de bien. Le tribunal doit donc se demander si le fait de reconnaître un élément d’un produit comme marque de commerce « would significantly hinder competition » ou « would put competitors at a significant non-reputation-related disadvantage » 58. Restait alors à déterminer si les règles établies par les tribunaux s’appliquent intégralement à l’industrie de la mode. De l’avis du juge Cabranes, il n’était pas nécessaire ni même approprié de se demander si des règles différentes devaient jouer. Le tribunal s’est dissocié de l’affirmation suivante, faite en première instance : « [...] there is something unique about the fashion world that militates against extending trademark protection to a single color »59. On doit reconnaître, évidemment, que dans cette industrie la couleur ne sert pas que d’ornementation, mais est beaucoup utilisée comme outil dans l’arsenal du designer. Mais il reste que la défense dite « de fonctionnalité » permet seulement aux autres maisons de haute couture de faire compétition de façon équitable dans ce marché. Elle ne peut être utilisée par le détenteur d’une marque de façon à exclure complètement ses adversaires. Il faut donc trouver une règle qui permette la compétition, tout en laissant au fabricant la possibilité d’utiliser un signe distinctif qui identifie son produit, et qui évite la confusion avec d’autres. Est-ce que la marque constituée par les semelles rouges répond à ces critères ? De l’avis de la cour, oui. D’abord, le fait que la marque ait été enregistrée crée une présomption de validité. De plus, la cour a rejeté l’affirmation selon laquelle une couleur unique ne peut jamais être enregistrée dans le domaine de la mode. Il faut alors se demander si une marque, constituée d’une couleur, qui n’est pas en soi distinctive, évidemment, aurait acquis, au cours des ans, ce caractère distinctif. Après un examen attentif de la preuve fournie, la cour a conclu par l’affirmative. Ce qui est devenu distinctif, cependant, ce n’est que la semelle rouge faisant contraste avec le reste du soulier60. C’est toujours ultimement une question de faits que de savoir si une marque a acquis un caractère distinctif. Mais le tribunal a pu conclure assez facilement que oui, en appliquant les critères 57. 58. 59. 60. Pagliero c. Wallace China Co., 198 F2d 339 (1952). Supra, note 51, p. 221. Ibid., p. 223. Ibid., p. 225. 720 Les Cahiers de propriété intellectuelle appropriés dans ce domaine : i) la publicité faite par le fabricant, ii) les résultats des sondages faits auprès des consommateurs, iii) le succès commercial du produit, iv) les tentatives des concurrents de copier la marque, v) la durée d’existence de la marque61 et vi) le temps pendant lequel elle a été utilisée exclusivement par le fabricant. On devine que cette décision a suscité beaucoup de commentaires en doctrine62. La plupart, on le devine, vont dans le même sens que la décision en appel. On craignait que la décision en première instance rende encore plus difficile la protection dont les maisons de haute couture peuvent bénéficier, elles qui sont déjà le parent pauvre du droit de la propriété intellectuelle63. À notre avis cependant, ce qui ressort de plus intéressant de ces textes, ce n’est pas tant l’examen minutieux des motifs du tribunal en première instance ou en appel, ni les raisons pour lesquelles tel commentateur se déclare convaincu par tel motif ou tel autre. C’est que certains textes étudient la question de l’opportunité de protéger les couleurs par une loi sur les marques de commerce avec du recul, en l’examinant comme question de « policy », c’est-à-dire en cherchant à déterminer s’il est préférable, comme politique publique, d’accorder cette protection. On peut ainsi mieux mesurer les véritables enjeux en cause. On apprend ainsi que l’industrie de la mode aux États-Unis génère une activité économique de plusieurs centaines de milliards de dollars par année, plus que ce que représente l’ensemble de 61. Le fait est que la maison Louboutin utilisait cette « marque » depuis déjà une vingtaine d’années. 62. Un texte a été publié avant même la décision en première instance. Voir SREEPADA (Sunila), « The New Black : Trademark Protection for Color Marks in the Fashion Industry », (2009) 19 Fordham Intellectual Property & Entertainment Law Journal 1131. L’auteure y déplore que l’industrie de la mode soit peu protégée par les diverses lois en matière de propriété intellectuelle, et souhaite que la décision Louboutin y remédie en partie. Mentionnons brièvement que l’auteure explique que chez l’humain plusieurs couleurs sont liées à ce que l’environnement nous apprend. Ainsi le rouge est associé souvent au feu, au sang, et au danger. Tandis que le bleu est associé à l’eau, au ciel, et au calme. On nous explique aussi que l’œil humain peut percevoir des centaines de milliers de teintes de couleurs, mais pour quelques secondes seulement. Voir à la page 1143. 63. Voir, par exemple, MORTON (Katie M.), « “Sole” Searching : Christian Louboutin’s Fight Against Yves Saint Laurent – and the Aesthetic Functionality Doctrine – to Own the Color Red », (2012) 12 Wake Forest Journal Business & Intellectual Property 293, et MAX (Theodore C.), « Coloring Outside the Lines in the Name of Aesthetic Functionality : Qualitex, Louboutin and How the Second Circuit Saved Color Marks for Fashion », (2012) 102 Trademark Reporter 1081. L’affaire des chaussures Louboutin 721 l’industrie du livre, du cinéma et de la musique64 ! On sait aussi combien certaines marques, celles les plus reconnues, peuvent atteindre un statut presque mythique. On dit qu’il y a une année d’attente pour qui veut se procurer le sac à main KELLY de la maison Hermès, du nom de la princesse Grace Kelly de Monaco, qui avait été photographiée à la une de la revue Time en 1956 et tenant ce sac à main. Le tailleur classique créé par Coco Chanel dans les années ‘30 se vend encore environ 5 000 $ pièce ! Il y a aussi des marques dont la notoriété est mondiale. Qui n’a pas entendu parler ou ne reconnaît pas la chemise polo RALPH LAUREN, la valise LOUIS VUITTON, les jeans LEVI 501, les lunettes de soleil RAY BAN ? Ce qui pose la question de la protection légale qui doit être apportée à cette industrie. Ici, deux courants s’opposent. Selon les uns, il ne faut pas que l’industrie de la mode soit protégée par les lois en matière de propriété intellectuelle65. Car cela lui enlèverait un incitatif important à se renouveler. Une entreprise qui pourrait engranger les millions en tablant sur ses succès commerciaux antérieurs serait moins motivée à se montrer créative. D’ailleurs, le propre de l’industrie de la mode est de changer continuellement. En effet, on ne peut parler de « mode » ou de « nouveauté » pour quelque chose qui n’est plus dans l’actualité immédiate. Selon d’autres, au contraire, le domaine de la mode est le domaine où les créateurs peuvent s’exprimer le plus librement, en se renouvelant à chaque saison. Or, les lois de propriété intellectuelle sont censées avoir justement pour objectif de protéger et récompenser les gens qui ont des idées originales. On se trouve alors devant une contradiction apparente. Il y a d’une part des firmes dont le nom, l’image, le logo valent des centaines de millions de dollars, voire des milliards, mais qui sont peutêtre des colosses aux pieds d’argile, parce que peu de lois les protègent. On sait que la Loi sur le droit d’auteur protégerait un motif imprimé sur du tissu, mais pas une robe ou un tailleur en soi. Cette loi refuse aussi de protéger les objets utilitaires66. La Loi sur les bre64. SCHWARTZ (Erica), « Red With Envy : Why the Fashion Industry Should Embrace ADR As a Viable Solution to Resolving Trademark Disputes », (2012) 14 Cardozo Journal of Conflict Resolution 279. 65. Voir les auteurs mentionnés par Mme Schwartz à la note de bas de page 22. Pour un texte récent sur la protection qui pourrait ou devrait être conférée par loi américaine sur le droit d’auteur, voir MAMFREDI (Alexandra), « Haute Copyright : Tayloring Copyright Protection to High-Profile Fashion Designs », (2012) 21 Cardozo Journal of International & Comparative Law 111. 66. Notre loi prévoit au paragraphe 64(2) que si un dessin ou un motif original est appliqué sur un objet visé par la Loi sur les dessins industriels, le créateur du 722 Les Cahiers de propriété intellectuelle vets, pour sa part, récompense les personnes qui ont des idées fécondes applicables dans le domaine de la production industrielle. Et on doit constater que ce n’est pas un hasard si le monde de la haute couture n’est pas mieux protégé. C’est la volonté du législateur. On a calculé que depuis 1914, le Congrès américain a étudié plus de 70 projets de loi dans le domaine de la création de mode67, tous sans succès. Les deux dernières tentatives sont aussi restées lettre morte : la Design Piracy Prohibition Act de 2009 et la Innovative Design Prevention and Piracy Prohibition Act en 201068. La seule véritable protection accordée à l’industrie de la mode réside dans la loi sur les marques de commerce, qui protège le nom de l’entreprise, et son logo69. La question cruciale est de savoir s’il y a lieu d’aller plus loin, en protégeant les couleurs, par exemple. Est-ce que la compagnie Tiffany devrait pouvoir protéger la teinte caractéristique de bleu « œuf de merle » qu’elle utilise dans ses catalogues, ses sacs d’emballage et ses boîtes renfermant des bijoux ? Ou la teinte orange favorisée par Hermès, ou le rouge de Valentino ? Ici, on l’a vu en jurisprudence, et la doctrine le reflète, il n’y a pas de consensus. Chaque tenant d’une position a de bons arguments à faire valoir. D’une part, on argumente à l’effet que si une couleur est devenue distinctive et remplit les autres conditions pour être reconnue comme marque de commerce, on ne voit pas en vertu de quoi on ferait une exception pour l’industrie de la mode. D’autre part, on peut rétorquer que l’essence de cette industrie est de se renouveler constamment, de proposer toujours de nouveaux produits. Et dans ce domaine les créateurs devraient avoir toute latitude de jouer avec les couleurs comme ils le veulent bien. Car c’est un élément essentiel pour créer un objet tel qu’ils l’imaginent. De façon plus prosaïque, on doit aussi reconnaître qu’accorder une protection aux couleurs va entraîner une multiplication de litiges devant les tribunaux, ce qui implique temps et argent, et une décision peut-être non pertinente parce que dessin ou motif ne peut , sauf exceptions, instituer des procédures en violation, si l’objet utilitaire est produit à plus de 50 exemplaires. 67. SCHWARTZ, supra, note 64, p. 284. 68. Il faut tout de même dire que dans les dernières décennies, aux États-Unis, des lois ont été adoptées de façon à mieux protéger les détenteurs de marques de commerce. Ainsi, en 1988 une loi a accordé une protection aux marques projetées (donc non encore utilisées). En 1995 la Federal Trademark Dilution Act a accordé plus de protection aux marques célèbres, et en 1999 la loi Anticybersquatting Consumer Protection Act a interdit la création d’un nom de domaine pareil ou semblable à une marque de commerce déposée, c’est-à-dire dont l’enregistrement a été accepté. 69. Par exemple l’alligator pour les vêtements de la compagnie Lacoste, ou le cheval avec cavalier jouant au polo pour Ralph Lauren. L’affaire des chaussures Louboutin 723 rendue à un moment où l’industrie n’est plus intéressée à utiliser ce qui a été l’objet du litige70. 5. CONCLUSION : ET MAINTENANT, QU’ALLONSNOUS FAIRE ? Peut-on tirer de l’affaire Louboutin un enseignement applicable en droit canadien ? Ce qu’on peut dire, à tout le moins, c’est que les enjeux impliqués dans la question en litige ont été davantage étudiés qu’au Canada. Nos tribunaux connaissent les arguments relatifs à l’épuisement des couleurs et au frein à la concurrence, mais ils n’ont pas examiné autant en profondeur le bien-fondé et les limites de ces arguments. En ce sens, il serait avantageux qu’ils prennent connaissance de la jurisprudence américaine sur le sujet. Si on nous permet d’exprimer une opinion personnelle, nous dirions ceci : si on applique les règles du droit des marques de commerce, il est tout à fait correct de dire qu’il est possible d’obtenir l’enregistrement, et donc une protection juridique, pour une couleur appliquée à un objet. Une couleur peut très bien être le signe qu’un manufacturier a choisi pour distinguer ses biens de ceux des concurrents. Et même si ce n’était pas initialement son intention71, une couleur peut avoir acquis avec le temps, pour les consommateurs, cette caractéristique d’identifier non pas tant un objet que l’origine de cet objet. Mais c’est l’argument de l’épuisement des couleurs qui nous porte à penser qu’on devrait être particulièrement circonspect avant d’accepter l’enregistrement de la couleur d’un objet comme marque de commerce. On a mentionné que dans plusieurs domaines de l’activité humaine, certaines teintes de couleurs ont acquis une signification précise, parfois à cause de facteurs culturels. De sorte que le choix offert aux manufacturiers s’en trouve limité. Pour ne prendre que cet exemple, en occident, le noir est associé au deuil, et le blanc à 70. SCHWARTZ, supra, note 64, aux pages 299 et suivantes, suggère d’ailleurs qu’il serait préférable que l’industrie se tourne vers les modes alternatifs de règlement des litiges, comme l’arbitrage, la médiation, ou un organisme d’autoréglementation. Ainsi par exemple, le Council of Fashion Designers, qui existe déjà, se verrait confier cette tâche additionnelle. 71. La Loi sur les marques de commerce envisage les deux éventualités dans la formulation de la définition d’une marque de commerce, à l’article 2 : « marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées [...] par elle, des marchandises fabriquées [...] par d’autres ». 724 Les Cahiers de propriété intellectuelle la joie, à la pureté, à la nouveauté. On serait bien mal venu de vouloir utiliser ces couleurs dans un contexte tout à fait contraire. Les tribunaux américains se sont montrés ouverts à ces réalités. La Cour suprême des États-Unis, dans Qualitex72, a elle-même reconnu que dans certains cas, le nombre limité de couleurs disponibles nuirait trop à la concurrence. En 1990, la jurisprudence américaine avait utilisé l’argument de l’épuisement des couleurs pour refuser à des compagnies vendant des édulcorants de monopoliser des couleurs. Il y avait déjà sur le marché concurrence entre les édulcorants EQUAL dans son sachet bleu pastel, SWEET & LOW dans son sachet rose et SUGAR TWIN dans son sachet jaune. Dans le cas soumis, on a rejeté la demande de Nutra Sweet visant à empêcher la compagnie Stadt d’utiliser des sachets bleus73. Il ne faut pas oublier, non plus, qu’en matière de marque de commerce le privilège accordé par la loi ne s’éteint pas après 20 ans, ou 50 ans après la mort du créateur. Il suffit de ne pas oublier de faire la demande de renouvellement de l’enregistrement de la marque de commerce. Si on accorde à Louboutin l’exclusivité de la couleur rouge pour des semelles de chaussures, on risque de voir d’autres compagnies se précipiter pour réclamer l’exclusivité des autres couleurs primaires, l’une pour le bleu, et une autre pour le jaune. Comme le noir et le beige sont déjà d’usage courant pour les semelles de chaussure, que restera-t-il comme moyen de se distinguer pour un nouvel arrivant sur le marché, lorsque le vert aura aussi été réclamé ? Et si Louboutin peut avoir une exclusivité pour « une semelle de soulier rouge », qu’est-ce qui l’empêche de demander l’enregistrement de la marque suivante : « la couleur rouge appliquée à une robe »74 ? Ce qui viserait alors toutes les robes, quel que soit le style en cause, la longueur de la robe, ou le tissu. On objectera ici que la demande serait sûrement rejetée par les tribunaux, parce que cela créerait une situation trop anticoncurrentielle. Ce qui est logique, car les robes sont traditionnellement faites de tissus de couleur, souvent rouges. Mais notre exemple sert à montrer ceci. La ligne de démarcation entre le cas des souliers à semelles rouges celui des robes rouges n’est pas si évidente. Il y a une zone grise importante. Ce qui nous porte à penser que nos tribunaux devraient faire un travail pour raffiner les critères applicables en matière de protection légale des couleurs, avant de se lancer dans un régime de protection tous azimuts, qu’on risque de regretter par la suite. 72. Qualitex, supra, note 36, 514 U.S. 159, p. 168, 115 S.ct 1300, p. 1305-6. 73. Nutra Sweet c. Stadt Corp., 917 F2d 1024 (1990). 74. Cet exemple nous est fourni dans GORMAN, supra, note 5, p. 399. Vol. 25, no 2 La « pentalogie » Nicolas Sapp et David Chapdelaine Miller* INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 729 1. Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique : en taxi écologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 730 1.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 730 1.2 L’historique judiciaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 730 1.3 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 731 1.4 L’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 731 1.4.1 La neutralité technologique et le droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 732 1.4.2 Le droit de « communiquer ». . . . . . . . . . . 734 1.5 Les conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 739 1.6 Ce que l’on retient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 739 2. Rogers Communications Inc. c. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada : la transmission en continu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 740 © CIPS, 2013. * Avocats de ROBIC, s.e.n.c.r.l., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et d’agents de marques de commerce. 725 726 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 740 2.2 L’historique judiciaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 740 2.3 Les questions en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . 742 2.4 L’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 742 2.4.1 La norme de contrôle. . . . . . . . . . . . . . . 742 2.4.2 La transmission en continu . . . . . . . . . . . 743 2.5 Les conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 748 2.6 Ce que l’on retient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 749 3. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada : l’écoute « équitable » . . . . . . 750 3.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 750 3.2 L’historique judiciaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 751 3.3 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 751 3.4 L’exception d’utilisation équitable . . . . . . . . . . . 751 3.5 L’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 752 3.5.1 Premier volet : une fin permise . . . . . . . . . 753 3.5.2 Deuxième volet : Le caractère « équitable ». . . 754 3.6 Les conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 758 3.7 Ce que l’on retient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 758 4. Alberta (Education) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) : l’enseignement, une fin permise ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 759 4.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 759 La « pentalogie » 727 4.2 L’historique judiciaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 760 4.3 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 760 4.4 L’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 761 4.4.1 Court rappel des arrêts Socan c. Bell et CCH . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 761 4.4.2 Consensus sur le premier volet . . . . . . . . . 761 4.4.3 Le caractère « équitable » des copies de la catégorie 4 . . . . . . . . . . . . . . . . . 762 4.5 Les conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 766 4.6 Ce que l’on retient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 766 5. Ré:Sonne c. Fédération des associations de propriétaires de cinémas du Canada : la limite des droits voisins. . . . . 767 5.1 Les faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 767 5.2 L’historique judiciaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . 768 5.3 La question en litige. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 768 5.4 Les droits voisins . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 769 5.5 L’analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 769 5.6 Les conclusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 771 5.7 Ce que l’on retient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 772 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 772 INTRODUCTION L’année 2012 a sans contredit été l’année du droit d’auteur sur la scène de la propriété intellectuelle canadienne. En effet, quelques jours seulement après que le Projet de Loi C-11 (défini ci-après) eut obtenu la sanction royale, la Cour suprême du Canada se prononçait sur cinq affaires touchant directement le droit d’auteur. La Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur1 a en effet obtenu la sanction royale le 29 juin 2012. Il s’agissait de la première réforme majeure du régime législatif en matière de droit d’auteur depuis 1997. Parmi les principaux changements à la Loi sur le droit d’auteur2 (ci-après « la Loi » et « la Lda »), on notera la reconnaissance des droits d’auteur des photographes et des peintres sur leurs œuvres, l’élargissement de l’exception d’utilisation équitable par l’ajout des termes « éducation, parodie ou satire », la possibilité pour les établissements d’enseignement d’utiliser plus facilement des œuvres protégées ainsi que l’élimination des dispositions portant sur la spécificité technologique. Le 12 juillet 2012, la Cour a eu l’occasion de rappeler, mais surtout d’appliquer, quelques grands principes en matière de droit d’auteur canadien. La confirmation du principe de la neutralité technologique, développé dans l’arrêt Robertson c. Thomson Corp.3, est assurément ce que l’on retient des analyses et conclusions de cette penthologie. La Cour procède également à une revue des bases établies dans l’arrêt CCH Canadienne Ltée c. Barreau du HautCanada4 et des critères applicables relativement à l’exception d’utilisation équitable, dont notamment le point de vue à adopter lors de l’analyse du caractère équitable. Au cœur de ses analyses et de ses conclusions, la Cour prend bien soin d’appliquer les principes de l’arrêt clé en matière de droit d’auteur, Théberge c. Galerie d’Art du Petit Champlain inc.5. Soucieuse de maintenir l’équilibre entre la 1. 2. 3. 4. 5. L.C. 2012, ch. 20 (« Projet de Loi C-11 »). L.R.C. (1985), ch. C-42 (la « Loi »). [2006] 2 R.C.S. 363. [2004] 1 R.C.S. 339. [2002] 2 R.C.S. 336. 729 730 Les Cahiers de propriété intellectuelle diffusion des œuvres des créateurs et l’obtention d’une juste récompense pour leur travail, la Cour ne peut toutefois pas s’empêcher de reconnaître le rôle essentiel que jouent l’Internet et les nouvelles technologies. Sous forme de résumé/analyse, la présente revue des cinq arrêts du 12 juillet 2012 couvre les questions i) de la neutralité technologique, ii) de la transmission en continu, iii) de l’écoute préalable, iv) des photocopies en classe ainsi que v) des bandes sonores accompagnant les œuvres cinématographiques. 1. Entertainment Software Association c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique6 : en taxi technologique 1.1 Les faits Entertainment Software Association (« ESA ») représente une coalition d’éditeurs et de distributeurs de jeux vidéo qui permettent au public de télécharger des jeux vidéo sur Internet. Pour sa part, la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (la « SOCAN ») est une société de gestion qui gère le droit de communiquer des œuvres musicales pour le compte des titulaires du droit d’auteur sur ces œuvres. Les copies « numériques » des jeux vidéo rendues disponibles sur Internet via téléchargement sont identiques aux copies « physiques » que le consommateur peut se procurer directement en magasin. Il est d’usage dans l’industrie des jeux vidéo de négocier, préalablement à la vente de ceux-ci, les redevances à verser aux titulaires de droit d’auteur dans des œuvres musicales intégrées à un jeu vidéo. En 1995, la SOCAN a déposé devant la Commission sur le droit d’auteur (la « Commission ») plusieurs projets tarifaires relativement à l’utilisation d’œuvres musicales protégées et constituant, à son avis, des communications au public sur Internet. 1.2 L’historique judiciaire La Commission en vient à la conclusion que le téléchargement d’un fichier, en l’espèce une copie « numérique » d’un jeu vidéo, conte6. 2012 CSC 34 (« ESA c. SOCAN »). La « pentalogie » 731 nant une œuvre musicale équivaut à communiquer cette dernière au public par télécommunication en application de l’alinéa 3(1)f) de la Loi. Ainsi, les membres de la SOCAN auraient droit à des redevances selon le tarif 22.B-G7, homologué par la Commission8. ESA a porté en appel la décision de la Commission par voie de contrôle judiciaire. Toutefois, la Cour fédérale d’appel a confirmé l’interprétation de la Commission, à savoir que le téléchargement d’un fichier renfermant une œuvre musicale constitue une communication au public par télécommunication9. 1.3 La question en litige Reconnaissant l’usage dans le secteur de l’édition de jeux vidéo, à savoir, que les redevances de reproduction des œuvres musicales intégrées à un jeu vidéo sont actuellement négociées avant l’emballage et la vente au public, la Cour a établi que « [l]a question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si les droits renaissent néanmoins lorsque l’œuvre est vendue sur Internet plutôt qu’en magasin »10. Afin de répondre à cette question la Cour s’est penchée sur l’interprétation du verbe « communiquer », employé à l’al. 3(1)f) de la Loi, mais non défini. 1.4 L’analyse Dans une décision fortement partagée à 5 contre 4, la majorité donne le ton d’entrée de jeu en mentionnant : « [qu’à] notre avis, il serait illogique de faire une distinction entre les deux modes de vente d’une même œuvre »11. À l’appui de ce constat, la majorité procède à une analyse en deux temps. Elle réitère tout d’abord le principe de la neutralité technologique applicable au droit d’auteur et, plus particulièrement, dans le contexte du paragraphe 3(1) de la Loi. Elle procède par la suite à l’analyse de l’alinéa 3(1)f), et plus précisément à l’interprétation du verbe « communiquer ». 7. Tarif des redevances à percevoir par la SOCAN, Internet-Autres utilisations de musique. 8. 2007 Carswell Nat 3467. 9. 2010 CAF 221. 10. Supra, note 6, par. 1. 11. Ibid. 732 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.4.1 La neutralité technologique et le droit d’auteur La Cour a développé le principe de la neutralité technologique dans l’arrêt Robertson : Le paragraphe 3(1) de la Loi sur le droit d’auteur reflète le principe de la neutralité du support, en reconnaissant un droit de produire ou de reproduire une œuvre « sous une forme matérielle quelconque ». La neutralité du support signifie que la Loi sur le droit d’auteur continue de s’appliquer malgré l’usage de supports différents, y compris ceux qui dépendent d’une technologie plus avancée. [...]12 [Les italiques sont nôtres.] Selon la majorité, la conclusion de la Commission va à l’encontre du principe de neutralité technologique, à savoir que la Loi doit s’appliquer uniformément aux supports traditionnels et aux supports plus avancés sur le plan technologique. En appliquant le principe de la neutralité technologique, le téléchargement d’un jeu vidéo incorporant une œuvre musicale protégée par le droit d’auteur ne devrait pas être considéré comme une communication donnant droit à une redevance supplémentaire, tel qu’exigé par la SOCAN, mais plutôt comme un simple mode de distribution : À notre avis, il n’y a aucune différence d’ordre pratique entre acheter un exemplaire durable de l’œuvre en magasin, recevoir un exemplaire par la poste ou télécharger une copie identique sur le Web. Internet ne représente qu’un taxi technologique assurant la livraison d’une copie durable de la même œuvre à l’utilisateur.13 [Les italiques sont nôtres.] La majorité est d’avis qu’une telle approche est conforme aux enseignements de l’arrêt Théberge. En l’espèce, la recherche d’un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur, commande de reconnaître la « nature limitée » des droits du créateur d’une œuvre musicale intégrée à un jeu vidéo : 12. Supra, note 3, par. 49. 13. Supra, note 6, par. 5. La « pentalogie » 733 On atteint le juste équilibre entre les objectifs de politique générale, dont ceux qui précèdent, non seulement en reconnaissant les droits du créateur, mais aussi en accordant l’importance qu’il convient à la nature limitée de ces droits. D’un point de vue grossièrement économique, il serait tout aussi inefficace de trop rétribuer les artistes et les auteurs pour le droit de reproduction qu’il serait nuisible de ne pas les rétribuer suffisamment. Une fois qu’une copie autorisée d’une œuvre est vendue à un membre du public, il appartient généralement à l’acheteur, et non à l’auteur, de décider du sort de celle-ci.14 [Les italiques sont nôtres.] Malgré le fait que la SOCAN n’ait jamais été en mesure de percevoir de redevances pour la vente d’une copie « physique » d’un jeu vidéo, elle soutient que le téléchargement sur Internet d’une copie « numérique » identique d’un tel jeu, devrait lui permettre de percevoir à la fois une redevance pour i) la reproduction des œuvres musicales contenues dans le jeu vidéo ainsi que ii) la communication de ces œuvres musicales. Or, la majorité est d’avis que le raisonnement de la SOCAN, entériné par la Commission et confirmé par la Cour d’appel fédérale, fait fi des enseignements développés dans l’arrêt Robertson. En effet, sauf intention claire du législateur, le principe de la neutralité technologique veut que la Loi soit interprétée « de manière à ne pas créer un palier supplémentaire de protection et d’exigibilité d’une redevance qui soit uniquement fondé sur le mode de livraison d’une œuvre à l’utilisateur »15. À cet égard, le juge Rothstein, se prononçant au nom de la dissidence, avance qu’une double rémunération pourrait être évitée en ajustant les deux redevances (communication et reproduction)16. Toutefois, la majorité écarte promptement cette avenue qui, selon elle, irait à l’encontre de l’objectif même des sociétés de gestion collective, soit la recherche d’une gestion et d’une administration efficaces des différents droits d’auteur en application de la Loi. S’appuyant sur le propos de l’auteur Ariel Katz, la majorité est d’avis qu’en adoptant une telle façon de procéder, l’effet préjudiciable serait double : [TRADUCTION] Lorsque, à elle seule, une activité économique emporte l’application de plus d’un type de droit, chacun étant géré par une société de gestion collective distincte, la multipli14. Supra, note 5, par. 31. 15. Supra, note 6, par. 9. 16. Ibid., par. 12. 734 Les Cahiers de propriété intellectuelle cité des licences nécessaires peut entraîner une inefficacité [...]