note sous CA de Riom, ch.com., 20 novembre 2013, n° 13/00423

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note sous CA de Riom, ch.com., 20 novembre 2013, n° 13/00423
La responsabilité civile du banquier fondée sur la méconnaissance de son devoir
de mise en garde à l'égard de l'emprunteur non averti
(Note sous CA de Riom, ch.com., 20 novembre 2013, n° 13/00423)
Lamia EL BADAWI
Maître de conférences à l'Université d'Auvergne
Membre du Centre de recherche Michel de l'Hospital - Axe « Normes et entreprises »
1.- La crise économique qui perdure et le surendettement croissant des particuliers ont conduit les
juges à renforcer les obligations du banquier dispensateur du crédit. Comme tout professionnel, les
banquiers sont en effet soumis à un certain nombre d'obligations, la spécificité des activités
bancaires pouvant cependant conduire à les accentuer. En la matière, la consécration d'un devoir de
mise en garde est une manifestation d'une certaine volonté de la part des juges de réguler la
politique d'octroi des crédits bancaires aux particuliers 1. Après une décision annonciatrice du 27 juin
19952, ce devoir de mise en garde a été clairement consacré par plusieurs décisions de la première
chambre civile rendues le 12 juillet 20053. Hésitant à reconnaître explicitement ce devoir 4, la
chambre commerciale a fini par aligner sa position sur celle de la première chambre civile dans une
série d'arrêts du 3 mai 20065. Le rapprochement entre ces deux chambres a été définitivement
entériné par deux importantes décisions de la chambre mixte du 29 juin 20076.
2.- Ce devoir ainsi consacré donne lieu à une jurisprudence abondante et intarissable. En pratique, il
suppose que le banquier alerte son client sur les dangers d'une opération de crédit projetée. Il se
situe entre l'obligation d'information qui consiste à transmettre une information objective et exacte
au client et l'obligation de conseil qui tend à orienter positivement le choix du client vers ce qui est
le plus adapté à sa situation. Il est vrai qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer le conseil de la
simple mise en garde tant les deux notions semblent parfois se confondre. La jurisprudence
multiplie d'ailleurs les obligations du banquier rendant parfois difficile la détermination des
contours de chacune d'entre elles7.
3.- Ces devoirs pesant sur les établissements de crédit ont pourtant leur raison d'être. En effet, les
établissements de crédit disposent en général d'un certain avantage par rapport à leur clientèle en
raison d'une bonne maîtrise des opérations de crédit et des produits proposés. Cet avantage doit dès
lors être compensé par une transmission d'informations aux clients. Le banquier devra alors
informer, mettre en garde, voire éventuellement conseiller son client. Bien informé, ce dernier
1 E. Bazin, Retour sur le devoir de mise en garde, Banque et droit, mars-avril 2010, n° 130, p.23.
2 Cass.1re civ. , 27 juin 1995, n° 92-19.212, Bull.civ. I, n° 287 ; Defrénois 1995, 1416, obs. D.
Mazeaud ; D. 1995. 621, note S. Piedelièvre ; RTD civ. 1996. 385, obs. J. Mestre ; JCP E 1996. II. 772, note D.
Legeais.
3 Cass. 1re civ, 12 juill. 2005, n° 03-10.921, 03-10.770, 02-13.155, 03-10.115 (décision se référant au devoir d'éclairer)
: D. 2005, p. 2276, obs. X. Delpech ; RTD com. 2005, p. 820, obs. D. Legeais ; D. 2005, p. 3094, note B. Parance ;
JCP G 2005, n° 41, 1875, note A. Gourio ; Banque et Droit 2005, n° 104, p. 80, obs. T. Bonneau ; RLDC, 2005, n°
21, p.15, note S. Piedelièvre.
4 Cass. com., 24 septembre 2003, n° 02-11.362, RTDcom., 2004, p.142, obs. D. Legeais.
5 Cass. com.,3 mai 2006, n° 04-15517, 02-11211 et 04-19315, Bull.civ., IV, n° 101, 102 et 103, D. 2006, p. 1618, note
J. François, JCP G 2006. II.10122, note A. Gourio ; JCP E 2006, p. 1890, note D. Legeais, RD bancaire et fin., 2006,
comm. 128, obs. F. Crédot et Th. Samin.
6 Cass. ch. mixte, 29 juin 2007, n° 05-21,104, 06-11.673, D. 2007, p. 2081, note S. Piedelièvre et p. 1950, obs. V.
Avena-Robaret, RCA, 2007, étude 15, note S. Hocquet-Berg, JCP G 2007. II. 10146, note A. Gourio, RTD civ.,
2007, p. 779, note P. Jourdain.
7 V. par exemple la consécration d'un devoir d'éclairer et d'expliquer : A. Gourio, D. Legeais,
Les devoirs du banquier envers son client et les cautions, RDC, n° 3, 2012, p.1053.
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pourra prendre sa décision de conclure l'opération en pleine connaissance de cause. 4.- Le processus de transmission d'informations suit ainsi plusieurs étapes et dépend en grande
partie de la dangerosité et de la nature de l'opération envisagée, mais surtout des compétences du
client. L'intensité des obligations du banquier est ainsi directement liée au risque encouru par ce
dernier et à ses compétences particulières.
5.- Lorsqu'un risque ne peut être ignoré, le banquier doit alors alerter son client en le mettant en
garde contre les risques encourus. Les juges ont reconnu ce devoir de mise en garde en faveur des
cautions, des investisseurs, mais surtout envers les emprunteurs. Cette tendance jurisprudentielle
s'inscrit dans un courant de la responsabilité civile qui vise à protéger le faible contre le fort 8. Ce qui
suppose de distinguer le client averti de celui qui ne l'est pas, seul ce dernier méritant une protection
spécifique. Cette prise en compte du caractère averti ou pas est régulièrement rappelée par la
jurisprudence. L'arrêt de la cour d'appel de Riom du 23 novembre 2013 s'inscrit à ce titre dans cette
jurisprudence désormais classique.
