Les acides et les bases : de la perception commune aux

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Les acides et les bases : de la perception commune aux
Les acides et les bases : de la perception commune aux modèles
scientifiques chez les élèves tunisiens
OUERTATANI Latifa, doctorante, AYADI TRABELSI Malika, Professeur, Institut Supérieur de
l’Education et de la Formation Continue, Université de Tunis, Tunisie
DUMON Alain, Professeur, IUFM d’Aquitaine, DAEST, Université Bordeaux 2, France
SOUDANI Mohamed, Maître de conférences, IUFM de Lyon, LIRDHIST, Université Claude
Bernard, Lyon 1, France
Introduction
La notion d’acidité fait partie du langage de tous les jours. A l’idée de mordre un citron, on éprouve
une sensation d’acidité. Mais, la perception commune entend l’usage des sens de manière purement
passive, alors que la perception scientifique englobe la première et implique une activité mentale de
lecture et de représentation modélisante des phénomènes “ perçus ”. Les élèves Tunisiens, du
secondaire à l'université, vont devoir progressivement abandonner leurs perceptions communes et
s'approprier différents modèles : le modèle d’Arrhenius en deuxième année de l’enseignement
secondaire, le modèle de Bronsted en quatrième année, le modèle de Lewis en première année
d’université. Pour Martinand (1992), les processus de modélisation sont des aller - retour entre deux
registres différents : le référent empirique (ce dont parlent les concepts, modèles ou théories)
constitué d’objets du réel et de phénomènes, mais aussi de pratiques sur ces objets et ces
phénomènes, et ce qui relève des outils qui permettent de se construire une représentation des objets
et des phénomènes sensibles, le registre des théories et des modèles. Dans ce travail, nous nous
proposons d’analyser l’évolution des connaissances des élèves relatives aux acides et aux bases
suite à l’enseignement reçu en deuxième année de l’enseignement secondaire : à quel(s)
registre(s) se réfèrent les élèves ? sont-ils capables de circuler entre les deux registres ?
Position du problème
Résultats des travaux antérieurs et hypothèses de recherche
Plusieurs travaux en didactique de la chimie ont eu pour objet l’étude des conceptions des élèves
et des étudiants à propos des concepts d’acide et de base. Dans le registre empirique, les travaux
de Cissé (1988), Hand et Treagust (1988) et Ross et Munby (1991) ont mis en évidence que pour
de nombreux élèves les acides sont caractérisés par leurs propriétés organoleptiques ou par leur
force et leur danger. Hand et Treagust (1988) ont constaté que les élèves ont peu d’idées sur les
bases. Cette constatation est confirmée par Ross et Munby (1991) et par l'étude de Cross et al.
(1986) qui relèvent que les étudiants donnent facilement plusieurs exemples d'acide mais que
seulement 43% arrivent à donner le nom de deux bases. Cette mauvaise perception du concept de
base est interprétée par le fait que les élèves ont peu d'expériences personnelles de ce qu'est une
base, terme peu employé dans le langage quotidien. Dans le registre des modèles, les études de
Ross et Munby (1991), Garnett et al. (1995) et Oversby et Spear (1997) montrent que les élèves
ont des difficultés avec la notion de pH. Nous faisons l’hypothèse que, en raison de
l’omniprésence du concept d’acide et de l’absence de celui de base dans le langage courant, l’effet
de l’enseignement se fera davantage sentir en ce qui concerne la notion d’acide et que son effet
sur la connaissance de ces concepts sera de courte durée.
Méthodologie
Dans le but d'identifier les conceptions initiales des élèves entrant en seconde année, il a été
demandé à 75 élèves de deux classes d’un même lycée de dire si un certain nombre de
substances de la vie quotidienne étaient acides, en justifiant leur proposition. La liste des
substances proposée résulte des réponses données par les élèves de deux échantillons tests à une
interview et un questionnaire demandant à des élèves de citer de telles substances. Afin
d'analyser l'évolution de leurs conceptions suite à l'enseignement reçu, un deuxième
questionnaire a été administré, après enseignement du modèle d’Arrhenius, à ces 75 élèves ainsi
qu’à 40 élèves de 3ème année (section : sciences expérimentales). Les deux niveaux choisis
doivent nous éclairer sur l’évolution des systèmes explicatifs. Le questionnaire est composé de
questions ouvertes, à association de mots, à choix multiples. Les réponses apportées par les
élèves sont regroupées en différentes catégories ad hoc suivant les questions et les pourcentages
de réponses par catégories sont calculés (lorsque 2 nombres se suivent accompagnés de %, ils
correspondent aux pourcentages respectifs d'élèves de deuxième et de troisième année).