. Dès lors, le prix que doit verser l’utilisateur au total est trop élevé [...]. L’octroi par plusieurs monopoles de gestion collective des licences nécessaires à l’exercice d’une seule activité crée des inefficiences dont souffre également la collectivité des titulaires du droit d’auteur.17 [Les italiques sont nôtres.] La majorité conclut que permettre une forme de double rémunération créerait des coûts injustifiés pour l’utilisation et le développement de technologies plus efficaces. 1.4.2 Le droit de « communiquer » • Historique législatif Au cœur du débat, la Cour a procédé à l’interprétation de l’alinéa 3(1)f) de la Loi et du verbe non défini « communiquer » : 3.(1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’œuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante ; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif : [...] f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique. La Loi de 1921 concernant le droit d’auteur (la « Loi de 1921 ») a été conçue pour appliquer certaines dispositions de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques de 1886 17. Supra, note 6, par. 11 : KATZ (Ariel), « Commentary : Is Collective Administration of Copyrights Justified by the Economic Literature ? », dans Marcel BOYER et al. (dir.), Competition Policy and Intellectual Property, (Toronto : Irwin Law, 2009) 449, aux p. 461-463. La « pentalogie » 735 (la « Convention de Berne »). Partant, le paragraphe 3(1) de la Loi de 1921 se lisait comme suit : [...] le droit exclusif de produire ou de reproduire une œuvre sous une forme matérielle quelconque, d’exécuter ou de représenter ou, s’il s’agit d’une conférence, de débiter en public, et si l’œuvre n’est pas publiée, de publier l’œuvre ou une partie importante de celle-ci. [...] [Les italiques sont nôtres.] L’alinéa 2q) de la Loi de 1921 prévoyait la définition suivante d’« exécution » ou de « représentation » : [...] toute reproduction sonore d’une œuvre, ainsi que toute représentation visuelle d’une action dramatique, contenue dans une œuvre, y compris la représentation effectuée à l’aide d’un instrument mécanique. [...] À la lecture de ces dispositions, on comprend que le droit d’exécution ou de représentation supposait que le public était constitué d’un auditoire sur place. S’ensuit l’arrivée de la radiodiffusion et la possibilité de rejoindre un auditoire éloigné. Suivant le consensus international, cette nouvelle technologie devait être considérée comme un prolongement de l’exécution ou de la représentation. En 1931, afin de se conformer au nouvel article 11 de la Convention de Berne qui élargissait le droit d’exécution, le Canada, par le biais de la Loi modifiant la Loi du droit d’auteur18, adoptait le nouvel alinéa 3(1)f) et modifiait la définition d’« exécution » ou de « représentation » : f) S’il s’agit d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique, de transmettre cette œuvre au moyen de la radiophonie. « représentation » ou « exécution » ou « audition » désigne toute reproduction sonore d’une œuvre [...] y compris la représentation à l’aide de quelque instrument mécanique ou par transmission radiophonique. [Les italiques sont nôtres.] 18. S.C. 1931, ch. 8. 736 Les Cahiers de propriété intellectuelle Évidemment, malgré une technologie évoluée pour l’époque, la radiophonie ne permettait pas la distribution d’une copie permanente de l’œuvre, mais supposait plutôt la reproduction sonore de celle-ci. Les propos tenus lors des débats en Chambre par le ministre responsable de ces modifications à l’époque allaient dans ce sens et permettaient à la majorité de conclure que la transmission radiophonique constituait une forme de représentation. La Cour suprême du Canada aura également eu l’occasion de se prononcer sur l’interprétation adéquate à donner à l’alinéa 3(1)f) de la Loi du droit d’auteur de 1931 dans l’arrêt Composers, Authors and Publishers Assn. Of Canada Ltd. c. CTV Television Network Ltd.19. La majorité retient de cet arrêt que les signaux transmis par CTV à ses stations affiliées ne communiquaient pas des « œuvres de musique », mais communiquaient plutôt leur « exécution ». Ainsi, la communication peut s’entendre de l’exécution et donc l’alinéa 3(1)f) doit englober le droit exclusif d’exécution publique par radiodiffusion. L’alinéa 3(1)f) de la Loi, tel qu’on le connaît aujourd’hui, a été adopté en 1988 dans le cadre de la Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange Canada – États-Unis20. La SOCAN argue que cette modification du législateur avait comme principale motivation de supprimer toute activité traditionnelle d’exécution ou de représentation et ainsi d’étendre la portée du droit de communication de manière à incorporer les technologies comportant la transmission de données qui permettent à un utilisateur de conserver une copie permanente de l’œuvre. La majorité n’est toutefois pas de cet avis. En effet, considérant l’historique et le contexte ayant mené à cette modification, le remplacement du terme « télécommunication » est plutôt une suite logique ayant comme principale motivation d’élargir les modes de distribution d’une œuvre. À titre d’exemple, une telle modification permet notamment d’inclure la câblodistribution et toutes technologies ultérieures, sans avoir à modifier la Loi constamment. La majorité est également confortée dans son interprétation de l’alinéa 3(1)f) de la Loi par l’intégration des mots « au public » précédant le terme « télécommunication ». En effet, un tel ajout démontre l’intention du législateur à l’effet que le droit de communication visé à l’alinéa 3(1)f) de la Loi demeure un droit d’exécution ou de représentation : 19. [1968] R.C.S. 676. 20. Loi de mise en œuvre de l’Accord de libre-échange Canada – États-Unis, L.C. 1988, ch. 65, art. 62. La « pentalogie » 737 Par conséquent, nous partageons l’avis du juge Rothstein (au par. 98) selon lequel il existe, dans la Loi sur le droit d’auteur, un « lien historique » entre le droit d’exécution ou de représentation et le droit de communication, mais nous ne souscrivons pas à sa conclusion voulant que, au vu des modifications de 1988, le législateur ait voulu rompre ce lien. Selon nous, le lien historique entre communication et exécution ou représentation subsiste de nos jours. Soit dit en tout respect, la Commission fait abstraction de son existence lorsqu’elle conclut que la transmission du téléchargement d’une œuvre musicale sur Internet peut équivaloir à une « communication ».21 [Les italiques sont nôtres.] • Télécharger Communiquer En concluant que distribuer une copie « numérique » d’un jeu vidéo renfermant une œuvre musicale protégée équivaut à « communiquer » cette œuvre au public, la majorité est d’avis que la Commission fait abstraction du long historique législatif à l’effet « que le droit de « communiquer » a toujours été lié à celui d’exécuter ou de représenter une œuvre, et non un droit de créer une copie permanente de l’œuvre, [...] »22. C’est essentiellement pour la même raison que la majorité ne peut que s’en remettre à la définition lexicographique du mot « communiquer » qui, selon le juge Rothstein, s’entend de toute transmission de données, y compris le téléchargement qui permet à l’utilisateur de conserver une copie durable de l’œuvre. En s’arrêtant à une telle définition, les juges dissidents ne reconnaissent pas l’historique législatif de l’alinéa 3(1)f) de la Loi. L’impair de la Commission ressort essentiellement du sens qu’elle donne au terme « téléchargement ». En se basant sur les arrêts Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Association canadienne des fournisseurs Internet23 et Association canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique24, la Commission concluait que le téléchargement d’une œuvre par Internet pouvait s’entendre de communiquer celle-ci au public par télécommunication. Toutefois, la majorité souligne que la signification du verbe « communiquer », tel qu’employé au paragraphe 3(1) de la 21. 22. 23. 24. Supra, note 6, par. 27. Ibid., par. 12. [2004] 2 R.C.S. 427 (« SOCAN c. ACFI »). 2008 CAF 6. 738 Les Cahiers de propriété intellectuelle Loi, n’était pas directement en cause dans l’arrêt SOCAN c. ACFI et qu’au surplus, aucun des deux arrêts « ne se penche sur l’historique législatif du verbe « communiquer » ou sur le lien entre communication et exécution ou représentation »25. La majorité note également que la Commission ne distingue pas « téléchargement » de « transmission en continu ». Pourtant, cette distinction est fondamentale. Effectivement, alors que la Commission reconnaît que le téléchargement est une activité de reproduction26, elle définit la transmission en continu comme « une transmission de données permettant à l’usager d’entendre ou de voir le contenu au moment de la transmission et qui n’est pas destinée à la reproduction »27. Or, à la différence du téléchargement qui se rapporte à la reproduction, la transmission en continu s’entend de la communication, ou plutôt de l’exécution ou de la représentation. En élargissant à tort le sens du verbe « communiquer » pour englober la distribution sur Internet d’une copie permanente de l’œuvre, la Commission méconnaît la distinction traditionnelle entre droit d’exécution ou de représentation et droit de reproduction. Pourtant, l’exécution d’une œuvre est fondamentalement différente de sa reproduction. Une telle distinction existe depuis l’apparition du paragraphe 3(1) et a, depuis, toujours subsisté. À cet égard, la Cour suprême du Canada concluait dans l’arrêt Bishop c. Stevens28 que le droit d’exécuter une œuvre – y compris celui de la communiquer – ne pouvait être interprété de façon à englober le droit de la reproduire, puisque l’exécution ou la représentation et la communication diffèrent intrinsèquement de l’enregistrement. La majorité ajoute qu’une telle distinction ressort également de la gestion collective des tarifs de redevances en vertu de la Loi ainsi que des deux catégories de décisions de la Commission relativement aux œuvres musicales : Dès lors, le verbe « communiquer » employé à l’al. 3(1)f), qui a de tout temps été lié au droit d’exécution ou de représentation, ne doit pas être transformé par la présence du mot « télécommunication » de telle sorte qu’il englobe des activités apparentées à la reproduction. Une telle mutation équivaudrait à l’abandon de la distinction traditionnelle établie dans la Loi entre droit d’exécution ou de représentation et droit de reproduction. Aucune dis25. 26. 27. 28. Supra, note 6, par. 30. Ibid., par. 10. Ibid., par. 15. [1990] 2 R.C.S. 467. La « pentalogie » 739 position ayant modifié la Loi en 1988 ou par la suite n’atteste que le législateur a voulu un tel abandon.29 [Les italiques sont nôtres.] • Un droit distinct ? La majorité soulève un dernier point dans son analyse. Le droit de communiquer n’est pas un droit sui generis qui donne à lui seul le droit pour le titulaire d’un droit d’auteur de percevoir une redevance quelconque. En effet, les droits exclusifs prévus au paragraphe 3(1) de la Loi sont exhaustifs. Une telle affirmation est confortée par l’utilisation du terme « means » dans la version anglaise de la Loi. Ainsi, les autres droits énumérés aux alinéas a) à i) du paragraphe 3(1) de la Loi ne doivent pas être interprétés comme étant des droits distincts des droits exclusifs, mais plutôt comme des exemples30. 1.5 Les conclusions Suite à cette analyse, la Cour conclut que distribuer sur Internet une copie permanente d’un jeu vidéo qui renferme une œuvre musicale ne peut s’entendre de communiquer cette œuvre en application de l’alinéa 3(1)f) de la Loi et que la SOCAN ne peut se voir reconnaître le droit de percevoir des redevances à cet effet. 1.6 Ce que l’on retient Bien que l’arrêt ESA c. SOCAN soit marqué par une forte dissidence, on retient que la majorité a usé de son « gros bon sens » pour en arriver à ses conclusions. En effet, en appliquant les enseignements de l’arrêt Robertson relativement à la neutralité technologique ainsi que les principes d’interprétation législative, la majorité est incapable d’en venir à la conclusion que le consommateur devrait avoir à payer des frais supplémentaires lorsqu’il se procure une version numérique d’un jeu vidéo plutôt qu’une copie physique. En effet, l’approche proposée par la SOCAN aurait comme effet de créer des distorsions dans le système des redevances, voire une double rémunération des créateurs, ce qui serait contraire au principe de la rémunération équitable. 29. Supra, note 6, par. 39. 30. Supra, note 6, par. 42 : HANDA (Sunny), Copyright Law in Canada, (Markham : Butterworths, 2002), p. 195 ; Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1987] 1 C.F. 173 (1re inst.) (C.F.P.I.), p. 197. 740 Les Cahiers de propriété intellectuelle On retient donc de cet arrêt que la Cour a pris bonne note de l’intention du législateur et du principe de la neutralité juridique à l’effet que l’avènement des nouvelles technologies doit être considéré un outil supplémentaire dans la promotion et la diffusion des œuvres des créateurs canadiens, plutôt que comme un obstacle à leurs droits exclusifs. Les pourvois connexes abondent dans le même sens. 2. Rogers Communications Inc. c. Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada31 : la transmission en continu 2.1 Les faits Rogers Communications Inc., Rogers Wireless Partnership, Shaw Cablesystems G.P., Bell Canada et Société TELUS Communications (collectivement les « Appelantes ») exploitent des services de musique en ligne et offrent au public un vaste répertoire d’œuvres musicales accessibles en tout temps, notamment par téléchargement ou par transmission en continu. Pour une meilleure compréhension de la présente affaire, le « téléchargement » s’entend de « la transmission sur Internet d’un fichier de données, tel l’enregistrement sonore d’une œuvre musicale, dont l’utilisateur conserve une copie permanente »32 sur un support quelconque (i.e., disque dur ou carte mémoire) alors que la « transmission en continu » se veut plutôt « une transmission de données permettant d’entendre ou de voir le contenu au moment de la transmission ; elle ne permet que le stockage temporaire sur le disque dur de l’utilisateur »33. Ainsi, le consommateur qui fait le choix d’une œuvre musicale parmi l’un des répertoires des Appelantes peut soit la télécharger ou se la faire transmettre en continu sur son ordinateur ou son téléphone intelligent. Tel que mentionné précédemment, la SOCAN est une société de gestion responsable de déposer des projets de tarifs auprès de la Commission et de percevoir des redevances pour les compositeurs, les auteurs et les éditeurs de musique qu’elle représente. 2.2 L’historique judiciaire En 1995, la SOCAN a déposé devant la Commission plusieurs projets tarifaires pour diverses utilisations d’œuvres musicales qui 31. 2012 CSC 35 (« Rogers c. SOCAN »). 32. Supra, note 31, par. 1. 33. Ibid. La « pentalogie » 741 constituaient, selon elle, une communication au public d’œuvres musicales sur Internet et qui emportaient le paiement de redevances. Devant la complexité des projets tarifaires déposés par la SOCAN, la Commission a décidé de procéder à une analyse en deux phases. La Commission devait tout d’abord déterminer « quelles activités sur l’Internet, le cas échéant, consitu[ai]ent une utilisation protégée [du répertoire d’œuvres musicales de la SOCAN] visé par le tarif »34. Elle devait par la suite procéder à l’établissement d’un tarif de communications d’œuvres musicales sur Internet pour les années 1996 à 2006. C’est ainsi que le 27 octobre 1999, la Commission se prononçait sur la première phase (le « Tarif 22 »)35 et concluait que le téléchargement et la transmission en continu d’œuvres musicales relèvent du droit exclusif du titulaire du droit d’auteur de communiquer une œuvre au public, par télécommunication, tel que prévu à l’article 3 de la Loi, donnant ainsi ouverture à l’établissement d’un tarif et aux paiements de redevances. Il convient également de retenir l’interprétation que la Commission a faite des mots « au public » utilisés à l’article 3 de la Loi, à savoir qu’il peut y avoir communication au public lorsque celle-ci vise des particuliers au même moment ou à des moments différents. Dans l’arrêt SOCAN c. ACFI, le juge Binnie concluait que cette interprétation n’était « plus contestée »36. Le 18 octobre 2007, la Commission se prononçait sur la deuxième phase en établissant le tarif applicable à la communication d’œuvres musicales sur Internet pour les années 1996 et 2006 (le « Tarif 22.A »)37. Confortée par les propos du juge Binnie cités précédemment, la Commission rappelait que communiquer une œuvre à des particuliers par téléchargement ou par transmission en continu, à des moments différents et sur demande, équivaut à communiquer celle-ci « au public » en vertu de l’article 3 de la Loi. Appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour d’appel fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire des Appelantes. En effet, la Cour d’appel fédérale était d’avis que l’interprétation de 34. Ibid., par. 6. 35. Le « Tarif 22 » : Projet de tarif de la SOCAN, Exécution publique d’œuvres musicale 1996, 1997, 1998 (tarif 22, Internet) (Re) (1999). 36. Supra, note 23, par. 30. 37. [2007] D.C.D.A. 7. 742 Les Cahiers de propriété intellectuelle la Commission, quant à savoir ce que constitue une « communication au public » au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi, était raisonnable. 2.3 Les questions en litige La Cour était initialement saisie de deux questions en litige. Toutefois, considérant ses conclusions dans le pourvoi connexe ESA c. SOCAN, la Cour a rapidement écarté la première question, à savoir si les services de musique en ligne portent atteinte au droit exclusif de « communiquer au public par télécommunication » lorsqu’ils offrent des téléchargements au public. En effet, on se rappellera que dans l’arrêt ESA c. SOCAN, précédemment analysé, la Cour avait conclu que le téléchargement d’une pièce de musique, via une plateforme telle qu’iTunes, ne peut s’entendre d’une « communication » au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi. Suite à cette conclusion, « [l]a question en litige dans le présent pourvoi est désormais celle de savoir si la transmission en continu de fichiers sur Internet à la demande d’un utilisateur individuel constitue une communication « au public », par le service de musique en ligne qui offre une telle transmission aux utilisateurs, des œuvres musicales contenues dans les fichiers »38. 2.4 L’analyse 2.4.1 La norme de contrôle La Cour se penche en premier lieu sur la norme de contrôle applicable en l’espèce, et plus précisément sur la première phase, alors que la Commission abordait les points de droit et les questions de compétence. Dans l’arrêt SOCAN c. ACFI, la Cour avait conclu à l’application de la norme de la décision correcte lorsqu’il faillait procéder au contrôle d’une décision de la Commission. Or, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick39 a permis à la Cour de revoir et de simplifier les modalités applicables en matière de contrôle judiciaire. On retient notamment de cet arrêt « que la déférence est habituellement de mise lors du contrôle judiciaire de la décision d’un organisme administratif qui interprète et applique sa loi constitutive »40, ce qui 38. Supra, note 31, par. 5. 39. [2008] 1 R.C.S. 190. 40. Supra, note 31, par. 11. La « pentalogie » 743 est précisément le cas dans la présente affaire, alors que la Commission abordait les points de droit et les questions de compétence lors de la première phase. Toutefois, la Cour conclut que c’est la norme de la décision correcte qui doit s’appliquer à la décision de la Commission. En effet, considérant que le régime législatif établi par la Loi reconnaît une compétence concurrente sur une question de droit à la Commission et à une cour de justice de première instance, la Cour est d’avis qu’il serait illogique de contrôler une décision de la Commission selon la norme de la décision raisonnable, mais de contrôler une décision d’un tribunal de première instance selon la norme de la décision correcte. Ainsi, puisque la Loi n’établit pas un régime administratif distinct et particulier, la Cour ne peut conclure que le législateur voulait reconnaître à la Commission une expertise supérieure à une cour de justice de première instance sur une question de droit soulevée lors de l’application de la Loi. Ainsi, la Cour est d’avis qu’« il faut supposer que la Cour de justice et [la Commission] ont, à l’égard du texte législatif, une même connaissance approfondie et une même expertise »41. La juge Abella, dissidente uniquement sur la question de la norme de contrôle, est toutefois d’avis qu’il y aurait lieu de retenir la norme de contrôle de la décision raisonnable. En effet, selon elle, la Commission est un organisme spécialisé auquel on doit accorder un degré de déférence élevé afin de respecter sa compétence. La Commission devrait se voir accorder la même déférence lorsqu’elle est appelée à interpréter sa loi constitutive aux fins de l’établissement d’un tarif pour la communication d’une œuvre quelconque. En effet, la juge Abella rappelle que depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour reconnaît un plus haut degré de déférence envers les tribunaux administratifs et de leurs expertises spécialisées lorsqu’ils doivent interpréter leurs propres lois constitutives. La juge Abella conclut que l’application de la norme de décision correcte, tel que le conclut la majorité, viendrait à nier la compétence du forum expert et d’une certaine façon ignorer sa raison d’être. 2.4.2 La transmission en continu La Cour se penche par la suite sur la question de la transmission en continu. Afin de répondre à la question en litige, la Cour 41. Ibid., par. 15. 744 Les Cahiers de propriété intellectuelle devait analyser l’alinéa 3(1)f) de la Loi, et plus précisément interpréter le terme « au public » : 3. (1) Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le droit exclusif [...] f) de communiquer au public, par télécommunication, une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique ; • L’arrêt CCH Les parties fondent leurs prétentions sur l’arrêt CCH, alors que la Cour suprême avait été amenée à procéder à l’analyse du terme « au public », tel qu’utilisé à l’alinéa 3(1)f) de la Loi. À cet effet, la Cour fédérale avait notamment conclu que les transmissions par télécopieur de la Grande bibliothèque à ses usagers ne constituaient pas des communications au public puisqu’elles « provenaient d’un seul point et n’étaient destinées à n’atteindre qu’un seul point »42. La Cour suprême du Canada et la Cour d’appel fédérale confirmaient toutes deux cette conclusion et ajoutaient que « [t]ransmettre une copie à une seule personne [...] n’équivaut pas à communiquer l’œuvre au public »43. Au surplus, la Cour suprême du Canada faisait siennes les conclusions de la Cour d’appel fédérale à l’effet que « pour être faite « au public », une communication doit être destinée à un groupe de personnes, ce qui est plus qu’une personne, mais pas nécessairement tout le public en général »44. Fortes de ces conclusions, les Appelantes étaient d’avis que la transmission en continu via Internet d’une pièce musicale sélectionnée dans l’un de ses répertoires ne pouvait s’entendre d’une communication au public et ainsi emporter l’application d’un tarif tel que le réclamait la SOCAN. À cet effet, les Appelantes prétendaient dans leur mémoire d’appel que « les juridictions successivement appelées à se prononcer dans [l’affaire CCH] ont toutes trois conclu que le service de télécopie offert par la Grande bibliothèque ne portait pas atteinte au droit de communication au public, par télécommunication, après s’être demandé si chacune des transmissions était une communication au public »45. Ainsi, les Appelantes arguaient que la transmission en continu « est forcément une opération privée qui 42. CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, [2000] 2 C.F. 213. 43. Supra, note 4, par. 78 ; CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2002 C.A.F. 187, par. 101 et 253. 44. Supra, note 4, par. 78 ; Supra, note 43, par. 100. 45. Supra, note 4, Mémoire d’appel des Appelantes au par. 45. La « pentalogie » 745 échappe au droit exclusif de communiquer au public »46 prévue à l’alinéa 3(1)f) de la Loi. Or, les propos de la juge en chef McLachlin appellent à la précaution. En effet, de telles conclusions n’étaient applicables qu’aux faits particuliers de l’affaire CCH : Transmettre une seule copie à une seule personne par télécopieur n’équivaut pas à communiquer l’œuvre au public. Cela dit, la transmission répétée d’une copie d’une même œuvre à de nombreux destinataires pourrait constituer une communication au public et violer le droit d’auteur. Toutefois, aucune preuve n’a établi que ce genre de transmission aurait eu lieu en l’espèce. Compte tenu de la preuve, les transmissions par télécopieur ne constituaient pas des communications au public. [...]47 [Les italiques sont nôtres.] Les parties ne s’entendaient toutefois pas sur l’application de cette réserve. En effet, les Appelantes, adoptant l’optique du destinataire, prétendaient que la transmission en continu et répétée, à différents consommateurs, de la même pièce musicale provenant de l’un de ses répertoires ne devait pas être considérée comme un seul acte mais plutôt comme une série d’actes indépendants les uns des autres, ce qui n’emporterait pas la violation du droit d’auteur et par le fait même le paiement de redevances. La SOCAN, adoptant l’optique des actes accomplis par l’expéditeur, était plutôt d’avis que l’arrêt CCH n’exige pas que la transmission répétée soit le résultat d’un seul acte de l’expéditeur pour que l’alinéa 3(1)f) de la Loi trouve application. • L’importance du contexte La Cour est d’avis que retenir les prétentions des Appelantes et adopter l’angle d’analyse du destinataire ne ferait que mener à des résultats arbitraires. En effet, la protection du droit d’auteur ne saurait répondre des détails techniques du mode de communication d’une œuvre : 46. Supra, note 31, par. 52. 47. Supra, note 4, par. 78 et 79. 746 Les Cahiers de propriété intellectuelle [...] la transmission d’une œuvre protégée par l’envoi d’un seul courriel à 100 citoyens ordinaires choisis au hasard constituerait une communication « au public ». Pourtant, suivant la même logique, l’expéditeur qui ferait la même chose, mais en envoyant un courriel distinct à chacun de ces mêmes 100 destinataires ne violerait pas le droit d’auteur. Lorsque l’acte est foncièrement identique – bien qu’il soit accompli par des moyens techniques différents –, rien ne justifie d’établir une distinction entre les deux envois pour les besoins de l’application du droit d’auteur.48 [Les italiques sont nôtres.] La Cour est confortée par les propos du juge Sharlow dans la décision Assoc. Canadienne des télécommunications sans fil c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique49 à l’effet qu’« [i]l serait illogique d’en arriver à un résultat différent pour la simple raison que les transmissions sont effectuées une par une et qu’elles ont donc lieu à des moments différents »50. Dans cette décision, la Cour d’appel fédérale concluait que « la personne qui offre à des particuliers la possibilité de télécharger des sonneries pour leurs téléphones portables communique au public l’œuvre musicale contenue dans ces sonneries »51. La Cour conclut qu’il faut nécessairement tenir compte du contexte dans l’analyse des transmissions : S’attacher à chacune des transmissions individuelles fait perdre de vue la nature véritable de la communication en cause et subordonne la protection du droit d’auteur aux détails techniques du mode opératoire retenu par la personne qui violerait le droit d’auteur, ce qui n’est pas de nature à assurer une protection rationnelle du droit d’auteur. Il faut donc tenir compte du contexte général pour déterminer si une transmission point à point porte atteinte au droit exclusif de communiquer l’œuvre au public. C’est la seule façon de s’assurer que la forme ne l’emporte pas sur le fond.52 [Les italiques sont nôtres.] 48. Supra, note 31, par. 29. 49. 2008 CAF 6, [2008] 3 R.C.F. 539 (autorisation de pourvoi refusée, [2008] 2 R.C.S.). 50. Ibid., par. 43. 51. Supra, note, 32, par. 31. 52. Ibid., par. 30. La « pentalogie » 747 • La communication « sur demande » Les Appelantes avaient également avancé que la Cour devait considérer l’intention de l’expéditeur qui effectue une transmission de données. À l’instar des faits de l’arrêt CCH, les Appelantes prétendaient que la transmission en continu se distingue de la communication à grande échelle, faite à l’initiative de l’expéditeur, puisque la transmission d’une pièce musicale sélectionnée par le consommateur est effectuée à sa demande expresse et non avec l’intention de transmettre à nouveau l’œuvre protégée en cause : La Commission conclut que « [l]es téléchargements sont « destiné[s] à un groupe de personnes » » et sont « offerts à quiconque possède l’appareil approprié et est disposé à remplir les conditions [établies] » (par. 97). Il n’est guère possible de soutenir que « l’expéditeur n’a pas l’intention de transmettre de nouveau la même œuvre ».53 [Les italiques sont nôtres.] La Cour rejette cet argument au motif que « [l]e libellé de l’al. 3(1)f) de la Loi ne justifie aucunement une interprétation aussi stricte »54. Considérer l’intention du destinataire individualiserait l’analyse et ferait fi du contexte général de la transmission, tel que mentionné précédemment. En effet, suite aux conclusions sur l’importance de considérer le contexte, examiner chacune des transmissions isolément, puisqu’elle s’effectue à la demande individuelle d’un consommateur, aurait pour effet de soustraire toute communication sur demande au respect du droit exclusif de communiquer une œuvre au public. • Neutralité technologique On se rappellera que l’insertion de l’expression « par télécommunication » à l’alinéa 3(1)f) de la Loi avait précisément comme objectif de permettre à la Lda de suivre l’évolution technologique sans avoir à être constamment modifiée lorsqu’un nouveau mode de communication fait son apparition. Il a notamment été question de cet aspect dans le pourvoi connexe ESA c. SOCAN. Les parties sont d’accord à l’effet que le téléchargement ou la transmission en continu de fichiers audionumériques via Internet est visée par la définition 53. Ibid., par. 33. 54. Ibid., par. 35. 