Le contribuable, premier capital

Transcription

Le contribuable, premier capital
Le contribuable, premier capital-risqueur de France
Etienne KRIEGER, Karim MEDJAD
Krieger, E. & Medjad K. (2005), Le contribuable, premier capital-risqueur de France, Les
Echos, supplément L'Art du Management N°10, 15/12/2005, p. 8. [Version réactualisée de
l’article éponyme paru chez Dunod en 2005 dans « L'Art du Management 3 », Les Echos / Dunod, pp. 479-483.]
Résumé : Les professionnels du capital-investissement ne sont que peu présents au sein des nouvelles entreprises
innovantes. Le capital-risque est assumé, en réalité, par un ensemble d'organismes publics d'aide au financement et par
des business angels, particuliers encouragés à investir par des réductions fiscales. Mais puisque l'État est au centre du
dispositif, pourquoi peine-t-il tant à passer d'une logique d'incitation fiscale à un véritable interventionnisme direct ?
Qui, en France, finance les nouvelles entreprises innovantes, les fameuses start-up ? Les professionnels du
capital-investissement revendiquent un rôle de premier plan, ce qui est assez présomptueux. En réalité,
moins de 10% du total de leurs prises de participation portent sur les phases d’amorçage, de création et de
post-création de start-up. Et qui pourrait leur donner tort puisque la rentabilité est rarement au rendez-vous
lors de ces trois phases, d’où l’emploi du vocable « capital-risque », traduction approximative – et
symptomatique – de « venture capital ».
Le capital-risque, parent pauvre du capital-investissement
Les faits sont là : tant que ses débouchés industriels et commerciaux ne sont pas assurés, une jeune
entreprise n’intéresse généralement pas les acteurs privés du capital-investissement (private equity). Sur
plus de 140 fonds de capital-risque recensés, moins de 20 sont spécialisés dans la phase d’amorçage1 et
leur contribution est anecdotique. Chaque année, celle-ci plafonne à quelques dizaines de prises de
participation pour un montant cumulé de quelques dizaines de millions d’Euros, soit moins de 10% des
volumes en jeu dans les phases de création et de post-création.2
Les chiffres sont sans appel : le capital-risque est le parent pauvre du capital-investissement. Une récente
étude d’Ernst & Young et de l’Association Française des Investisseurs en Capital (AFIC) estime que les
professionnels du capital-investissement sont présents dans 3.600 sociétés réalisant plus de 130 milliards
d’Euros de chiffre d’affaires cumulé et employant au total près d’un million de salariés (environ 8% de la
richesse nationale et 6% de la population active). Mais les entreprises innovantes ne représentent que
16,3% des entreprises en portefeuille. Quant au capital-risque stricto sensu, il constitue seulement 9% du
total des investissements en private equity.3
Le capital-risque : une mission de service public
Les acteurs du capital-investissement sont peu diserts sur la modestie de leur contribution au financement
des start-up. Leur réticence à investir est pourtant légitime, puisque la rémunération de ce type
d’investissement est dérisoire : le taux de rendement interne (TRI) brut des investissements cumulés sur une
période de 10 ans tourne autour de 1%. Une fois déduits les frais de gestion, l’inflation et l’intéressement
éventuel des gestionnaires, la rentabilité du capital-risque sur une longue période est tout bonnement
négative. A titre de comparaison, le TRI brut de l’ensemble des investissements en private equity réalisés
sur les dix dernières années dépasse les 20%.
Pas de doute, il est nettement plus rentable d’investir dans des entreprises matures, en phase de
développement ou de transmission. Il est donc illusoire de compter sur le marché pour favoriser l’émergence
des entreprises innovantes : ce type de financement relève clairement d’une logique de service public. Le
constat n’est pas nouveau, il y a huit ans, nous le faisions déjà dans ces mêmes colonnes et nous nous
1
DiGITIP / Ministère de l’Economie, des Finances et de l’Industrie, Tableau de bord de l’innovation, 13ème édition, Juillet 2005. Depuis
trois ans, le nombre de fonds d’amorçage recensés en France (18) n’a pas progressé.
2
Source : AFIC, Rapport sur l’activité du Capital Investissement en France (2003). Ce rapport recense 48 prises de participation en
phase d'amorçage en 2003, pour un montant cumulé de 25 millions d’Euros.
3
Ernst & Young / AFIC, La performance du Capital Investissement en France (2002) et Le poids économique et social du capital
investissement en France (2004).
interrogions alors sur la capacité de l'Etat à assumer pleinement cette mission dans les années à venir.4
Depuis lors, quelques avancées ont bien eu lieu, mais la problématique du financement de l’innovation et
des nouvelles entreprises demeure entière.
