Produire - PhiloSisyphe
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Produire - PhiloSisyphe
Produire • • • • Notions du programme : l’art, la technique, le travail, le vivant. C’est parce que nous vivons que nous produisons (la vie – zôè – est la cause efficiente de la production) mais nous produisons pour bien vivre (c’est la vie bonne – bios – qui est la cause finale de la production). La production est donc à la fois une nécessité (vitale) et une liberté (elle est en tant qu’activité une quête d’immortalité selon Hannah Arendt). Pourquoi produire ? Pour Aristote, une activité est dite « libre » quand elle est « pour elle-même sa propre fin » : devons « produire pour produire » ? L’art pour l’art ? Pourquoi travailler ? La technique, fin ou moyen ? Pourquoi respecter la vie/le vivant ? 1- Deux espèces de production : la création et la fabrication (a) Quelle différence entre l’artisan et l’artiste ? « Il reste à dire maintenant en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaye ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il la fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de nature, et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (...) (...) Ainsi la règle du beau n’apparaît que dans l’œuvre, et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre oeuvre. ALAIN, Système des beaux-arts, Éditions Gallimard, Paris, 1926. PRODUCTEUR ARTISTE L’idée lui vient à mesure qu’il la fait Beau (Beaux-arts) (Artiste mais aussi) Spectateur de son œuvre en train de naître Œuvre d’art Génie Grâce de la nature La règle du beau ne peut jamais servir à faire une autre œuvre œuvre unique ARTISAN L’idée précède et règle l’exécution Industrie (Artisan mais aussi) Artiste par éclairs Œuvre mécanique Machine (de l’ingénieur) Artifice, artificiel (Machine bien réglée) 1000 exemplaires (b) Quelle différence entre artisanat et industrie ? TECHNIQUE artisanale l’artisan Les hommes Intervention Procédés activité globale (de la matière 1ère au produit fini) sociale et professionnelle (en métiers) individuel (personnalisé) : l’atelier initiative et contrôle empiriques, traditionnels Qualité du produit inégale, variable, pièce unique Allure routine Nature du travail Division du travail Forme du travail industrielle L’ouvrier, le technicien, l’ingénieur le faire, le savoir-faire, le savoir Travail parcellaire technique (en tâches, en miettes) collectif (anonyme) : l’usine contrôle sans initiative scientifiques, expérimentaux constante, normalisée, standardisée routine innovation 2- Qui crée quoi ? Les définitions circulaires de l’artiste, de l’œuvre d’art et du musée. (a) Y’a de la joie dans la création. Rappel : dans la dialectique de la maîtrise et de la servitude, Hegel fait du travail une « double opération » dans laquelle l’esprit se matérialise tout autant que la matière se spiritualise. « Quel but l’homme poursuit-il en imitant la nature ? Celui de s’éprouver lui-même, de montrer son habileté et de se réjouir d’avoir fabriqué quelque chose ayant une apparence naturelle. (...) Mais cette joie et cette admiration de soi-même ne tardent pas à tourner en ennui et mécontentement, et cela d’autant plus vite et plus facilement que l’imitation reproduit fidèlement le modèle naturel. Il y a des portraits dont on a dit assez spirituellement qu’ils sont ressemblants jusqu’à la nausée. D’une façon générale, la joie que procure une imitation réussie ne peut être qu’une joie très relative, car dans l’imitation de la nature le contenu, la matière sont des données qu’on a que la peine d’utiliser. L’homme devrait éprouver une joie plus grande en produisant quelque chose qui soit bien de lui, quelque chose qui lui soit particulier et dont il puisse dire qu’il est sien. Tout outil technique, un navire par exemple ou, plus particulièrement, un instrument scientifique doit lui procurer plus de joie, parce que c’est sa propre oeuvre, et non une imitation. Le plus mauvais outil technique a plus de valeur à ses yeux ; il peut être fier d’avoir inventé le marteau, le clou, parce que ce sont des inventions originales, et non imitées. L’homme montre mieux son habileté dans des productions surgissant de l’esprit qu’en imitant la nature. » Friedrich HEGEL, Esthétique. Transition : et le spectateur ? (b) L’œuvre d’art crée du plaisir, elle plaît. • Rappel : texte de Hume sur le rôle de la sympathie dans le jugement de beauté. • Texte de Kant, Critique de la faculté de juger, §7, texte 4 page 143. La thèse de Kant est subtile : même si l’agréable est un jugement subjectif et particulier, le jugement de beauté n’est pas pour autant un jugement objectif mais il prétend quand même à l’universalité. JUGEMENT ESTHETIQUE L’Agréable Le Beau Se résigner (au jugement individuel) Exiger l’accord des autres (même s’il ne le constate pas) Jugement fondé sur un sentiment individuel (charme et agrément) Jugement pour soi mais aussi pour tous Restreint à sa seule personne Prétention à trouver la même satisfaction chez autrui La discussion serait folie Apparente intolérance : il leur dénie le goût tout en demandant qu’ils en aient A chacun son goût : « cet objet est agréable pour moi » Jugement subjectif Le (bon) goût prétend à l’assentiment universel (= à l’unanimité) Comme si elle était une propriété des objets Transition : mais toutes les œuvres d’art ne sont pas des chefs-d’œuvre, alors pourquoi l’art ? (c) L’art crée le monde : « les œuvres d’art sont fabriquées pour le monde » Voir aussi le texte 16 page 167 : « les objets ont pour fonction de stabiliser la vie humaine ». « Parmi les choses qu’on ne rencontre pas dans la nature, mais seulement dans le monde fabriqué par l’homme, on distingue entre objets d’usage et oeuvres d’art ; tous deux possèdent une certaine permanence qui va de la durée ordinaire à une immortalité potentielle dans le cas de l’œuvre d’art. En tant que tels, ils se distinguent d’une part des produits de consommation, dont la durée au monde excède à peine le temps nécessaire à les préparer, et d’autre part, des produits de l’action, comme les événements, les actes et les mots, tous en eux-mêmes si transitoires qu’ils survivraient à peine à l’heure ou au jour où ils apparaissent au monde, s’ils n’étaient conservés d’abord par la mémoire de l’homme, qui les tisse en récits, et puis par ses facultés de fabrication. Du point de vue de la durée pure, les oeuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n’importe quoi d’autre, elles sont les plus mondaines des choses. Davantage, elles sont les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société ; à proprement parler, elles ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d’usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine. » Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne. Introduction. L’incompréhension du grand public pour les œuvres d’art provient souvent de l’écart qui semble exister entre les égards que leur manifestent les gens « cultivés » et leur inutilité pour la vie ordinaire. A quoi peut bien servir La Joconde ? Est-elle même « belle » ? Pourquoi, en général, des œuvres d’art ? Paradoxalement, les « gens cultivés » ne nieraient pas cette « inutilité ». Mieux, la valeur d’une œuvre d’art augmenterait avec cette « inutilité ». C’est cette thèse – qui ainsi n’accorde aucun rôle à la beauté – que défend Hannah Arendt dans cet extrait de La crise de la culture. Les œuvres d’art sont fabriquées « pour le monde » (ligne 13) plutôt que « pour les hommes » : elles sont « les plus mondaines des choses » (ligne 11). Pour justifier cela, Hannah Arendt commence (lignes 1 à 9) par opposer, au moyen du critère de la durée, les œuvres d’art aux objets de consommation et aux produits de l’action. Puis, pour distinguer œuvre d’art et objet d’usage (ligne 9 à fin), elle va construire une nouvelle opposition entre « mondanité » et « vitalité ». On voit donc que l’inutilité du grand public n’a peut-être pas le même sens que l’inutilité des amateurs d’art. De même pour la « mondanité » qui pour Hannah Arendt singularise les œuvres d’art alors que pour la masse rien ne semble moins vitales que les « mondanités ». Plan d’une explication du texte. I- LES TEMPORALITES DIFFERENTES DES PRODUITS DE LA VITA ACTIVA. (a) La permanence des produits de l’œuvre. (b) La futilité des produits de consommation. (c) La fragilité des produits de l’action. Transition : comment différencier maintenant entre œuvre d’art et objet d’usage ? II- LA SUPERIORITE « MONDAINE » DES ŒUVRES D’ART. (a) « Les plus mondaines des choses ». (b) Des choses inutiles et inusées. (c) Des objets conservés dans un musée. Conclusion. L’ensemble des objets que les hommes fabriquent leur permet de se séparer de la nature et des nécessités perpétuellement momentanées de la vie et de créer ainsi un espace de « vivre en compagnie » artificiel auquel Hannah Arendt réserve le mot de « monde ». Ce monde est celui de la « culture », il est rempli de ces « choses les plus mondaines » que sont les œuvres d’art ; elles sont conservées à l’écart dans des musées. Par cette mise à l’écart, c’est la « culture » que l’homme crée. Par leur permanence et leur « immortalité potentielle », les œuvres d’art « demeurent » à l’abri ; elles remplissent la « maison terrestre » où habite la culture. Comment interpréter alors l’entrée au musée des produits de consommation – le miel et le feutre de Joseph Beuys – et des « performances » d’un Cristo ? Suffit-il qu’un objet soit exposé dans un musée pour qu’il soit une œuvre d’art ? Si « tout est art », est-ce la fin de la culture, sa liquidation à l’état gazeux comme le défend Yves Michaud ou au contraire l’esthétisation de la société est-il l’avènement d’une « culture de masse » qui ne fait plus de l’art le domaine privilégié et réservé à une élite distinguée ? Ne faudrait-il pas plutôt regretter que la beauté semble avoir disparu de la préoccupation des artistes contemporains ? Transition : en tant production d’œuvre, quel est le monde fabriqué par la technique ? 3- Qui fabrique quoi ? (Texte 8 page 169, de Hans Jonas) Comment l’homme a-t-il pu devenir objet de la technique ? N’est-ce pas la technique qui devrait rester un objet pour l’homme, et non pas l’homme devenir un objet pour la technique ? Pour comprendre ce renversement nous nous demandons : 1- Qu’est-ce qu’un objet technique ? En quoi diffère-t-il d’un objet naturel ? Qu’ont en commun tous les objets techniques, les œuvres d’art, les produits de l’artisanat et ceux de l’industrie ? 2- En quoi serait-il illusoire de croire que la technique n’existe que dans ses objets ? Acheter et utiliser un objet technique c’est acheter et utiliser aussi une certaine manière de vivre, c’est être incité à acheter et utiliser toujours d’autres et nouveaux objets techniques, c’est adhérer, volontairement ou non, à une « vision techniciste du monde », voire à une « idéologie technocratique ». 31- L’objet technique et l’être vivant La simplicité serait de pouvoir opposer radicalement l’artifice de l’objet technique au naturel de l’être vivant « Par la concrétisation technique, l’objet, primitivement artificiel, devient de plus en plus semblable à l’objet naturel », Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets technique, p.47 (1958). (a) Objet abstrait et objet concret. C’est par rapport à la genèse de l’objet technique que l’on peut distinguer entre forme concrète d’un objet technique et forme abstraite : car « l’objet technique existe comme type spécifique obtenu au terme d’une série convergente. Cette série va du mode abstrait au mode concret : elle tend vers un état qui ferait de l’être technique un système entièrement cohérent avec lui-même, entièrement unifié » (G. Simondon, p.23). G. Simondon compare ainsi un moteur de 1910 avec un moteur moderne : « dans le moteur ancien, chaque élément intervient à un certain moment dans le cycle, puis est censé ne plus agir sur les autres ; les pièces du moteur sont comme des personnes qui travailleraient chacune à leur tour, mais ne se connaîtraient pas les unes les autres ». Parce que les parties d’un moteur ancien travaillent comme séparément les unes des autres, le moteur ancien est un moteur abstrait, « abstrait » au sens où « abstraire », « faire abstraction », c’est « séparer ». Un tel moteur peut supporter un échauffement important sans grippage ni coulage ; un moteur ancien d’automobile peut fonctionner sans défaillance sur un bateau de pêche. Au contraire, dans un moteur moderne, « chaque pièce importante est tellement rattachée aux autres par des échanges réciproques d’énergie qu’elle ne peut pas être autre qu’elle n’est ». L’objet technique moderne est plus technique, il est plus difficile à entretenir, plus difficile à réparer : chaque élément n’a pas tant une fonction propre qu’une fonction