Résultats et discussions
Caractérisation des acides et des bases
Avant enseignement, les justifications apportées par tous les élèves pour justifier le caractère
acide (ou non) des substances de la vie courante font uniquement référence au registre des
phénomènes :
- Référence au lien propriété/réactivité : une substance concentrée, qui est dangereuse, très
réactive (forte), qui attaque la peau et les saletés est un acide (eau de javel, alcool, liquide de
batterie : > 70%). Une substance qui n'est pas dangereuse, qui n'est pas concentrée et que l'on
peut ingérer ne l'est pas (lait, sang, sucre, sel de cuisine : entre 70 et 95%)
- Référence aux propriétés organoleptiques : une substance piquante dans la bouche, qui est
"amère", qui irrite les yeux est un acide (jus d'orange, vinaigre, vitamine C : > 65%).
- Référence à l'effervescence : une substance qui produit un dégagement gazeux est un acide
(aspirine, coca cola : 65%).
On retrouve donc les conceptions déjà mises en évidence dans les recherches d'autres auteurs
Après enseignement, lorsqu’il est demandé aux élèves « Citez tous les mots qui vous viennent à
l’esprit quand on vous dit "acide" ou "base" », on observe que :
- les élèves de deuxième et troisième année sont plus démunis face au concept de base qu'à
celui d'acide : moins de mots cités (respectivement 120 et 75 pour acide ; 87 et 47 pour base),
plus de non-réponse (6 et 8% pour acide ; 15 et 26% pour base) ;
- sous l’influence de l’enseignement, le modèle d’Arrhenius supplante l’aspect perceptif et les
exemples de la vie quotidienne dans l'esprit des élèves. Certes, seuls quelques élèves de
deuxième année répondent en donnant le modèle complet, mais de nombreux élèves des deux
niveaux font figurer dans leur réponse des objets ou phénomènes du registre du modèle (ions en
solution, pH, ionisation, fort/faible). On notera que les élèves de deuxième année retiennent de
préférence les éléments de la définition (les ions en solution) caractérisant le caractère acide ou
basique d'une solution alors que ceux de troisième année se référent le plus souvent à la mesure
de cette acidité : le pH ;
- les références appartenant au registre du modèle sont plus fréquentes dans les réponses des
élèves au mot inducteur base (59 et 55%) qu'à celui d'acide (41 et 37%) et que,
parallèlement, le registre empirique, en particulier les exemples de produits de laboratoire
ou de la vie courante (42 et 44% pour acide, 19 et 31% pour base), est moins mobilisé.
Définition d’un acide ou d’une base
Afin de déterminer leur niveau d’intégration du registre du modèle, la question suivante a été posée :
« Une espèce chimique est dite acide (ou base) s’il s’agit d’un : accepteur d’ions hydrogène,
donneur d’électrons, accepteur d’électrons, donneur d’ions hydrogène, accepteur d’ions
hydroxyde, donneur d’ions hydroxyde »
- Concept d'acide
Pour environ 50% des élèves des deux classes, un acide est un donneur d'ions hydrogène. On
peut y ajouter les 8 à 10% d'élèves qui ont choisi accepteur de OH-, réponse qui peut être
considérée comme acceptable dans le modèle d'Arrhenius puisque la réaction d'un acide sur une
base est schématisée par l'équation : H+ + OH- → H2O. Cela veut dire que seulement 60%
environ des élèves ont retenu la définition qui leur a été donnée. Les réponses accepteur de H+
(plus fréquentes en deuxième qu'en troisième année : de l'ordre de 20%) et donneur de OHtraduisent une méconnaissance du modèle. Quant à la réponse " accepteur d'électrons " (22% en
deuxième année), alors que le modèle de Lewis n'a pas été objet d'enseignement, est-elle due au
hasard ou peut-on l'expliquer par l'enseignement reçu relatif à la structure de la matière ? l'ion
H+ est déficitaire en électron, il en accepte un de l'ion OH- lors de la formation de la molécule
d'eau. Difficile de conclure !
- Concept de base
En ce qui concerne les bases, si les élèves de deuxième année ont bien retenu que c'est une
espèce susceptible de donner des ions OH- (60%) ou d'accepter des ions H+ (12%) : cf.
explication ci dessus), ils ne sont plus que (26 + 11%) à donner une réponse acceptable en
troisième année. Cela confirme que le concept de base est bien moins maîtrisé que celui d'acide
et que l'acquisition des connaissances n'est que transitoire : lorsque les concepts ne sont plus
objet d'enseignement (les acides carboxyliques sont introduits en troisième année, les bases ne
sont pas revues) certains élèves ont tendance à les oublier. La réponse " donneur d'électrons "
est très faible pour les deux classes : les ions OH- n'auraient donc pas le même statut que les
ions H+ ?