6.- En l'espèce, un jeune homme âgé de 24 ans, militaire dans le cadre d'un contrat de volontariat à
durée déterminée et renouvelable, a fait l'acquisition d'un appartement dans un immeuble à usage de
résidence pour étudiants moyennant le prix de 240 541, 91 euros, financé au moyen d'un apport
personnel de 39 638 euros et d'un prêt consenti par la Caisse d'épargne et de prévoyance d'Auvergne
et du Limousin d'un montant de 173 622 euros remboursable en 300 mensualités de 1 053,34 euros.
Cette acquisition a été réalisée dans le cadre d'un investissement immobilier proposé par la société I
Sélection et combinée avec un bail commercial conclu avec la société gérant la résidence. Ne
parvenant plus à assurer le règlement des mensualités du prêt, l'emprunteur engage une action en
responsabilité contre la Caisse d'épargne lui reprochant un manquement à son obligation de conseil
et de mise en garde en raison de l'inadaptation de l'investissement réalisé avec ses besoins et ses
capacités financières et lui réclamant le paiement de dommages et intérêts équivalents au montant
de l'encours du prêt restant à courir.
7.- Le tribunal de grande instance de Cusset dans un jugement du 17 décembre 2012 l'a débouté de
l'ensemble de ses demandes. Il conteste cette décision en soutenant que le placement immobilier
souscrit par l'intermédiaire de la conseillère financière patrimoniale de la société I Sélection était
totalement inadapté à sa situation professionnelle et à ses capacités financières. La banque se défend
d'avoir proposé un tel investissement en arguant que la conseillère n'est pas sa salariée mais celle de
la société I Sélection. La cour d'appel de Riom retient pourtant la responsabilité de la banque et
rappelle que "la banque, qui est tenue de consentir un crédit adapté, a l'obligation de s'informer sur
les capacités financières de l'emprunteur et lorsque celles-ci sont insuffisantes au regard des
charges du prêt, de l'alerter sur les risques de non remboursement encourus". Il appartient dès lors
à la banque d'apporter la preuve du respect de son obligation de mise en garde. Par ailleurs, les
juges écartent l'argument de défense de la banque, car ils considèrent que la conseillère en
immobilier n'était certes pas salariée de cette dernière, mais était domiciliée sur sa carte de visite
professionnelle à l'adresse de la banque et avait traité le placement litigieux dans ses locaux,
l'emprunteur a pu ainsi être trompé par l'apparence ainsi créée et croire qu'elle avait la qualité de
salariée de la banque.
8.- Seule déception pour l'emprunteur, les juges ont refusé de lui accorder le montant de
l'indemnisation réclamée, ils lui allouèrent toutefois une décharge partielle des intérêts. En soi, il
s'agit d'une décision classique qui fait application d'une jurisprudence désormais établie. La
motivation de l'arrêt et les circonstances particulières entourant la conclusion du crédit présentent
8 Th. Bonneau, Droit bancaire, 10e éd., LGDJ-Lextenso édition, 2013, p.382.
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cependant une certaine originalité qui méritent d'être analysées. Pour une analyse méthodique de la
décision, il convient de suivre le raisonnement des juges en examinant dans un premier temps
l'étendue de la responsabilité du banquier qui a manqué à son devoir de mise en garde envers
l'emprunteur non averti (I) et, dans un second temps, il convient de examiner la question de la
réparation du préjudice subi par l'emprunteur du fait du non-respect de ce devoir de mise en garde
(II).
I - L'étendue de la responsabilité du banquier pour manquement à son devoir de mise
en garde envers l'emprunteur non averti
9.- Le banquier qui accorde un prêt est tenu à une obligation d'information éventuellement
complétée par un devoir de mise en garde. Ce devoir n'est pas un droit absolu, il est soumis à un
certain nombre de conditions qui doivent être remplies (A). Si, en l'espèce, il n'y avait pas de doute
sur la réunion des conditions nécessaires à l'existence d'un devoir de mise en garde, les
circonstances particulières et apparentes entourant la conclusion de l'opération laissaient planer
quelques interrogations concernant la responsabilité de la banque (B).
A - Les conditions d'existence du devoir de mise en garde à la charge du banquier
10.- L'existence d'un devoir de mise en garde nécessite la réunion d'au moins deux éléments
cumulatifs qui justifient son existence et son intensité. Il appartient au juge du fond de vérifier la
présence de ces deux éléments. Le premier suppose la commission d'une faute par l'établissement de
crédit en ne vérifiant pas les capacités financières de l'emprunteur et les risques de l'endettement né
de l'octroi du prêt9. Il est vrai que tout prêt comporte un risque de non-remboursement, mais ce n'est
pas ce risque que prend en compte le devoir de mise en garde. En effet, le risque qui constitue
l'objet de ce devoir n'est pas celui du non-remboursement inhérent à toute opération de crédit, mais
en réalité celui du surendettement10. L'objectif de la mise en garde est ainsi d'attirer l'attention de
l'emprunteur sur le risque qu'il encourt en s'endettant au-delà de ses capacités financières. Il faut
donc qu'il y ait concrètement un risque d'endettement excessif 11, voire insupportable pour
l'emprunteur. La prise en compte de la situation financière de l'emprunteur n'est pas nouvelle. Elle
est désormais régulièrement mise en avant par les juges depuis les célèbres arrêts de la chambre
mixte du 29 juin 2007.