748 Les Cahiers de propriété intellectuelle large du terme « télécommunication » à l’article 2 de la Loi. Ainsi, la Cour conclut que l’alinéa 3(1)f) de la Loi ne vise pas que la « distribution sélective » traditionnelle, tel que le prétendaient les Appelantes, puisqu’il est neutre sur le plan technologique : Le lien historique entre le droit de communiquer au public et la « distribution sélective » ou « radiodiffusion », en particulier la modification apportée en 1988, montre bien que la Loi s’est adaptée pour demeurer en phase avec un contexte technologique en constante évolution. Ce lien ne permet pas de considérer que la Loi établit implicitement des restrictions qui ne ressortent pas de son libellé neutre ou qui sont même incompatibles avec celui-ci.55 [Les italiques sont nôtres.] La Cour rappelle également que pour déterminer le champ d’application du droit d’auteur, l’arrêt Théberge prévoit que la Loi « est généralement présentée comme établissant un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt du public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur »56 : Cet équilibre n’est pas correctement établi lorsque, au lieu de dépendre de l’activité de communication sous-jacente, la protection de l’œuvre est entièrement tributaire du modèle d’entreprise retenu par celui qui contreviendrait au droit d’auteur. Qu’une entreprise choisisse de transmettre un contenu protégé selon le mode traditionnel de la « radiodiffusion » ou qu’elle opte pour une nouvelle technologie axée sur ce qui plaît ou convient à l’utilisateur, le résultat est en fin de compte le même : l’œuvre protégée est mise à la disposition d’un groupe de personnes faisant partie du grand public.57 [Les italiques sont nôtres.] 2.5 Les conclusions Pour l’ensemble des motifs expliqués précédemment, la Cour rejette les prétentions des Appelantes et conclut que « la transmis55. Ibid., par. 38. 56. Supra, note 5, par. 30. 57. Supra, note 31, par. 40. La « pentalogie » 749 sion d’œuvres musicales considérée en l’espèce, lorsqu’elle constitue une « communication », ne peut être autre chose qu’une communication « au public » »58 au sens de l’alinéa 3(1)f) de la Loi permettant ainsi l’établissement d’un tarif tel qu’exigé par la SOCAN et le versement de redevances par les Appelantes : Dans le cas d’un service de musique en ligne, les œuvres musicales sont indistinctement mises à la disposition de quiconque a accès à son site Internet. Dès lors, le consommateur qui demande la transmission en continu ne fait pas partie d’un groupe restreint, comme la famille ou le cercle d’amis. Il fait seulement partie du « public ». Dans ces conditions, transmettre un fichier contenant une œuvre musicale, du site Internet du fournisseur à l’ordinateur du consommateur, à la demande de ce dernier, équivaut dès la première fois à « communiquer au public, par télécommunication, une œuvre ».59 [Les italiques sont nôtres.] La Cour souligne finalement que les faits de la présente affaire sont différents de ceux de l’affaire CCH et qu’ainsi les conclusions citées par les Appelantes ne pouvaient appuyer leurs prétentions. 2.6 Ce que l’on retient On retient de cet arrêt l’importance d’adopter une vision globale afin de déterminer si l’acte en question emporte l’application de la Loi, et plus précisément la protection des droits exclusifs des titulaires de droit d’auteur. On retient également le rappel de la Cour concernant le principe de la neutralité technologique en matière de droit d’auteur et l’objectif du législateur de permettre à la Loi de suivre l’évolution technologique, mais surtout de continuer à trouver application peu importe le support ou le mode de communication utilisé. Finalement, les conclusions de la Cour s’inscrivent dans la recherche de l’équilibre de la Loi, telle qu’énoncée dans l’arrêt Théberge. Mentionnons également que bien que l’on doive s’en tenir aux conclusions de la majorité relativement à la norme de contrôle applicable à la Commission, les propos de la juge Abella n’étaient pas 58. Ibid., par. 53. 59. Ibid., par. 56. 750 Les Cahiers de propriété intellectuelle dépourvus de toute pertinence et il sera intéressant de voir comment la Cour traitera cette question dans l’avenir. 3. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Bell Canada60 : l’écoute « équitable » 3.1 Les faits Tel que mentionné précédemment, la SOCAN est une société de gestion responsable de déposer des projets de tarifs auprès de la Commission et de percevoir des redevances pour les compositeurs, les auteurs et les éditeurs de musique qu’elle représente. Bell Canada, Apple Canada Inc., Rogers Communications Inc., Rogers Wireless Partnership, Shaw Cablesystems G.P. et Société TELUS Communications (les « Intimées ») exploitent des services de musique en ligne et vendent le téléchargement de fichiers audionumériques. Par l’entremise de vastes catalogues accessibles par lnternet, les Intimées offrent au public des œuvres musicales classées par titre de piste ou d’album, genre ou artiste. On peut notamment penser à la populaire plateforme iTunes. En consultant ces catalogues, un consommateur a l’opportunité d’écouter gratuitement l’extrait d’une œuvre musicale qui pourrait l’intéresser. Règle générale, les extraits offerts par les Intimées sont d’une durée de 30 à 90 secondes. Une fois un extrait sélectionné, son écoute se fait par mode de transmission continue, de sorte que le consommateur a accès à une copie temporaire d’une pièce musicale qu’il ne peut conserver de manière permanente dans son ordinateur. Mentionnons que le consommateur peut procéder à l’écoute d’un extrait autant de fois qu’il le désire. Il peut ensuite procéder à l’achat, par voie de téléchargement, d’une copie permanente de la pièce musicale. Dans le marché, une telle pratique se nomme « l’écoute préalable ». Devant s’adapter à l’ère numérique, et par le fait même aux nouveaux modes de transmission des œuvres des titulaires de droits d’auteur qu’elle représente, la SOCAN a demandé à la Commission de fixer les redevances exigibles lors de la communication au public d’œuvres musicales sur Internet. 60. 2012 CSC 36 (« SOCAN c. Bell »). La « pentalogie » 751 3.2 L’historique judiciaire En 2007, la Commission a conclu que la SOCAN pouvait, de bon droit, percevoir des redevances pour le téléchargement d’œuvres musicales sur Internet, mais qu’il en était autrement pour l’écoute préalable. En effet, la Commission était d’avis que l’écoute préalable devait être assimilée à l’exception d’utilisation équitable prévue à l’article 29 de la Loi et qu’ainsi, l’écoute préalable ne pouvait emporter le versement de redevances61. Saisie d’une demande de contrôle judicaire, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Commission62. 3.3 La question en litige Considérant que les gens font de plus en plus l’acquisition de pièces musicales par le biais d’Internet et que plusieurs plateformes offrent la possibilité de procéder à l’écoute préalable, la Cour est d’avis que « la question à trancher est celle de savoir si l’« utilisation équitable » visée à l’article 29 de la Loi [...] peut s’entendre de cette écoute préalable »63. 3.4 L’exception d’utilisation équitable Avant de procéder à son analyse, la Cour fait une revue intéressante du contexte ayant mené à la reconnaissance du droit des utilisateurs. Historiquement, le droit d’auteur était centré sur l’auteur d’une œuvre ainsi que sur le droit exclusif de cet auteur, ou du titulaire du droit d’auteur, de décider de l’usage de l’œuvre sur le marché64. L’arrêt Théberge marquait une rupture de cette conception et établissait que l’application du droit d’auteur doit commander « un équilibre entre, d’une part, la promotion, dans l’intérêt public, de la création et de la diffusion des œuvres artistiques et intellectuelles et, d’autre part, l’obtention d’une juste récompense pour le créateur »65. 61. 62. 63. 64. 65. Supra, note 37. 2010 CAF 123. Supra, note 60, par. 1. Supra, note 28, p. 478-479. Supra, note 5, par. 30. 752 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’arrêt CCH s’inscrivait dans cette évolution du droit d’auteur au Canada et reconnaissait ainsi le rôle essentiel des utilisateurs à la réalisation des objectifs de la Loi liés à l’intérêt public. Effectivement, dans l’arrêt Théberge, la Cour mentionnait que la diffusion des œuvres devait jouer un rôle crucial dans l’établissement d’un domaine public rigoureux. Ainsi, dans l’arrêt CCH, la Cour soulignait que « l’exception d’utilisation équitable énoncée à l’article 29 de la Loi constitue [justement] l’un des moyens retenus par le législateur pour établir un juste équilibre entre protection et accès »66 aux œuvres permettant notamment une diffusion adéquate de celles-ci. De plus, sans l’exception d’utilisation équitable, plusieurs activités essentielles au maintien d’un juste équilibre violeraient le droit d’auteur. C’est pourquoi la Cour est d’avis « [qu’] il ne faut pas l’interpréter restrictivement »67. L’exception d’utilisation équitable comporte deux volets. Dans un premier temps, l’utilisation de l’œuvre doit avoir pour but l’une des fins prévues à l’article 29 de la Loi, soit i) l’étude privée ou ii) la recherche, auxquelles s’ajoutent maintenant iii) l’éducation et iv) la parodie ou la satire. Dans un deuxième temps, l’utilisation de l’œuvre doit se qualifier d’« équitable ». Pour déterminer si l’utilisation est « équitable », la Cour considérera les éléments suivants : i) le but, ii) la nature de l’utilisation, iii) l’ampleur de l’utilisation, iv) l’existence de solutions de rechange à l’utilisation, v) la nature de l’œuvre, et vi) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre : 29. L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée ou de recherche ne constitue pas une violation du droit d’auteur. Considérant l’exception d’utilisation équitable comme un « moyen de défense », il incombe à la personne qui l’invoque de faire la démonstration que l’utilisation qu’elle fait d’une œuvre protégée par le droit d’auteur satisfait à ces deux volets. 3.5 L’analyse La juge Abella, s’exprimant au nom de la Cour, abonde dans le même sens que la Commission et confirme que l’écoute préalable peut s’entendre d’une utilisation équitable. 66. Supra, note 60, par. 11. 67. Supra, note 4, par. 48. La « pentalogie » 753 3.5.1 Premier volet : Une fin permise Le terme « recherche », tel qu’employé à l’article 29 de la Loi, n’est pas défini par le législateur. Dans l’arrêt CCH, la Cour conclut « [qu’i]l faut [l’]interpréter [...] de manière large afin que les droits des utilisateurs ne soient pas indûment restreints »68. Ce faisant, la Cour adhère à la conclusion de la Commission, à l’effet que compte tenu de la preuve présentée, l’écoute préalable peut s’entendre d’une « recherche » au sens de l’article 29 de la Loi. En effet, l’écoute préalable s’inscrit dans un processus exigeant effort et recherche de la part du consommateur afin qu’il puisse être en mesure d’arrêter son choix sur la pièce musicale qu’il pourrait éventuellement acheter par voie de téléchargement. La SOCAN était toutefois d’avis qu’une telle interprétation du terme « recherche » est i) trop large et ii) ne tient pas compte du point de vue du fournisseur de services. • Interprétation large ou restrictive ? Selon la SOCAN, la « recherche » devrait avoir pour but la conception d’œuvres créatives, car seule une utilisation contribuant au processus de création serait dans l’intérêt public. Toutefois, une telle interprétation « restrictive » irait à l’encontre des enseignements de la Cour suprême du Canada à l’effet que la diffusion des œuvres protégées par le droit d’auteur fait également partie des objets de la Loi. Une interprétation « large » de l’exception d’utilisation équitable milite ainsi à l’équilibre recherché dans l’arrêt Théberge : Certes, l’un des objets importants de l’utilisation équitable des œuvres protégées est de permettre à d’autres personnes d’accomplir elles-mêmes des actes d’expression et de création (A. DRASSINOWER, « Taking User Rights Seriously », dans Michael GEIST (dir.), In the Public Interest : (2005) The Future of Canadian Copyright Law 462, 467-472). Pour autant, on ne saurait considérer que seule une fin créative constitue une fin de « recherche » pour l’application de l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur, car ce serait oublier que la diffusion des œuvres fait également partie des objets de la Loi ; dès lors, la diffusion – avec ou sans créativité – est aussi dans l’intérêt public. [...]69 [Les italiques sont nôtres.] 68. Ibid., par. 51. 69. Supra, note 60, par. 21. 754 Les Cahiers de propriété intellectuelle La SOCAN invoquait également un courant jurisprudentiel américain à l’effet que l’on ne doit conclure au caractère équitable d’une utilisation que si celle-ci est à une fin « transformative ». À cet égard, la Cour rappelle que les différences fondamentales entre la loi canadienne et la loi américaine doivent appeler à la prudence quant à l’importation automatique des concepts américains en matière de droit d’auteur. En effet, « contrairement aux tribunaux américains qui passent directement à l’appréciation du caractère équitable, les tribunaux canadiens déterminent d’abord s’il y a utilisation à l’une des fins permises dans la Loi sur le droit d’auteur avant de se pencher sur le caractère équitable »70. • L’angle d’analyse Concernant l’angle d’analyse, tel qu’il était mentionné dans l’arrêt CCH, la Cour rappelle que l’utilisation d’exception équitable est le droit des utilisateurs, et qu’en l’espèce, il convient d’adopter le point de vue du consommateur aux fins de son appréciation. Or, la SOCAN soutenait que l’on devrait plutôt analyser le premier volet en fonction du fournisseur de services : De même, afin de déterminer si, pour les besoins du premier volet du critère de l’arrêt CCH, la fin qui sous-tend l’écoute préalable est la « recherche », la Commission tient compte avec raison du point de vue de l’utilisateur ou de la fin que poursuit le consommateur. Sous cet angle, l’écoute préalable permet au consommateur d’effectuer une recherche pour choisir les pièces dont il fera l’achat, ce qui entraîne la diffusion des œuvres musicales et la rétribution de leurs créateurs, deux résultats voulus par le législateur.71 [Les italiques sont nôtres.] 3.5.2 Deuxième volet : Le caractère « équitable » Concluant que l’écoute préalable pouvait s’entendre de la « recherche », la Cour devait par la suite déterminer le caractère « équitable » d’une telle écoute. Pour ce faire, la Cour applique les éléments développés dans l’arrêt CCH et rappelle que le caractère équitable est une question de fait qui doit être tranchée à partir des circonstances en l’espèce72. 70. Ibid., par. 26. 71. Ibid., par. 30. 72. Supra, note 4, par. 52. La « pentalogie » 755 • Le but de l’utilisation La Cour doit déterminer objectivement le but ou le motif réel de l’utilisation de l’œuvre protégée73. La SOCAN alléguait que l’écoute préalable a un but strictement commercial. Abondant dans le même sens que la Commission et la Cour d’appel fédérale, la Cour est plutôt d’avis que la SOCAN arrive à une telle conclusion puisqu’elle se place du point de vue du fournisseur de services. Toutefois, si l’on aborde cet élément selon l’angle d’analyse de l’utilisateur, le but est essentiellement le même que la fin poursuivie faisant l’objet du premier volet de l’analyse, c’est-à-dire la recherche d’œuvres musicales en vue d’en faire l’achat par voie de téléchargement. L’écoute préalable ne permet que de faciliter la recherche du consommateur. À cet effet, la Cour ajoute : La Commission relève également que des mesures garantissent raisonnablement que l’écoute préalable aurait lieu à cette fin : les extraits sont courts, en continu et de qualité souvent inférieure à celle de l’œuvre musicale. Ces caractéristiques empêchent la substitution des extraits aux œuvres, mais permettent néanmoins la recherche.74 [Les italiques sont nôtres.] • La nature de l’utilisation Selon cet élément, l’utilisation peut être inéquitable lorsque de multiples copies d’une œuvre sont diffusées largement75. La SOCAN prétendait que dans le cadre de l’écoute préalable, un consommateur accède en moyenne dix fois plus souvent à un extrait qu’à la version intégrale d’une pièce musicale. Toutefois, la Cour souligne que puisque les extraits sont transmis en continu, le consommateur n’en obtient pas de copie permanente. Partant, la transmission en continu ne permet pas au consommateur d’obtenir une copie permanente de la pièce musicale puisque le fichier est supprimé automatiquement à la fin de l’écoute préalable. Une telle mesure rend impossible toute reproduction ou nouvelle diffusion par l’utilisateur. Ainsi, le fait que la copie cesse d’exister après son usage milite en faveur du caractère équitable de l’utilisation76. 73. 74. 75. 76. Ibid., par. 54. Supra, note 60, par. 35. Supra, note 4, par. 55. Ibid. 756 Les Cahiers de propriété intellectuelle • L’ampleur de l’utilisation La Commission précisait dans l’appréciation de l’« ampleur » que celle-ci doit correspondre à la durée de l’extrait par rapport à la durée entière de l’œuvre. Or, la SOCAN prétendait plutôt qu’il faut tenir compte du nombre global d’extraits écoutés par les consommateurs au moyen de la transmission en continu et que, suivant ce raisonnement, le temps consacré globalement à l’écoute préalable est si considérable qu’il rend l’utilisation inéquitable. La Cour n’est toutefois pas de cet avis et abonde plutôt dans le même sens que la Commission : S’il ne fait aucun doute que l’écoute préalable donne globalement accès à une grande quantité de musique, l’argument de la SOCAN va toutefois à l’encontre de ce que dit la Cour dans CCH, à savoir que l’« ampleur » de l’utilisation s’entend de « l’ampleur [d’ordre quantitatif] de l’extrait tiré de l’œuvre » (par. 56). Puisque le droit d’utilisation équitable correspond à un droit des utilisateurs, il faut déterminer « l’ampleur » en fonction de l’utilisation individuelle, et non globale. C’est donc à l’aune du rapport entre l’extrait et l’œuvre entière, comme le préconise la Commission, qu’il faut déterminer l’ampleur de l’utilisation. Une telle conclusion me paraît conforme à la démarche de la Cour dans CCH, où elle qualifie l’utilisation des œuvres en se penchant sur les suites données par la Grande bibliothèque aux demandes individuelles formulées par des usagers relativement à des œuvres précises, et non sur le nombre total d’usagers ou le nombre total de pages demandées. Il faut donc apprécier l’élément de l’« ampleur de l’utilisation » au regard de chacune des utilisations individuelles plutôt que de l’ensemble des utilisations.77 [Les italiques sont nôtres.] La Cour souligne également que cette approche « globale » doit plutôt être considérée dans l’appréciation du deuxième élément, soit la nature de l’utilisation. Au surplus, la Cour est d’avis que retenir une telle approche irait à l’encontre du principe de neutralité technologique, c’est-à-dire l’application uniforme de la Loi peu importe le support ou le degré d’avancement technologique. En effet, « vu la facilité avec laquelle une œuvre numérisée peut être diffusée à grande échelle sur Internet, s’attacher à l’utilisation « globale » 77. Supra, note 60, par. 41. La « pentalogie » 757 risque de mener à une conclusion d’utilisation inéquitable beaucoup plus souvent pour les œuvres qui sont numérisées que pour celles qui ne le sont pas [...] »78. • Les solutions de rechange La Cour doit également examiner toute solution de rechange à l’utilisation de l’œuvre protégée, soit le fait qu’un équivalent non protégé aurait pu servir ou que l’utilisation de l’œuvre n’était pas raisonnablement nécessaire eu égard à la fin visée qui pourrait militer contre le caractère équitable de l’utilisation79. Pour sa part, la SOCAN arguait que les Intimées pourraient avoir recours à d’autres méthodes que l’écoute préalable, telles que la publicité, les pochettes d’albums, les critiques, etc. Or, aucune des solutions de rechange proposées par la SOCAN ne permettrait au consommateur d’entendre la pièce musicale. La Cour fait sienne la conclusion de la Commission à l’effet que « [l’]écoute préalable d’un extrait est vraisemblablement la façon la plus pratique, la plus économique et la plus sûre pour les [utilisateurs] de s’assurer d’obtenir ce qu’ils veulent »80. • La nature de l’œuvre La Cour doit déterminer si l’œuvre est de celles qui devraient être largement diffusées. La SOCAN n’est pas contre le fait qu’une œuvre soit largement diffusée ; toutefois, elle est d’avis qu’une œuvre protégée peut être facilement acquise et diffusée sans avoir recours à l’écoute préalable. À cet effet, la Cour croit plutôt « [qu’]un grand accès à une œuvre musicale ne coïncide pas nécessairement avec sa diffusion à grande échelle. Il n’y aura diffusion d’une œuvre que si un acquéreur éventuel peut la trouver et décide de l’acheter »81. • L’effet de l’utilisation La Cour établit un lien entre le cinquième élément et le sixième élément, notamment quant au risque que l’écoute préalable puisse nuire ou même concurrencer une pièce musicale. Considérant la courte durée et la piètre qualité des extraits disponibles pour l’écoute préalable, la Cour est d’avis qu’il serait difficile d’en arriver à de telles conclusions. Effectivement, « l’écoute préalable a pour effet 78. 79. 80. 81. Ibid., par. 43. Supra, note 4, par.57. Supra, note 62, par. 114. Supra, note 60, par. 47. 758 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’augmenter les ventes d’œuvres musicales protégées par le droit d’auteur – donc leur diffusion –, ce qui entraîne la rémunération de leurs créateurs, on ne saurait lui attribuer d’incidence négative sur les œuvres »82. Un tel effet rejoint directement les objectifs de la Loi, tel qu’énoncé dans les arrêts Théberge et CCH. 3.6 Les conclusions Suite à son analyse, la Cour confirme la conclusion de la Commission à l’effet que l’écoute préalable peut s’entendre d’utilisation équitable au sens de l’article 29 de la Loi et que les Intimés ne violent pas le droit d’auteur : [...] Pour arriver à cette conclusion, la Commission établit un juste équilibre entre les objets de la Loi en encourageant la création et la diffusion des œuvres, d’une part, et en veillant à la juste rétribution des créateurs, d’autre part. Elle respecte les paramètres établis par la Cour dans CCH, les principes d’interprétation qui y sont énoncés et le critère qui y est formulé pour déterminer qu’une utilisation peut être assimilée ou non à l’utilisation équitable visée à l’art. 29 de la Loi sur le droit d’auteur. [...]83 3.7 Ce que l’on retient L’arrêt SOCAN c. Bell offre une bonne rétrospective de l’exception d’utilisation équitable prévue à l’article 29 de la Loi, notamment concernant l’historique de cette disposition et la reconnaissance dans l’arrêt CCH d’un véritable droit des utilisateurs. On retient de cet arrêt un certain élargissement du premier volet de l’utilisation équitable et de l’expression « à des fins de recherches ». Concernant le deuxième volet, la Cour amène quelques précisions sur l’application des critères développés dans l’arrêt CCH. Fait important à noter, la Cour souligne qu’il y a lieu d’adopter le point de vue de l’utilisateur et non du fournisseur de services lors de l’analyse des faits. La Cour ne peut que reconnaître l’utilité de l’écoute préalable dans la diffusion et la promotion des œuvres, ce qui a pour effet 82. Ibid., par. 48. 83. Ibid., par. 49. La « pentalogie » 759 d’augmenter l’accessibilité et, par le fait même, l’opportunité pour les créateurs d’obtenir plus de redevances. 4. Alberta (Education) c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright)84 : l’enseignement, une fin permise ? 4.1 Les faits La Canadian Copyright Licensing Agency (mieux connue sous la raison sociale « Access Copyright »), représente des auteurs et des éditeurs d’œuvres littéraires et artistiques au Canada. Elle négocie et octroie des licences, globales ou ponctuelles, d’utilisation pour les œuvres de ses membres contenues dans son catalogue. Elle est également responsable de percevoir les redevances générées par ces œuvres et de les redistribuer à ses membres. Lorsqu’elle n’est pas en mesure de conclure une entente d’octroi de licence avec un utilisateur, Access Copyright peut déposer un projet de tarif devant la Commission afin de fixer les redevances applicables à l’utilisation d’une œuvre de son catalogue. Pour la période 1991 à 1997, Access Copyright avait conclu, avec l’ensemble des provinces canadiennes (les « Appelantes »), à l’exception du Québec, une entente relativement aux redevances exigibles pour la reproduction d’œuvres incluses à son catalogue en vue d’une utilisation dans les établissements d’enseignement élémentaire et secondaire des Appelantes. En 1999, les Appelantes ont conclu une entente de cinq ans prévoyant l’augmentation du montant des redevances, lesquelles étaient dorénavant fixées au prorata du nombre d’élèves, et non plus en fonction du nombre de pages reproduites. Au moment de procéder au renouvellement de cette entente en 2004, Access Copyright a demandé une modification du calcul des redevances. En effet, plutôt que d’être établi au prorata du nombre d’élèves, elle désirait que le montant des redevances tienne alors compte du volume et de la teneur de l’objet reproduit. Puisque les parties n’étaient pas en mesure de s’entendre, Access Copyright a déposé un projet de tarif pour la période 2005 à 2009 auprès de la Commission. Avant que la Commission ne puisse se prononcer sur le projet de tarif, les parties se sont entendues sur les modalités 84. 2012 CSC 37 (« Alberta c. Access Copyright »). 760 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’« enquête sur le volume », ont procédé à une collecte des données et ont convenu de l’existence de quatre catégories de copies. Les parties étaient d’accord que les trois premières catégories de copies, c’est-àdire celles faites par un enseignant pour lui-même ou pour un élève à sa demande, correspondaient à une utilisation équitable. Toutefois, les parties ne s’entendaient pas sur le caractère équitable des copies de la catégorie 485, c’est-à-dire lorsque l’enseignant fait des copies de son propre chef et demande à ses élèves d’en prendre connaissance. En effet, Access Copyright est d’avis que les copies relatives à la catégorie 4, représentant environ 16,9 millions de pages, devraient être assujetties à un tarif différent puisqu’elles ne respectent pas les critères établis dans l’arrêt CCH relativement à l’utilisation équitable. 4.2 L’historique judiciaire La Commission concluait que les copies de la catégorie 4 étaient produites selon les fins permises à l’article 29 de la Loi, c’est-à-dire aux fins d’étude privée ou de recherche. Toutefois, à l’étude du deuxième volet, la Commission n’a pas été en mesure de conclure au caractère équitable des copies de la catégorie 4. Elle a également rejeté les prétentions des Appelantes à l’effet que les copies de la catégorie 4 pouvaient bénéficier de l’exception spécifique aux établissements d’enseignement prévue à l’article 29.4 de la Loi86. Les Appelantes en ont alors appelé de la décision de la Commission par voie de contrôle judiciaire. La Cour d’appel fédérale a tout d’abord renvoyé devant la Commission la question de l’exception spécifique aux établissements d’enseignement, considérant que l’un des volets du critère n’avait pas été considéré. Elle a toutefois jugé raisonnable la conclusion de la Commission à l’effet que les copies de la catégorie 4 ne remplissaient pas le deuxième volet de l’exception d’utilisation équitable87. 4.3 La question en litige Dans le présent litige, les Appelantes interjettent appel sur le caractère déraisonnable de la décision de la Commission relativement à l’appréciation du caractère équitable des copies de la caté85. Supra, note 84, par. 7 : « [...] Elles résultent de la reproduction de courts extraits de manuels et elles sont distribuées aux élèves par l’enseignant en guise de complément au manuel principal utilisé. » 86. 2009 D.C.D.A. no 6 (QL). 87. 2010 CAF 198. La « pentalogie » 761 gorie 4. La Cour est d’avis que la question à trancher « [...] est celle de savoir si le fait, pour les enseignants, de faire des photocopies en vue de les distribuer en classe aux élèves peut constituer une utilisation équitable pour l’application de la [Loi] »88. 4.4 L’analyse 4.4.1 Court rappel des arrêts SOCAN c. Bell et CCH D’entrée de jeu, la Cour reprend essentiellement les mêmes remarques qu’elle avait mentionnées relativement à l’exception d’utilisation équitable dans le pourvoi connexe SOCAN c. Bell, notamment à l’effet que l’utilisation équitable s’entend de certaines activités qui, sans cette exception, pourraient violer le droit d’auteur. Citant l’arrêt CCH, la Cour rappelle également que la personne désirant bénéficier de l’exception d’utilisation équitable doit être en mesure de démontrer que l’utilisation qu’elle fait d’une œuvre protégée i) poursuit l’une ou l’autre des fins permises par la Loi et ii) est « équitable ». Aux fins du second volet de l’analyse, les éléments considérés par la Cour sont les suivants : i) le but de l’utilisation, ii) la nature de l’utilisation, iii) l’ampleur de l’utilisation, iv) l’existence de solutions de rechange à l’utilisation, v) la nature de l’œuvre, et vi) l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. La dissidence précise toutefois que la prise en compte de ces éléments n’est pas une exigence de la Loi. 4.4.2 Consensus sur le premier volet Les parties ont convenu que les copies de la catégorie 4 respectent les fins visées à l’article 29 de la Loi, soit la « recherche » ou « l’étude privée ». Prenant connaissance de ce consensus sur le premier volet, la Cour est d’avis que le litige porte alors essentiellement sur le deuxième volet, à savoir : « les copies de la catégorie 4 résultent-elles d’une utilisation « équitable » au regard des éléments énoncés dans CCH ? »89. 88. Supra, note 84, par. 1. 89. Ibid., par. 14. 