« Passe ton bac d`abord. » Colette Westphal Nancy, le 19 Mars

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« Passe ton bac d`abord. » Colette Westphal Nancy, le 19 Mars
« Passe ton bac d'abord. »
Colette Westphal
Nancy, le 19 Mars 2011
« Passe ton bac d'abord » est une sentence qui termine souvent un dialogue entre
parents et enfants.
A la question « qu'est-ce que tu aimerais faire plus tard? », la fille peut répondre
« danseuse » et le garçon « astrophysicien ». S'ensuit de la part de l'adulte un
raclement de gorge et une injonction sans appel. Parlent-ils de la même chose? Oui et
non. Ce sont deux plans différents du travail. L'adulte place la question sur le plan du
désir, de l'accomplissement de soi à travers un métier, puis rabat la réponse sur une
réalité triviale liée aux nécessités, aux besoins vitaux élémentaires. Travailler pour
assurer sa subsistance, travailler pour produire le sens d'une vie, voilà deux
significations qui se mêlent sans cesse, parfois en s'opposant.
Afin de distinguer les différentes significations du travail, je prendrai pour référence
le livre de Hannah Arendt « Condition de l'homme moderne » dont le titre original
« The human condition » (la condition humaine) était plus explicite. Son essai
s'apparente à une anthropologie philosophique, une réflexion sur la question du
travail et notamment la manière dont le travail s'inscrit dans un déroulement
temporel. Elle sépare trois niveaux dans la vie active (vie active par opposition à la
vie contemplative qui a disparu ou revient sous la forme de pratiques spirituelles plus
ou moins exotiques). Ces trois composantes de la vie active sont : le travail, l'oeuvre
et l'action.
Labeur, oeuvre et action.
Le travail proprement dit ou labeur fait de l'homme un animal laborans, soumis
comme tous les animaux à la nécessité de régénérer son organisme pour rester en vie.
L'oeuvre est la dimension de l'homo faber, celui qui fabrique un monde d'artifices,
c'est-à-dire un monde d'objets faits de main d'homme.
La troisième dimension, l'action, n'a rien à voir avec l'hyperactivité contemporaine.
C'est plutôt l'action politique, au sens des Grecs, où le sujet s'expose par sa parole et
ses actes, en lien avec d'autres, et construit une histoire.
Reprenons ces trois dimensions en les corrélant à la temporalité, tant il est vrai que le
facteur temps est souvent incriminé dans les plaintes concernant le travail.
L'animal laborans doit se nourrir chaque jour. Son activité est soumise aux cycles
vitaux qui sont répétitifs. La temporalité est circulaire. C'est le règne de l'éphémère et
du consommable, à renouveler sans cesse.
L'homo faber, le constructeur d'un monde d'artifices, spécifiquement humains,
s'inscrit dans une temporalité linéaire, avec un commencement et un achèvement. Il
assure un monde plus durable et plus stable que sa propre existence. Il sort du registre
des besoins naturels et déroule une vie singulière, émaillée d'évènements, qui sera sa
biographie. En Grec, c'est le passage de zoé (la vie animale) à bios (la vie que l'on
peut raconter).
Le prototype est l'oeuvre d'art, qui ne répond pas à la logique de l'utilitaire. Mais pas
seulement. Tout objet fabriqué, du plus sophistiqué au plus commun, matérialise
l'exercice d'une intelligence qui l'a conçu, d'un savoir-faire qui l'a réalisé, bref de tout
un processus créatif qui donne à l'activité un sens et un motif de satisfaction.
Au-delà du monde des objets, l'action correspond à ce que le vocabulaire actuel
désigne par « le vivre ensemble ». Aucun être humain ne vit seul sur une île déserte.
Il doit s'accommoder d'une interdépendance avec ses semblables. Il y a donc
nécessité à régler les affaires communes, opération délicate compte tenu de l'unicité
de chaque humain (qui n'est pas déterminé dans ses instincts et ses comportements
comme le sont les animaux). C'est le domaine de l'action publique, de la parole
publique. C'est aussi un temps linéaire puisque la parole est condition de la mémoire
individuelle et collective.