11.- Ce devoir suppose que le banquier ait pu se renseigner au préalable sur les capacités financières
de l'emprunteur afin de pouvoir utilement l'alerter sur les risques du crédit sollicité. Le devoir de
mise en garde inclut donc un devoir de se renseigner. L'établissement de crédit commet dès lors une
faute s'il n'a pas été diligent dans sa recherche d'informations sur l'emprunteur ou s'il se fie à des
documents incomplets ou manquant de réalisme12. Il doit donc apprécier la capacité financière de
l'emprunteur au regard de ses revenus, mais également de son patrimoine 13. Le banquier est
normalement en droit de se fier aux informations qui lui sont communiquées par l'emprunteur sauf
s'il y a des anomalies grossières ou des informations manifestement inexactes. Toutefois, la
responsabilité du banquier peut être écartée en cas de déloyauté de la part de l'emprunteur qui
9 S. Piedelièvre, E. Putman, Droit bancaire, Economica, 2011, p. 188.
10 E. Bazin, Retour sur le devoir de mise en garde, op.cit., p.24.
11 Cass. com., 6 décembre 2011, n° 10-24.268 ; Cass. com., 30 novembre 2010, n° 10-30.274, Banque et droit 2011,
n° 135, p. 33, obs. Th. Bonneau ; Cass. 1re civ., 18 février 2009, n° 08-11.221, D. 2009, p. 1179, note J. Lasserre
Capdeville, JCP E 2009, 1364, note S. Piedelièvre , RDbancaire et fin., 2009, n° 4, p. 44, note F.-J. Crédot , Th.
Samin et X. Lagarde, Banque et droit 2009, n° 125, p. 25, obs. Th. Bonneau , JCP G 2009, II, n° 10091, note A.
Gourio , JCP E. 2009, 1364, note S. Piedelièvre.
12 D. Legeais, Responsabilité du banquier service du crédit, J-Cl. Banque, Fasc. 151, n° 7.
13 Cass. com., 6 décembre 2011, n° 10-24.268, RD bancaire et fin., 2012, n° 2, p. 35, obs. F.-J. Crédot et Y. Gérard.
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dissimule délibérément des informations au banquier afin d'obtenir le prêt demandé 14. Comme tout
contractant, l'emprunteur doit en effet respecter une obligation de loyauté et de sincérité quant aux
informations communiquées à son cocontractant. S'il crée volontairement et délibérément la
situation de surendettement, il ne peut plus alors engager la responsabilité de l'établissement de
crédit.
12.- Le second critère appliqué par la jurisprudence pour l'appréciation de la responsabilité du
banquier concerne l'aptitude de l'emprunteur à évaluer le risque qu'il concourt en contractant
l'emprunt consenti par la banque. La mise en œuvre de ce second critère suppose d'établir une
distinction entre les emprunteurs avertis et ceux qui ne le sont pas. En effet, si l'on s'en tient à l'état
de la jurisprudence, seules les personnes non averties peuvent bénéficier du devoir de mise en garde
et donc engager la responsabilité de l'établissement de crédit en cas de défaillance de sa part. Est
non averti l'emprunteur qui ne peut mesurer avec justesse la portée de son engagement. En d'autres
termes, sont non averties les personnes inexpérimentées ou ne disposant pas des capacités
nécessaires à la compréhension de leur projet de financement. En revanche, est considérée comme
avertie une personne qui est en mesure d'appréhender les risques et l'opportunité du crédit qu'il
souhaite contracter15. En pratique, c'est davantage « la capacité intellectuelle de l'emprunteur que
sa condition financière ou sa profession qui est prise en compte »16. Ce critère s'apprécie dans tous
les cas in concreto et non de manière abstraite. La distinction n'est d'ailleurs pas toujours facile à
établir. En effet, si le non averti peut être un particulier, il peut également revêtir la qualité de
professionnel.
13.- La recherche des critères distinguant la personne avertie de celle qui ne l'est pas débouche
nécessairement sur une casuistique. Pour conférer au contractant la qualité de personne avertie, les
juges du fond se baseront en général sur une pluralité d'indices. Il est en premier lieu tenu compte
des capacités de l'emprunteur à évaluer le risque encouru, c'est-à-dire ses capacités intellectuelles,
ses qualifications professionnelles, son expérience dans le domaine considéré, son habitude des
affaires, etc. Sont ainsi considérés comme des personnes non averties, les particuliers qui
empruntent pour acquérir leur résidence principale ou ceux qui empruntent pour acquérir de
l'immobilier locatif17 ou des lots dans une résidence hôtelière 18. Il est en second lieu tenu compte de
sa profession. Le fait que l'emprunteur soit un particulier ou un professionnel n'est pas un élément
indifférent, mais ce n'est pas un critère déterminant. En effet, le caractère non averti n'est pas
obligatoirement perdu par l'exercice d'une profession. L'emprunteur non averti peut être un
professionnel19, par exemple un agriculteur20 ou l'exploitant d'un fonds de commerce. En raison de
leurs qualifications professionnelles, les cadres21 ou les dirigeants d'entreprise sont parfois exclus du
champ d'application du devoir de mise en garde. Il convient toutefois de nuancer ces propos car, un
dirigeant n'ayant pas d'expérience professionnelle dans le domaine considéré ou n'ayant aucune
expérience financière peut être considéré comme un emprunteur non averti22, c'est par exemple le
14 Cass.1re civ., 25 février 2010, n° 08-70.072 ; Cass.1re civ., 8 décembre 2009, n° 08-14.848 ; Cass. 1re civ., 30 octobre
2007, n° 06-17.003, JCP, E, 2008, 1763, obs. R. Routier, RTDcom., janvier 2008, n° 1, p.163, obs. D. Legeais,
Banque et droit, 2008, n° 117, p. 27, obs. Th. Bonneau.