762 Les Cahiers de propriété intellectuelle 4.4.3 Le caractère « équitable » des copies de la catégorie 4 En effet, la Cour remet en question l’application que la Commission a faite de certains des éléments d’appréciation du caractère équitable. • Le but de l’utilisation Étant d’avis que l’erreur de la Commission est essentiellement due à une mauvaise conception de l’élément correspondant au but de l’œuvre ainsi qu’à une mauvaise interprétation de l’arrêt CCH, la Cour consacre la majeure partie de son analyse à cet élément : À mon avis, le problème principal réside dans la manière dont elle conçoit l’élément qui correspond au « but de l’utilisation ». Parce que les copies de la catégorie 4 ne sont pas faites à la demande d’un élève, la Commission conclut au second volet que la reproduction n’a plus pour fin la recherche ou l’étude privée. Elle invoque à l’appui de sa conclusion le fait que, dans l’affaire CCH, la Grande bibliothèque produisait des copies à la demande d’avocats. En l’espèce, puisque les copies de la catégorie 4 ne résultent pas d’une telle demande, la Commission estime que l’utilisation a pour but prédominant la fin poursuivie par l’enseignant, c’est-à-dire « l’étude non privée » ou « l’enseignement ». Cet élément fait selon elle pencher la balance du côté de l’utilisation inéquitable. La Cour d’appel fédérale convient avec la Commission que le but ou le motif réel de la reproduction est l’enseignement, non l’étude privée.90 [Les italiques sont nôtres.] La Commission et la Cour d’appel fédérale en sont venues à cette conclusion en suivant les prétentions d’Access Copyright à l’effet qu’il faut déterminer le but de l’utilisation du point de vue de la personne qui fait la copie, en l’espèce l’enseignant. Or, suivant les enseignements de l’arrêt CCH, l’exception d’utilisation équitable est un « droit des utilisateurs » et en l’espèce, il convient d’adopter le point de vue de l’élève afin de déterminer s’il y a utilisation à une fin permise. Access Copyright se fondait essentiellement sur trois arrêts du Commonwealth selon lesquels la fin que poursuit la personne qui 90. Ibid., par. 15. La « pentalogie » 763 reproduit l’œuvre est déterminante. Toutefois, la Cour est d’avis qu’une telle jurisprudence n’est pas très utile en l’espèce puisque « les tribunaux du Royaume-Uni conçoivent la « fin » de l’utilisation plus restrictivement que ne le fait la Cour dans CCH. »91. Retenir une telle approche ne permettrait pas d’interpréter les fins permises de manière large de sorte que les droits des utilisateurs pourraient être indûment restreints. La Cour fait également siens les propos du juge Linden de la Cour d’appel fédérale92 à l’effet que dans ces arrêts, les intéressés étaient animés par un motif commercial et tentaient d’échapper à des allégations de violation du droit d’auteur en s’appuyant sur les fins permises que sont la « recherche » ou l’« étude privée » : Donc, dans la mesure où elles sont pertinentes, ces affaires permettent d’affirmer non pas que la « recherche » et l’« étude privée » sont incompatibles avec l’enseignement, mais plutôt que l’auteur des copies ne peut dissimuler la fin distincte qu’il poursuit en l’amalgamant avec la recherche ou l’étude à laquelle s’adonne l’utilisateur final.93 [Les italiques sont nôtres.] Or, la Cour souligne que le but de l’auteur des copies n’est pas toujours dépourvu de toute pertinence lorsque vient le temps d’apprécier le caractère équitable de l’utilisation. Toutefois, dans la présente affaire, l’enseignant qui photocopie lui-même des extraits d’un volume et qui demande à ses élèves d’en prendre connaissance n’a pas de « motif inavoué », mais poursuit plutôt une fin d’enseignement dans un contexte d’éducation : [...] On ne saurait non plus soutenir qu’il poursuit une fin d’« enseignement » totalement distincte, car il est là pour faciliter la recherche et l’étude privée des élèves. Il est à mon avis axiomatique que la plupart des élèves sont incapables de trouver ou de demander les documents que requièrent leurs propres recherche et étude privée et qu’ils dépendent à cet égard de l’enseignant. Ils étudient ce qu’on leur dit d’étudier, et la fin que poursuit l’enseignant lorsqu’il fait des copies est celle de procurer à ses élèves le matériel nécessaire à leur apprentissage. L’enseignant/auteur des copies et l’élève/utilisateur qui 91. Supra, note 84, par. 19. 92. Supra, note 4, par. 132. 93. Supra, note 84, par. 21. 764 Les Cahiers de propriété intellectuelle s’adonne à la recherche ou à l’étude privée poursuivent en symbiose une même fin. Dans le contexte scolaire, enseignement et recherche ou étude privée sont tautologiques.94 [Les italiques sont nôtres.] La Commission continue son interprétation erronée de l’arrêt CCH en concluant qu’il faut faire une distinction entre les copies produites par un enseignant à la demande d’un élève (catégories 1 à 3) et les copies produites par un enseignant en l’absence d’une telle demande (catégorie 4). Toutefois, « [d]ans CCH, la Cour ne laisse aucunement entendre que les photocopies d’ouvrages juridiques doivent avoir été « demandées » à la Grande bibliothèque pour que l’on puisse considérer qu’elles ont été faites aux fins « de recherche ». Au contraire, elle conclut que les copies d’ouvrages juridiques « sont nécessaires au processus de recherche et en font donc partie » »95. Considérant que la distribution de copies représentant des courts extraits de manuels scolaires est un élément essentiel de la recherche et de l’étude privée, la Cour est d’avis que les copies remises aux élèves, qu’elles le soient à leur demande ou non, ne changera en rien leur importance puisqu’ils s’adonnent à l’une ou l’autre des fins permises par la Loi. La Commission concluait également que les copies de la catégorie 4 ne pouvaient se qualifier d’équitables puisqu’elles ne poursuivaient pas une fin d’étude « privée », étant utilisées collectivement par les élèves en classe plutôt qu’isolément par chacun des étudiants. Or, la Cour est d’avis « [qu’e]n s’attachant au lieu physique de l’enseignement dispensé en classe plutôt qu’à la notion d’étude, la Commission dissocie encore de manière artificielle l’enseignement dispensé par l’enseignant et l’étude à laquelle se livre l’élève »96. • L’ampleur de l’utilisation Aux fins de l’appréciation de cet élément, la Commission devait se demander si la proportion entre chacun des courts extraits et l’œuvre complète est équitable. En adoptant le point de vue de l’enseignant, la Cour est d’avis que la Commission fausse son analyse de l’ampleur de l’utilisation. En effet, il ne faut pas perdre de vue que malgré que les copies de la catégorie 4 soient faites par l’enseignant, ce sont les élèves qui les utiliseront au final. 94. Ibid., par. 23. 95. Ibid., par. 24. 96. Ibid., par. 27. La « pentalogie » 765 De plus, tel qu’elle l’avait souligné dans l’arrêt SOCAN c. Bell, « l’élément de l’« ampleur » ne commande pas une appréciation quantitative en fonction de l’utilisation globale ; il appelle un examen du rapport entre l’extrait, et non pas la quantité totale de ce qui est diffusé, mais bien l’œuvre complète »97. Or, l’aspect quantitatif, soit la distribution de multiples copies à des classes entières, doit plutôt être considéré lors de l’analyse de l’élément de la nature de l’utilisation. En considérant le nombre total de copies de la catégorie 4, la Commission évince la proportionnalité de l’analyse du caractère équitable. • L’existence de solutions de rechange Tel qu’établi dans l’arrêt CCH, « [l]a balance risque de pencher en faveur d’une utilisation inéquitable lorsqu’un équivalent non protégé peut remplacer l’œuvre ou que l’utilisation de cette dernière n’est pas raisonnablement nécessaire eu égard à la fin visée »98. Suite à son analyse, la Commission était d’avis que les Appelantes disposaient d’une solution de rechange aux copies de la catégorie 4, en considérant qu’ils pouvaient simplement acquérir des exemplaires pour tous les élèves ou les mettre à leur disposition à la bibliothèque. Or, la Cour est d’avis qu’adopter une telle solution n’est pas réaliste, voire impraticable. En effet, les copies de courts extraits sont faites justement afin de faciliter un accès, plutôt limité, aux exemplaires que les Appelantes ont déjà acquis et qu’elles conservent dans les salles de classe ou à la bibliothèque. Retenir la solution de la Commission obligerait les Appelantes à acheter, pour chacun des élèves, un exemplaire complet de toutes les œuvres visées par le catalogue d’Access Copyright et utilisées par les enseignants. Elle conclut : « La reproduction de courts extraits est donc raisonnablement nécessaire eu égard aux fins visées que sont la recherche et l’étude privée des élèves »99. • L’effet de l’utilisation sur l’œuvre La Cour se penche en dernier lieu sur les prétentions d’Access Copyright concernant l’effet des copies de la catégorie 4 sur les œuvres visées par son catalogue et les conclusions de la Commission. On se rappellera tout d’abord que l’appréciation de cet élément per97. Ibid., par. 29. 98. Supra, note 4, par. 57. 99. Supra, note 84, par. 32. 766 Les Cahiers de propriété intellectuelle met de déterminer si l’utilisation faite d’une œuvre a un effet nuisible sur celle-ci ou la concurrence. Considérant que les établissements scolaires copient plus d’un quart de milliard de pages de manuels scolaires chaque année, la Commission était d’avis que l’effet de ces photocopies est suffisamment important pour conclure à son caractère inéquitable. Or, il appert que les copies de la catégorie 4 représentent moins de 7 % de ces pages. De plus, rien n’a été mis en preuve afin de démontrer l’existence d’un quelconque lien entre les copies de la catégorie 4 et la diminution des ventes de manuels scolaires, tel que le prétendait Access Copyright. Finalement, la Cour n’est pas en mesure de conclure que les photocopies de courts extraits, à titre complémentaire, peuvent concurrencer les manuels scolaires disponibles sur le marché. En effet, sans ces photocopies, l’accès à un complément d’information serait tout simplement moins évident pour les élèves. 4.5 Les conclusions L’appréciation du caractère équitable d’une utilisation est essentiellement une question de fait. En appliquant la norme de contrôle de la décision raisonnable, la Cour est d’avis que la décision de la Commission est déraisonnable puisque sa conclusion, à l’effet que les copies de la catégorie 4 sont « inéquitables », est issue d’une mauvaise application des éléments énoncés dans l’arrêt CCH. La Cour accueille donc le pourvoi et renvoie l’affaire à la Commission pour qu’elle l’examine à nouveau. 4.6 Ce que l’on retient À l’instar du pourvoi connexe SOCAN c. Bell, l’arrêt Alberta c. Access Copyright reprend et applique les principes énoncés dans l’arrêt CCH relativement à l’exception d’utilisation équitable. Tout en considérant l’intention de l’enseignant, on retient que c’est du point de vue du véritable utilisateur des copies, l’élève, que la Cour doit procéder à son analyse. On note également la distinction relativement aux critères de l’ampleur et de la nature de l’utilisation Les conclusions de l’arrêt Alberta c. Access Copyright, juxtaposées à l’ajout de l’« éducation » à titre de fin permise à l’article 29 de la Loi, auront un impact bien réel pour les sociétés de gestion collective La « pentalogie » 767 et les titulaires de droits d’auteur. À titre d’exemple, le 18 janvier 2013, la Commission rendait sa décision suite au réexamen des copies de la catégorie 4 exigé par la Cour. Elle concluait ainsi : La décision de la Cour suprême est claire et ne laisse place à aucune interprétation : compte tenu du dossier soumis à la Commission et des conclusions de fait de la Cour suprême, les copies de la catégorie 4 constituent une utilisation équitable à une fin permise et, à ce titre, ne donnent pas droit à une redevance. Le taux par élève ETP doit être réduit en conséquence.100 Les redevances qui avaient été fixées à 5,16 $ par élève équivalent temps plein (« ETP »)101 ont donc été réduites à 4,81 $ par élève ETP. Des conséquences similaires sont également possibles au Québec, notamment sur les conventions à intervenir entre la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CRÉPUQ) et la Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction (COPIBEC). 5. Ré:Sonne c. Fédération des associations de propriétaires de cinémas du Canada102 : La limite des droits voisins 5.1 Les faits Ré:Sonne (« l’Appelante ») est une société de gestion autorisée à percevoir une rémunération équitable en vertu du paragraphe 19(1) de la Loi pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication de l’enregistrement sonore publié d’œuvres musicales. Le 28 mars 2008, Ré:Sonne a déposé devant la Commission deux projets de tarifs concernant i) l’établissement d’une redevance pour l’utilisation d’enregistrements sonores intégrés dans un film par un cinéma ou par un autre établissement projetant des films (le « Tarif 7 ») et ii) l’utilisation d’enregistrements sonores lors d’une télédiffusion commerciale en direct, ou par une télévision spécialisée, payante ou autre (le « Tarif 9 »). 100. 101. 102. Tarif des redevances à percevoir par Access Copyright pour la reproduction par reprographie, au Canada, d’œuvre de son répertoire (Établissements d’enseignement – 2005-2009), Commission du droit d’auteur, le 18 janvier 2013, par. 5. Tarif des redevances à percevoir par Access Copyright pour la reproduction par reprographie, au Canada, d’œuvre de son répertoire (Établissements d’enseignement – 2005-2009), Commission du droit d’auteur, le 17 juillet 2009. 2012 CSC 38. 768 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Fédération des associations de propriétaires de cinémas du Canada, Rogers Communications Inc., Shaw Communications Inc., Bell ExpressVu LLP, Cogeco Câble inc., Eastlink, Quebecor Media, Société TELUS Communications, Association canadienne des radiodiffuseurs et Société Radio-Canada (collectivement, les « Intimées ») ont contesté ces deux projets de tarifs arguant que la définition d’« enregistrement sonore » énoncée à l’article 2 de la Loi excluait la bande sonore d’une œuvre cinématographique. Au soutien de sa thèse, l’Appelante prétend que le terme « bande sonore » utilisé à l’article 2 de la Loi renvoie uniquement à l’ensemble des sons qui accompagnent une œuvre cinématographique et non à ses éléments constitutifs. En effet, par opposition à l’ensemble des sons qui accompagnent une œuvre cinématographique, Ré:Sonne est d’avis que les enregistrements sonores préexistants incorporés à une bande sonore en forment des éléments constitutifs et ne sont pas visés par la portée du terme « bande sonore », tel qu’utilisé à l’article 2 de la Loi. 5.2 L’historique judiciaire Se ralliant à l’interprétation préconisée par les Intimées, la Commission avait conclu que les projets de Tarif 7 et de Tarif 9 n’étaient pas fondés en droit et ne pouvaient donc pas être homologués103. Saisie d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour d’appel fédérale estime que la Commission a correctement statué et souscrit à la décision104. 5.3 La question en litige Ré:Sonne interjette appel devant la Cour suprême du Canada afin qu’elle détermine si les enregistrements sonores préexistants incorporés à une bande sonore sont visés par le terme « bande sonore » utilisé dans la définition que fournit l’article 2 de la Loi au terme « enregistrement sonore ». Plus concrètement : [...] puisque seul un « enregistrement sonore » peut donner droit à l’application d’un tarif en vertu de l’art. 19, la reproduction d’un enregistrement sonore préexistant qui fait partie inté103. 104. (2009), 78 C.P.R. (4th) 64. 2011 CAF 70. La « pentalogie » 769 grante de la bande sonore d’une œuvre cinématographique peut-elle donner droit à l’application d’un tarif quand la bande sonore en question accompagne une œuvre cinématographique ?105 5.4 Les droits voisins Afin de trancher la question en litige, la Cour rappelle brièvement le contexte législatif entourant les « droits voisins » et plus précisément l’objectif visé par l’adoption de l’article 19 de la Loi. Similaires aux droits d’auteur traditionnels prévus au paragraphe 3(1) de la Loi, l’implantation de droits voisins en 1997 avait notamment pour objectif de conférer aux artistes-interprètes et aux producteurs le droit à une rémunération équitable à l’égard de leurs enregistrements sonores : 19. (1) Sous réserve du para. 20(1), l’artiste-interprète et le producteur ont chacun droit à une rémunération équitable pour l’exécution en public ou la communication au public par télécommunication – à l’exclusion de la communication visée aux alinéas 15(1.1)d) ou 18(1.1)a) et de toute retransmission – de l’enregistrement sonore publié. [...] (2) En vue de cette rémunération, quiconque exécute en public ou communique au public par télécommunication l’enregistrement sonore publié doit verser des redevances : a) dans le cas de l’enregistrement sonore d’une œuvre musicale, à la société de gestion chargée, en vertu de la partie VII, de les percevoir ; [...] En l’espèce, Ré:Sonne est la société de gestion autorisée à percevoir les redevances des artistes-interprètes et des producteurs fixées en fonction des tarifs établis par la Commission lorsqu’un enregistrement sonore est exécuté en public ou communiqué au public par télécommunication. 5.5 L’analyse Le droit à une rémunération équitable suivant les projets de Tarif 7 et de Tarif 9 est sujet à l’interprétation d’« enregistrement 105. Supra, note 102, par. 25. 770 Les Cahiers de propriété intellectuelle sonore », tel que défini à l’article 2 de la Loi. Ainsi, la Cour devait déterminer si le terme « bande sonore », non défini dans la Loi, est un « enregistrement sonore » permettant à l’Appelante de percevoir des redevances pour son exécution en public ou sa communication au public par télécommunication, tel que prévu à l’article 19 de la Loi. La définition « d’enregistrement sonore » est la suivante : 2. Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi. [...] « enregistrement sonore » Enregistrement constitué de sons provenant ou non de l’exécution d’une œuvre et fixés sur un support matériel quelconque ; est exclue de la présente définition la bande sonore d’une œuvre cinématographique lorsqu’elle accompagne celle-ci. [Les italiques sont nôtres.] Suivant les principes clairement établis et reconnus en matière d’interprétation législative106, la Cour est d’avis qu’une « bande sonore » doit être considérée comme un « enregistrement sonore » au sens de l’article 2 de la Loi, donnant ainsi droit à une rémunération équitable en vertu de l’article 19 de la Loi, seulement dans la mesure où une telle bande sonore n’accompagne pas une œuvre cinématographique. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Lebel écrit : Lorsqu’il accompagne un film, l’enregistrement de sons qui constituent une bande sonore n’est pas visé par la définition « d’enregistrement sonore » et ne déclenche pas l’application de l’art. 19. Un enregistrement sonore préexistant est constitué de sons enregistrés. Or, la Loi ne précise pas que l’enregistrement préexistant d’un « son » qui accompagne un film ne peut pas constituer une « bande sonore » au sens où il faut l’entendre pour l’application de l’art. 2. À mon avis, un enregistrement sonore préexistant ne peut pas être exclu du sens de « bande sonore », à moins que le législateur exprime explicitement une telle intention dans la Loi. Il aurait pu le faire, par exemple, en 106. Ibid., par. 32 : « [...] l’interprétation législative vise à discerner l’intention du législateur à partir des termes employés, compte tenu du contexte global et du sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la Loi, son objet et l’intention du législateur. » La « pentalogie » 771 excluant uniquement « l’ensemble des sons qui constitue une bande sonore ».107 [Les italiques sont nôtres.] La Cour mentionne également que l’historique législatif peut aider à discerner quelle était l’intention du législateur lorsqu’il a choisi le libellé particulier d’une disposition. À cet égard, la Cour est confortée dans son interprétation par les commentaires formulés lors des séances du Comité permanent du patrimoine canadien (le « Comité ») portant sur l’adoption de l’article 19 de la Loi. De tels propos avaient également été cités par la Commission pour appuyer sa décision. En effet, le Comité avait clairement indiqué qu’il n’y avait aucune intention, à l’article 19 de la Loi, d’inclure une rémunération équitable pour un enregistrement sonore qui accompagne un film ou une émission télévisée. La bande sonore allait être un enregistrement sonore qui donnerait droit à une rémunération équitable lorsqu’elle serait diffusée séparément du film ou de l’émission télévisée. L’Appelante invoquait notamment certaines décisions étrangères à l’appui de ses prétentions. À l’instar de la Commission et de la Cour d’appel fédérale, la Cour considère qu’elle ne peut être liée par de telles décisions compte tenu des différences manifestes entre la loi canadienne et les lois étrangères en matière de droit d’auteur. Ré:Sonne prétendait également qu’une telle interprétation de la Loi serait incompatible avec la Convention de Rome108. Toutefois, la Commission avait jugé que l’article 19 de la Loi avait justement été adopté afin que le Canada se conforme à la Convention de Rome. À cet effet, la Commission mentionnait que « la Convention [de Rome] prévoit expressément qu’aucune protection n’est exigée dans le cas de l’utilisation indirecte d’un enregistrement sonore, par exemple lorsqu’il est incorporé dans une bande sonore [...] »109. 5.6 Les conclusions Suite à son analyse, la Cour rejette le pourvoi de Ré :Sonne puisqu’elle est d’avis que « [l]a Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que le terme « bande sonore » comprend les enregis107. 108. 109. Supra, note 102, par. 36. Convention internationale sur la protection des artistes interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, 496 R.T.N.U. 43. Supra, note 103, par. 38. 772 Les Cahiers de propriété intellectuelle trements sonores préexistants et que ces enregistrements sont donc exclus de la définition d’« enregistrement sonore » lorsqu’ils accompagnent une œuvre cinématographique »110. En effet, une telle interprétation est compatible avec l’esprit de la Loi, l’intention du législateur ainsi que les obligations internationales du Canada en matière de droit d’auteur. 5.7 Ce que l’on retient Cet arrêt offre un bref rappel intéressant du régime des droits voisins, mais c’est toutefois l’application des principes d’interprétation législative qui retient l’attention. Bien que les artistes-interprètes prétendent être traités différemment des auteurs et compositeurs111, la Cour était appelée à discerner l’intention du législateur et non à réformer le régime des droits voisins afin de le rendre plus équitable aux droits d’auteur traditionnels. En effet, il appartient au législateur d’adopter les dispositions législatives, tel qu’il l’a fait en reconnaissant les droits moraux des artistes-interprètes sur leurs prestations dans le Projet de Loi C-11. CONCLUSION Passant par les arrêts Bishop, Robertson, Théberge et CCH, la pentalogie permet de réviser des concepts clés en matière de droit d’auteur canadien, mais surtout aussi de prendre acte de l’adaptation du régime législatif canadien, principalement sur les questions de l’exception d’utilisation équitable et le principe de la neutralité technologique. On retient notamment la concrétisation du principe de la neutralité technologique alors que la Cour a été claire dans l’arrêt ESA c. SOCAN en affirmant que la Loi s’applique uniformément aux supports traditionnels et aux supports plus avancés sur le plan technologique. Quant à l’exception d’utilisation équitable, la Cour a eu l’occasion de réaffirmer qu’il s’agit avant tout du droit des utilisateurs. On retient notamment qu’il convient d’adopter le point de vue de l’utilisateur lorsque l’on procède à l’analyse du caractère équitable et non celui du fournisseur de services ou de l’auteur des copies. 110. 111. Supra, note 102, par. 52. En ligne : <https://artisti.ca/Message-de-la-presidence-Artisti>, consulté le 5 mars 2013. La « pentalogie » 773 Bien que les décisions de la Cour puissent sembler un coup dur pour les créateurs et les sociétés de gestion collective, force est de constater que l’adoption du Projet de Loi C-11 et les décisions de la Cour ne sont que la reconnaissance du rôle que jouent les nouvelles technologies dans la diffusion et la promotion des œuvres des créateurs canadiens. Pour preuve, une récente étude112 du groupe de recherche NPD Group concluait que le téléchargement illégal de musique via des sites « peer-to-peer » était en baisse, et ce, au profit des sites de musique offrant la transmission en continu. C’est une bonne nouvelle lorsque l’on considère que, dans l’arrêt Rogers c. SOCAN, la Cour a confirmé que l’écoute de musique en ligne sans téléchargement emporte le versement de redevances. Ainsi, il n’est pas impossible de croire que l’avenir s’annonce peut-être moins sombre que les créateurs et les sociétés de gestion collective le prétendent ! 112. En ligne : <http://techno.lapresse.ca/nouvelles/internet/201302/27/01-4626040le-telechargement-illegal-de-musique-diminue.php>, consulté le 4 mars 2013. Vol. 25, no 2 2012 en revue : les décisions du registraire des marques de commerce Giovanna Spataro et Monique M. Couture* 1. DÉCISIONS EN MATIÈRE D’OPPOSITION . . . . . . . . 777 1.1 Les dossiers Robert Marcon. . . . . . . . . . . . . . . 777 1.1.1 Heineken Brouwerijen BV c. Marcon . . . . . . 778 1.1.2 MHCS c. Marcon . . . . . . . . . . . . . . . . . 780 1.2 Vincor International Inc. c. Proximo Spirits, Inc. . . . 782 1.3 CoreLogic, Inc. c. MLXjet Media . . . . . . . . . . . . 783 2. DÉCISIONS EN MATIÈRE D’APPLICATION DE L’ARTICLE 45 DE LA LOI . . . . . . . . . . . . . . . . 786 2.1 Lapointe Rosenstein LLP c. The West Seal, Inc. . . . . 786 2.2 Bellagio Limousines c. Mirage Resorts, Incorporated . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 789 © Giovanna Spataro et Monique M. Couture, 2013. * Avocates et agentes de marques de commerce chez Gowling Lafleur Henderson. 775 Le registraire des marques de commerce au Canada a été fort occupé en 2012. Parmi les quelque 250 décisions qui ont été rendues, certaines d’entre elles se démarquent par des faits particuliers ou parce qu’elles clarifient certains principes de base relativement à l’usage d’une marque de commerce. Nous avons retenu les cinq décisions suivantes, trois décisions en matière d’opposition et deux en matière d’application de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce1 (la « Loi »). 1. DÉCISIONS EN MATIÈRE D’OPPOSITION 1.1 Les dossiers Robert Marcon Impossible de ne pas traiter des décisions du registraire dans les célèbres dossiers de Robert Marcon. Bien que deux décisions aient été rendues, nous les traitons pour les fins de cet article comme une seule réflexion. Les détenteurs de marques ont poussé un soupir de soulagement en voyant les demandes d’enregistrement pour les marques HEINEKEN et DOM PERIGNON refusées dans les décisions Heineken Brouwerijen BV c. Marcon2 et MHCS c. Marcon3 respectivement. Reste à comprendre comment ces demandes ont pu être approuvées pour publication. Le registraire a choisi de trancher les deux dossiers en traitant simplement de la confusion entre les marques. Le registraire aurait eu avantage à approfondir le droit sur les questions de mauvaise foi et de l’article 30 de la Loi. Il aurait été idéal en outre que le registraire commente sur la situation d’un requérant qui cherche sans pudeur à bénéficier de marques connues. 1. L.R.C. (1985), ch. T-13. 2. 2012 COMC 164. 3. 2012 COMC 195. 777 778 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.1.1 Heineken Brouwerijen BV c. Marcon Le 18 février 2003, Marcon (le « requérant ») a produit une demande d’enregistrement pour la marque de commerce HEINEKEN (la « marque ») dans l’intention de l’employer au Canada pour les marchandises suivantes : « boissons non alcoolisées à base de café ; boissons non alcoolisées à base de thé ; produits laitiers, nommément lait et crème ». Après publication dans le Journal des marques de commerce, Heineken Brouwerijen B.V. (l’« opposante ») a produit une déclaration d’opposition le 21 avril 2009. Les motifs invoqués par l’opposante dans la déclaration d’opposition sont fondés sur la confusion en vertu de l’alinéa 12 (1)d) de la Loi et le droit du requérant à l’enregistrement de la marque à la lumière des droits de l’opposante sur la marque HEINEKEN, en vertu de l’alinéa 16(3)a) de la Loi. L’opposante alléguait de plus que la demande ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 30 de la Loi puisque le requérant n’avait pas l’intention d’employer la marque au Canada. À ce titre, l’opposante alléguait que le requérant n’avait pas d’entreprise légitime. L’opposante prétendait également que le requérant était conscient de la réputation de la marque et que ce dernier cherchait à bénéficier de la reconnaissance de la marque partout au Canada. L’opposante alléguait que le requérant agissait de mauvaise foi. L’opposante alléguait enfin que la marque n’était pas distinctive en vertu de l’article 2 de la Loi. La Commission des oppositions des marques de commerce (la « Commission ») examine les marques de commerce enregistrées par l’opposante et constate que la marque HEINEKEN de l’opposante est toujours utilisée en liaison avec une étoile. Cependant, la Commission établit que le mot « Heineken » est un élément dominant de la marque. Le registraire a accueilli l’opposition au motif que la marque du requérant prêtait à confusion avec la marque HEINEKEN de l’opposante en vertu de l’alinéa 12(1)d) de la Loi. Le registraire constate que le mot « Heineken » a un caractère distinctif inhérent en raison du fait qu’il n’y a aucune connotation directe associée avec les marchandises des parties. De plus, l’opposante a démontré l’utilisation de la marque au Canada depuis 1953. Environ 28 900 magasins au Canada vendent les bières HEINEKEN de l’opposante. De plus, un témoin de l’opposante, Timoney, constate 2012 en revue 779 que la bière HEINEKEN est l’une des bières européennes les plus importées au Canada. De plus, Timoney affirme que la bière HEINEKEN est grandement promue au Canada dans les bars, les restaurants, les événements sportifs, les annonces publicitaires et à la radio. Bien que la marque du requérant vise des boissons non alcoolisées, le registraire est d’avis qu’il y a un chevauchement entre les marchandises des parties, en raison du fait que les deux marques sont associées à des boissons. Le registraire s’appuie sur l’extrait suivant de la décision Société Anonyme des Eaux Minérales d’Evian, S.A. c. Marcon, (2010) CarswellNat 2538 impliquant le même requérant : La bière lager de la requérante et les boissons non alcoolisées, non gazéifiées et aromatisées aux fruits de l’opposante appartiennent à la même catégorie générale de marchandises, soit les boissons. La requérante soutient que les marchandises des parties devraient être considérées comme appartenant à des catégories générales différentes, nommément les boissons alcoolisées et les boissons non alcoolisées. Quoi qu’il en soit, il convient de se rappeler que le paragraphe 6(2) de la Loi prévoit : « L’emploi d’une marque de commerce crée de la confusion avec une autre marque de commerce lorsque l’emploi des deux marques de commerce dans la même région serait susceptible de faire conclure que les marchandises liées à ces marques de commerce sont fabriquées, vendues, données à bail ou louées, ou que les services liés à ces marques sont loués ou exécutés, par la même personne, que ces marchandises ou ces services soient ou non de la même catégorie générale.4 [Les italiques sont nôtres.] Le registraire affirme qu’il y aurait ainsi une possibilité que la brasserie Heineken produise des boissons non alcoolisées. Conséquemment, il y a une grande similarité entre le genre de marchandises des deux parties. Après avoir énuméré et analysé les éléments au paragraphe 6(5) de la Loi, le registraire, s’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc. (2011), 92 C.P.R. (4th) 361 (S.C.C.), note l’importance du facteur prédominant, soit le degré de ressemblance entre les marques de commerce. 4. Heineken Brouwerijen BV c. Marcon, 2012 CMOC 164, au par. 29. 