Le travail : malédiction ou bénédiction?
La première dimension, celle du travail répétitif au service des besoins vitaux, a
longtemps été déconsidérée. Les Grecs reléguaient le travail servile au domaine privé
et le déléguaient aux esclaves. L'aristocratie a maintenu ce discrédit sous l'Ancien
Régime.
La tradition biblique promeut une approche complexe du travail. La Genèse en fait
une malédiction : chassé du Paradis terrestre, l'homme devra gagner son pain à la
sueur de son front et enfanter dans la douleur. C'est là qu'Adam endosse
véritablement la condition humaine. Mais la nécessité se double d'une possibilité de
transcendance. Tel le labour qui refait sans cesse le travail de la terre, le culte divin
suit aussi une temporalité circulaire. La quête de Dieu n'est jamais achevée, toujours
à reprendre, à travers les plus petites tâches de la vie quotidienne tout autant que dans
le faste des célébrations.
Par l'oeuvre qu'il réalise, l'homo faber exprime sa grandeur et sa dignité. C'est aussi
sa manière d'être immortel. L'excellence est pour les Grecs une vertu, une manière de
contribuer à la beauté et à l'harmonie du cosmos. Dans la Bible, l'homme est créé à
l'image et à la ressemblance de Dieu ; il est donc créé créateur, créateur d'objets,
d'idées et de valeurs. Mais avec une limite : le repos du 7e jour. L'obligation du
Shabbat prend en compte un risque, celui d'idolâtrer le travail. N'oublions pas que la
glorification du travail, voire sa sanctification, est une donnée récente, instaurée au
XIXe siècle par des utopies sociales. De nos jours, la Fête du Travail offre le
spectacle étrange d'un jour chômé dont le rituel se résume souvent au comptage des
participants aux défilés et qui n'a pas grand chose de festif, sinon le brin de muguet...
La vie active de nos jours.
Dans la dernière partie de son livre, H. Arendt décrit les données qui régissent la vie
active à l'époque contemporaine. Sa thèse est la suivante : la société de
consommation, loin de nous affranchir des besoins répétitifs, les a multipliés en
absorbant le champ de l'oeuvre et de l'action. L'homo faber se rabat sur l'animal
laborans ; l'oeuvre perd sa durabilité pour devenir objet périssable ; l'action se réduit
au fonctionnement , l'agir au faire. La mécanisation, censée faciliter le travail, impose
des cadences toujours plus rapides et génère une société de travailleurs sans travail.
On a reproché à H. Arendt sa critique excessive du modernisme. Reconnaissons-lui le
mérite d'avoir mis l'accent sur deux paramètres fondamentaux : le sens et la
temporalité. Preuve en est que les opposants à la consommation outrancière prônent
le « développement durable ». Dans une autre terminologie, Charles Melman parle
d'une économie de la jouissance pour caractériser l'attitude psychique du
consommateur pris dans la quête insatiable de l'objet convoité puis jeté. Travailler
pour acheter, tout autant que travailler pour manger, participe au temps cyclique des
besoins et de la répétition. La chute des idéaux collectifs (que ce soit en terme
d'harmonie du cosmos, de création continuée ou de progrès de l'humanité) contraint
chacun à trouver un sens qui soutienne le temps linéaire, biographique, d'une vie
professionnelle dont l'objectif ne peut pas de réduire à capitaliser des cotisations pour
s'assurer une retraite décente! Un sens, c'est à la fois une signification et une
orientation. Certes, le sens s'apparente toujours à l'imaginaire, à l'illusion, mais
l'imaginaire n'est-il pas nécessaire pour habiller la rudesse du réel?
Vie publique, vie privée.