15 N. Mathey, Information et asymétrie d’information dans la relation bancaire, Droit bancaire et financier, Mélanges
AEDBF-France VI, 2013, p. 437.
16 D. Legeais, note sous Cass. com., 12 décembre 2006, n° 03-20.176 , JCP E 2007, 1310, note D. Legeais.
17 Cass. 1re civ., 12 juillet 2005, n° 03-10.921, précité.
18 Cass. com., 3 mai 2006, n° 04-15.517, précité.
19 N. Mathey, Le devoir de mise en garde du banquier à l'égard de l'emprunteur professionnel, JCP E 2011, 1542.
20 Cass. 1re civ., 11 décembre 2007, n° 03-20.747, Cass. 1re civ., 20 déc. 2007, n° 06-16.543, JCP, E, 2008, 18, obs. L.
Dumoulin.
21 Cass.1re civ., 28 novembre 2012, n° 11-26.477.
22 Cass. com., 11 avril 2012, n° 10-25.904.
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cas d'une EURL dont le dirigeant est inexpérimenté 23. Il est enfin tenu compte des caractéristiques
de l'opération de crédit et de sa complexité.
14.- La responsabilité du banquier est ainsi incontestable s'il ne remplit pas son devoir de mise en
garde lorsque ces deux conditions cumulatives sont réunies. Sa faute consistera à n'avoir pas alerté
l'emprunteur sur le caractère excessif ou inadapté du crédit octroyé. Se pose alors la question de
savoir s'il faut d'abord déterminer si l'emprunteur est averti ou pas, et, s'il ne l'est pas, vérifier si le
banquier l'a bien mis en garde contre les dangers qui peuvent résulter d'un endettement excessif, ou
bien faut-il adopter la démarche inverse à savoir vérifier si l'endettement risque d'être excessif et
alors mettre en garde l'emprunteur non averti ? Après avoir semblé opter pour la première
démarche, la jurisprudence a nuancé sa position en laissant entendre que les juges du fond
pouvaient se dispenser de rechercher si l'emprunteur était averti ou pas en l'absence de risque
d'endettement24. Il n'est donc pas nécessaire de rechercher la qualité de l'emprunteur si le prêt est
adapté à ses capacités financières. L'obligation de mise en garde n'étant due que si l'endettement
résultant du prêt octroyé est excessif, il est inopportun de rechercher en premier lieu si l'emprunteur
est ou non averti. Le banquier devra donc soit prouver que les prêts étaient adaptés aux capacités
financières de l'emprunteur soit que ce dernier était averti. Pour autant, le devoir de mise en garde
demeure subordonné à cette double condition, à savoir qu'un risque d'endettement excessif existe et
que l'emprunteur n'est pas un contactant averti.
15.- En l'espèce, aucun de ces éléments ne faisait défaut. Il existait un risque réel de surendettement
dans la mesure où les échéances mensuelles de remboursement ne laissaient à l'emprunteur que 198
euros mensuels. Les loyers escomptés par la location ne couvraient pas intégralement le montant
des échéances de l'emprunt. Le montant du prêt dépassait donc les capacités financières de
l'emprunteur et présentait un risque évident de surendettement. De plus, ce dernier peut être
normalement considéré comme un emprunteur non averti puisque n'ayant pas d'expérience
particulière en la matière en raison de son jeune âge et de sa profession. Il convient à ce titre de
noter que la cour d'appel ne s'attarde pas sur cette dernière question, elle la considère semble-t-il
comme acquise et n'engage pas de discussion sur ce terrain. Elle relève simplement que la banque a
manqué à son devoir de mise en garde en accordant un crédit non adapté.
16.- Le raisonnement de la cour d'appel est incontestable si l'on fait une application de la
jurisprudence désormais établie qui fait peser sur le banquier ce devoir de mise en garde, mais il
n'était pas aussi évident à mener en raison des circonstances particulières entourant l'opération
réalisée où une confusion a pu naître en raison de la situation apparente faisant douter de la qualité
du débiteur de cette obligation.
B - Le devoir de mise en garde pesant sur le banquier en raison d'une situation créée par
l'apparence
17.- La prise en compte des situations apparentes est l'une des manifestations de l'intérêt que porte
le droit français aux situations de fait 25. "Foi est due aux apparences" ou encore Error communis
facit jus disait-on jadis. Par la théorie de l'apparence, il est conféré à une situation de fait les mêmes
effets que la situation de droit. Le mécanisme de l'apparence a été élaboré afin de répondre à des
considérations essentiellement pratiques. En effet, la sécurité juridique et la rapidité des transactions
exigent que le candidat au contrat fasse confiance à la situation apparente, à ce qu'il voit, et ne soit
23 Cass. com., 8 juin 2010, n° 09-15.001.
24 Cass. 1re civ., 18 février 2009, n° 08-11.221, JCP G 2009, II, 10091, note A. Gourio, JCP E 2009, 1364, note S.
Piedelièvre, D. 2009, p. 1179, note J. Lasserre-Capdeville ; Cass. com., 12 mai 2009, n° 08-15.253, Cass.1 re civ., 19
novembre 2009, JCP, E, 2009, 2140, note D. Legeais ; JCP, G, 2009, 509, obs. L. Dumoulin.
25 A. Danis-Fatôme, Apparence et contrat, Bibl. dr. privé, tome 414, LGDJ, 2004, p.3.
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pas dans l'obligation de vérifier la réalité des droits et pouvoirs de son interlocuteur. En d'autres
termes, la croyance légitime26 du contractant doit avoir pour fondement la vraisemblance de la
situation qui le dispense d'une vérification. Plus le commerce juridique a besoin de rapidité, plus se
justifie l'idée que l'on puisse faire confiance à l'apparence. En revanche, lorsque l'information est
accessible, moins les apparences doivent faire loi. Aussi, lorsque le droit aménage un système de
publicité efficace, il laisse peu de place à l'apparence 27même si cela est parfois discutable28.