780 Les Cahiers de propriété intellectuelle Marcon a tenté d’établir l’existence de plusieurs marques de commerce identiques qui existent conjointement au Canada. Le registraire affirme que la preuve du requérant n’a aucune pertinence, étant d’avis que la preuve démontrant la coexistence de certaines marques de commerce au Canada n’illustre pas une norme. En effet, il est possible que des arrangements entre les parties aient été conclus pour permettre l’utilisation conjointe des marques. Le registraire conclut qu’il n’était pas en mesure de décider sur cette question en raison d’un manque de preuve pertinente. De plus, le registraire a analysé s’il y avait une absence de caractère distinctif en vertu de l’article 2 de la Loi. Pour ce faire, l’opposante doit démontrer, à la date de l’opposition, si la marque de commerce était suffisamment reconnue pour réduire le caractère distinctif de cette marque. Le registraire était d’avis que la marque HEINEKEN était suffisamment connue au Canada en relation avec la bière. Il est possible de déduire que cette marque de commerce est liée aux boissons alcoolisées. Cela étant dit, l’argument d’opposition basé sur l’absence de caractère distinctif doit prévaloir. Le registraire n’a pas analysé les autres arguments d’opposition parce que l’opposante a réussi son argumentation basée sur la confusion et l’absence d’un caractère distinctif. 1.1.2 MHCS c. Marcon Dans cette deuxième affaire impliquant Robert Marcon, le requérant a produit une demande d’enregistrement pour la marque de commerce DOM PERIGNON dans l’intention de l’employer au Canada pour les marchandises suivantes : « boissons nutritives pour utilisation comme substituts de repas ; café et boissons non alcoolisées à base de café ; thé et boissons non alcoolisées à base de thé ; limonade non alcoolisée ». Après publication dans le Journal des marques de commerce, l’opposante Champagne Moët & Chandon a produit une déclaration d’opposition le 15 septembre 2009. Le 7 mai 2012, un amendement à la déclaration d’opposition a été accepté pour le changement de l’opposante à MHCS. Les motifs d’opposition invoqués par l’opposante sont, à toutes fins utiles, identiques aux motifs d’opposition soulevés par Heineken Brouwerijen dans la décision portant sur la marque HEINEKEN, soit la confusion en vertu de l’alinéa 12 (1)d) de la Loi et l’absence de droit du requérant à l’enregistrement de la marque à la lumière des 2012 en revue 781 droits de l’opposante sur la marque DOM PERIGNON en vertu de l’alinéa 16(3)a) de la Loi. L’opposante alléguait de plus que la demande ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 30 de la Loi puisque le requérant n’avait pas l’intention d’employer la marque au Canada. L’opposante prétendait également que le requérant était conscient de la réputation de la marque et que ce dernier cherchait à bénéficier de la reconnaissance de la marque partout au Canada. L’opposante alléguait enfin que la marque n’était pas distinctive en vertu de l’article 2 de la Loi. Le motif d’opposition basé sur la confusion est le point déterminant de la décision. L’opposante allègue que la marque crée de la confusion en vertu de l’alinéa 12(1)d) de la Loi, compte tenu du fait que la marque est identique à celle enregistrée par l’opposante en liaison avec les marchandises de type vins de champagne et autres vins mousseux et non mousseux. L’opposante soumet de la preuve qui démontre l’historique de la marque. En revanche, le requérant a produit de la preuve qui démontre que la marque est un nom de famille au Canada et donc ne possède aucun caractère distinctif. Le registraire est d’avis que la marque de l’opposante a acquis une grande popularité au Canada et un caractère distinctif. Un témoin pour l’opposante, Steip, constate que le champagne DOM PERIGNON jouit d’une grande réputation partout dans le monde et au Canada. De plus, ce dernier a démontré l’enregistrement de la marque dans plusieurs pays dans le monde. La marque DOM PERIGNON est utilisée au Canada depuis 1840. La preuve démontre que la vente de ce champagne a débuté dans les années 1950. Comme dans la décision HEINEKEN, le registraire est d’avis que la marque DOM PERIGNON possède un fort caractère distinctif en raison de son usage et de sa renommée au Canada. Le registraire est d’avis qu’il y a un chevauchement entre les marchandises des deux parties, en raison du fait que les deux marques sont liées aux boissons. Le registraire accueille donc l’opposition pour les motifs fondés sur l’alinéa 12(1)d) de la Loi. Il est intéressant de noter les commentaires du registraire dans son analyse quant au caractère distinctif de la marque du requérant. En l’espèce, le registraire constate que la marque de commerce DOM PERIGNON est très reconnue au Canada en relation avec le champagne. Cela étant dit, il existe une possibilité que la renommée de la marque de commerce aura comme effet de lier cette marque à un 782 Les Cahiers de propriété intellectuelle marché de boissons alcoolisées ou, à tout le moins, aux boissons en général. 1.2 Vincor International Inc. c. Proximo Spirits, Inc.5 C’est l’impact continu de la décision de la Cour suprême du Canada dans Masterpiece6 qui est mis en évidence dans la décision Vincor International Inc. c. Proximo Spirits, Inc.7. Le registraire a voulu souligner l’importance de considérer l’aspect unique d’une marque en faisant l’analyse de confusion. Dans cette affaire, la requérante Proximo Spirits, Inc. a produit une demande d’enregistrement pour la marque de commerce THREE OLIVES NAKED dans l’intention de s’en servir au Canada en liaison avec des boissons alcoolisées, soit de la vodka et des mélanges à cocktails alcoolisés. Après publication dans le Journal des marques de commerce, Vincor International Inc. (l’« opposante ») a produit une déclaration d’opposition le 27 novembre 2009. L’opposition de Vincor International Inc. est fondée sur le non-respect des exigences des alinéas 30e) et i), ainsi que sur le risque de confusion entre la marque et les marques déposées NAKED GRAPE de l’opposante. L’analyse du registraire quant au risque de confusion mérite que l’on s’y attarde. Selon le registraire, les deux marques ont un caractère distinctif inhérent. Cependant, le registraire est d’avis que la marque possède un degré de distinction légèrement plus élevé, car il s’agit d’une construction linguistique unique. Le registraire considère que les trois mots « three olives naked » ne suggèrent aucune relation avec la vodka ou des boissons alcoolisées. Toutefois, le mot « grape », compris dans les marques de l’opposante, suggère une association avec le vin. Cela étant dit, le registraire est d’avis que le terme « naked » est l’élément le plus frappant dans les deux marques. La preuve de l’opposante démontre que sa marque est utilisée au Canada depuis très longtemps. Quant à la nature des marchandises des parties, le registraire est d’avis que la description des marchandises diffère, mais qu’il y a un lien entre les deux marques avec l’industrie de boissons alcoolisées. 5. 2012 COMC 44. 6. Masterpiece Inc. v. Alavida Lifestylesl Inc., [2011] 2 R.C.S. 387. 7. Supra, note 5. 2012 en revue 783 Le registraire constate que l’élément le plus important est le degré de ressemblance entre les marques de commerce, citant Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc.8. Le registraire conclut que la demande d’enregistrement doit être rejetée parce que la requérante a incorporé l’élément le plus distinctif de l’opposante ; soit le mot « naked ». Le registraire ajoute que la réputation et la renommée de la marque de l’opposante et le fait que les marques des parties sont liées à l’industrie des boissons alcoolisées ajoutent au risque de confusion. De plus, le registraire indique que l’absence de preuve démontrant qu’il y a d’autres marques de commerce incluant le mot « naked » fait en sorte que l’on ne peut conclure que le consommateur moyen serait en mesure de distinguer les marques des parties. 1.3 CoreLogic, Inc c. MLXjet Media Corp.9 Cette décision est intéressante car le registraire a clarifié des principes de base quant à l’usage des marques en liaison avec des marchandises et des services. Le registraire confirme que l’usage est défini de façon restreinte en ce qui a trait aux marchandises, mais qu’une interprétation plus large est possible en ce qui a trait à l’usage pour des services. Au Canada, les services ne doivent pas être vendus pour que l’utilisation de la marque existe. Or, les marchandises ne peuvent pas être que « promotionnelles », mais doivent bien signaler leur origine. Dans cette affaire, la requérante MLXjet Media Corp. a produit, le 15 mars 2007, une demande d’enregistrement pour la marque de commerce MLXJET dans l’intention de s’en servir au Canada en liaison avec des uniformes pour les employés ainsi que des stylos. De plus, la requérante déclare que la marque est employée depuis le 1er janvier 2007 en liaison avec des services de conseil et séminaires en lien avec le droit immobilier ; services de courriels en ligne, notamment fournir accès aux sites web, suivre, éditer et organiser les courriels ; service d’inscription en ligne, notamment fournir accès aux sites web, suivre, éditer et organiser les annonces immobilières. Après publication dans le Journal des marques de commerce, l’opposante The First American Corporation produit une déclaration d’opposition le 29 septembre 2008. Les motifs d’opposition invoqués par l’opposante sont fondés sur les articles 2, 16 et 30 de la Loi. Plus précisément, l’opposante allègue que la demande ne satisfait pas aux 8. (2011), 92 C.P.R. (4th) 361 (C.S.C.). 9. 2012 COMC 67. 784 Les Cahiers de propriété intellectuelle exigences de l’article 30 en ce que la requérante n’avait pas l’intention d’utiliser la marque au Canada. L’opposante prétend que la requérante n’a pas utilisé la marque de commerce en relation avec les services identifiés. L’opposante soutient que la marque est le nom de l’entreprise et que MLXjet Pro est la marque de commerce pour les produits vedettes de la société. De plus, l’opposante allègue que les services de conseil et séminaires en relation avec le droit immobilier ne sont pas accessibles aux tierces parties, mais sont simplement relatifs à l’usage interne. L’opposante prétend également que la demande d’enregistrement n’est pas conforme aux exigences de l’alinéa 30i) de la Loi parce que la requérante n’était pas convaincue qu’elle avait le droit d’utiliser la marque au Canada compte tenu de l’utilisation antérieure de la marque MLXCHANGE par l’opposante. L’opposante allègue de plus que la requérante n’est pas la personne ayant droit à l’enregistrement de la marque compte tenu de l’usage antérieur de la marque MLXCHANGE. Selon le registraire, la preuve établit que la marque a été utilisée indépendamment de la référence MLXjet Pro. En ce qui concerne l’accessibilité aux services, le registraire constate que le fait que les services ne sont pas publiés ne veut pas dire qu’il n’y a aucun bénéfice pour le public. Le registraire cite un extrait de la décision de la Commission des oppositions dans l’affaire War Amputations of Canada/Amputés de Guerre du Canada c. Faber-Castell Canada Inc.10 dans laquelle le registraire constate que l’usage d’une marque de commerce en liaison avec des services gratuits n’affecte pas la possibilité que cet usage corresponde à la définition d’« usage » prévue au paragraphe 4(2) de la Loi. Au paragraphe 11 de la décision dans l’affaire War Amputations, le registraire déclare : En l’occurrence, le public tire un avantage du programme éducatif de sécurité de l’Opposante. Par ailleurs, aucune disposition de la Loi sur les marques de commerce ne prévoit qu’un service doit être rémunéré pour être exécuté et je ne suis pas disposé à conclure que tel doit être le cas. D’autre part, contrairement au paragraphe 4(1) de la même loi, il n’est pas question au paragraphe 4(2) de services s’inscrivant « dans la pratique normale du commerce ». Enfin, je tiens compte des remarques du juge Strayer dans la décision Kraft Ltd., qui ne voyait aucune raison d’imposer une interprétation restrictive 10. (1992), 41 C.P.R. (3d) 557 (Comm. opp.). 2012 en revue 785 du terme « service » figurant dans la Loi sur les marques de commerce. En rejetant le motif d’opposition fondé sur l’alinéa 30b), le registraire conclut donc que l’absence de vente de ces services au public n’influe aucunement sur les bénéfices qui en résultent. Quant au motif d’opposition fondé sur l’alinéa 30e), la preuve démontre que les uniformes ne sont pas vendus au public, mais qu’ils sont plutôt fournis aux employés durant les séminaires. Les stylos ne sont pas vendus, mais sont donnés au public à titre d’article promotionnel. Selon le registraire, la requérante n’a pas l’intention d’utiliser la marque en relation avec ces marchandises selon l’article 2 de la Loi. En accueillant le motif d’opposition fondé sur l’alinéa 30e), le registraire conclut que la requérante avait seulement l’intention de promouvoir ces services. Par ailleurs, le registraire rejette le motif d’opposition fondé sur l’article 30i) puisque la mauvaise foi de la requérante n’a pas été démontrée. En ce qui a trait aux motifs d’opposition portant sur la confusion, le registraire indique que la requérante n’a pu établir l’absence de risque de confusion. En effectuant l’analyse du risque de confusion en fonction des critères énoncés à l’article 6(5) de la Loi, le registraire est d’avis que les deux marques ont toutes deux des caractères distinctifs inhérents. La preuve de l’opposante démontre qu’elle utilise la marque MLXCHANGE depuis 2001. Le registraire est également d’avis que le premier élément compris dans les marques des parties, soit l’élément « MLX », affiche une grande ressemblance. Le registraire note que le dictionnaire Oxford ne fournit aucune définition de MLX. Le registraire conclut que, même s’il y a une distinction entre les marques, l’argument de l’opposante devrait être reçu. Le registraire conclut que la requérante n’a pas établi qu’il n’y a pas de confusion entre les marques, mais rejette la demande en vertu de l’alinéa 30e) de la Loi. 786 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. DÉCISIONS EN MATIÈRE D’APPLICATION DE L’ARTICLE 45 DE LA LOI En 2012, le registraire des marques de commerce a réaffirmé le principe de la disponibilité d’un service quand vient le temps de déterminer l’usage d’une marque de commerce en liaison avec des services. Ainsi, le registraire a tenté de limiter la portée de la décision de la Cour fédérale dans TSA Stores, Inc. c. Canada11 qui interprétait de façon large la notion d’usage d’une marque de commerce en liaison avec des services de vente au détail. 2.1 Lapointe Rosenstein LLP c. The West Seal, Inc. Ainsi, dans Lapointe Rosenstein LLP c. The West Seal, Inc.12, le registraire précise qu’en l’absence de boutiques exploitées au Canada, et en l’absence de vente et livraison de marchandises au Canada, l’on ne peut conclure de la simple présence d’une marque de commerce sur un site web qu’il y a usage en liaison avec des services de vente au détail, sans qu’il ne soit démontré que le site web offre un seuil minimum de services auxiliaires à des services de vente au détail. Dans cette affaire, le registraire, à la demande de Lapointe Rosenstein LLP, a émis un avis en vertu de l’article 45 de la Loi forçant ainsi The West Seal, Inc., propriétaire de l’enregistrement de la marque de commerce ARDEN B, à démontrer l’usage de sa marque de commerce déposée. La marque ARDEN B a été enregistrée en liaison avec des vêtements, ainsi que des services de vente au détail. L’article 45 de la Loi oblige le propriétaire d’une marque de commerce déposée à démontrer que la marque a été employée au Canada, au cours des trois ans précédant la date de l’avis du registraire, en liaison avec chacune des marchandises et chacun des services énumérés dans l’enregistrement. En l’absence d’une telle démonstration ou de l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant l’absence d’usage, l’enregistrement sera radié, ou partie de l’enregistrement correspondant à celles des marchandises ou ceux des services dont l’emploi n’aura pas été démontré. La période pertinente en l’espèce s’échelonne du 7 août 2006 au 7 août 2009. 11. (2011), 91 C.P.R. (4th) 324 (C.F.). 12. 2012 COMC 114. 2012 en revue 787 West Seal a produit l’affidavit de John Kosoff, directeur de la division de commerce électronique et marketing direct. L’affiant Kosoff allègue que The West Seal, Inc. exploitait un site web de vente au détail à l’adresse www.ardenb.com pendant la période pertinente. Monsieur Kosoff allègue également que les Canadiens avaient accès au site web. Il admet toutefois que, pendant la période pertinente, West Seal n’avait aucun établissement pour expédier au Canada les marchandises achetées à partir de son site web. Cependant, il affirme que les consommateurs canadiens ont pu obtenir livraison des marchandises achetées sur le site web de West Seal en faisant appel à des entreprises américaines spécialisées dans les services de réception et transmission de colis. Le membre Bene considère que les entreprises de réception et transmission de colis sont des tiers, qui n’agissent pas à titre d’agents de West Seal. La livraison des marchandises aux consommateurs est ainsi effectuée sans l’intervention du titulaire de la marque. Le membre Bene considère que la vente des marchandises est complétée par la livraison des marchandises à l’entreprise de réception et transmission de colis située aux États-Unis. Il s’agit donc d’une transaction aux États-Unis et non d’une vente au Canada. Le membre Bene conclut donc à l’absence d’usage de la marque en liaison avec les marchandises. Quant aux services de vente au détail, The West Seal, Inc. devait à tout le moins démontrer qu’elle était prête à fournir ces services au Canada au cours de la période pertinente. Or, le membre Bene a déjà conclu que West Seal n’avait pas vendu ni livré de marchandises au Canada. La preuve fait également état de l’absence d’établissement de vente au détail au Canada. Le seul service auxiliaire offert par West Seal sur le site www.ardenb.com était un localisateur de magasin. Le membre Bene conclut que West Seal n’a pas démontré un seuil minimal de services auxiliaires à la vente au détail permettant de conclure à l’usage de la marque pour ces services : [28] En d’autres termes, il semble y avoir un critère minimal de services accessoires qui, offerts ensemble, peuvent maintenir l’enregistrement d’une marque en liaison avec des services de magasin de détail. Ce qui semble être nécessaire, c’est un degré d’interactivité avec le client, notamment avec le client canadien hypothétique. Bien que la Partie requérante ait invité le registraire à faire tout simplement abstraction du raisonnement suivi dans TSA, ce raisonnement peut être jugé compatible 788 Les Cahiers de propriété intellectuelle avec les autres décisions, la Cour fédérale ayant conclu que la prestation de services accessoires établissait un degré suffisant d’interactivité avec les Canadiens qui avaient consulté le site Web pour maintenir les enregistrements en ce qui a trait aux « services de magasin de détail ». [29] Cependant, même si je considérais la décision rendue dans TSA comme une décision permettant de dire que l’enregistrement d’une marque en liaison avec des « services de magasin de détail » peut être maintenu en l’absence de ventes et de livraisons au Canada dans des circonstances restreintes semblables où des services accessoires établissant « l’interactivité » sont fournis, ces circonstances ne sont pas présentes en l’espèce. Après avoir examiné la preuve soumise, je constate que le seul élément de preuve d’un service accessoire semblable à ceux qui ont été jugés pertinents dans TSA concerne un service appelé « Store Locator » (trouvez un magasin). Il serait peut-être raisonnable de conclure que les Canadiens pouvaient se prévaloir de ce service et l’ont fait, mais il n’y a aucun élément de preuve direct en ce sens. En tout état de cause, compte tenu de la décision rendue dans Boutique, je ne crois pas que cette preuve soit suffisante pour justifier l’enregistrement en liaison avec les Services. Le membre Bene interprète la décision dans TSA13 comme exigeant un minimum d’interaction entre le consommateur et le détaillant. En l’absence d’une telle interaction, il ne saurait y avoir d’offre de services. Compte tenu que West Seal n’a pu démontrer, à la satisfaction du registraire, l’existence de circonstances spéciales justifiant l’absence d’usage, l’enregistrement numéro 656,338 a été radié. Cette décision restreint la portée de la décision rendue en 2011 dans l’affaire TSA, en précisant que la seule présence d’une marque de commerce sur un site web de vente au détail ne constitue pas un usage de la marque en liaison avec les services de vente au détail. Le titulaire de la marque doit démontrer qu’il vendait et livrait des marchandises au Canada. En l’absence d’établissement de vente au Canada, et en l’absence de vente et livraison de marchandises au Canada, le titulaire de la marque doit démontrer que le site web offre des services auxiliaires aux services de vente au détail, de telle sorte 13. Précité, note 11. 2012 en revue 789 qu’il y ait un certain degré d’interaction avec le consommateur canadien. Bien que l’usage d’une marque en liaison avec des services puisse faire l’objet d’une interprétation large, tel que préconisé dans l’affaire TSA, le titulaire de la marque doit tout de même démontrer qu’il offre un service faisant en sorte qu’il existe une interaction avec le consommateur. La décision du registraire dans West Seal nous rappelle de plus qu’il ne saurait y avoir usage d’une marque en liaison avec des marchandises en l’absence d’une intervention du détaillant dans la livraison des marchandises au Canada. 2.2 Bellagio Limousines c. Mirage Resorts, Incorporated Par ailleurs, dans l’affaire Bellagio Limousines c. Mirage Resorts, Incorporated14, le registraire réitère que l’interprétation large du mot « services » requiert tout de même que les services visés par un enregistrement soient disponibles au Canada. Dans l’affaire Bellagio, le registraire a émis un avis en vertu de l’article 45 sommant Mirage Resorts de démontrer l’usage au Canada de la marque BELLAGIO enregistrée sous le numéro 540,882 en liaison avec des services de réservation d’hôtel et de casino, des services de casinos et spectacles et des services d’hôtellerie, salons de beauté et spas. La preuve produite par Mirage Resorts démontre que celleci exploite un établissement aux États-Unis offrant des services d’hôtellerie, casino, restaurant et spa sous la marque de commerce BELLAGIO. Mirage Resorts fait la promotion de son établissement BELLAGIO par l’intermédiaire de son site <web www.bellagio. com>. Bien qu’elle n’exploite aucun établissement au Canada, Mirage Resorts soutient qu’elle offre au Canada les services visés par l’enregistrement 540,882 puisque les consommateurs canadiens peuvent effectuer des réservations par le truchement du site web ou d’une ligne téléphonique sans frais de service à la clientèle. Se fondant sur la décision TSA, Mirage Resorts prétend ainsi que la réservation de séjour sur le site web ou sans frais par téléphone s’apparente à la visite d’un établissement hôtelier afin de bénéficier des services du personnel d’hôtellerie. Le membre Bene conclut que le principe énoncé dans l’affaire TSA ne peut trouver application en l’espèce. La nature des services de vente au détail faisant l’objet de la décision dans TSA est tout à 14. 2012 TMOB 220. 790 Les Cahiers de propriété intellectuelle fait différente des services d’hôtellerie. Contrairement aux services de vente au détail qui peuvent être entièrement exécutés en ligne, il en va autrement des services hôteliers. Le membre Bene explique : [17] Unlike retail store services, where the Registrar and courts have recognized that technology has progressed to the point where one can enjoy the retail experience without ever having to leave one’s home, there is no evidence before me that hotel services have made such progress. To put it more simply, in my view, a « bricks-and-mortar » presence in Canada is required for such hotel services. A hotel cannot be operated via the Internet or a 1-800 telephone number ; it is contrary to common sense to equate the ability to make hotel reservations with the operation of a hotel. Indeed, I note the decision in Motel 6 v No 6 Motel Ltd (1981), 56 CPR (2d) 44 (FCTD) which explicitly states that “...receiving and confirming reservations for motel accommodation in the U.S.A. does not constitute use of the mark in Canada in association with motel services”.15 Le membre Bene affirme ainsi que le principe énoncé dans l’affaire TSA ne peut être appliqué sans égard à la nature des services. L’interprétation large de la notion de services se doit de respecter la nature des services visés par l’enregistrement et ne saurait les dénaturer. Une interprétation large de la notion de services ne peut donner à un service des attributs qui dépassent la définition ordinaire du service. Il sera intéressant de voir comment la décision dans l’affaire TSA sera appliquée dans les décisions à venir, tant dans les décisions du registraire des marques de commerce que dans celles de la Cour fédérale. 15. Précité, note 14, par. 17. Vol. 25, no 2 La protection du droit d’auteur en Chine Weining Zou* et Liang Lu** 1. Le système juridique du droit d’auteur . . . . . . . . . . . 793 2. La protection administrative du droit d’auteur . . . . . . . 794 3. La protection judiciaire du droit d’auteur . . . . . . . . . . 795 4. Les organismes de gestion collective du droit d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 797 5. Le droit d’auteur à l’ère numérique . . . . . . . . . . . . . 798 6. La troisième révision de la Loi sur le droit d’auteur . . . . 799 © Weining Zou et Liang Lu, 2013. * Weining Zou est associé du cabinet juridique Jun He à Beijing, membre de la All-China Bar Association et titulaire d’une maîtrise en droit de la China University of Political Science and Law. ** Liang Lu est associé du cabinet juridique Jun He à Beijing et titulaire d’une maîtrise en droit de la China University of Political Science and Law. 791 1. LE SYSTÈME JURIDIQUE DU DROIT D’AUTEUR La loi la plus importante pour la protection du droit d’auteur en Chine est la Loi sur le droit d’auteur. La présente Loi sur le droit d’auteur est la nouvelle révision de 2010. De plus, elle inclut des règlements administratifs et des règles départementales touchant aux droits d’auteur comme le Règlement sur la mise en œuvre de la Loi sur le droit d’auteur, qui a été promulgué et mis en application en 2002, le Règlement sur la protection du droit d’auteur des logiciels, qui protège le droit d’auteur des logiciels, le Règlement sur la protection du droit de la diffusion en réseau de l’information, qui vise la protection du droit d’auteur dans les réseaux et les Mesures pour l’enregistrement du droit d’auteur des logiciels, qui prévoit le système d’enregistrement du droit d’auteur des logiciels, aussi bien que le Règlement sur la gestion collective des droits d’auteur, qui régit la gestion collective, etc. En Chine, l’interprétation judiciaire promulguée par la Cour populaire suprême est aussi une des composantes de ce système légal puisqu’elle peut interpréter les lois et donner des lignes directrices aux tribunaux de différents niveaux dans leur travail judiciaire. Les interprétations judiciaires majeures dans le domaine de droit d’auteur incluent les Interprétations de 2002 sur certaines questions concernant l’application des lois pendant les procédures dans des litiges civils sur le droit d’auteur et les Interprétations sur certaines questions concernant l’application des lois pendant les procédures dans des litiges sur le droit d’auteur dans les réseaux informatiques, qui ont été promulguées en 2000, puis révisées deux fois, soit en 2004 et en 2006. Les interprétations judiciaires touchent non seulement les procédures civiles, mais aussi celles au criminel. Par exemple, en 2004 et 2007, le Parquet populaire suprême et la Cour populaire suprême ont conjointement promulgué des interprétations judiciaires relativement aux responsabilités criminelles dans le cas de violations de droits de propriété intellectuelle, en imposant une responsabilité criminelle plus lourde pour la piraterie ; de plus, les personnes qui ont illégalement reproduit d’autres 793 794 Les Cahiers de propriété intellectuelle œuvres à plus de 500 copies vont probablement être assujetties à des responsabilités criminelles1. La Chine est un état signataire de la Convention de Berne, de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC ou, en anglais, TRIPS), le Traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur le droit d’auteur (TODA ou WCT), le Traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (TOEP ou, en anglais, WPPT) et de la Convention sur la protection des producteurs de phonogrammes contre la reproduction non autorisée de leurs phonogrammes, de même que d’autres conventions internationales sur le droit d’auteur. L’actuelle loi chinoise sur le droit d’auteur est devenue, à la suite de diverses législations et de révisions, fondamentalement compatible avec la Convention universelle sur le droit d’auteur (CUDA) au regard de ses principes et de ses principales clauses et la législation chinoise prévoit en réalité une protection égale et complète aux auteurs, aux artistes-interprètes et aux producteurs de phonogrammes étrangers. 2. LA PROTECTION ADMINISTRATIVE DU DROIT D’AUTEUR Le Département administratif responsable de la protection du droit d’auteur est l’Administration nationale du droit d’auteur et les bureaux locaux de droit d’auteur à divers niveaux. Le Département de l’industrie et du commerce a aussi l’autorité administrative pour enquêter et sévir en matière de piraterie2. Pendant le processus 1. L’article 1 des Règles d’interprétation de la Cour populaire suprême et du Parquet populaire suprême sur certaines questions concernant l’application spécifique des lois dans le traitement des affaires criminelles de violation des droits de propriété intellectuelle (II) de 2007 édicte ce qui suit : « Toute reproduction ou publication dans un but lucratif, sans la permission du titulaire du droit d’auteur, de ses œuvres littéraires, musicales et cinématographiques, des émissions de télévision et de vidéos, de programmes d’ordinateur et d’autres œuvres, pour un nombre total de plus de 500 copies, est sous la juridiction de la disposition visant « toutes autres circonstances sérieuses » comme cela est prescrit par l’article 117 du Code criminel. Si le nombre total de copies est supérieur à 2 500, il sera traité en fonction de la disposition visant « toutes autres circonstances extrêmement sérieuses » comme cela est prescrit par l’article 217 du Code criminel. 