structurale qui converge à rendre l’objet de plus en plus fonctionnel. Plus un objet technique est fonctionnel, plus les fonctions des éléments qui le composent sont corrélées, plus il compose un groupe synergique. Transition : ce processus de renforcement de la corrélation entre éléments ne permet-il pas de rapprocher l’objet technique de l’être vivant défini comme « milieu intérieur » ? (b) Machine et organisme : force formatrice et force motrice. Kant, dans le §65 de la Critique de la faculté de juger, reprend l'exemple favori des cartésiens, celui de la montre (Dieu n'est-il pas le Grand Horloger ?) afin de mettre en évidence, toutes les oppositions entre une machine et un organisme : texte 4 page 264. • Kant commence par nous expliquer que dans une montre, un rouage n'est pas la cause efficiente d'un autre rouage : il n'y a pas de processus immanent de corrélation mais au contraire une cause efficiente, qui peut être dite transcendante (=séparée), et qui n'est que l'intervention extérieure de l'artisan. Il n'en va pas de même pour un organisme vivant où il suffit d'un peu de bon sens pour observer la corrélation que nous présente un arbre dont les feuilles protègent le tronc qui les nourrit. • La deuxième différence entre la machine et l'organisme, c'est la génération, ou reproduction : dans une montre, un rouage ne « peut en produire un autre et encore moins une montre d'autres montres ». • La troisième différence, c'est la régénération, ou reproduction extraordinaire. On ne peut pas attendre d'une montre qu'elle se répare elle-même ; c'est pourtant, comme l'expérience la plus commune le montre, ce que fait un organisme qui cicatrise. Ainsi, si la machine ne possède qu'une force motrice, mécanique, l'organisme, lui, possède une force formatrice qui lui permet d'organiser les matériaux qui le compose : c'est dire que le vivant est un milieu intérieur qui assure son autonomie par rapport au milieu extérieur. Les 3 caractéristiques de l'organisme vivant sont alors plutôt l'auto-corrélation, l'autogénération, l'auto-régénération. Pour définir le vivant, Kant fait donc appel à ce que l’on appelle la « finalité ». C'est là qu’il peut y avoir une difficulté car il y a deux usages possibles de ce concept de finalité : on peut distinguer la subordination de tous les êtres vivants en vue d'une même fin au sein d'un système de la nature, et la coordination, dans le même être vivant, des parties entre elles en vue de la vie du tout. Il faut donc distinguer : • • Une finalité externe : en vertu de laquelle tous les êtres vivants seraient subordonnés les uns aux autres. L'herbe aurait été faite pour la vache, l'agneau pour le loup, et le jour serait assez long pour que nous puissions faire des économies de (bouts de) chandelles ! Une finalité interne : chaque être est fait pour lui-même, toutes ses parties se concertent pour le plus grand bien de l'ensemble et s'organisent avec intelligence en vue de cette fin. Si la finalité interne ne pose pas de problème comme nous venons de le voir avec la notion de « milieu intérieur », il n'en va pas du tout de même pour la finalité externe puisqu’elle paraît présupposer une intelligence infinie capable d'organiser systématiquement la nature. Transition : ce que Simondon veut nous faire admettre, c’est précisément que la concrétisation d’un objet technique l’amène à retrouver de plus en plus cette finalité interne que Kant croyait être la caractéristique exclusive du vivant. (c) La concrétisation. Certes, une machine ne vit pas et les objets naturels sont d’emblée concrets – et en ce sens Kant a tout à fait raison de distinguer entre l’organisme naturel du vivant et l’organisation artificielle de la machine. Néanmoins, selon G. Simondon, plus un objet technique se concrétise, plus il devient semblable à un objet naturel. En quel sens ? « La concrétisation donne à l’objet technique une place intermédiaire entre l’objet naturel et la représentation scientifique. L’objet technique abstrait, c’est-à-dire primitif, est très loin de constituer un système naturel ; il est la traduction en matière d’un ensemble de notions et de principes scientifiques séparés les uns des autres en profondeur, et rattachés seulement par leurs conséquences qui sont convergentes pour