18.- En principe, seuls les tiers peuvent se prévaloir de cette croyance légitime. L'apparence
suppose dans la plupart des cas une relation tripartite entre un titulaire apparent, un titulaire
véritable et un tiers victime d'une perception erronée de la réalité. Même si la responsabilité civile
fondée sur la faute n'a pas été retenue comme fondement à la théorie de l'apparence 29, il est difficile
d'écarter d'un revers de mains le défaut de surveillance du véritable titulaire qui a laissé perdurer
une situation apparente ne correspondant pas à la réalité. La sanction de la négligence et
l'imprudence du véritable titulaire ne peut alors qu'être la consolidation des droits apparents
auxquels les tiers avaient cru.
19.- Le domaine de prédilection de la théorie de l'apparence demeure, malgré son application à de
multiples situations, la propriété apparente ou le mandat apparent. Or, l'intérêt de la décision de la
cour d'appel de Riom du 20 novembre 2013 est que l'apparence met en cause un préposé apparent.
Il n'est pas fait ici application de la responsabilité contractuelle du fait d'autrui puisqu'il n'existe
aucun lien de préposition entre la banque et la conseillère patrimoniale. Le mécanisme de
l'apparence intervient dans ce cas de figure lorsque le préposé a agi hors de ses fonctions 30. Dans la
présente espèce, l'erreur commise par l'emprunteur est d'avoir pensé que la conseillère avait la
qualité de salariée de la banque alors il n'en était rien puisqu'elle agissait pour le compte d'une autre
société. Dès lors se pose alors la question de savoir s'il est possible de rendre responsable une
personne en lui attribuant la qualité de commettant de celui avec lequel le tiers a contracté et avec
qui il n'a aucun lien contractuel. Difficile question puisqu'elle suppose que la qualité de préposé
apparent justifie l'engagement du commettant apparent alors qu'aucun lien de préposition ne les
unit.
20.- La Cour de cassation ne semble pas admettre cette possibilité, car elle estime que la théorie de
l'apparence ne peut avoir pour effet de pallier l'inexistence d'un lien de préposition 31. Cette position
est parfaitement justifiable, mais s'interdire l'application de la théorie de l'apparence pour suppléer à
l'absence de lien de préposition peut être parfois contestable. En effet, il existe des cas dans lesquels
un contractant a conclu le contrat avec un préposé apparent parce qu'il faisait en réalité confiance au
supposé commettant32. L'application du mécanisme du mandat apparent pourrait alors venir au
secours de la victime d'une croyance légitime. L'arrêt fondateur en la matière a été rendu en
Assemblée plénière le 13 décembre 1962. Selon cet arrêt "le mandant peut être engagé sur le
fondement d'un mandat apparent, même en l'absence d'une faute susceptible de lui être reprochée,
si la croyance du tiers à l'étendue des pouvoirs du mandataire est légitime, ce caractère supposant
que les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs"33. La
26 J.-L. Sérioux; La croyance légitime, D. 1982, I, 3058.
27 M. Boudot, Apparence; Rép.civ. Dalloz, 2009, n° 10.
28 Sur le mandat apparent qui engage une société mère : Cass. com., 23 avril 2013, n° 12-11.993, Gaz.Pal., 2 février
2014, n° 33-35, p.23, note B. Dondero.
29 A. Danis-Fatôme, Apparence et contrat, op.cit., p.365.
30 Ibidem, p.291.
31 Cass. crim., 15 février 1972, RTDciv., 1973, p.350, obs. G.Durry.
32 A. Danis-Fatôme, op.cit., p.295.
33 Cass. ass. plén., 13 décembre 1962, Bull. ass. plén. 1962, n° 2 ; D. 1963, p. 277, note J. Calais-Auloy ; JCP N 1963,
II, 13105, note P. Esmein ; RTD civ. 1963, p. 572, obs. G. Cornu.
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formulation a été par la suite modifiée pour dispenser le tiers de vérifier les pouvoirs du mandataire
apparent34.
21.- La fiction juridique ainsi créée ayant au départ une application subsidiaire, est devenue par la
suite le droit commun de l'apparence de pouvoir 35. Elle joue donc aussi bien pour les cas de
dépassement de pouvoir que dans les hypothèses où il n'existe pas du tout de mandat 36. Autrement
dit, lorsqu'il résultera des circonstances que le tiers a pu légitimement croire que le mandataire
agissait en vertu d'un mandat dont il ne dispose pas ou dans les limites d'un mandat qu'il a dépassé,
cette simple croyance conférera une validité à l'acte conclu. Les actes qui peuvent être accomplis
par les mandataires sont assez variés : contrat de vente, contrat de bail, etc. Dans la plupart des cas,
les juges se fonderont sur des éléments justifiant l'erreur légitime du tiers.
22.- En l'espèce, ces circonstances ont été invoquées par le demandeur pour justifier son erreur et
retenues par les juges. En l'occurrence, la conseillère patrimoniale a conclu les placements litigieux
dans les locaux d'une agence de la banque où l'emprunteur détenait ses divers comptes. Par ailleurs,
elle était domiciliée sur sa carte de visite professionnelle à l'adresse de la Caisse d'épargne et de
prévoyance d'Auvergne et du Limousin de Clermont-Ferrand. Aussi, au regard de ces circonstances,
il était évident qu'elle entretenait des liens étroits avec la banque, des liens perçus à tort comme tant
des liens de préposition.