2. Avis de l’Administration nationale du droit d’auteur de l’Administration d’État pour l’industrie et le commerce pour mettre sévèrement fin à la piraterie et à d’autres actes violant le droit d’auteur : « L’Autorité administrative responsable de l’industrie et du commerce dans chaque région locale renforcera la surveillance et l’administration sur la piraterie et sur d’autres actes de violation du droit d’auteur dans le domaine couvert et elle inclura ce travail dans son ordre du jour de travail La protection du droit d’auteur en Chine 795 d’exécution du droit administratif, l’autorité compétente peut ordonner aux contrevenants d’arrêter les actes de violation, détruire les documents reproduits contrefaits, confisquer les gains illégaux et les outils des contrevenants ayant servi à l’infraction et imposer une pénalité de nature administrative. La Chine met en œuvre un système d’enregistrement volontaire des œuvres. Selon la loi chinoise, une œuvre est automatiquement protégée par le droit d’auteur dès le moment de sa création. Aucun enregistrement de droit d’auteur n’est exigé comme condition d’obtention de la protection du droit d’auteur. Cependant, l’enregistrement du droit d’auteur d’une œuvre est considéré comme la preuve présumée de la paternité et de la propriété du droit d’auteur et il facilitera la protection administrative ou judiciaire. En pratique, beaucoup de sociétés tant nationales qu’étrangères ont procédé à l’enregistrement du droit d’auteur dans leurs œuvres (incluant le logiciel). 3. LA PROTECTION JUDICIAIRE DU DROIT D’AUTEUR Des tribunaux chinois ont accueilli un grand nombre de poursuites civiles en droit d’auteur. Le principe d’attribution en matière d’infraction à un droit d’auteur est la responsabilité de la faute. En général, si un défendeur a reproduit l’œuvre du demandeur sans sa permission, il sera tenu responsable de la faute par le tribunal. La méthode pour détecter l’infraction est « l’accès à + la similitude substantiellement parlant ». En somme, si le défendeur a probablement eu accès aux œuvres du demandeur et si la représentation est substantiellement semblable aux œuvres du demandeur, le défendeur a donc commis une violation du droit d’auteur. De plus, il y a des grandes disparités régionales dans la recevabilité d’une poursuite en droit d’auteur. Les tribunaux de Beijing, de Shanghai et de Guangzhou, là où il y a une industrie de droit d’auteur bien développée, comme une tâche de routine. Toute violation des lois et des règlements sur l’administration de l’industrie et du commerce sera examinée et punie sévèrement conformément aux dispositions des lois et des règlements pertinents. Quant aux actes illégaux comme la vente ou la location de livres, de produits audiovisuels, de programmes d’ordinateur contrefaits ou la projection de produits audiovisuels sans permission, les services administratifs responsables de l’industrie et du commerce donneront des avertissements, ordonneront l’arrêt de la vente, de la location et de la projection de même qu’ils confisqueront les produits et les gains illicites, ou donneront une amende d’au plus cinq fois le prix total des produits illicites ou de cinq à dix fois les gains illicites générés, ou suspendront même les licences d’entreprises selon la gravité de l’infraction. ». 796 Les Cahiers de propriété intellectuelle accepteront chaque année d’entendre plusieurs milliers de poursuites en droit d’auteur et les juges impliqués ont accumulé des expériences judiciaires importantes à cet égard. En termes de mesures de redressement, les tribunaux chinois demanderont généralement la cessation de la violation, ce qui se résume en une demande d’injonction permanente une fois qu’un geste est considéré comme constituant une infraction. Quant aux compensations pour les dommages occasionnés par l’infraction au droit d’auteur, elles ont été relativement minimes en Chine, faisant en sorte que beaucoup de détenteurs de droit d’auteur ont été incapables de recouvrer leurs dommages. En attendant, puisque le coût de non-respect de la loi par les contrevenants est très bas, une violation d’un droit d’auteur ne peut pas réellement être prohibée malgré des interdictions répétées. Ceci a toujours été critiqué par les titulaires de droits et la doctrine. De plus, bien que l’article 50 de la Loi sur le droit d’auteur prévoie le recours à « l’injonction préliminaire »3, le tribunal est très prudent dans sa mise en œuvre et « l’injonction préliminaire » n’a été accordée que dans quelques cas. Quant aux responsabilités criminelles lors d’une violation de droit d’auteur, le Code criminel prévoit « un crime d’infraction à un droit d’auteur » afin de punir les gestes de violation grave d’un droit d’auteur. En 2007, une personne physique a fourni par Internet à un établissement public de services sociaux une copie piratée du logiciel protégé Windows XP, copie qui violait le droit d’auteur dans le logiciel de Windows, et le service ainsi fourni faisait partie d’un bloc d’autres logiciels d’application et de publicités dans le logiciel Windows piraté en vue de réaliser des profits ; cela constituait ainsi un acte criminel violant un droit d’auteur. L’individu a été finalement condamné par la cour à une peine d’emprisonnement fixe de trois ans et six mois et la cour lui a aussi imposé une amende de 1 000 000 RMB (Yuans)4. 3. Le paragraphe un de l’article 50 de la Loi sur le droit d’auteur énonce ce qui suit : « Lorsqu’un titulaire de droit d’auteur ou un titulaire d’un droit voisin du droit d’auteur a la preuve établissant qu’une autre personne est en voie de commettre ou commettra un acte de violation de son droit, acte qui pourrait causer un dommage irréparable à ses droits légitimes et à ses intérêts si l’acte n’était pas dissuadé immédiatement, il peut demander au Tribunal populaire d’ordonner la cessation de l’acte invoqué et de prendre des mesures pour la conservation de sa propriété avant d’intenter une action en justice. ». 4. Voir <http://it.chinabyte.com/290/9104290.shtml>. La protection du droit d’auteur en Chine 797 4. LES ORGANISMES DE GESTION COLLECTIVE DU DROIT D’AUTEUR Selon la Loi sur le droit d’auteur et les règlements pertinents en Chine, un titulaire de droits peut exercer ses droits au moyen des organismes de gestion collective. Plusieurs organismes de gestion collective sont présentement en place en Chine, dont la Music Copyright Society of China (MCSC), qui est responsable de la gestion des droits des auteurs et des compositeurs d’œuvres musicales, la China Audio-Video Copyright Association (CAVCA), qui est chargée de la gestion des droits des producteurs de phonogrammes, et la toute nouvelle China Film Copyright Association, responsable de la gestion des droits dans les œuvres cinématographiques, etc. Les organismes chinois de gestion collective représentent non seulement les ayants droit chinois mais aussi ceux de pays étrangers. À la suite de la démarche initiée par les organismes de gestion collective, la Chine a commencé à édicter des mesures et des normes afin de réclamer des redevances pour les droits de radiodiffusion, le droit d’exécution en public et d’autres droits et elle en a entamé la mise en œuvre. Par exemple, la MCSC percevra des redevances pour l’utilisation de la musique5 par des organismes de radiodiffusion au nom des ayants droit de paroles de chansons et de partitions musicales ; la CAVCA percevra des redevances pour l’utilisation de la musique par la société KTV pour le compte des producteurs de phonogrammes, etc. Cependant, les organismes de gestion collective de droits d’auteur en Chine s’attendent à une plus grande amélioration dans la perception à l’avenir. Les titulaires de droits reçoivent présentement peu de revenus de droits d’auteur. L’efficacité des organismes de gestion collective a donc été largement mise en doute6. On s’attend cependant, avec l’amélioration du mécanisme de perception des redevances et le renforcement de la protection du droit d’auteur, à ce que les ayants droit puissent obtenir plus de redevances de droit d’auteur de la part des organismes de gestion collective des droits. C’est important pour les organismes de gestion collective du droit d’auteur en Chine d’intégrer et de se référer aux expériences fructueuses de gestion du droit d’auteur des sociétés étrangères de 5. Voir <http://www.chinadaily.com.cn/hqgj/jryw/2012-01-13/content_4950183. html>. 6. Voir <http://it.sohu.com/20100127/n269848350.shtml>. 798 Les Cahiers de propriété intellectuelle gestion collective. Quelques organismes étrangers de gestion collective, tels que la Motion Picture Association of America (MPAA) et l’International Federation of the Phonographic Industry (IFPI), ont été très actifs dans la protection du droit d’auteur. Le Bureau représentant la MPAA en Chine a fourni de la preuve de la titularité du droit d’auteur et d’autre aide juridique à des entreprises étrangères de l’industrie du film dans un grand nombre de poursuites en droit d’auteur, alors que l’IFPI a grandement soutenu des ayants droit étrangers dans la protection de leurs droits d’auteur dans des œuvres musicales numérisées en Chine ; ce dernier organisme a également fait positivement accélérer l’amélioration des législations sur les droits voisins des producteurs d’enregistrements sonores7. 5. LE DROIT D’AUTEUR À L’ÈRE NUMÉRIQUE En 2006, le Conseil d’État a émis le Règlement sur la protection du droit de diffusion de l’information en réseau, qui est devenu la loi la plus importante dans le domaine de droit d’auteur en réseau. Ce règlement, qui réfère au principe américain reconnu du safe harbour principle, tel que prescrit dans la législation américaine DMCA, stipule qu’un prestataire de services dans un réseau ne sera pas tenu responsable d’une infraction à un droit d’auteur s’il n’est pas entièrement conscient du contenu contrefait et s’il a agi « promptement » dans le retrait de l’œuvre protégée par le droit d’auteur ou la suppression des liens à celle-ci après qu’il en ait été notifié par le titulaire des droits. Ce principe a été reconfirmé en 2009 dans la Loi sur la responsabilité en matière de délit. De plus, le règlement prévoit la protection par des mesures techniques et celle des informations électroniques sur l’administration des droits. Pendant la période de 2005 à 2007, des titulaires de droits d’auteur dans des œuvres musicales émanant de producteurs internationaux d’enregistrements sonores, incluant EMI, Sony BMG et les Rolling Stones, ont amorcé plusieurs poursuites civiles contre des moteurs de recherche de musique dirigés par Baidu MP3. Cependant, les tribunaux chinois ont généralement cru que Baidu MP3 était incapable d’examiner et de dépister le grand nombre d’œuvres musicales contrefaites et que l’entreprise avait agi « promptement » afin de retirer les liens litigieux dès la réception de l’avis des titulaires de droits, ce qui était conforme au principe de « safe harbour » ; 7. Voir <http://www.ccdy.cn/yule/bagua/201109/t20110927_110291.htm>. La protection du droit d’auteur en Chine 799 l’entreprise Beidu MP3 fut donc exemptée du versement d’une compensation au regard de ses responsabilités en droit civil8. Des entreprises en technologies de l’information et de services Internet en Chine ont été largement insultées à cause de graves violations de droits d’auteur. En 2003 et 2004, Warner Music, Go East Entertainment Co. Ltd. et d’autres titulaires de droits d’auteur ont poursuivi en justice <www.music.tyfo.com> et <www.chinamp3. com> pour la fourniture de téléchargements gratuits qui violaient les droits d’auteur des demanderesses ; le tribunal a tenu les défenderesses responsables de violation9. Entre 2008 et 2010, d’importants sites web chinois de partage de fichiers vidéos, incluant <www. youku.com> et <www.tudou.com>, ont téléchargé un grand nombre de films et de jeux télé destinés à un visionnement gratuit par le public, et ce, sans la permission des titulaires des droits d’auteur. Ces sites ont été poursuivis en justice plusieurs fois et ils ont été condamnés à verser une compensation. Grâce aux efforts soutenus des détenteurs de droits, le nombre de sites web chinois de musique qui fournissent directement des téléchargements de MP3 contrefaits a énormément réduit. De plus, quelques moteurs de recherche font activement la promotion d’éditions licites d’œuvres musicales. Une nette amélioration s’est manifestée depuis face aux cas de violation de droits d’auteur par les sites vidéo majeurs en Chine. Plusieurs sites font activement la promotion de l’achat de films et de jeux télé protégés de manière à fournir des copies licites de ces œuvres au grand public10. La protection du droit d’auteur dans les réseaux s’améliore maintenant constamment en Chine grâce au développement de la législation et au renforcement de la protection judiciaire. 6. LA TROISIÈME RÉVISION DE LA LOI SUR LE DROIT D’AUTEUR La présente Loi sur le droit d’auteur en Chine est la révision de 2011. Afin de répondre aux exigences du développement des entreprises culturelles et de la protection de droit d’auteur, l’Administration nationale du droit d’auteur a amorcé en 2011 la procédure de révision de la Loi sur le droit d’auteur et elle a rendu respectivement 8. 9. Voir <http://bjyouth.ynet.com/article.jsp?oid=26445198>. Voir <http://www.110.com/falv/dianzishangwufa/wangluoqinquan/2010/0719/ 137634.html>. 10. Voir <http://news.ccw.com.cn/internet/htm2008/20081116_544713.shtml>. 800 Les Cahiers de propriété intellectuelle publics en mars et en juillet 2012 deux projets de modification de la Loi sur le droit d’auteur. Comme nous le constatons à la lecture du projet de révision, de grands changements ont été apportés par comparaison avec la Loi sur le droit d’auteur en vigueur. Par exemple, une disposition sur l’« œuvre orpheline » est ajoutée à la loi et les œuvres d’art appliqué sont désormais protégées par le droit d’auteur ; des dispositions supplémentaires sont également introduites en ce qui concerne le droit de radiodiffusion des titulaires de droits voisins, les droits de saisie et de conservation des services administratifs et les dommages-intérêts statutaires maximaux lors de violations de droit d’auteur, qui sont portés de 500 000 RMB à 1 000 000 RMB11, etc. Cela vaut également la peine de mentionner la disposition du projet de révision relativement à la licence statutaire de reproduction des phonogrammes : « Les producteurs de phonogrammes peuvent utiliser les œuvres musicales d’un autre enregistrement sonore, qui a été publié depuis trois (3) mois, en vue de procéder à l’enregistrement sans la permission du titulaire du droit d’auteur, et ce, conformément aux conditions prescrites par l’article 48 de cette loi ». Or, l’actuel article 40 de la Loi sur le droit d’auteur stipule qu’« une telle œuvre ne sera pas exploitée lorsque le propriétaire de droit d’auteur a déclaré qu’une telle exploitation n’est pas permise », ce qui signifie que des titulaires de droits peuvent être exemptés de la licence statutaire par déclaration. Cette modification a déclenché des controverses considérables dans le milieu de la musique en Chine, car le nouveau projet supprime l’exemption des titulaires de droits, ce qui est inévitablement critiqué par l’industrie musicale et, tout particulièrement, par quelques célèbres entreprises nationales d’enregistrements sonores. En attendant que les organisations chinoises de gestion collective aient des structures administratives plus fortes et que soit prise en considération la protection des titulaires de droit d’auteur en termes de conception institutionnelle, une telle modification occasionne une difficulté pour les détenteurs de droits d’auteur en vue de garantir leurs revenus. Donc, cette disposition du projet de révision a été férocement critiquée par les gens de tous les milieux. L’Administration nationale du droit d’auteur l’a par la suite retirée12 dans le deuxième pro- 11. Voir <http://news.ccvic.com/guoneixw/guonei/2012/0405/182144.shtml>. 12. Voir <http://www.sipo.gov.cn/mtjj/2012/201204/t20120427_681054.html>. La protection du droit d’auteur en Chine 801 jet de révision de la loi. Présentement, la nouvelle Loi sur le droit d’auteur est toujours à l’étape de projet pour commentaires de la part des personnes de tous les milieux. Capsule La décision Therasence : la Cour d’appel américaine remodèle la théorie de « la conduite inéquitable » comme un « nez de cire » Robert M. Kunstadt et Ilaria Maggioni* 1. La jurisprudence de la CAFC donne lieu à la décision Therasense . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 807 2. La décision Therasense s’écarte de la règle 52 qui impose la déférence eu égard à la vérification des faits en première instance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 810 3. Les implications concrètes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 811 4. Le nouveau règlement proposé par l’USPTO . . . . . . . . 812 5. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 813 © R. Kunstadt, P.C., 2013. * Avocats en propriété intellectuelle, cabinet R. Kunstadt, P.C., New York ; les auteurs souhaitent remercier Capucine Gurs, étudiante en droit à l’Université Paris X-Nanterre, pour sa collaboration dans la traduction de cet article. Merci à la revue allemande GRUR Int pour la publication en français de cet article paru sous « The Therasense Decision : U.S. Appeals Courts Reshapes Inequitable Conduct – As If It Were A « Nose of Wax » », 2011), 11 Gewerblicher Rechtsschutz und Urheberrecht, Internationaler Teil (GRUR Int.) page 799. 803 Aux États-Unis, la théorie des « mains sales », qui est à l’origine de la théorie de « la conduite inéquitable », doit empêcher le déposant d’un brevet d’accomplir un objectif anti-compétitif en garantissant l’émission d’un brevet par des moyens mensongers. En examinant les allégations de la conduite inéquitable, une Cour d’appel se doit de respecter les conclusions de fait jugées les plus crédibles par le juge de première instance, au même titre que la jurisprudence de la Cour suprême. En considérant que la conduite inéquitable entreprise par un déposant d’un brevet, et dont il a été accusé, doit avoir été la condition sine qua non de la délivrance d’un brevet, la Cour d’appel, dans le cas Therasense, s’éloigne du principe énoncé par la Cour suprême qui impose le devoir absolu de franchise devant l’examinateur du brevet. La Cour d’appel ne doit pas « remodeler » le régime de la conduite inéquitable comme si c’était « un nez de cire », en le tordant pour parvenir à sa propre conception aux fins de réduire le nombre de cas de conduite inéquitable qui est maintenant trop important (selon la CAFC). Ceci relève de la compétence du Congrès. Comme la Cour d’appel pour le circuit fédéral (CAFC) a développé un ensemble de conditions ad hoc en matière de brevetabilité, (cependant, cet ensemble de conditions, plus connu sous le qualificatif de « la machine » ou « la transformation », a été récemment annulé par l’arrêt Bilski1 de la Cour suprême des États-Unis) ; la CAFC a ainsi élaboré dans sa décision récente Therasense2 et à partir de sa 1. Dans la décision Re Bilski, 130 S.Ct. 3218 (2010). 2. Therasense, Inc. c. Becton, Dickinson and Co., 649 F.3d 1276 (Fed. Cir. 2011). Dans une décision récente, la CAFC a réaffirmé les normes exigeantes de Therasense confirmant que la conduite inéquitable est maintenant un moyen de défense particulièrement inaccessible : « La connaissance de la référence et la connaissance de sa matérialité en soi sont insuffisantes après Therasense pour prouver l’intention de tromper. De plus, ce n’est pas suffisant pour soutenir l’accusation la négligence, l’inattention, l’incurie à respecter l’échéance ou à lier des références, ou d’autres conduites pouvant être considérées comme étant adoptées avec négligence ou même avec une négligence grave. Pour soutenir la charge de la conduite inéquitable, « une preuve claire et convaincante doit établir que le demandeur de brevet a pris une décision délibérée de retenir une référence matérielle connue. » 1st Media LLC c. Electronic Arts Inc. et al., décision de la CAFC numéro 2010-1435, 13 septembre 2012, pages 12-13). 805 806 Les Cahiers de propriété intellectuelle décision de 2008 Star Scientific3, une théorie normative à l’effet que, s’il existe « une ou n’importe quelle interprétation raisonnable », cette dernière doit être acceptée par le tribunal de première instance, malgré son incrédulité concernant le témoignage du déposant de brevet. La faculté pour les tribunaux de première instance de contrecarrer les déclarations trompeuses enregistrées au Bureau des brevets ne doit pas être entravée pour que leur rôle d’administrer la justice, en accordant des recours en équité, soit préservé. La théorie des « mains sales », qui est à l’origine de la théorie de « la conduite inéquitable », doit empêcher le déposant d’un brevet d’accomplir un objectif anti-compétitif en garantissant l’émission d’un brevet par des moyens mensongers. Comme l’a déclaré la Cour suprême : La théorie fondamentale dans cette affaire est la maxime énonçant que « quiconque veut revendiquer l’équité doit avoir les mains propres ». Cette maxime est bien plus qu’une simple banalité. C’est une règle, que l’on s’impose à soi-même, susceptible de fermer les portes d’un tribunal opérant en équité, à tout individu, sali par sa conduite inéquitable ou par sa mauvaise foi, qui demande un recours peu importe le degré de sa mauvaise conduite. [...] La portée considérable, tant au plan social qu’économique, d’un brevet confère par conséquent, un intérêt public très important, en raison du droit exclusif attaché à ce que celui-ci découle d’une fondation exempte de toute fraude ou d’autres conduites inéquitables. Ainsi, l’ensemble de ces monopoles seront gardés dans leur portée légitime. Les faits de cette affaire doivent être, par conséquent, mesurés à la fois par les canons publics et privés de l’équité.4 Comme lorsqu’une partie comparaît devant la Cour avec les mains salies par sa conduite inéquitable, le détenteur d’un brevet ne peut pas être entendu par la justice pour faire valoir son brevet, obtenu de manière frauduleuse, sous peine de dévaloriser le principe d’équité. L’intérêt public pour préserver l’intégrité du système des 3. Star Scientific Inc. c. R. J. Reynolds Tobacco Co., 537 F.3d 1357, 1365 (Fed. Cir. 2008). 4. Precision Instrument Mfg. Co. c. Automotive Maintenance Mach. Co., 324 U.S. 806, 814, 816 (1945). La décision Therasence 807 brevets n’en impose pas moins comme recours. Malheureusement, l’interprétation étroite de la Cour suprême, qui a été articulée dans la décision Therasense, empêche ce bon résultat. 1. La jurisprudence de la CAFC donne lieu à la décision Therasense C’est dans la décision de la cour de district, Scanner Technologies Corp. c. ICOS Vision Systems Corp. N.V. qu’a été rendu un arrêt qui facilite la compréhension traditionnelle de la doctrine de la conduite inéquitable : Une partie qui prétend qu’un brevet est invalide pour conduite inéquitable doit prouver, par une preuve « claire et convaincante », que le breveté ou ses agents ont produit des informations matérielles trompeuses ou fausses ou ont omis de produire certaines informations matérielles avec l’intention de tromper le Bureau des brevets et des marques (le PTO). Bristol-Myers Squibb Co. c. Rhone-Poulenc Rorer, Inc., 326 F.3d 1226, 1233 (Fed. Cir. 2003) ; Kingsdown Med. Consultants, Ltd. c. Hollister Inc., 863 F2d, 867, 872 (Fed. Cir. 1988). Les déposants de brevets ont une obligation de franchise et de bonne foi dans toutes leurs relations avec le Bureau des brevets et des marques et la violation de cette obligation doit aboutir à trouver des conduites inéquitables. Bristol-Myers, 326 F.3d, à la page 1233 ; Molins PLC c. Textron, Inc., 48 F3d 1172, 1178 (Fed. Cir. 1995). Une partie qui a obtenu un brevet en trompant le Bureau des brevets et des marques est proscrite, par application de la théorie des mains sales, pour le faire valoir. General Electro Music Corp. c. Samick Music Corp., 19 F3d 1405, 1408 (Fed. Cir. 1994). La conduite inéquitable inclut la soumission au Bureau des brevets et des marques lorsque les informations matérielles sont trompeuses, par de fausses déclarations ou par l’omission d’informations matérielles avec en plus l’intention de tromper. PerSeptive Biosystems Inc. c. Pharmacia Biotech, Inc., 225 F3d. 1315, 1318 (Fed. Cir. 2000) ; Molins, 48 F3d à la page 1178. À la fois donc, la conduite matérielle et l’intention de tromper doivent être établies. Id., à la page 1318-19 ; Molins, 48 F3d, à la page 1178. Mais, une fois que le seuil des deux a été atteint, les deux sont pondérées ; plus la déformation des faits par le demandeur de brevet est matérielle, moins le degré de l’intention, nécessaire pour aboutir à une décision judiciaire 808 Les Cahiers de propriété intellectuelle de conduite inéquitable, est important. PerSeptive Biosystems, 225 F3d, à la page 1319.5 Cependant, ce n’est plus précisément le régime juridique actuel. L’opinion de la Cour de district dans sa décision Scanner a été rejetée en appel par la CAFC6 sur ce point précis. Ainsi aujourd’hui, le régime a été changé, et de façon d’ailleurs beaucoup plus dramatique, par la décision Therasense. La CAFC avait déjà commencé à quitter le parcours dans sa décision Star Scientific, quand il est tenu que pour satisfaire la preuve claire et convaincante nécessaire pour prouver la conduite inéquitable, l’intention de tromper doit être « la conclusion la plus raisonnable capable d’être tirée de la preuve »7. Cette erreur a été aggravée dans la décision Scanner, et maintenant citée dans la décision Therasense à la page 26 : Par conséquent, lorsqu’il y a de nombreuses conclusions raisonnables, l’intention de tromper ne peut pas être affirmée. Voir Scanner Techs. Corp. c. ICOS Vision Sys. Corp., 528 F.3d 1365, 1376 (Fed. Cir. 2008). (« Quand une évidence qui démontre la matérialité ou l’intention est susceptible de déduction en faveur d’une autre également raisonnable. »).8 Depuis que la CAFC justifie sa théorie en raison du fait que la présomption de validité requiert une preuve « claire et convaincante » pour renverser un brevet présumé valide (c’est-à-dire une approche récemment confirmée par la Cour suprême des ÉtatsUnis)9 son raisonnement transforme indûment la présomption de fait en un fait déjà établi. Cependant, un remède plus approprié pour cette question devrait être éliminé par la présomption de validité pour restaurer un minimum d’équilibre entre les détenteurs de brevets et les défendeurs accusés de violer un brevet. La décision Microsoft c. i4i de la Cour suprême suggère que la présomption de validité n’est pas aussi solide si l’examinateur de brevets n’a pas accès à l’état 5. 486 F.Supp. 2d 330 (SDNY 2007) (J.Chin). 6. Scanner Techs. Corp. c. ICOS Vision Sys. Corp., 528 F.3d 1365 (Fed. Cir. 2008). 7. Les décisions de la CAFC postérieures à Therasense font une référence spécifique à cette évolution entre l’affaire Star Scientific et Therasense. American Calcar, Inc. c. American Honda Motor Co., Inc., WL 2 519 503, *10-11 (Fed. Cir. 2011). 8. Therasense, 2011 WL 2 028 255 à *11. 9. Microsoft c. i4i L.P., 131 S.Ct 2238, 2241 (2011). La décision Therasence 809 de la technique matérielle10. Par conséquent, selon le régime juridique actuel, le demandeur a donc un intérêt motivé à révéler les informations matérielles. Si un examinateur de brevets s’attend à procéder lui-même relativement à un rapport apparemment incomplet, il devrait s’ensuivre nécessairement que les brevets ne jouissent d’aucune présomption de validité. Mais, comme le rééquilibrage du système de la charge relève de la compétence du Congrès et non des Cours d’appel, les modifications de la présomption de validité11 le sont aussi. Une Cour d’appel comme la CAFC ne possède pas le pouvoir de remplacer la détermination judiciaire en première instance sur la crédibilité du témoin avec son interprétation du témoignage jugé raisonnable de façon abstraite, sur un rapport écrit et en effaçant tous les doutes possibles en faveur de ce témoin. La CAFC a l’air de reconnaître les limites de son rôle, mais elle n’agit pas en conséquence puisqu’elle utilise la décision Therasense pour démanteler les conclusions du tribunal inférieur12. Par exemple, dans l’affaire Scanner c. ICOS13, décidée deux semaines après l’affaire Star Scientific, la Cour a déterminé qu’il était raisonnable pour un déposant de brevet de dire à l’examinateur qu’une unité informatique était « en pleine vue » dans un salon professionnel, avec l’implication que ses contenus avaient été copiés par le défendeur, même si l’unité était dans une caisse métallique fermée et dont le contenu était inaccessible au défendeur ou aux visiteurs du salon. Le juge de première instance avait déclaré les brevets invalides, non violés et inopposables, en s’appuyant sur les témoignages 10. Ibid., à la page 2251 : « autrement dit, si le PTO n’a pas reçu tous les éléments matériels, son jugement en l’espèce pourra perdre considérablement de sa force. ». 11. Ibid., à la page 2252. 12. American Calcar, Inc. c. American Honda Motor Co., Inc., WL 2 519 503, *11 (Fed. Cir. 2011) : « Bien que la cour ait constaté que le témoignage d’Obradovich ait manqué de crédibilité, et nous admettons la portée considérable de cette découverte, FilmTec Corp. c. Hydranautics, 982 F.2d 1546, 1554 (Fed. Cir. 1992) nous ne viendrons pas interférer avec la compétence de la cour fédérale pour juger en matière de crédibilité. Ceci est insuffisant pour trouver l’intention spécifique de tromper délibérément et de discuter des règles applicables. Voir Therasense, F.3d. Cependant, ce n’est pas notre rôle de statuer sur les faits, et nous annulons la décision de la cour fédérale et lui renvoyons la question. ». 13. Scanner Techs. Corp. c. ICOS Vision Sys. Corp., 528 F.3d 1365, 1376 (Fed. Cir. 2008) : « Quand la preuve fournie afin de démontrer la matérialité ou l’intention [de la conduite] est susceptible de multiples déductions toutes possiblement raisonnables, une cour fédérale se trompe clairement en négligeant une déduction en faveur d’une autre également raisonnable. ». Les auteurs du présent article représentaient la partie défenderesse ICOS dans cette affaire. 810 Les Cahiers de propriété intellectuelle des déposants non crédibles en fait, et il avait accordé les honoraires d’avocat de la partie gagnante à plus de 2 millions de dollars. La CAFC a confirmé la décision (sauf quant au verdict d’inopposabilité), en saisissant donc l’occasion d’appliquer sa récente décision Star Scientific. Lors d’un argument oral, l’un des membres de ce panel est allé trop loin en affirmant qu’une pile de dossiers légaux sur le banc équivalait à la mettre « en pleine vue », alors qu’en fait ce n’était rien de plus que de la mettre à la vue de tous, tout en restant fermée. Si la Cour avait voulu accuser le public du vol du secret de fabrication du contenu inaccessible de cette pile de dossiers, elle aurait agi de façon aussi coupable que le déposant d’un brevet dont la conduite est excusée par la ratio de la décision Star Scientific. 