Lien registre empirique/registre du modèle
La question destinée a évaluer cette mise en relation est la suivante : "Comment peut-on
augmenter (baisser) l’acidité (la basicité) d’une solution ? ”
On constate que le taux de réponses des élèves de troisième année est nettement inférieur à celui
des élèves de deuxième année. On peut en conclure que pour environ 41% de ces élèves les
notions d'acidité et de basicité sont loin d'être acquises. Elles deviennent floues lorsqu'elles ne
sont plus objet d'enseignement.
Les réponses possibles à cette question nécessitent de mettre en relation le registre du modèle et
le registre empirique. Aucune des réponses des élèves des deux classes ne fait explicitement
apparaître cette relation. Les élèves donnent une explication dans un seul registre.
Dans le registre des modèles le lien est établi entre la quantité d'ions H+ (ou OH-) et l'acidité (ou
la basicité), dans un seul cas avec la concentration, et de façon plus importante pour augmenter
l'acidité (33 et 31%) (la basicité ; 37 et 41%) que pour la diminuer (21 et 25% pour l’acidité ; 22
et 30% pour la basicité). La réduction de l'acidité (la basicité) par réaction avec l'ion antagoniste
du modèle, n'apparaît que pour un nombre limité d'élèves des deux classes (6 et 15%). Quelques
réponses, en faibles pourcentages, établissent un lien entre l'acidité (la basicité) et le pH.
Le registre empirique est pris plus fortement en compte par les élèves de deuxième année que
par ceux de troisième année, ils ont certainement un meilleur souvenir des expériences réalisées
en classe. Pour augmenter l'acidité (la basicité) c'est l'ajout d'une solution acide (31 et 7%)
(basique ; 37 et 29%) qui est envisagé en premier dans ce registre. Mais quelles doivent être les
caractéristiques des solutions ajoutées pour que ce soit le cas ? Pour deux élèves de deuxième
année cette solution doit être " riche en ions H+ " et trois élèves de troisième année précisent que
l'acide (ou la base) doit être fort(e), sans faire référence à leur concentration par rapport à la
concentration initiale. On peut en conclure que pour la grande majorité des élèves ayant donné
cette catégorie de réponse la relation entre l'acidité et la concentration en ions H+ est loin d'être
correctement établie. Pour diminuer l'acidité (la basicité), c'est l'ajout d'eau (très peu d'élèves
utilisent le terme de dilution) qui est choisi (respectivement 44 et 15% pour l’acidité et 60 et
15% pour la basicité). On peut raisonnablement faire l'hypothèse que les élèves ayant donné
cette catégorie de réponse ont établi une relation implicite entre l'acidité (la basicité) et la
concentration. La diminution de l'acidité (la basicité) par réaction avec une substance
antagoniste est ici aussi envisagée par un faible nombre d'élèves. Il semble que dans l'esprit des
élèves le concept d’acide soit indépendant de celui de base.
Conclusion
Au début de la classe de deuxième année, les élèves font uniquement référence aux perceptions
communes pour justifier le caractère acide d'une solution. Après enseignement, on constate que
les connaissances des élèves ont subit une mutation, le modèle d'Arrhenius supplante l'aspect
perceptif. L'évolution des connaissances suite à l'enseignement du modèle d'Arrhenius fait
apparaître que si environ 2/3 des élèves des deux années retiennent la définition d'un acide qui
en découle, ils ne sont plus qu'un tiers en troisième année à retenir celle d'une base. En ce qui
concerne les objets du modèle qui ont leur préférence, ce sont les ions en solution pour les
élèves de deuxième année et le pH pour ceux de troisième année. Mais ces connaissances ne
sont que déclaratives ! Les élèves ont du mal à établir le lien entre le registre des modèles et
celui des phénomènes et le pH ne semble pas être lié de façon solide avec le degré d'acidité
d'une solution. Enfin on peut conclure que :
- Le concept de base est moins maîtrisé que celui d’acide ;
- L'acquisition des connaissances semble transitoire pour certains élèves.
- Les élèves se contentent de raisonner dans un seul registre.
Bibliographie
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MARTINAND Jean-Louis, 1992, Enseignement et apprentissage de la modélisation en sciences,
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