la production d’un effet recherché. Cet objet technique primitif n’est pas un système naturel, physique; il est la traduction physique d’un système intellectuel. […] Au contraire, l’objet technique concret, c’est-à-dire évolué, se rapproche du mode d’existence des objets naturels, il tend vers la cohérence interne, vers la fermeture du système des causes et des effets qui s’exercent circulairement à l’intérieur de son enceinte, et de plus il incorpore une partie du monde naturel qui intervient comme condition de fonctionnement, et fait ainsi partie du système des causes et des effets. Cet objet, en évoluant, perd son caractère d’artificialité : l’artificialité essentielle d’un objet réside dans le fait que l’homme doit intervenir pour maintenir cet objet dans l’existence en le protégeant contre le monde naturel, en lui donnant un statut à part d’existence. […] L’artificialisation est un processus d’abstraction dans l’objet artificialisé. Au contraire, par la concrétisation technique, l’objet, primitivement artificiel, devient de plus en plus semblable à l’objet naturel. Cet objet avait besoin, au début, d’un milieu régulateur extérieur, le laboratoire ou l’atelier, parfois l’usine ; peu à peu, quand il gagne en concrétisation, il devient capable de se passer du milieu artificiel, car sa cohérence interne s’accroît, sa systématique fonctionnelle se ferme en s’organisant. L’objet concrétisé est comparable à l’objet spontanément produit ; il se libère du laboratoire associé originel, et l’incorpore dynamiquement à lui dans le jeu de ses fonctions ; c’est sa relation aux autres objets, techniques ou naturels, qui devient régulatrice et permet l’auto-entretien des conditions du fonctionnement ; cet objet n’est plus isolé; il s’associe à d’autres objets, ou se suffit à lui-même, alors qu’au début il était isolé et hétéronome ». Gilbert SIMONDON, Du mode d’existence des objets techniques, pp. 46-47. (d) Les activités techniques Dans son cours consacré à L’invention et le développement des techniques (1968-1969), Gilbert Simondon distingue cinq catégories de « médiations techniques » qu’il dispose dans une série chronologique, même si on peut supposer qu’elles ont existé dès le début de l’apparition de l’espèce humaine : • La méthode technique. « Avant l’outil, existe la méthode consistant à modifier provisoirement ou définitivement le milieu » ; • Outil et instrument. • Ustensiles et appareils. • Machine-outil et machine. G. Simondon définit la « machine parfaite » comme résultant de la réunion d’un instrument (source d’information ou programme), d’un outil (l’effecteur produisant un travail) et enfin d’un ustensile ou appareil produisant ou captant l’énergie. • Les réseaux techniques. : « La caractéristique de base du réseau est la présence virtuelle de toutes les possibilités de l’organisme central en chacun des terminaux » (page 100). 32- La technologie est un monde : un mode d’emploi, c’est un mode de vie. (a) La « zone de technicité » « L’acheteur, futur utilisateur d’un objet technique, est le plus souvent un homme qui emprunte cet objet à un mode de vie et à un ensemble humain encore étrangers ; l’achat d’un objet est l’établissement d’une participation. Matériellement, c’est l’objet qui vient chez l’acquéreur, mais, au niveau psychosocial, c’est plutôt l’acquéreur qui pénètre dans le monde déjà structuré où préexiste l’objet technique. C’est par cela qu’un objet technique se distingue des autres types d’objets : des matières premières ou des denrées destinées à l’alimentation existent comme qualité et comme quantité, mais non comme forme : il n’y a pas une certaine façon de consommer le blé américain ou le mais russe […] Jadis, une célèbre firme anglaise fournissait un chauffeur agréé par elle pour chaque automobile livrée ; de nos jours, la vente d’un équipement mécanographique très spécialisé pourrait sans ridicule être accompagnée de l’envoi, au moins temporaire, d’un opérateur qualifié. Les services « après-vente » que l’on voit se développer en plusieurs domaines se rattachent à ce type de participation. […] L’objet technique laisse rayonner autour de lui une lumière qui dépasse sa réalité propre et se répand sur l’entourage : il y a ainsi une zone de technicité plutôt qu’un