2. La décision Therasense s’écarte de la règle 52 qui impose la déférence eu égard à la vérification des faits en première instance Une Cour d’appel telle que la CAFC se doit de respecter les conclusions de fait jugées les plus crédibles en première instance, selon la règle 52 des Règles fédérales de procédure civile des États-Unis, mais aussi selon la jurisprudence de la Cour suprême. Le rejet par la CAFC, dans la décision Therasense, des conclusions détaillées des juges de première instance, était contradictoire avec cette règle universelle de révision par la Cour d’appel : « La vérification des faits en première instance ne doit pas être annulée, à moins d’être le fruit d’une erreur manifeste et dominante, et il faut tenir compte de l’opportunité qu’a le tribunal de première instance de juger de la crédibilité des témoins. » (Règle 52(a), Fed. R. Civ. P.). Cette « règle veut dire ce qu’elle énonce », à savoir que les conclusions des faits, même « ceux décrits comme étant « les faits décisifs » en ce qu’ils déterminent le verdict du litige », sont aptes à être révisées en appel avec déférence eu égard à la vérification des faits en première instance14. Comme il est déclaré dans l’arrêt Anderson c. City of Bessemer City : Si le compte-rendu des preuves de la cour de district est plausible aux lumières du rapport, considéré dans son intégralité, les cours d’appel ne devraient donc pas le renverser même si elles sont convaincues qu’en étant considéré comme un juge des faits, cela aurait équilibré les preuves différemment. Lorsqu’il y a deux lectures possibles des preuves, le choix du juge des faits entre les deux ne peut pas être manifestement erroné. [...] De plus, lorsque les conclusions de fait sont basées sur la crédibi14. Bose Corp. c. Consumers Union of United States, 466 U.S. 485, 498 (1984). La décision Therasence 811 lité du témoin, la règle 52(a) exige une déférence encore plus grande face aux conclusions en première instance, parce que le juge de première instance est le seul qui peut être au courant des changements de comportement et du ton de la voix qui apportent énormément à la compréhension et à la crédibilité de ce qu’il dit. [...] Lorsque les conclusions, de fait et de droit, d’un tribunal de première instance, sont basées sur sa décision de donner du crédit aux témoignages d’un, de deux ou de plusieurs témoins, et que chacun a raconté une histoire cohérente et totalement plausible et qui ne peut être contredite par une preuve intrinsèque, alors cette conclusion, si elle n’est pas intérieurement incohérente, ne peut jamais être considérée comme une erreur manifeste et dominante.15 Plutôt que d’avoir l’autorité de contraindre le juge de première instance de donner foi à n’importe quelles conclusions argumentées par le déposant d’un brevet pour excuser sa conduite inéquitable, c’est à la CAFC seule qu’il incombe de respecter le choix du juge de première instance entre les deux différentes lectures permises des preuves, qui ne peuvent pas être annulées comme étant une erreur manifeste et dominante. La tâche d’une Cour d’appel est d’appliquer la législation du Congrès et de la Cour suprême et non pas de chercher d’où vient le vent, d’évaluer l’ampleur du litige concernant cette question-ci ou une autre, et de parvenir à ce jugement, étant donné que cette question de conduite inéquitable est la « peste », car elle est invoquée beaucoup trop souvent16. 3. Les implications concrètes « La conduite inéquitable » s’est révélée un sujet insaisissable pour les Cours de première instance en la circonscrivant avec une certitude doctrinale. Les détenteurs de brevets et leurs avocats détestent cette idée en particulier, car cela conduit à augmenter le coût pour acquérir un brevet en entraînant ainsi le risque substantiel que le brevet soit attaqué en le rendant inopposable en raison des erreurs innocentes qui, pour le défendeur sceptique qui cherche un moyen de défense, se mettent à ressembler à des actes intentionnels17. 15. 470 U.S. 564, 574-75 (1985) (italiques ajoutés). 16. Therasense, 2011 WL 2 028 255, à *8-9. 17. Lawrence T. KASS et al., « Therasense : vaccin contre une épidémie », National Law Journal (6 juin 2011). 812 Les Cahiers de propriété intellectuelle De là, les avocats en matière de brevetabilité peuvent alors pratiquer une défense préventive, en citant beaucoup plus de données antérieures au Bureau des brevets qu’il serait autrement strictement nécessaire. Cela peut facilement être porté jusqu’à son extrême. Par exemple, le brevet numéro 7 462 767 contient 274 citations d’antériorité, et il n’y en a que 7 qui ont été citées par l’examinateur. Les 267 autres ont été citées par le demandeur, vraisemblablement par prudence ; de plus, il est difficile de supposer que l’examinateur ait réellement besoin de considérer ces 267 références pour évaluer un brevet mécanique sur une guitare acoustique : Les cyniques pourraient partir du principe que, parfois, on fournit des citations en excès, non pas par prudence, mais pour submerger l’examinateur de brevet sous des piles de dossiers. On peut alors considérer ce comportement comme une autre forme de conduite inéquitable quoi qu’il n’a pas été reconnu comme tel en raison de la difficulté de la preuve : il est facile d’affirmer « Je n’ai pas voulu omettre quoi que ce soit qui pourrait se révéler être important d’une façon ou d’une autre ». À partir de la nouvelle norme de la preuve proposée dans Therasense, il est pratiquement impossible de prouver la conduite inéquitable dans ce cas, puisque le détenteur de brevet a une « explication alternative raisonnable » toute faite que le juge devrait nécessairement créditer. 4. Le nouveau règlement proposé par l’USPTO En effet, l’USPTO a ainsi proposé de nouvelles règles concernant les opérations liées aux brevets, à partir de la décision Therasense, pour réduire les exigences de la soumission des informations de l’état de la technique18. Le Bureau des brevets propose de modifier 18. « Révision de la matérialité de la norme de brevetabilité pour l’obligation de divulguer l’information au cours de la demande de brevet », Federal Register, vol. 76, no 140, pages 43631-4), juillet 21, 2011, Lois proposées. La décision Therasence 813 la norme de la matérialité par le devoir de révéler les informations dans la demande de brevet et dans les réexamens selon les articles 1.56(b) et 1.555(b) à lire dans cet extrait : (b) l’information est considérée comme étant matérielle pour la brevetabilité si elle l’est selon le standard mis en place par la décision Therasense, Inc. c. Becton, Dickinson and Co., F.3d (Fed. Cir. 2011). L’information est jugée matérielle pour la brevetabilité selon Therasense si : (1) Le Bureau des brevets ne trouve pas une revendication brevetable après avoir été au courant de l’information, appliquant les critères de la prépondérance de probabilité et donnant à la revendication une construction la plus raisonnable possible ; ou (2) le breveté adopte devant le Bureau des brevets une conduite active d’une extrême mauvaise foi concernant les informations.19 De plus, le Bureau des brevets a expliqué que : Alors que les demandeurs doivent éviter de formuler des revendications qui soient non brevetables en vue des données antérieures qu’elles dévoilent, le Bureau des brevets ne considèrera pas ces divulgations d’informations comme des admissions de non-brevetabilité dans les revendications de la demande de brevet. Voir le § 1.97(h). De plus, il n’y a pas d’obligation, selon le § 1.56, de soumettre une information qui n’est pas matérielle au sens du standard « sine qua non » articulée dans la décision Therasense et du § 1.56(b).20 5. Conclusion La Cour dans Therasense a très vraisemblablement21 souhaité mettre un frein à l’obligation imposée par les pratiques antérieures. Le problème naît parce que la Cour a dépouillé la portée de la conduite inéquitable : en rendant plus difficile de plaider et de prouver une affaire de conduite inéquitable en général, le problème sous-jacent de la conduite inéquitable en lui-même (mais aussi comment le détecter et le dissuader) reste en suspens. Un recours plus focalisé, comme par exemple imposer des sanctions pour les accusations injustifiées de conduite inéquitable, va plus convenablement résoudre les problèmes de l’abus de la défense de conduite inéquitable, sans fournir une immunité aux malfaiteurs. 19. Ibid., à 43 634. 20. Ibid., à 43 633. 21. Therasense, 2011 WL 2028255 à *11. 814 Les Cahiers de propriété intellectuelle En mettant un frein aux allégations de conduite inéquitable, la CAFC pourrait réellement devenir la victime de conséquences inattendues : un standard libéralisé de divulgation devrait encourager les détenteurs de brevets, se fiant sur la présomption de validité, à être toujours prêts à faire valoir ces brevets invalides. Cela pourrait changer le cœur des litiges relatifs aux brevets, sans réduire (et peut-être augmenter) la charge de travail globale du système judiciaire. La CAFC ne devrait pas remodeler le régime de la conduite inéquitable comme si c’était un « nez de cire », en le tordant pour parvenir à sa propre conception aux fins de réduire le nombre de cas de conduite inéquitable qui est maintenant trop important (selon la CAFC)22. La Cour ne pourrait agir de même ni pour le « caractère inventif » ni pour l’objet du brevet, ou comme d’autres conceptions similaires (comme la Cour suprême l’a déjà démontré dans ses décisions KSR23 et Bilski)24. La Cour suprême a établi, il y a longtemps, que les demandeurs qui ont des demandes en suspens devant l’USPTO, ont une « obligation absolue de lui signaler tous les faits concernant une fraude potentielle ou une conduite inéquitable », aux demandes de brevets en cours25. Cette obligation absolue ne doit pas être altérée, même légèrement, par une Cour d’appel. 22. White c. Dumbar, 119 U.S. 47, 51 (1886) interdit de traiter une demande de brevet « comme un nez de cire qui peut être tordu et tiré de droite à gauche, en se référant simplement à la signification, pour ainsi inclure quelque chose de plus, ou quelque chose de différent, que ses mots expriment. [...] La revendication du brevet relève d’une obligation légale, prescrite pour que le breveté définisse exactement ce qu’est son invention ; et c’est injuste pour le public, comme le serait une fraude à la loi, d’interpréter, de manière différente, l’apport évident de ses termes ». 23. KSR Int’l CO. c. Teleflex, Inc., 127 S Ct. 1727 (2007). 24. Supra, note 1. 25. Precision Instrument Mfg. Co. c. Automotive Maintenance Machinery Co., 324 U.S. 806, 818 (1945). Capsule Le traité de Beijing Un instrument important pour les artistes-interprètes du secteur audiovisuel Mikael Waldorff* 1. Contexte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 817 2. Droits accordés par le Traité de Beijing . . . . . . . . . . . 819 3. Article 12 : Transfert de droits . . . . . . . . . . . . . . . . 821 4. Qu’arrivera-t-il maintenant ?. . . . . . . . . . . . . . . . . 822 © Mikael Waldorff , 2013. * Vice-Président de la FIA, conseiller senior de l’Association des acteurs danois et de Filmex (société de gestion collective pour les prestations audiovisuelles). 815 En juin 2012 le Traité sur les interprétations et exécutions audiovisuelles de l’OMPI a été adopté à Beijing par les 185 États membres de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Ce traité transmet un signal clair à la communauté mondiale qu’un terme doit être mis à 50 années de discrimination envers les acteurs. 1. CONTEXTE De manière prévisible, les travaux devant mener à la protection internationale des interprètes du secteur audiovisuel ont été caractérisés par un désaccord entre les producteurs de films et de télévision d’une part et les acteurs et leurs organisations d’autre part. En 1961, la Convention de Rome a introduit une protection pour les artistes-interprètes, mais ce traité pourrait seulement être adopté moyennant l’inclusion d’un article à l’effet qu’une fois qu’un interprète a consenti à l’incorporation de sa prestation dans une fixation visuelle ou audiovisuelle, tous les droits acquis selon ce traité cesseraient de s’appliquer. Les gouvernements n’avaient pas envisagé les menaces que les nouvelles technologiques feraient peser à l’endroit des productions audiovisuelles et ont cédé aux demandes de l’industrie cinématographique, leur procurant une assurance légale. Pendant les trois décennies suivantes, la FIA (Fédération Internationale des Acteurs) tâchait d’attirer l’attention sur le manque de protection des artistes-interprètes du secteur de l’audiovisuel. Finalement, au début des années 1990, des circonstances favorables se présentèrent. La FIA, la FIM (Fédération Internationale des Musiciens) et l’industrie du phonogramme ont souligné le besoin de protection dans le nouvel environnement numérique et le lancement du World Wide Web, en 1993, a mis en évidence que les droits de propriété intellectuelle faisaient face à un nouveau défi. Ceci devait mener à la convocation d’une Conférence Diplomatique en 1996. 817 818 Les Cahiers de propriété intellectuelle La conférence devait, elle, mener à l’adoption de deux traités : un pour les auteurs et un pour les interprètes. Encore une fois, les producteurs de films ont insisté afin que les interprètes des productions audiovisuelles ne bénéficient pas de droits et ce, bien que les compagnies de film les plus importantes conviennent de conditions contractuelles permettant aux interprètes de bénéficier des revenus des productions. L’industrie cinématographique et le gouvernement américain ont insisté pour que le traité inclue une disposition obligeant les parties contractantes à inclure dans leur loi nationale une présomption de transfert des droits de l’artiste-interprète au producteur. Bien évidemment, cela n’était guère acceptable pour la FIA ainsi que pour la plupart des gouvernements. Cependant, puisque le consensus est exigé à l’OMPI, le traité ne pouvait finalement couvrir que les prestations des phonogrammes. Les auteurs et les artistes interprètes du secteur de l’enregistrement sonore ont obtenu la protection dans l’environnement Internet, alors que les acteurs ne l’ont pas eue. Les États membres de l’OMPI étaient évidemment mécontents de devoir, encore une fois, laisser tomber les artistes-interprètes du secteur audiovisuel. Il s’ensuivit donc l’adoption d’une Résolution relative aux prestations audio-visuelles reconnaissant l’importance d’une protection adéquate desdites prestations et tablant sur la tenue d’une session extraordinaire dans les trois mois. Après ceci, un certain nombre de sessions extraordinaires aussi bien qu’ordinaires eurent lieu sans aboutir à quelque conclusion que ce soit jusqu’à l’année 2000, où une nouvelle Conférence Diplomatique était convoquée. Malgré moult préparatifs, la question principale demeura la même : l’industrie audiovisuelle et le gouvernement états-unien exigeaient une présomption obligatoire de transfert des droits. Un certain nombre de propositions ont été présentées pour arriver à un compromis, mais l’article 12 – tristement célèbre – demeurait un obstacle incontournable. Les organisations d’artistesinterprètes, l’Union Européenne (UE) et d’autres gouvernements refusèrent d’adopter un traité qui enlevait des droits aux interprètes alors qu’il devait leur en accorder ; 19 articles ont été approuvés, mais l’article portant sur le transfert a signé l’échec de la Conférence. Il y avait toujours du travail à faire. La solution portant sur l’article 12 a été élaborée par un cercle plutôt restreint et devait être acceptée par la majorité des États membres. De plus, l’ordre du jour de l’OMPI avait changé depuis la Conférence 2000 et focalisait désor- Le traité de Beijing 819 mais sur le programme du Développement. Cette question relative à l’accès à la culture et à l’information dans les pays en développement soulevait des débats quant aux exceptions et limitations des droits d’auteur ainsi que des discussions relatives aux mesures de protection technologiques. Ces questions n’étaient toujours pas résolues quand la Conférence Diplomatique a été convoquée à Beijing et ceci a suscité d’autres préoccupations en lien avec le Traité dans certains pays. Quoique les négociations soient une matière propre aux États membres, la présence des organisations d’artistes-interprètes : FIA, AEPO-ARTIS (l’organisation regroupant les sociétés de gestion collective européennes) et, non la moindre, la société espagnole AISGE, a semblé utile pour convaincre des pays de différents continents que semblables préoccupations ne devraient pas bloquer la voie à un traité. Finalement, le 26 juin 2012, le Traité a été adopté, après deux décennies de discussions et des déceptions. Le fait que le consensus soit exigé signifie que le Traité n’est pas aussi parfait que les artistes-interprètes l’auraient souhaité, mais il s’agit néanmoins d’un gigantesque pas vers l’avant. 2. DROITS ACCORDÉS PAR LE TRAITÉ DE BEIJING Le principe fondateur de la protection des droits de propriété intellectuelle est de procurer aux créateurs des outils pour obtenir une part équitable du revenu provenant de l’utilisation de leurs œuvres et prestations. Dans les pays où une telle protection existe, les producteurs et les éditeurs doivent négocier les conditions d’utilisation, ce qui donne aux artistes l’occasion de négocier, individuellement ou collectivement, des conditions d’utilisation leur garantissant un revenu. Le Traité de Beijing, pris dans son ensemble, octroie des droits aux artistes-interprètes audiovisuels semblables à ceux accordés aux auteurs dans les traités internationaux. Ces droits sont tant moraux qu’économiques. Les droits moraux incluent deux éléments : le droit à être identifié comme interprète et le droit de s’opposer à toute altération, mutilation, ou autre modification de sa prestation qui serait préjudiciable à sa réputation. Contrairement aux droits économiques, les droits moraux ne peuvent pas être cédés au producteur. 820 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le droit à être mentionné en tant qu’interprète est, bien sûr, important pour la carrière individuelle de l’artiste-interprète et l’approbation de ce droit, au niveau international, peut résoudre des problèmes dans de nombreux pays. Le droit de s’opposer à toutes utilisations préjudiciables de sa prestation est devenu extrêmement important dans l’environnement numérique puisque la technologie rend facile la manipulation d’une prestation et la distribution de la prestation modifiée sur Internet. Ce point a été fondamental pour la Guilde des Acteurs de cinéma (SAG – Screen Actors Guild) car, à ce jour, les interprètes états-uniens devaient compter uniquement sur le bon vouloir des producteurs pour s’opposer à de telles manipulations de leurs prestations. Puisque ce nouveau droit ne peut être transféré, les artistes-interprètes des États-Unis pourront entreprendre des poursuites judiciaires, indépendamment du producteur. Les droits économiques conférés par le Traité consistent en un certain nombre de droits spécifiques et sont les droits nécessaires pour l’utilisation d’une production audiovisuelle. La Convention de Rome avait donné à l’artiste-interprète le droit de fixation, qui lui permet de s’opposer à l’enregistrement de toute prestation. Cependant, ce traité n’est pas ratifié par tous les pays, ce qui peut occasionner des problèmes pour les artistesinterprètes. Un exemple pourrait être l’enregistrement non autorisé d’une prestation au théâtre, qui serait distribuée sur Internet. Le droit de reproduction est le droit de contrôler les copies d’un enregistrement, qu’elles soient tangibles ou sous forme de copies numériques à télécharger. Avec le droit de distribution, qui concerne seulement les copies tangibles, ces droits sont nécessaires pour la vente de DVDs ou la reproduction aux fins de radiodiffusion et ils permettent aux interprètes de négocier une part des revenus générés pour de telles utilisations. Il en va de même pour le droit de location. Contrairement aux droits mentionnés ci-dessus, le droit de mise à disposition est un nouveau droit dans la législation internationale sur le droit d’auteur. Ce droit a été introduit en 1996, par les Traités Internet, destinés aux auteurs et aux artistes-interprètes de phonogrammes et il a pour but de fournir une protection dans l’environnement Internet. Ce droit donne à l’interprète le droit d’autoriser ou d’interdire l’utilisation d’une prestation par la mise à la disposition du public à la demande et permet ainsi aux artistesinterprètes de négocier une rétribution pour toute distribution Le traité de Beijing 821 numérique sur Internet, que ce soit par téléchargement ou webdiffusion. Finalement, on accorde aux artistes-interprètes audiovisuels un droit de radiodiffusion et de communication au public. En réalité, peu de pays incluent ce droit dans leur législation sur le droit d’auteur et il va au-delà de la protection offerte aux prestations phonographiques, qui sont assujetties aux licences obligatoires. Pour les mêmes raisons, le Traité permet aux parties contractantes d’émettre des réserves pour limiter ce droit. Ceci pourrait être en limitant le droit à certaines utilisations, ou d’autres façons, ou en ne mettant pas du tout en œuvre ce droit. Évidemment, les organisations d’artistes-interprètes doivent œuvrer pour la meilleure mise en œuvre possible. 3. ARTICLE 12 : TRANSFERT DE DROITS Malgré quelques imperfections, les droits mentionnés ci-dessus sont un grand accomplissement pour les artistes-interprètes. Cependant, la mise en œuvre par les parties contractantes sera décisive pour la valeur que pourront en tirer les artistes-interprètes et, à cet égard, la question du transfert des droits sera d’une importance capitale. Le principal paragraphe de l’article 12 mentionne ce dont un gouvernement pourrait finalement convenir : légiférer sur les transferts sera laissé aux soins des parties. Une partie contractante pourra prévoir, dans sa loi nationale, qu’une fois qu’un artiste-interprète a autorisé que l’on fixe sa prestation, les droits exclusifs seront la propriété de, ou seront exercés par, ou seront transférés au producteur, sous réserve de toutes stipulations contraires. Cela signifie que le système des États-Unis, où les droits sont dévolus au producteur, peut rester inchangé. De même, l’on pourrait supposer que les pays accordant des droits exclusifs sans aucune présomption de transfert n’intégreront pas de telles dispositions. La question est de savoir comment les pays qui intégreront des droits exclusifs conformément au Traité vont s’occuper de la question du transfert de droits. Une présomption de transfert affaiblira invariablement les artistes interprètes et il semble vraisemblable qu’un nombre important de pays adopteront cette position. À cet égard, un autre paragraphe de l’article 12 est très important. Il est à l’effet qu’indépendamment du transfert de droits, les lois nationales ou les conventions collectives peuvent permettre à l’artiste inter- 822 Les Cahiers de propriété intellectuelle prète de percevoir des redevances ou de la rémunération équitable pour toute utilisation de la prestation. Cette disposition a été élaborée pendant des consultations entre des gouvernements clés, des producteurs et les organisations d’artistes-interprètes, FIA, FIM et AEPO-ARTIS, en juin 2011. L’on doit considérer ceci comme une concession très importante envers les artistes-interprètes. Elle permet l’introduction d’un système de rémunération, qui pourrait être la seule (ou la meilleure) façon de bénéficier des nouveaux droits. 4. QU’ARRIVERA-T-IL MAINTENANT ? Même s’il est très important pour les acteurs d’avoir la protection conférée par le droit d’auteur à l’échelle internationale, le Traité en soi ne change rien. Un processus long et difficile est en aval. Tout d’abord, le Traité n’entrera pas en vigueur avant qu’il n’ait été ratifié par 30 États membres de l’OMPI, ce qui pourrait prendre quelques années. Les syndicats et les sociétés de gestion d’artistesinterprètes feront de leur mieux pour encourager les gouvernements à procéder rapidement à une ratification mais un certain nombre de difficultés devront être abordées. À titre d’exemple, l’Union européenne, qui pourrait permettre 27 ratifications, devra s’entendre sur le droit de radiodiffusion et de communication au public. Ce droit n’est toujours pas harmonisé dans la législation de droit d’auteur de l’Union européenne et les États membres de l’Union européenne ont des réglementations variées en la matière (certains ayant des droits exclusifs tandis que d’autres ont des droits à rémunération). La question de la présomption de transfert de droits (l’article 12 dans le Traité) divise également les pays de l’Union européenne. Certains n’ont pas de telle présomption (sauf en ce qui a trait au droit de location harmonisé), tandis que d’autres ont des présomptions légales sur tous les droits audiovisuels. Dans d’autres parties du monde, des préoccupations semblables existeront et, en outre, quelques pays hésiteront à ratifier le traité en raison de l’incertitude relative à la clause de Traitement national ou parce que les gouvernements sont fortement influencés par les intérêts des producteurs. À proprement parler, un autre problème est que certains gouvernements n’ont aucune expérience en matière de protection de la propriété intellectuelle. À la session finale de la Conférence Diplomatique, quelques délégués ont exprimé l’opinion que le Traité serait un outil important dans le combat contre la piraterie, un problème que le Traité n’aborde pas ; il semble donc évident que des Le traité de Beijing 823 conseils quant au Traité sont nécessaires. L’OMPI, qui a joué un rôle très important dans l’élaboration du Traité, devrait offrir de l’aide aux gouvernements et aux organisations d’artistes-interprètes quant à l’intention, le contenu et la mise en œuvre possible du Traité. L’adoption par consensus à Beijing exprime la vue de la communauté mondiale : les artistes-interprètes audiovisuels ont besoin de protection pour promouvoir une production culturelle durable et diversifiée et, par conséquent, le Traité devrait être ratifié et mis en œuvre pour parvenir à cette fin. Une fois le Traité ratifié, la prochaine étape sera la mise en œuvre dans la législation nationale. Bien que l’existence du Traité et la reconnaissance internationale des droits des artistes-interprètes audiovisuels exercent une pression sur les gouvernements, le processus est complexe puisque la simple acceptation de la formulation dans le Traité ne garantira pas en soi que les artistes-interprètes profiteront de cette nouvelle protection internationale. L’expérience démontre que même une protection complète ne saura bénéficier aux artistes-interprètes si elle n’est pas accompagnée d’une infrastructure suffisante mise en place. Dans nombre de pays de l’Union européenne, des artistes-interprètes audiovisuels ne reçoivent qu’un paiement unique pour leur participation dans des films ou des productions de télévision, compte tenu du fait que leurs droits exclusifs sont transférés au producteur par une présomption légale ou en raison du faible pouvoir individuel de négociation de l’artiste-interprète pour la conclusion du contrat. Par conséquent, les artistes-interprètes de chaque pays doivent réfléchir à la meilleure solution possible, en prenant en considération les relations avec les producteurs et les diffuseurs (leur volonté de négocier, la force des syndicats, la solidarité entre les artistesinterprètes et aussi la force économique de l’industrie), aussi bien que l’intérêt potentiel d’un gouvernement à soutenir un environnement culturel durable. De tels éléments doivent être analysés avant de recommander un mode spécifique de mise en œuvre nationale du Traité. Dans un grand nombre de pays, principalement dans ceux d’expression anglaise et dans la zone de l’Europe du Nord, il sera plutôt simple de mettre en œuvre les droits exclusifs, puisqu’une longue tradition de négociation collective existe. Dans ces pays, des syndicats forts existent et sauront comment tirer avantage des droits exclusifs, au bénéfice des membres. Mais même dans ces pays, il pourrait être digne d’intérêt de considérer l’introduction de droits à 824 Les Cahiers de propriété intellectuelle rémunération dans certaines sphères. À titre d’exemple, les membres européens de la FIA ont décidé de soutenir l’introduction d’un droit à rémunération équitable pour l’utilisation en ligne transfrontalière des prestations audiovisuelles. Cependant, presque partout dans le monde, les syndicats d’artistes-interprètes sont soit faibles ou ils doivent faire face à des producteurs hostiles (voire les deux) et ils éprouveront des difficultés à créer un climat propice de négociation qui pourrait mener à des bénéfices pour les artistes-interprètes. Dans de tels cas, il peut être préférable de chercher à introduire des systèmes de rémunération basés sur des licences légales. Plusieurs de ces pays connaissent le système de rémunération équitable pour la radiodiffusion et la communication au public de phonogrammes, lequel prive l’artiste-interprète du droit d’autoriser ou d’interdire l’utilisation tout en forçant les utilisateurs à payer des redevances pour l’utilisation qu’ils font des phonogrammes. Il pourrait être plus facile de convaincre les gouvernements d’étendre de tels systèmes au secteur de l’audiovisuel, que d’établir un environnement favorable à la négociation collective. Finalement, dans quelques pays, il n’existe aucune protection ni aucun savoir en matière de gestion des droits des artistesinterprètes. Les artistes-interprètes des pays en question auront grand besoin de l’aide de la communauté internationale. Tandis que l’OMPI peut être utile dans une optique de compréhension du Traité et des façons de le mettre en œuvre dans la législation nationale, le combat principal est laissé à d’autres parties : établir des accords permettant aux acteurs et aux autres artistes-interprètes de recevoir une rémunération récurrente pour l’utilisation de leur prestation sera l’affaire des organisations internationales d’artistes-interprètes, plus particulièrement de la FIA et d’AEPO-ARTIS, la première étant expérimentée dans la négociation d’ententes collectives alors que la seconde est versée en matière de gestion de la rémunération équitable. Puisque les ententes collectives sont essentielles dans la gestion des droits exclusifs des artistes-interprètes du secteur audiovisuel, l’Organisation internationale du travail devrait également considérer comme un de ses devoirs d’offrir de l’aide aux artistesinterprètes du monde entier afin de contribuer à la concrétisation de la vision de la communauté mondiale : permettre finalement aux artistes-interprètes de tirer profit de leur contribution à la création de la culture mondiale. Compte rendu La propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique* Georges Azzaria** Trop peu d’auteurs s’aventurent en archéologue sur le terrain des fondements de la propriété intellectuelle et la raison en est fort simple : il faut une dose impressionnante d’érudition pour analyser les origines et l’évolution du droit lié à la protection des créations et des inventions. Avocate, docteure en philosophie et professeure à l’Université libre de Bruxelles, Mireille Buydens a rédigé l’ouvrage qui manquait à la littérature francophone en propriété intellectuelle. Après Bernard Edelman qui, avec Le sacre de l’auteur publié en 2004, jetait un premier éclairage sur le concept d’auteur, cet exercice laborieux est mené avec une habileté remarquable dans La propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique. La propriété intellectuelle s’est échafaudée sur plusieurs siècles, au gré des hésitations sur sa nature et ses justifications. L’un des intérêts de l’ouvrage est de démontrer comment cette construction a cherché ses repères et comment, pour y parvenir, le destin de la propriété intellectuelle s’est retrouvé intimement lié avec d’autres institutions juridiques. En exposant les fondements et l’histoire de la propriété intellectuelle, Mireille Buydens nous offre aussi une lecture du droit de la propriété et du droit du travail. © Georges Azzaria, 2013. * BUYDENS (Mireille), La propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique, (Bruxelles : Bruylant, 2012), 490 pages. ISBN 978-2-8027-3586-1. ** Professeur, vice-doyen aux études supérieures et à la recherche à la Faculté de droit de l’Université Laval. 