23.- Quelle est concrètement l'incidence de l'application de la théorie de l'apparence sur la
responsabilité de la banque? Il faut garder à l'esprit que la banque est ici poursuivie pour
manquement à son obligation de conseil et de mise en garde. C'est donc au titre du prêt accordé
qu'elle est responsable et non au titre du placement réalisé qui, en l'occurrence, est le fait d'une autre
société représentée par la conseillère patrimoniale. Les juges ne dissocient pourtant pas ces deux
contrats puisqu'ils relèvent que les deux parties avaient des intérêts communs étant donné que la
banque finançait le projet immobilier au moyen d'un prêt devant lui rapporter une certaine somme
au titre des intérêts versés. Logiquement, c'est sa propre défaillance qu'elle supporte étant redevable
d'un devoir de mise en garde dû en raison du prêt accordé. Il n'est donc pas fait application de la
théorie de l'apparence dans cette espèce malgré les apparences, puisque la demande ne vise que la
défaillance de la banque qui a commis une faute en accordant un prêt sur la base de la simulation
réalisée par la conseillère financière. Ce faisant, la théorie de l'apparence n'est ici d'aucune utilité,
car la banque resterait responsable en raison de son manquement à son devoir de mise en garde qui
est dû en sa qualité de dispensatrice du crédit. C'est ce fait fautif imputable à la banque qui a
conduit les juges à écarter son argument visant à s'exonérer en invoquant, en réalité, le fait d'un
tiers. En effet, à moins que la banque n'ait joué un rôle actif dans le choix de l'investissement, elle
ne répond pas en principe de la qualité du placement et de sa comptabilité avec les capacités
financières de l'emprunteur37. Le banquier est donc seulement responsable de l'opération de prêt et
non du choix de l'opération, même si les deux semblent ici liées. Deux fautes peuvent être ainsi
reprochées à la banque : d'une part, d'avoir fait croire que l'emprunteur contractait avec une salariée
de la banque, ce qui l'a nécessairement mis en confiance, d'autre part, d'avoir entériné la simulation
proposée sans avoir attiré son attention sur le risque d'endettement.
24.- La responsabilité contractuelle de la banque pour manquement à son devoir de mise en garde
ne fait donc pas de doute. Inversant la charge de la preuve, la Cour de cassation fait peser la charge
de la preuve sur le professionnel qui doit justifier avoir satisfait à son devoir de mise en garde ou
34
35
36
37
Cass. 3e civ., 29 avril 1969, 3 arrêts, RTD civ. 1969, p. 804, obs. G. Cornu.
M. Boudot, Apparence, op.cit., p.12.
Cass. 1re civ., 11 mars 1986, Bull.civ., 1986, I, n° 67, Defrénois 1987, art. 33913, p. 404, obs. J.-L. Aubert.
Ch. Gavalda, S. Stoufflet, Droit bancaire, Litec, 8ème éd., 2010, p.382.
7
encore démontrer qu'il n'était pas tenu à un devoir de mise en garde en l'absence d'un crédit excessif
ou lorsque l'emprunteur est averti38, l'emprunteur n'est pas pour autant déchargé totalement du
fardeau de la preuve, il doit rapporter la preuve que le crédit consenti était excessif. En d'autres
termes, il doit produire des documents ou des éléments permettant d'établir sa situation économique
à la date de la souscription du crédit litigieux 39. En l'espèce, ces documents ont été manifestement
produits par l'emprunteur, mais la banque n'est pas parvenue à démontrer qu'elle a "respecté son
obligation de mise en garde vis-à-vis du client non averti". Les juges de la cour d'appel de Riom ont
donc retenu logiquement la responsabilité de la banque, mais ils ont été plus sévères quant à la
détermination du préjudice subi par l'emprunteur et au montant de la réparation.
II - La réparation du préjudice subi par l'emprunteur du fait du manquement au
devoir de mise en garde du banquier
25.- L'emprunteur n'a droit qu'à la réparation du préjudice en lien direct avec la faute. Cela suppose
de déterminer la nature du dommage qui peut être un manque à gagner ou une perte de chance, ce
qui aura des conséquences sur l'évaluation du préjudice subi par l'emprunteur non averti (A). La
qualification retenue aura également des incidences sur la date d'appréciation du préjudice subi et
donc inévitablement sur le point de départ du délai de prescription (B).
A - L'évaluation du préjudice subi par l'emprunteur non averti
26.- Jusqu'à un arrêt du 20 octobre 2009, la Cour de cassation laissait la question de l'évaluation du
préjudice né du fait du manquement par un établissement de crédit à l'appréciation souveraine des
juges du fond40. Face aux divergences entre les juridictions du fond, la Cour de cassation a défini
pour la première fois le préjudice subi par l'emprunteur ou la caution du fait du manquement par le
banquier à son devoir de mise en garde. Elle estime ce préjudice comme devant s'analyser en "la
perte d'une chance de ne pas contracter".41
27.- Le préjudice né du manquement par un établissement de crédit à son obligation de mise en
garde réside ainsi dans la perte de chance qu'avait l'emprunteur de prendre une décision autre que
celle qu'il a prise. Autrement dit, l'emprunteur ne se serait pas engagé si le banquier avait respecté
son devoir de mise en garde. L'idée étant que si l'emprunteur non averti avait été convenablement
informé, il n'aurait pas conclu le contrat. C'est la conclusion même du contrat qui constitue le
préjudice. Ce raisonnement permet d'avoir un semblant de préjudice certain, là où en réalité
l'incertitude totale règne en la matière. D'ailleurs, la Cour de cassation définit la perte de chance
comme « la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable »42. La perte de chance n'est
ainsi réparable que si elle est sérieuse, c'est-à-dire que l'événement avait des chances de se réaliser
ou pas. Mais une certaine tendance jurisprudentielle vise désormais à accepter la probabilité même
faible, ce qui vide un peu cette notion de sa substance43.