objet technique ; c’est la technicité de l’objet qui rayonne ; c’est elle qui établit la participation ; l’objet est ainsi plus que lui-même ; il n’est pas tout entier contenu dans ses limites objectives, matérielles ou utilitaires, ou encore économiques. Une marque d’automobiles est avant tout un pouvoir archétypal, une force productrice de modèles ; chaque exemplaire renvoie à tous les exemplaires et au pouvoir producteur ; ce qui devient vrai d’un exemplaire l’est aussi de tous les autres : l’exploit d’une automobile de telle marque rejaillit sur toutes les autres de la même marque, et sur les utilisateurs. Par là se crée un certain type de solidarité entre les personnes à partir de l’analogie entre les choses ». Gilbert SIMONDON, L’effet de halo en matière technique (article publié en mars 1960). (b) Dans son Cours de médiologie générale (1991), Régis Debray distingue 3 âges de la médiasphère, chacun caractérisé par un medium qui détermine toute une sphère sociopolitique. ECRITURE IMPRIMERIE AUDIOVISUEL MILIEU STRATEGIQUE La terre La mer L'espace (ET DERIVE POLITIQUE) absolutisme nationalisme et totalitarisme individualisme et anomie FIGURE DU TEMPS Cercle Ligne Point AGE CANONIQUE L'ancien L'adulte Le jeune CLASSE SPIRITUELLE DETENTRICE DU SACRE SOCIAL Eglise Le dogme Intelligentsia La connaissance Médias L'information REFERENCE LEGITIME Le divin (Il le faut, c'est sacré) L'idéal (il le faut, c'est vrai) Le performant (Il le faut, ça marche) MOTEUR D'OBEISSANCE La foi fanatisme La loi dogmatisme L'opinion relativisme STATUT DE L'INDIVIDU Sujet (à commander) Citoyen (à convaincre) Consommateur (à séduire) MYTHE D'IDENTIFICATION Le saint Le héros La star DICTON D'AUTORITE PERSONNELLE Dieu me l'a dit Je l'ai lu dans un livre Je l'ai vu à la télé UNITE DE DIRECTION SOCIALE Le Roi Le Chef Le Leader (c) La menace de la mystification techniciste. Les rapports de la société moderne à la technique ne sont-ils pas toujours en réalité des rapports magiques ? Non seulement la technique pourrait résoudre à plus ou moins court terme tous les problèmes (le système de la technique serait l’équivalent de la pierre philosophale) mais de toutes façons, en cas d’échec, la faute n’en reviendrait pas à la technique elle-même mais au mauvais esprit de ses utilisateurs. En elle-même, la technique serait moralement et politiquement neutre (de la même façon, l’alchimiste expliquait l’échec de ses tentatives non pas par leur impossibilité intrinsèque et leur irréalité mais par l’impureté des matières utilisées ou même celle de son esprit !). Ne faut-il pas au contraire, non pas affirmer mais au moins, envisager une responsabilité de la technique, fût-ce seulement par la forme de rationalité qu’elle propage : « Ce n’est pas seulement son utilisation, c’est bien la technique elle-même qui est déjà domination (sur la nature et sur les hommes), une domination méthodique, scientifique, calculée et calculante. Ce n’est pas après coup seulement, et de l’extérieur, que sont imposés à la technique certaines finalités et certains intérêts appartenant en propre à la domination — ces finalités et ces intérêts entrent déjà dans la constitution de l’appareil technique lui-même. La technique, c’est d’emblée tout un projet socio-historique : en elle se projette ce qu’une société et les intérêts qui la dominent intentionnent de faire des hommes et des choses. Cette finalité de la domination lui est consubstantielle et appartient dans cette mesure à la forme même de la raison technique ». Herbert MARCUSE, Industrialisation et capitalisme chez Max Weber. • • La raison technique serait ainsi selon Herbert Marcuse (le troisième « M » de mai l8 avec Marx et Mao) une rationalité instrumentale, une rationalité des moyens et non pas une rationalité des fins, une rationalité du rationnel plutôt qu’une rationalité du raisonnable. L’argument de Marcuse ne consiste pas à dire que la domination est la fin de la technique : la domination c’est l’affaire et la fin de la politique. Ce que reproche Marcuse à la technique ce n’est pas d’avoir des fins politiques, c’est de ne pas en avoir ! Quand la technique ne s’occupe que des moyens, elle se rend disponible pour n’importe quel but ; quand la technique prétend être moralement et politiquement neutre, elle se dégage ainsi à bon compte de toute responsabilité. Cette mauvaise foi de la technique n’est donc pas tant une domination qu’une mystification. 