825 826 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’ouvrage propose un découpage temporel en cinq chapitres. Les trois premiers couvrent l’Antiquité au XVe siècle et présentent l’essor de deux éléments essentiels à la consécration de la propriété intellectuelle : la reconnaissance sociale de l’individu comme auteur ou inventeur d’une part et, d’autre part, l’intégration par le droit d’une forme de propriété immatérielle. On constate combien le chemin a été tortueux. En Grèce, l’artisan est perçu comme un être servile, soumis à autrui de qui il dépend pour vivre et qui, de plus, se vend lui-même lorsqu’il vend son travail. Le titre d’auteur lui échappe d’autant plus que, pour les Grecs, l’auteur véritable c’est la Muse, ce sont les Dieux. Dès lors, une personne ne peut prétendre au titre d’auteur. À Rome, les activités créatrices ou inventives qui sont trop en rupture avec l’évolution des techniques ne sont pas valorisées : on remarque, dit Buydens, une « profonde défiance par rapport à l’idée même d’innovation » (p. 38). Mais naissent pourtant à Rome quelques fondements qui intéressent la propriété intellectuelle. D’abord, le principe selon lequel l’écriture ne se réduit pas à la manifestation d’une puissance divine exprimée à travers un individu, ce dernier pouvant être un créateur. Cicéron aurait d’ailleurs, le premier, revendiqué une sorte de droit de divulgation sur une œuvre. Durant cette période, Martial s’insurge contre les plagiaires, traitant ceux-ci de voleurs d’enfants, forgeant du coup la conception que l’œuvre est en quelque sorte le prolongement de l’auteur. Sénèque pose quant à lui les jalons de ce qui sera, plusieurs siècles plus tard, un fondement de la propriété intellectuelle : la distinction entre le droit de l’auteur sur une œuvre et la propriété du support de l’œuvre. C’est également à Rome que se trouve discuté le précepte voulant qu’une idée ne puisse faire l’objet d’une appropriation. Ces divers repères de la propriété intellectuelle ne trouvent pas encore refuge dans le droit, mais amorcent sa longue gestation. La reconnaissance juridique de l’inventeur et de l’auteur passe par l’Antiquité chrétienne et le Moyen Âge, alors qu’apparaît la possibilité pour plus d’une personne d’être propriétaire, sous des usages divers, d’une même chose. La propriété est ainsi pensée comme un usage et cette réflexion inaugure, selon Buydens, l’idée d’appropriations distinctes. Le Moyen Âge prescrit toutefois l’anonymat aux créateurs : les avancées faites à Rome quant au statut de l’auteur ne seront pas reprises et, comme chez les Grecs, l’auteur se présente comme le relais d’une volonté divine, « l’auteur est donc avant tout celui qui transmet » (p. 90). Mais le Moyen Âge valorise le travail et, par ce biais, ouvre la voie à l’acquisition de la propriété par le travail, Propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique 827 un postulat qui sera éventuellement repris pour justifier les droits de propriété intellectuelle. Dès la fin du XIVe siècle apparaissent les premiers privilèges qui donnent à l’inventeur une exclusivité de posséder ou d’utiliser son invention. Venise, tout comme plusieurs autres villes d’Europe, aura recours aux privilèges, le plus souvent pour des inventions qui sont importées sur le territoire, notamment pour la canalisation de l’eau ou pour des moulins à vent. Le privilège accordé à Florence en 1421 à un certain Brunelleschi pour la construction d’un nouveau type de bateau serait un présage du droit des brevets : un privilège lui est en effet consenti pour l’encourager à proposer d’autres inventions et on estime que sa divulgation profitera éventuellement au public. Le quatrième chapitre nous mène au cœur d’un moment juridique fondateur de la propriété intellectuelle en occident : la Parte Venetiana de 1474. Buydens relate les confrontations d’idées qui ont ponctué la reconnaissance des auteurs et des inventeurs. Pour que la propriété intellectuelle telle que nous la connaissons aujourd’hui soit véritablement en place, il faut que l’individualité du créateur soit consacrée. Des traces de cette reconnaissance se retrouvaient déjà à Rome et refont surface au Moyen Âge sous la plume d’Abélard, qui valorise l’individu comme auteur. La période qui débute au XVe siècle donnera l’essor à ce fondement. C’est à travers la querelle du maniérisme en peinture que s’impose l’idée qu’une œuvre est l’expression de la personnalité d’un auteur. Le philosophe Hobbes théorise, de son côté, le principe voulant qu’une personne devienne propriétaire lorsqu’elle découvre quelque chose ou qu’elle prend possession d’un bien non approprié. L’arrivée de l’imprimerie accéléra cette réflexion même si, comme le démontre Buydens, les copistes du XVe siècle étaient déjà d’une redoutable efficacité. Sur le plan philosophique, afin de justifier la propriété intellectuelle, il est nécessaire que soit admis le principe de la propriété sur les fruits de son travail. Avec Locke, se trouve légitimée l’idée que chacun, à titre de propriétaire de sa personne, peut être propriétaire des fruits générés par son travail. L’acte de création donne un droit de propriété sur l’objet créé ainsi qu’un droit sur l’usage de cet objet. 827 828 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Parte Venetiana instaure la matrice des législations actuelles en matière de brevets, avec le principe de la protection pendant 10 ans d’une invention technique nouvelle, ingénieuse et utile et, de plus, elle prévoit même une forme de licence obligatoire. En Angleterre, en matière d’invention, les privilèges apparaissent vers le milieu du XVIe siècle et ils fleurissent jusqu’à ce que l’affaire du Case of Monopolies en balise les contours et que le Statute of Monopolies de 1624 énonce des critères plus objectifs. Les privilèges d’édition seront aussi accordés en Angleterre à partir du XVIe siècle et, en 1557, on accorde un privilège général d’édition à la Stationers Company, qui prend alors le contrôle de l’édition. La France est au cœur des mêmes débats et fonctionne également sur le modèle des privilèges dès le XVIe siècle pour les inventions, de même que pour les œuvres littéraires et artistiques. Ces diverses avancées législatives participent à la construction de la propriété intellectuelle, mais ce qui est en germe depuis l’Antiquité n’est pas encore tout à fait abouti. C’est au cinquième et dernier chapitre, lequel forme près de la moitié de l’ouvrage, qu’est proposée une vaste synthèse du développement moderne de la propriété intellectuelle et de son destin actuel. Le XVIIIe siècle met en œuvre l’appropriation de la création : « en un temps où l’essentiel des terres a été conquis, inclure et enclore les objets abstraits dans le domaine privé est la seule voie d’extension majeure de l’appropriation » (p. 258). Buydens présente les cinq principales justifications qui ont été fournies pour octroyer une propriété sur une création ou une invention : la justification par le travail (un droit sur les fruits de son travail), la justification contractualiste (un contrat entre l’auteur et le public), la théorie de l’occupation (la propriété revient à la première personne qui a matérialisé une œuvre ou une invention), la thèse personnaliste (l’œuvre est l’émanation de la personne) et l’utilitarisme (l’octroi d’un droit de propriété constitue un incitatif à la création). À travers l’exposé de ces justifications et de leurs critiques, l’ouvrage retrace quelques procès ayant marqué l’histoire de la propriété intellectuelle tout en soulignant les débats qui ont eu cours lors de l’adoption du Statute of Anne en 1710. Mireille Buydens montre ensuite comment, à la suite de l’adoption de la Convention de Paris en 1883 et de la Convention de Berne en 1886, de nombreux autres instruments internationaux sont venus étendre les droits de propriété intellectuelle. Cet apogée de la protection des créations et des inventions essuie toutefois d’importantes attaques à la fin du XXe siècle : d’une part, les arguments justifiant l’octroi des droits, notamment l’utilitarisme, sont relativisés et, d’autre part, certains estiment que la propriété intellectuelle nuit à Propriété intellectuelle : évolution historique et philosophique 829 l’accès à l’information, à la culture et aux médicaments, en plus de cautionner l’appropriation de savoirs traditionnels. Buydens rapporte aussi les critiques de ceux qui considèrent que les profits de la propriété intellectuelle sont souvent éloignés des créateurs et des inventeurs, pour se concentrer dans les mains des entrepreneurs. L’ouvrage se conclut en discutant de trois orientations prospectives : i) l’abolition de la propriété intellectuelle ou, dans une forme moins radicale, sa mutation en octroi de prix ou en licences obligatoires, ii) la perversion de la propriété intellectuelle avec le mouvement des logiciels libres et des creative commons que l’on retrouve dans le domaine des publications scientifiques et dans les patents pools et iii) la réforme de la propriété intellectuelle, qui passerait notamment par sa requalification comme un privilège qui doit aussi servir l’intérêt général, par un resserrement de la notion d’originalité et par une réduction de la durée des droits. Dans cet ouvrage exigeant, Mireille Buydens va aux sources et raconte des histoires : celle de la philosophie, celle de l’art, celle des innovations, celle des transformations sociales et, en même temps, celle du droit. Avec rigueur et détails on démontre comment la propriété intellectuelle est née et a pris son envol dans la controverse et le doute. Elle rassemble, au sein d’une même démonstration, la problématique de l’appropriation des créations produites par les auteurs et les inventeurs. Comme l’indique D.W. Feer Verkade dans sa préface de l’ouvrage, il est salutaire que la propriété intellectuelle soit abordée autrement que par un exposé du droit positif. Une meilleure compréhension des fondements et de l’histoire de la propriété intellectuelle procure une vue d’ensemble permettant de mieux appréhender ses transformations actuelles. La somme d’idées et la synthèse magistrale des concepts font que cet ouvrage a désormais sa place sur la table de chevet de quiconque veut reculer d’un pas et comprendre le parcours sinueux et encore incertain de la propriété intellectuelle. Compte rendu Digital Consumers and the Law Towards a Cohesive European Framework* Ghislain Roussel** Digital Consumers and the Law – Towards a Cohesive European Framework est un ouvrage collectif de l’Institute for Information Law de l’Université d’Amsterdam et il constitue le titre 28 de l’Information Law Series sous la direction de Lucie Guibault, membre du comité éditorial international des Cahiers de propriété intellectuelle. L’ouvrage résulte de la collaboration étroite d’une équipe multidisciplinaire de divers horizons (droits des contrats, de la consommation, des médias, de la propriété intellectuelle, des technologies de l’information, des chartes et droits fondamentaux, etc.) de deux centres de recherche (Centre pour le droit européen des contrats (CSECL) et Institute for Information Law). L’équipe était composée de Natali Helberger, Lucie Guibault, Lodewijk Pessers, Marco B. M. Loos, Chantal Mark et Bart van der Sloot et elle était appuyée par des collaborateurs de dix États membres de l’Union européenne et d’un des États-Unis d’Amérique. L’ouvrage analyse dans tous ses aspects le droit des contrats et le droit de la consommation dans l’environnement numérique au regard du consommateur qui acquiert non plus des biens tangibles, mais des biens intangibles en ligne, à savoir des « biens numériques » © Ghislain Roussel, 2103. * Natali Helberger, Lucie Guibault, Marco Loos, Chantal Mak, Lodewijk Pessers, Bart van der Sloot, Lucie Guibault, éd., Institute for Information Law, Information Law Series no 28, (Wolters Kluwer, Alphen aan den Rijn, 2012), 284 pages, ISBN : 978-90-411-4049-4. ** Avocat et président des Cahiers de propriété intellectuelle inc. 831 832 Les Cahiers de propriété intellectuelle avec ou sans support matériel, et ce, de diverses manières et sous diverses formes dont des licences de propriété intellectuelle (podcasts, steamings, MP3, etc.). Est-ce que les directives européennes et le droit des États membres de l’Union européenne sur les contrats et la vente, conçus dans un environnement analogique et de « tangibilité » sont adaptés à l’environnement numérique ? Est-ce que le droit existant respecte les droits de ce nouveau genre de consommateurs (ci-après « consommateur numérique ») au regard non seulement du droit national et du droit communautaire des contrats et de la consommation, mais également des droits de la concurrence, des médias, de la propriété intellectuelle, des technologies de l’information, de la vie privée, etc. ? Les marchés changent, ainsi que les modes de distribution et les conditions d’acquisition et d’accès des biens. De nouveaux joueurs, qui fixent les règles du commerce, interviennent et le consommateur numérique n’est pas nécessairement en lien direct avec ces nouveaux joueurs, tout cela dans un environnement juridique conventionnel du droit des contrats et de la consommation. Une interaction se manifeste entre le consommateur numérique et le fournisseur de biens ou de services. Une incertitude ou une insécurité juridique persiste face à l’application et à la conformité des règles communautaires et nationales conventionnelles ou traditionnelles en matière de consommation. Il y a une opposition entre le droit privé, notamment le droit des contrats, le droit de la consommation et le droit de la propriété intellectuelle, face au droit public, dont le droit constitutionnel, les chartes et les droits fondamentaux, et l’intérêt public. Doit-on adapter – est-il adaptable ou transposable – le droit actuel à ce nouvel environnement, créer un droit nouveau avec une nouvelle directive ou un règlement communautaire sur le sujet, etc. ? L’ouvrage fait d’ailleurs une analyse approfondie des critères ou des éléments à prendre en considération, ainsi que du projet de directive de 2011, avec la controverse qu’il soulève au regard du droit européen communautaire des contrats. L’ouvrage est composé de huit chapitres, la plupart étant rédigés par un auteur en équipe ou parfois en collaboration (chapitre 2) portant respectivement sur : • un portrait actuel du marché numérique et de son contenu (recherches à jour au 1er février 2012) ; Digital Consumers and the Law... 833 • la classification du contenu numérique ; • le régime juridique du contenu numérique et le statut des « prosumers » (consommateur producteur professionnel de contenu) ; • l’obligation précontractuelle d’information des entreprises à ces nouveaux consommateurs de contenu numérique ; • la conformité ou non du droit actuel au contenu numérique et à sa consommation ; • l’éducation du législateur face à ces nouveaux consommateurs ; • le respect des droits fondamentaux des consommateurs « numériques » ; • dont le respect de la vie privée. Nous reviendrons de manière plus détaillée sur chacun de ces chapitres. L’ouvrage est complété par une très riche bibliographie de 44 pages et de diverses annexes, dont le projet de directive européen sur les droits des consommateurs numériques (2011/83/UE). Le chapitre 1 situe le consommateur de contenu numérique dont la mise en marché, les caractéristiques et les défis sont nettement différents des biens dans l’environnement analogique ou des biens tangibles ; le cadre juridique à prendre désormais en considération fait intervenir simultanément diverses législations, en outre de l’intérêt public au regard du respect des droits fondamentaux et de la vie privée de ce nouveau type de consommateur, car le concept du consommateur numérique ou en ligne a des impacts également sur le respect de ses droits fondamentaux et les impacts vont au-delà des législations nationales et ils interpellent des directives européennes et des traités ou conventions à portée internationale. Les conflits portent certes sur la notion de propriété du bien intangible « acquis », mais aussi sur la propriété intellectuelle, notamment. L’auteur de ce chapitre résume les attentes du consommateur face à l’information disponible et à sa transparence, et à son titre de propriété. Il existe une problématique réelle face aux règles existantes régissant ou encadrant les contrats de vente dans l’environnement numérique. Il ne semble d’ailleurs pas y avoir de standardisa- 834 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion des règles applicables en matières contractuelles et du droit de la consommation au regard des utilisations et des pratiques admises et les attentes de ce nouveau consommateur ne semblent pas comblées. Trop d’incertitude persiste. Les problèmes diagnostiqués par ordre d’importance en ce qui concerne ce consommateur en ligne sont : i) l’accès au bien ou au service et ses contraintes, dont celles de nature légale et technique ; ii) le choix et la diversité des biens offerts ; iii) les restrictions d’utilisation, dont les mesures de protection (« DRM ») ; iv) l’information disponible et la transparence de la part des entreprises qui fournissent des biens et des services numériques ou en ligne ; v) le respect de la vie privée au regard de la collecte et de la communication de données personnelles ; vi) l’équité en matières contractuelles ; vii) la sécurité de la transaction et du bien « acquis » (logiciels, bogues, virus, mesures techniques de protection, pourriels, etc. Nous le constatons très rapidement : tout cela est d’actualité. Le chapitre 2 se penche sur la classification du contenu numérique livré avec ou sans support tangible. Est-ce un bien, un service ? Est-ce autre chose ? Ce contenu dispose-t-il ou devrait-il disposer de ses propres règles ? Ne serait-il pas plutôt l’objet d’un contrat sui generis ou d’une licence de propriété intellectuelle ? Il y a confrontation ou rencontre du droit de la consommation et du droit d’auteur visant spécifiquement la gestion du contenu numérique, mais également du droit des technologies de l’information et du droit des médias. La qualification du contrat n’est certes pas simple selon l’existence d’un support ou non dans un premier temps dans la délivrance du bien « acquis » en ligne. Il n’existe pas d’uniformité des règles et des interprétations. Le droit traditionnel des contrats et de la consommation varie d’un État à l’autre et de nombreuses variantes prévalent. Une incertitude persiste. La protection du consommateur numérique dépendra donc de la qualification du bien : droit des contrats ou droit des consommateurs (existence d’un support, épuisement, propriété) ; régime sui generis ; licence de droit d’auteur (aucun support, licence, utilisation licite, non-épuisement) ? Les règles varieront donc selon la qualification nationale du bien et du contrat. L’auteur de ce chapitre conclut à l’extension des biens numériques aux droits des contrats, mais cela n’est pas si sûr. Une uniformisation des règles s’imposerait comme le projet de directive CESL, Digital Consumers and the Law... 835 avec prise en considération, en sus du droit des contrats et de la consommation, des droits de la propriété intellectuelle, de la vie privée, du commerce électronique, des médias, des télécommunications, avec concordance des principes et des règles de la même façon que l’environnement classique de la consommation et de l’achat de biens tangibles. Le chapitre 3 traite du « prosumer », consommateur privé qualifié de professionnel et de « vendeur ». Les règles applicables à ce consommateur, nouvel interlocuteur dans le réseau de distribution des biens en ligne, ne sont pas claires et la recherche d’« accommodements » dans le contexte légal actuel n’est pas facile. Une liste de critères souples (plan et importance des activités, leur échelle, l’intention du « prosumer », l’impression auprès des consommateurs, l’apparence, la différenciation de l’échelle d’affaires au regard d’une entreprise, etc.) est soumise afin de pouvoir instaurer un régime légal stable face au statut de ce « prosumer ». Le chapitre 4 aborde l’obligation du « vendeur » ou des divers intervenants dans la chaîne de distribution au chapitre de leur obligation précontractuelle d’information et de transparence envers le consommateur d’un contenu numérique. L’auteur de ce chapitre souligne l’écart entre l’information disponible et les attentes du consommateur et il identifie quelques problèmes. Il soumet divers critères afin de fournir à ce consommateur une information conforme selon le droit communautaire et les législations nationales, aspects portant sur l’accès au contenu, sa qualité, sa fonctionnalité au regard des mesures techniques de protection (« DMR », entre autres), les conditions de la licence d’utilisation du contenu, l’éthique ou la gouvernance de l’entreprise ou du fournisseur, etc. Tout d’abord, les lois nationales et les directives européennes en la matière s’appliquent-elles et, si oui, sont-elles satisfaisantes, conformes ou respectueuses ? La réponse est encore loin d’être claire, compte tenu de la multiplicité des sources de droit, des structures, des interprétations judiciaires : une sorte de « patchwork ». L’incertitude persiste là encore. Au regard de l’acquis communautaire, des directives prévalent et des règles existent tant à l’égard des biens tangibles que d’autres catégories de biens. La difficulté réside dans la mise en œuvre de ces règles par les États membres. Il s’agit davantage d’un problème d’application que de pertinence et d’adéquation des règles en vigueur. La solution ne consisterait pas dans l’augmentation des standards, mais bien dans l’uniformisation de ceux en 836 Les Cahiers de propriété intellectuelle place sous une seule autorité, de préférence. Un souhait exprimé, à tout le moins. Le chapitre 5 scrute et valide le test de conformité du droit communautaire, dont la réglementation actuelle sur le droit des contrats ou de vente, et de diverses législations nationales face à la protection du consommateur de biens numériques. Il s’attarde également au projet de règlement européen du droit de la vente (« CSL » – « sales law »). Le test de la conformité est souvent manipulé par des intervenants dans la chaîne de la consommation en ligne de biens relativement aux problèmes d’accès, à l’inter-opérationnalité, à la fonctionnalité, à la qualité, aux mesures techniques de protection. L’auteur de ce chapitre reprend la discussion sur la qualification du contenu numérique, un « bien », selon la directive, inclus dans le droit des contrats, donc application ou extension des mêmes règles que le bien tangible, avec toutefois des considérations abstraites sur la vie privée et quant à l’intérêt public. L’auteur fait aussi état des attentes des consommateurs face aux entreprises et il identifie de nouveau les problèmes du consommateur individuel sur l’accès, la compatibilité, la fonctionnalité, la qualité, la sécurité, chaque État membre disposant de ses propres règles. Selon l’auteur, le test de conformité doit revêtir un concept évolutif, quels que soient le temps, le support, la mise à jour du bien « acquis », et une obligation continue de conformité doit être soumise au vendeur ou à l’entreprise, à savoir pérennité du bien et récurrence du service, quels que soient le changement de support, les mises à jour. Sinon, avec la manipulation du test de conformité, le consommateur perdra confiance et il n’obtiendra pas de réponse à ses attentes. Une clause sur le test de conformité est nécessaire dans le temps et le projet de directive CESL devrait s’étendre au contenu numérique dans un cadre juridique clair et cohérent. Le chapitre 6 s’attarde à la protection du consommateur mineur ou non émancipé (« underage »), en soulignant que le consommateur traditionnel n’est plus nécessairement celui dans l’environnement numérique. Il n’y a pas que l’âge qui importe, car le mineur est un consommateur aguerri et même averti, mais l’est-il suffisamment ? Le profil de ce consommateur « underage » est difficile à cerner et à saisir et il comporte des sous-groupes. Il est nécessaire de protéger les clientèles vulnérables eu égard à l’inexistence de règles uniformes au sein de l’Union européenne et dans les États-membres. Il y a fragmentation des principes, règles et Digital Consumers and the Law... 837 pratiques. La capacité contractuelle du consommateur doit être un élément à prendre en considération dans le droit de la consommation et des contrats à l’échelle européenne lors de l’uniformisation des concepts dans l’avenir et le concept d’« émancipation » doit être revu. Le législateur doit se pencher sur une réforme juridique rapide et efficace, vu l’hétérogénéité des règles concernant les consommateurs. L’auteur de ce chapitre émet cependant des doutes sur l’actualisation des règles existantes en matière d’émancipation et des pratiques actuelles de consommation et il rappelle le rejet dans le passé du projet de réglementation communautaire sur la capacité légale du sujet dans le « Cadre commun de référence » (projet de « CFR »). Le législateur a certes un rôle à jouer, mais aussi les divers intervenants dont les réseaux de distribution dans le commerce électronique et la transparence des outils de vérification et des systèmes de paiement sont d’une importance primordiale en vue d’une protection du consommateur « underage ». Le chapitre 7 analyse la situation des droits fondamentaux des consommateurs dans l’environnement numérique. Pour un, ce ne sont pas tous les Européens qui ont accès à un tel contenu présentement si l’on s’attarde à l’exercice de la liberté d’information. Cela affecte les relations contractuelles. Les principes de base en vigueur respectent théoriquement les droits fondamentaux des consommateurs numériques, mais des suggestions sont faites en vue de transcender le conflit droit privé – droit public soulevé par la pluralité des sources de droit, des interprétations nationales et des autorités judiciaires. La reconnaissance de ces droits existe, mais un problème demeure au chapitre de leur application. Il devient nécessaire de rechercher un équilibre des intérêts et de concevoir une infrastructure juridique dans l’application des droits fondamentaux dans le droit contractuel européen : renforcement des droits d’accès, de la non-discrimination, de respect de la vie privée, protection des données personnelles, etc. Le chapitre 8 de l’ouvrage porte sur un éventuel cadre légal de protection de la vie privée et de la protection des données personnelles dans le contexte de la consommation numérique. Le droit de la vie privée, de droit vertical qu’il était, est devenu un droit dit « horizontal » dans l’environnement numérique. Les pratiques dans ce domaine ne sont pas nécessairement conformes ou elles sont en conflit avec les règles communautaires existantes sur les contrats ; de plus, elles sont insuffisantes pour protéger adéquatement la vie privée du consommateur numérique. Une alternative doit être 838 Les Cahiers de propriété intellectuelle recherchée ou un nouveau modèle d’affaires doit être pensé, en retournant aux principes de base du droit sur la vie privée et en se fondant sur le principe d’équité. Il faudra tenir compte désormais non plus du sujet de la donnée, mais de la personne ou de l’entreprise qui traite les données, le « processor ». En conclusion, il faut rendre tout le crédit aux auteurs de cet ouvrage qui aborde des questions d’actualité de première importance qui ne sont pas simples à résoudre et qui ont été peu traitées de manière aussi exhaustive ou substantielle. C’est déjà complexe sous notre propre régime juridique. Il est alors aisé de saisir la complexité de la tâche face à un encadrement juridique de marchés conventionnels faisant intervenir vingt-cinq États et la mise en application et l’interprétation nationale d’outils communautaires de régulation. Des encadrements de marchés traditionnels s’étendent ou peuvent s’étendre aux nouveaux marchés en ligne, mais encore faut-il que tous s’entendent et aient la même lecture et la même interprétation des dispositions applicables, ce qui est loin d’être le cas. D’où la nécessité d’une certaine uniformisation des règles du jeu afin de protéger adéquatement le consommateur dans l’environnement numérique, incluant le jeune consommateur. La tâche s’annonce énorme, car doivent être prises en considérations de nouvelles, sinon d’autres problématiques aiguës, dont les droits de propriété intellectuelle et la protection de la vie privée et des renseignements personnels. Là où une solution conventionnelle est applicable ou étendue par interprétation ou autrement, nous constatons rapidement que le commerce et la vente de biens – dans son acception la plus large – dans cet environnement numérique ou du commerce individuel en ligne interpellent au premier chef les droits de propriété intellectuelle. Et la règle première qui semble prévaloir est la transparence des règles du jeu à tous égards sans manipulation par les divers intervenants ou nouveaux joueurs avec lesquels le consommateur numérique individuel transige. Mais ils ne sont pas nécessairement les ayants droit ou les personnes qui devraient répondre au premier chef aux attentes des consommateurs au chapitre de la qualité, de la fonctionnalité, de la sécurité du bien acquis et de sa pérennité. Une critique qui peut être formulée à propos de cet ouvrage réside dans le fait de la rédaction de l’ouvrage en collaboration par un ou des auteurs différents qui reprennent çà et là des thèmes qui ont pu avoir été effleurés ou traités précédemment par un auteur Digital Consumers and the Law... 839 dans un autre chapitre de manière plus détaillée, mais pas dans tous les cas. Nous avons ainsi l’impression de relire parfois la même chose à deux ou trois reprises, quelquefois davantage. Mais cela n’enlève rien à la qualité des aspects analysés et de pistes de solution mises de l’avant. Pour un lecteur pressé, les conclusions de parties de chaque chapitre et des divers chapitres de cet ouvrage constituent d’excellents résumés au contenu clair et exhaustif.