28.- Lorsque la perte de chance est admise, pourront alors être indemnisés les avantages dont la
victimes aurait pu bénéficier ou les pertes qu'elle aurait peut-être pu éviter si la faute n'avait pas été
commise44. C'est une manière de faciliter à la preuve du préjudice ou du lien de causalité que doit
38
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Cass.1re civ., 19 novembre 2009, précité.
A. Gourio, D. Legeais, Les devoirs du banquier envers son client et les cautions, RDC, juillet 2012, n° 3, p.1053.
Cass. 1re civ., 12 juillet 2005, Jauleski, JCP G 2005, II, 10140, note A. Gourio.
Cass. com., 20 octobre, 2009, n° 08-20.2748, D. 2009, 2971, note D. Houtcieff.
Cass.1re civ., 4 juin 2007, n° 05-20.313, JCP, G, 2007, I, 185, n° 2, obs. Ph. Stoffel-Munck.
Cass.1re civ., 16 janvier 2013, n° 12-14.439, D. 2013, p.619, note M. Bacache.
Ph. Malaurie, L. Aynès, Ph. Stoffel-Munck, Les obligations, 6ème éd., LGDJ, 2013, p.128.
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rapporter l'emprunteur, puisqu'elle se déduira simplement du manquement du banquier 45. Retenir
cette qualification ne résout cependant pas toutes les difficultés. En effet, il convient de déterminer
l'existence d'un préjudice qui n'équivaut pas nécessairement à la pleine réalisation de cette chance46.
29.- On pourrait effectivement penser que la réparation du préjudice qui résulte du manquement au
devoir de mise en garde devrait correspondre à l'avantage que la chance perdue aurait procuré. C'est
oublier qu'en matière de perte de chance, on est davantage dans la probabilité que dans la certitude.
Par conséquent, lorsque la perte d'une chance est réparable, les dommages-intérêts ne sont
généralement qu'une fraction de l'avantage espéré ou de la perte subie, selon la probabilité existante.
L'indemnité ne peut donc être égale à la totalité du gain espéré ou de la perte subie 47. Il existe en
effet un aléa inhérent à la chance qui ne permet pas une indemnisation intégrale.
30.- Par voie de conséquence, l'indemnisation ne peut pas être égale au montant de l'encours du prêt
restant à courir comme l'ont d'ailleurs estimé les juges de la cour d'appel de Riom. En effet,
l'emprunteur a bien bénéficié du capital pour acquérir un bien dont il reste propriétaire et qui
représente une valeur pouvant lui permettre potentiellement de percevoir des loyers, même si ceuxci n'ont pas pu couvrir la totalité du montant des échéances mensuelles. Ce qui permet de limiter la
réparation aux charges du prêt, et notamment aux intérêts du crédit. Dans l'arrêt examiné, la
réparation aurait pu porter sur les intérêts impayés si cela avait été le cas, mais à la suprise des
juges, l'emprunteur était parvenu à payer les échéances du prêt pendant plus de trois ans jusqu'à ce
que sa situation financière devienne intenable. Les juges ont tenu compte de cet élément puisqu'ils
lui ont accordé une décharge partielle des intérêts pour la période comprise entre le moment où il
n'a plus pu payer et la date du terme contractuel du prêt. La sanction est relativement sévère pour
l'emprunteur, mais elle est en lien avec la probabilité en jeu. Tant que l'emprunteur parvenait à payer
les échéances mensuelles, la probabilité qu'il n'aurait pas souhaité conclure le contrat s'il avait été
mis en garde peut être considérée comme aléatoire. En revanche, elle augmente nécessairement
lorsque l'emprunteur ne peut plus assumer les charges du crédit. Ce raisonnement devrait
normalement conduire à apprécier le préjudice seulement à sa date de réalisation et non à la date de
conclusion du contrat. La question mérite en effet d'être posée parce qu'un tel raisonnement pourrait
aboutir à réduire considérablement le montant des réparations allouées aux emprunteurs rencontrant
tardivement des difficultés financières.
B - La date d'appréciation du préjudice subi par l'emprunteur non averti
31.- Le fait générateur de la responsabilité de l'établissement de crédit doit normalement résider
dans la violation d'une obligation mise à sa charge. Ce fait générateur ne doit pas être prescrit pour
engager la responsabilité du banquier. La Cour de cassation a d'ailleurs affirmé dans une décision du
26 janvier 2010 que « la prescription d'une action en responsabilité court à compter de la
réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle
n'en avait pas eu précédemment connaissance; le dommage résultant d'un manquement à
l'obligation de mise en garde consistant à une perte de chance de ne pas contracter se manifeste
dès l'octroi des crédits »48.
32.- La Cour de cassation favorise ainsi l'écoulement rapide du délai de prescription en considérant
que l'excès s'apprécie au jour du contrat. Cela signifie que c'est au jour de la conclusion du contrat
que l'emprunteur doit prendre conscience du manquement au devoir de mise en garde et non à partir
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48
S. Piedelièvre, E. Putman, Droit bancaire, op.cit., p.189.
F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, Les obligations, 11ème éd., Dalloz, 2013, p. 759.
Cass. com., 9 février 2010, n° 09-10.953, RDbancaire et fin., juillet 2010, comm.143, note J. Djoudi.
Cass.com., 26 janvier 2010, n° 08-18.354, D. 2010. 934, note J. Lasserre Capdeville, JCP E 2010, n° 1153, note D.
Legeais; Gaz. Pal. 2010. 829, note S. Piedelièvre, Banque et droit, mai-juin, 2010, 21, obs. Th. Bonneau.