4- Qui travaille pour quoi ? (a) Travail de définition philosophique : corvée, métier, bénévolat, activité, emploi, labeur… (b) Texte 5 page 158 : travail et propriété privée. « Celui qui se nourrit des glands qu'il a ramassés sous un chêne, ou des pommes qu'il a cueillies aux arbres d'un bois, se les est certainement appropriés. Personne ne peut nier que ces aliments soient à lui. Je demande donc : Quand est-ce que ces choses commencent à être à lui ? Lorsqu'il les a digérées, ou lorsqu'il les a mangées, ou lorsqu'il les a fait bouillir, ou lorsqu'il les a rapportées chez lui, ou lorsqu'il les a ramassées ? Il est clair que si le fait, qui vient le premier, de les avoir cueillies ne les a pas rendues siennes, rien d'autre ne le pourrait. Ce travail a établi une distinction entre ces choses et ce qui est commun ; il leur a ajouté quelque chose de plus que ce que la nature, la mère commune de tous, y a mis ; et, par là, ils sont devenus sa propriété privée. Quelqu'un dira-t-il qu'il n'avait aucun droit sur ces glands et sur ces pommes qu'il s'est appropriés de la sorte, parce qu'il n'avait pas le consentement de toute l'humanité pour les faire siens ? était-ce un vol, de prendre ainsi pour soi ce qui appartenait à tous en commun ? si un consentement de ce genre avait été nécessaire, les hommes seraient morts de faim en dépit de l'abondance des choses [...]. Nous voyons que sur les terres communes, qui le demeurent par convention, c'est le fait de prendre une partie de ce qui est commun et de l'arracher à l'état où la laisse la nature qui est au commencement de la propriété, sans laquelle ces terres communes ne servent à rien. Et le fait qu'on se saisisse de ceci ou de cela ne dépend pas du consentement explicite de tous. Ainsi, l'herbe que mon cheval a mangée, la tourbe qu'a coupée mon serviteur et le minerai que j'ai déterré, dans tous les lieux où j'y ai un droit en commun avec d'autres, deviennent ma propriété, sans que soit nécessaire la cession ou le consentement de qui que ce soit. Le travail, qui était le mien, d'arracher ces choses de l'état de possessions communes où elles étaient, y a fixé ma propriété. » John LOCKE, Second traité du gouvernement civil. (c) Le travail aliéné • Texte 10 page 163 de Karl Marx • Travail concret et travail abstrait. • Le mécanisme d’extorsion de la plus-value. (d) Le travail comme corvée. « Peut-être suis-je plus jaloux que le commun des mortels pour tout ce qui a trait à ma liberté. J’ai le sentiment que mes liens avec la société et mes obligations à son égard sont encore très ténus et passagers. Ces petits boulots qui me procurent un gagne-pain, et grâce auxquels on s’accorde à me trouver quelque peu utile à mes contemporains, sont jusque-là, en général, un plaisir pour moi, et j’en oublie aisément qu’ils sont une nécessité. Jusqu’à présent, j’ai réussi. Mais je m’aperçois que si mes besoins augmentaient sensiblement, le travail nécessaire pour les satisfaire deviendrait une corvée. Si je devais vendre mes matinées et mes après-midi à la société, comme la plupart semblent le faire, je suis certain qu’il n’y aurait plus rien qui vaille la peine d’être vécu à mes yeux. Je suis sûr de ne jamais vendre mon droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Je voudrais suggérer ici qu’un homme peut être très industrieux et cependant mal employer son temps. Il n’est pas d’individu plus fatalement inconsidéré que celui qui consume la majeure partie de sa vie à la gagner. Toutes les grandes entreprises se soutiennent d’ellesmêmes. Le poète, par exemple, doit subvenir aux besoins de son corps grâce à sa poésie, comme un moulin à vapeur nourrit ses chaudières avec les copeaux qu’il produit. On doit gagner sa vie avec amour. » Henry David THOREAU, La vie sans principes, 1001 nuits, p.16. (e) « La perspective d’une société de travailleurs sans travail » « C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir. Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contés de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. » Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne, pp.37-38.