La France, comme tous les pays industrialisés, a mis en place un véritable écosystème d’innovation autour
d’organismes publics tels que l’Agence Nationale de l’Innovation (Anvar),5 la Banque du Développement des
PME, les Centres Régionaux d’Innovation et de Transfert de Technologie (CRITT)… La Caisse des Dépôts
et Consignations mérite une mention spéciale, puisqu’elle gère pour le compte d’institutions majoritairement
publiques trois « fonds de fonds » de capital-risque6 destinés à alimenter des fonds de capital-risque
régionaux ou thématiques, afin de créer un effet de levier susceptible d’attirer d’autres acteurs financiers.7
Le contribuable, acteur majeur du financement de l’innovation
Une publicité bien connue annonce que les artisans sont « la première entreprise de France ». On peut la
prolonger en affirmant que les contribuables sont la première banque des start-up. Car pour encourager
cette manne, les pouvoirs publics ne reculent devant aucun sacrifice fiscal : un particulier souscrivant en
direct au capital d’une PME bénéficie d’une réduction d’impôts pouvant aller jusqu’à 25% par an. Pour
dépasser la contribution des professionnels du capital-investissement, il suffit donc de 1.500 contribuables
(soit 0,5% des assujettis à l'ISF !) investissant chacun 20.000 Euros dans de nouvelles entreprises
innovantes.
Les plus entreprenants de ces particuliers deviennent des investisseurs providentiels (business angels), qui,
outre leur argent, peuvent aussi investir leur temps et leur carnet d’adresses. Pour eux, L’Etat a imaginé un
cadre juridique et fiscal sur mesure, avec la Société Unipersonnelle d’Investissement à Risque (SUIR). Ce
statut permet à des particuliers de loger leurs participations dans un véhicule financier ad hoc totalement
exonéré d’impôts pendant 10 ans. Cette mesure est censée représenter 100 millions d’Euros par an de
diminution de recettes fiscales, soit quatre fois les investissements réalisés en phase d’amorçage par les
professionnels du capital-investissement.
Par ailleurs, les Fonds Communs de Placement pour l’Innovation (FCPI) continuent d’accueillir une part
importante des investissements des particuliers en capital-risque et sont devenus un vecteur de financement
essentiel pour les professionnels du secteur. Là encore, la perspective d’une réduction d’impôts significative
permet de drainer l’épargne publique vers le financement de l’innovation plus sûrement que d’autres
initiatives non subventionnées : à l’heure actuelle, près de 2 milliards d’Euros ont déjà été levés par une
centaine de FCPI.
Toujours via une politique d’incitation fiscale, l’Etat soutient également les investissements en Recherche et
Développement à travers le Crédit d’Impôt Recherche. Ce mécanisme, qui incite les entreprises à investir de
manière accrue dans la recherche et l’innovation technologique, représente un investissement public annuel
de 850 millions d’Euros, chiffre très supérieur à celui du capital-risque.
Enfin, le Ministère de la Recherche a suscité la création d’une dizaine de fondations de recherche
thématiques financées à parts égales par des fonds publics et privés. Les domaines concernés sont variés :
maladies cardiovasculaires, sécurité alimentaire, aéronautique, espace... Outre un abondement de l’Etat à
hauteur du financement privé, les entreprises finançant ces fondations de recherche bénéficieront d’une
réduction d’impôts de 60% des sommes versées dans la limite de 5 pour mille de leur chiffre d’affaires.
Partant du constat que les fondations américaines financent environ 4% des dépenses de recherche, alors
que les fondations françaises n’en financent actuellement que moins de 0,1%, le gouvernement souhaite
drainer davantage d’argent des entreprises et des particuliers vers des axes de recherche stratégiques.
4
Krieger, E. & Medjad K., Financement de l'innovation : les solutions informelles, Les Echos, Supplément 'L'Art d'Entreprendre', 3
octobre 1997.
5
Il est à signaler que l’Anvar a complété sa panoplie d’aides à l’innovation par des mécanismes d’intervention en fonds propres via des
bons de souscription d’action permettant d’augmenter les fonds propres des entreprises bénéficiant de son aide. Source : Anvar,
Rapport d’activité 2004.
6
Il s’agit du Fonds Public de la Banque Européenne d’Investissement (BEI), du Fonds de Promotion pour le Capital-Risque (FPCR), et
du Fonds de Capital Inter Régional (FCIR).