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des difficultés de paiement des échéances. La raison de cette solution peut être recherchée dans la
logique même de ce devoir qui est, en principe, dû le jour de la conclusion du contrat. Il existe
également des raisons plus pragmatiques liées à la sécurité juridique et la volonté des juges de
consolider les contrats déjà conclus, voire en grande partie exécutés.
33.- La conséquence de cette solution est que la prescription est naturellement acquise après cinq
ans de la conclusion du contrat. D'une certaine façon, elle semble logique car si l'emprunteur a pu
rembourser le crédit pendant ces cinq années, c'est que finalement le crédit n'était pas
disproportionné au regard de ses capacités financières. Or, il faut souvent attendre quelques mois
pour découvrir le caractère disproportionné du crédit consenti. La Cour de cassation exige ainsi que
l'emprunteur décèle rapidement cet élément, ce qui n'est pas toujours aisé pour des prêts à taux
variable ou des crédits remboursables in fine.
34.- Cette interprétation doit toutefois être nuancée, car la Cour de cassation s'est prononcée dans
cette décision sous l'empire du droit antérieur à la loi du 17 juin 2008 portant réforme du droit de la
prescription. L'article 2224 du Code civil issu de la réforme prévoit en effet que « les actions
personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a
connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer ». Cette formulation peut aboutir à
une solution identique à celle de l'arrêt du 26 janvier 2010, mais elle laisse une marge d'appréciation
au juge. Les magistrats ont ainsi deux possibilités : soit ils considèrent que le dommage était connu
de la victime, et le délai commence à courir à partir de la conclusion du contrat, soit il ne l'est pas,
et dans ce cas il sera retardé au moment où il lui est révélé. Ce ne serait rien d'autre qu'une
application de l'adage « contra non valentem agere non currit praescriptio » qui signifie que la
prescription ne court pas contre celui qui ne peut exercer ses droits49.
35.- La tentation peut exister de retarder le point de départ de la prescription à la date des premiers
impayés, lesquels révéleraient le caractère excessif du prêt accordé. En effet, lorsque le banquier
manque à son devoir de mise en garde envers l'emprunteur non averti, ce dernier a peu de chance de
réaliser au moment de la conclusion du contrat qu'il vient de subir un préjudice. Il réalisera
probablement ultérieurement que le prêt dépasse ses capacités financières et qu'il ne peut pas
assumer le paiement des échéances mensuelles. Il serait donc logique de retarder le point de départ
de la prescription de cinq ans au moment de cette prise de conscience.
36.- Il n'est pas bien sûr question de permettre à un emprunteur de contester le crédit des années
après son octroi lorsqu'il commence seulement à avoir des difficultés de paiement alors qu'il était
adapté à ses capacités financières. L'emprunteur de bonne foi pourra-t-il tout de même invoquer
une révélation postérieure ? Dans ce cas de figure, il lui faudra alors établir qu'il a pu légitimement
ignorer ce dommage au moment de l'octroi du crédit, comme l'a précisé un arrêt de la même
chambre du 16 mars 201050. Il serait peut-être plus logique alors de limiter cette solution aux
hypothèses où le prêt présente certaines particularités qui se révéleraient en cours d'exécution ou à
son issue51. Il serait donc préférable de maintenir en revanche la solution de la Cour de cassation
dans tous les autres cas où l'emprunteur peut réaliser assez rapidement qu'il a subi un préjudice du
fait du défaut de mise en garde. Aussi, la simple allégation de difficultés de paiement ne devrait pas
permettre de provoquer le report du point de départ de la prescription.
37.- Dans l'affaire soumise à l'appréciation des juges de la cour d'appel de Riom la question n'a pas
49 J. Lasserre Capdeville, D. 2010. 934, op.cit.
50 Cass. com., 16 mars 2010, n° 09-11.263.
51 Th. Favario, Les contours jurisprudentiels du devoir de mise en garde du banquier à l'égard de l'emprunteur non
averti, RDbancaire et fin., 2010, n° 3, étude 12, n° 20.
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été directement posée, car l'emprunteur a pu agir avant l'expiration du délai de prescription de cinq
ans. S'il avait agi tardivement, les juges auraient probablement appliqué la solution de la Cour de
cassation de 2010, elle semble ici d'ailleurs parfaitement appropriée. L'emprunteur a en effet pu ici
se rendre compte assez rapidement qu'il a subi un préjudice dès la conclusion du contrat au regard
de la somme dérisoire qui lui restait de son salaire après le paiement des échéances mensuelles du
crédit. Il a donc nécessairement réalisé que cette opération n'était pas adaptée à sa situation
financière dès les premiers remboursements. Il a pourtant souhaité poursuivre le paiement des
échéances et a même souhaité selon les dires de la banque réaliser un second investissement, ce qui
était assez surprenant eu égard à sa capacité financière. Il paraît dès lors légitime dans ce cas de
figure de faire courir le point de départ de la prescription dès l'octroi du prêt et non le reporter aux
premières difficultés financières. Il est vrai que l'emprunteur a été ici diligent en agissant avant
l'expiration du délai de prescription, ce qui n'a pas permis au juge de statuer sur cette question. Il est
tout de même probable qu'elle se conforme à la position de la Cour de cassation, car il faut bien le
constater la décision ne s'écarte pas de la jurisprudence désormais établie.
38.- Il ne faut toutefois pas considérer l'arrêt de la cour d'appel de Riom comme une application
servile de la position de la Cour de cassation. La décision apporte un éclairage nouveau sur les
circonstances de la conclusion du contrat de prêt qui vient enrichir cette création prétorienne qu'est
le devoir de mise en garde du banquier.
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