Interrogations sur la pertinence de la mesure des

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Interrogations sur la pertinence de la mesure des
Colloque international GEMDEV - UNESCO
" La mesure du développement ", 1- 3 février 2012
Interrogations sur la pertinence de la mesure des inégalités par l’indice Gini :
le cas du Brésil
Auteur : Mylène GAULARD
Institution : ISTOM, école d’ingénieurs en agro-développement international, France ;
Chercheur associé au CEPN, Centre d’Economie de l’université Paris Nord
Coordonnées : [email protected]
Introduction :
Le Brésil se situe aujourd’hui parmi les dix pays les plus inégalitaires1 au monde, avec
un indice Gini supérieur à 0,50. Cet indice, fluctuant entre 0 et 1, mesure le degré de
concentration des revenus, et on considère que plus il se rapproche de 1, plus la répartition des
revenus est inégalitaire. Selon cet indicateur, dans les années 1980 le pays arrivait en
deuxième position des pays les plus inégalitaires, juste derrière la Sierra Leone, et il nous
semble important de mettre en évidence cette progression du Brésil dans le classement des
sociétés les plus inégalitaires, le faisant passer du 2ème au 10ème rang en seulement une
trentaine d’années.
En réalité, le niveau des inégalités n’a quasiment pas cessé d’augmenter des années
1970 jusqu’à la décennie 1990, mais la particularité de ce pays est que l’évolution de l’indice
Gini y est caractérisée par une courbe décroissante depuis le milieu des années 1990, passant
de 0,60 en 1995, à 0,54 en 2009 (Figure 1, données Ipeadata). Une baisse aussi importante ne
s’est observée dans aucun autre pays au monde, et ce point est d’une importance cruciale pour
le nouveau gouvernement. Lula et le PT, dont les politiques sociales sont aujourd’hui
considérées comme à l’origine de cette avancée du pays vers une société plus juste, sont-ils
réellement responsables de cette baisse des inégalités ? La gagnante des dernières élections
présidentielles, Dilma Rousseff, peut-elle légitimement se réclamer, en tant que membre du
PT, de ce bilan plutôt positif ? Il s’agira ici de questionner la validité des données sur la
baisse des inégalités, puis d’étudier les raisons précises de cette évolution.
Dans un premier temps, nous nous interrogerons sur la capacité de l’indice Gini à
mesurer rigoureusement le niveau des inégalités dans un pays comme le Brésil. Notamment,
nous essaierons de mieux comprendre ce qui oppose aujourd’hui l’analyse de la distribution
personnelle des revenus, caractérisée par le Gini, et l’analyse fonctionnelle, reposant sur
l’étude du partage profits/salaires, cette dernière ayant plutôt tendance à révéler une
stagnation des inégalités alors que la première met l’accent sur une baisse constante de cellesci depuis le milieu de la décennie 1990. Surtout, il est important de constater que les revenus
pris en compte dans la mesure de l’indice Gini sont souvent sous-estimés pour les couches les
plus aisées de la population, et ce d’autant plus dans un pays comme le Brésil où la part des
revenus en provenance du secteur financier atteignent des niveaux importants. Il s’agira de
montrer à la fin de notre première partie si, malgré tous ces biais, l’indice Gini reste un
indicateur fiable pour évaluer l’évolution des inégalités de revenus au Brésil. Dans une
deuxième partie, nous nous pencherons davantage sur l’évolution des revenus des différents
déciles de la population, des plus pauvres aux plus riches, afin de présenter une analyse plus
fine de la situation socio-économique de ce pays et de son cheminement vers une société plus
égalitaire. Nous montrerons que l’essor d’une vaste classe moyenne, reposant en grande partie
sur la forte augmentation de l’offre de travail non qualifié, modifie substantiellement la
société brésilienne, mais que cette évolution présente un caractère peu soutenable sur le
moyen terme en raison des particularités qu’elle implique au niveau de l’insertion du pays
dans le commerce international.
1
Derrière la Bolivie, le Botswana, la République centrafricaine, le Guatemala, Haïti, le Lesotho, la Namibie, l’Afrique du
Sud et le Zimbabwe (selon le Bureau des Statistiques des Nations Unies) (World Income Inequality Database).
1
Figure 1 : Evolution de l’indice Gini
au Brésil
0,64
0,63
0,62
0,61
0,6
0,59
0,58
0,57
0,56
0,55
2008
2006
2004
2002
2000
1998
1996
1994
1992
1990
1988
1986
1984
1982
1980
1978
1976
0,54
Source : Ipeadata
I.