7
La CDC cofinance ainsi à hauteur de 360 millions d’Euros un réseau régional de sociétés capital-risque et des fonds thématiques axés
sur l’innovation et intervient en direct via le Fonds de Co-investissement pour les Jeunes Entreprises (FCJE), doté de 90 millions
d’Euros.
L’effort de l’Etat pour abonder ces futurs organismes représente pour cette année une enveloppe de 150
millions d’Euros.
Oser un véritable interventionnisme
L’omniprésence de l’Etat aux côtés des acteurs financiers traditionnels illustre sa volonté de soutenir le
marché du capital-risque, notamment lors des périodes de creux qui suivent les bulles spéculatives et dans
les domaines où l’initiative privée ne se hasarde que lorsque des mécanismes de limitation ou de
mutualisation du risque sont mis en place.
Si l’ensemble de ces dispositifs confère à l’Etat un rôle déterminant dans le financement de l’innovation, ses
interventions directes en capital-risque restent rares. Or, avec quelques centaines d’investissements
annuels, le « vrai » capital-risque demeure très en deçà des besoins financiers des jeunes entreprises
innovantes. Le treizième tableau de bord de l’innovation publié par Bercy recense en effet 11.172 créations
d’entreprises dans les secteurs technologiquement innovants pour l’année 2004. Bon an mal an, on
enregistre entre 8.000 et 12.000 créations d’entreprises innovantes, dont la grande majorité est condamnée
à se passer des professionnels du capital-investissement.
Atermoiements idéologiques ou culpabilité colberto-jacobiniste des gouvernements qui se sont succédés
depuis une vingtaine d’années, le déséquilibre est frappant entre une vaste panoplie de mesures indirectes
aux retombées peu précises et une poignée de leviers d’intervention directe. En France, les start-up ont un
point commun avec les très grandes entreprises : leur devenir est largement tributaire du débat en cours sur
la redéfinition de la notion de service public et, plus généralement, sur le rôle de l’Etat dans l’économie.
En ces temps de retour en grâce des grandes politiques industrielles, le ton exagérément martial de la
France en matière de nationalisme économique est symptomatique de sa difficulté à passer à l’acte. Loin du
modèle interventionniste du MITI japonais, plus que jamais en vogue chez les dragons d’Asie du Sud-Est,
les pouvoirs publics français semblent incapables d’aller au-delà d’un outil fiscal usé jusqu’à la corde pour
soutenir l’innovation. Les pistes sont pourtant connues, elles ont déjà été testées pour nous par l’Allemagne,
les Etats-Unis ou le Royaume-Uni : réforme des procédures de passation des marchés publics dans un sens
plus favorable aux PME, affectation de la manne du budget militaire à des activités de recherche et
développement qui ne soient plus essentiellement réservées à une poignée de grosses entreprises,
importantes dotations publiques de type subventions ou quasi fonds propres dédiés au financement de
l’amorçage…
Même en matière de fiscalité, un soupçon de créativité permettrait d’ouvrir de nouveaux horizons. Citons par
exemple la création de fiducies dédiées au financement de l’innovation8 ou encore des bonifications
spécifiques à la souscription au capital de jeunes entreprises innovantes.
Le bilan serait franchement pessimiste si on n’entrevoyait, ici et là, quelques signes d’évolution9 :
rapprochement de l’Anvar et de la BDPME sous l’égide d’OSEO, création du pôle CDC Entreprises
regroupant les activités de capital-investissement de la Caisse des Dépôts, mise en place des pôles de
compétitivité, dotés de 1,5 milliards d’Euros sur 3 ans… L’Etat commencerait-il enfin à se donner les moyens
d'un véritable interventionnisme ? Allez, camarades, encore un effort !
Etienne KRIEGER, diplômé d’HEC et docteur ès sciences de gestion, est Directeur Général de la société
NAVIDIS. Professeur affilié à HEC et cofondateur de l’Institut HEC START-UP, ses recherches portent sur le
financement de l’innovation et des jeunes entreprises.
Karim MEDJAD, diplômé de Harvard et docteur en économie, est professeur de Droit à HEC où il co-anime
notamment le séminaire CHALLENGE +, consacré à la création d'entreprises innovantes. Ses recherches
portent sur l’exportation des normes juridiques.
8
Une proposition de loi instituant la fiducie a été présentée au Sénat le 8 février 2005 par M. Philippe Marini.
Krieger E., The Role of Government and Industry in the French Innovation System, Malaysia; National Summit on Innovation, 29-30
April 2004. Voir également les travaux de l’association CapInTech (www.capintech.com).
9

Documents pareils