Une dernière clef de lecture est à repérer dans la distinction entre vie publique et vie
privée. C'est d'ailleurs par là que Hannah Arendt commence son livre. Pour la Grèce
antique, on l'a vu, la vie familiale n'a aucunement la place de choix qu'on lui attribue
de nos jours. C'est le lieu des nécessités vitales de régénération et de reproduction,
qui ne nous différencient pas des animaux et gagnent à rester dans l'ombre. Les
activités nobles se passent dans l'espace public ; l'homme est avant tout un citoyen.
N'assiste-t-on pas à une sorte d'inversion des choses? Les affaires familiales, les
aménagements conjugaux, l'organisation de la vie privée obéissent de plus en plus à
des contrats, des lois ou des règlements. La terminologie gestionnaire sort de son
champ et envahit la sphère intime. On gère son stress, son temps, son âge, on gère
aussi les enfants (ou plutôt on se plaint de ne pas les gérer), accessoirement on gère
son patrimoine ou son budget.
Par un mouvement inverse, les relations au travail s'expriment dans le registre de la
personnalisation et de l'affectivité. Le terme de « harcèlement », inconnu jusqu'à une
époque récente, appartient initialement au vocabulaire privé des dérapages
passionnels.
La vie privée prend le pas sur la vie publique, en importance et en valeur.
L'injonction parentale « passe ton bac d'abord » semble remplacer le schéma
traditionnel « marie-toi d'abord » dans l'élaboration d'un projet de vie. D'abord parce
que le mariage n'intéresse plus personne, à l'exception d'une minorité qui le
revendique. Ensuite parce que le statut professionnel et social constitue le critère
majeur de réussite personnelle. Avec la caractéristique, commune aux plans
matrimonial et professionnel, d'énoncer des messages paradoxaux. Ainsi que le
soulignait Lucien Israël, l'impératif « marie-toi d'abord » était martelé par des mères
marieuses malheureuses en ménage. Mensonge parental générateur de symptômes
névrotiques. De nos jours le « fais ce que tu veux mais passe ton bac d'abord »,
martelé par des parents qui ne cessent de présenter le monde du travail comme un
enfer, cette injonction doublement paradoxale place les jeunes dans une position
impossible. Le malaise dans la civilisation, témoin de l'inadéquation foncière entre
les désirs et leur accomplissement, s'est déplacé, depuis son repérage freudien, sur le
travail et le champ social. Dans un livre récent, Alain Ehrenberg parle de la « Société
du malaise » qui caractérise l'époque actuelle. Pas davantage que le mariage autrefois,
le travail ne peut assurer le bonheur individuel et collectif, même s'il y contribue.
Le rapprochement travail/famille, pour peu qu'on lui associe « patrie » rappelle une
trinité aux sombres résonances. Néanmoins, il y a là une cohérence logique. Ce n'est
pas un hasard si la Fête du travail et la Fête des mères appartiennent au même courant
idéologique. Hannah Arendt en donne une explication philosophique. Qu'est-ce qui
s'oppose à la mortalité en tant que condition essentielle de l'existence? L'immortalité
n'est qu'une option métaphysique. L'opposé de la mortalité, c'est la natalité, c'est la
fécondité sous toutes ses formes, c'est la liberté de créer et d'innover.
En conclusion
Animal laborans, homo faber, citoyen du monde : les significations de la vie active ne
s'excluent pas réciproquement mais s'emboîtent à la manière des poupées russes. Le
travail est à la fois ce qui s'enracine dans les lois de la nature et ce qui permet de les
transcender, de superposer au temps cyclique des besoins le temps linéaire d'une vie
d'homme.
Bibliographie
ARENDT Hannah (1961) : Condition de l'homme moderne. Calmann-Lévy.
EHRENBERG Alain (2010) : La Société du malaise. Odile Jacob.
ISRAEL Lucien (1976) : L'hystérique, le sexe et le médecin. Masson.
MELMAN Charles (2002) : L'Homme sans gravité. Denoël.

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