Les problèmes impliqués par l’indice Gini dans la mesure des inégalités
A. Distribution fonctionnelle contre distribution personnelle des revenus
Durant tout le dix-neuvième siècle, il était d’usage de mesurer le degré d’inégalités d’une
société en s’appuyant sur le partage profits/salaires de celle-ci. Les économistes classiques, de
Smith et Ricardo à Marx, mettaient donc l’accent sur la répartition fonctionnelle des revenus,
car l’époque, en pleine révolution industrielle, se caractérisait par une opposition croissante
entre les salaires des ouvriers et les profits des patrons.
Aujourd’hui encore, dans le cas du Brésil, si on partage le revenu national entre les
salaires et l’excédent brut d’exploitation (valeur ajoutée diminuée de la rémunération des
salariés, des impôts sur la production, et augmentée des subventions d’exploitation), on
observe une hausse de la part de l’EBE entre 1994 et 2004 (de 47 à 54% du revenu national),
et il faut attendre 2005 pour que les rémunérations salariales voient leur part augmenter
(Figure 2). Notons que la part de l’EBE est relativement élevée si on la compare au niveau des
pays développés, où elle ne correspond qu’à un tiers du revenu national (Piketty, 2008), ce qui
explique en partie le caractère très inégalitaire de la société brésilienne.
Figure 2 : Répartition fonctionnelle du revenu national au Brésil
Excédent brut d'exploitation
60
Rémunérations salariales
50
40
30
20
10
2008
2007
2006
2005
2004
2003
2002
2001
2000
1999
1998
1997
1996
1995
1994
0
Source : Ipeadata (Sistema de Contas Nacionais)
Pour illustrer cette opposition croissante entre profits et salaires, il suffit de mettre en
évidence la baisse constante du salaire moyen entre 1996 et 2004 (Dedecca, 2008 ; Figure 3).
2
Durant ces huit années, le revenu moyen n’a cessé de baisser, passant de 1040 à 870 reais au
niveau national, et ce n’est qu’à partir de 2005 qu’il connaît à nouveau une augmentation
(notamment en raison de la hausse du salaire minimum, hausse sur laquelle nous reviendrons
dans notre deuxième partie). Cette baisse est encore plus flagrante dans les 35 grandes régions
métropolitaines, où le revenu est passé de 1530 à 1140 reais. Seules les zones rurales2
connaissent une certaine stabilité du revenu moyen entre 1996 et 2005. Sur l’ensemble du
territoire brésilien, constatons que ce n’est qu’à partir de 2005 que le revenu moyen se
caractérise par une légère hausse, mais au niveau national, ce n’est qu’en 2009 qu’il retrouve
son niveau de 1995 (dans les zones métropolitaines, il reste néanmoins toujours inférieur à ce
qu’il était 14 ans auparavant). Cette évolution est d’autant plus remarquable que le Brésil
connaît un retour de sa croissance économique depuis 1995 (avec un taux de croissance du
PIB supérieur à 3% depuis 1995, excepté en 1998-1999 et entre 2001 et 2003), ce qui
s’explique surtout par la réussite du plan Real dans sa lutte contre l’hyperinflation, et qu’il
était jusque là fréquent de lier la hausse des inégalités à une période de faible croissance et/ou
de forte inflation (Salama et Valier, 1994). Mais la baisse du salaire moyen est bien la cause
d’une légère déformation du partage de la valeur ajoutée en faveur des profits entre 1995 et
2004, bien que cette analyse ne coïncide pas avec les propos sur la baisse des inégalités qu’il
est fréquent d’entendre depuis la fin de la décennie 1990.
Figure 3 : Evolution du revenu moyen annuel par travailleur (en reais d’octobre 2009)
1600
1400
1200
Revenu moyen national
1000
Revenu moyen en zone
métropolitaine
800
Revenu moyen en zone rurale
600
400
2009
2008
2007
2006
2005
2004
2003
2002
2001
1999
1998
1997
1996
200
Source : Ipeadata
Ces résultats semblent effectivement s’opposer à l’observation d’une baisse des
inégalités au niveau de la distribution personnelle des revenus, l’indice Gini passant de 0,60
en 1995 à 0,54 en 2009, l’une des plus fortes baisses des inégalités de revenus au monde.
Avant de déterminer laquelle de cette distribution fonctionnelle ou personnelle des
revenus est la plus pertinente, il nous faut d’abord faire un rappel sur l’apparition du Gini et la
volonté d’analyser la distribution personnelle des revenus, analyse qui voit le jour au début du
vingtième siècle. En 1912, un économiste italien, Corrado Gini, souhaite présenter une
nouvelle évaluation des inégalités en créant son indicateur à partir de la représentation
graphique de la distribution des revenus mise au point par Max Lorenz en 1905. La courbe de
Lorenz permet de représenter la distribution des revenus individuels par ordre croissant dans
le but de répartir le revenu total en dix classes croissantes de revenus. La première classe, le
premier décile, représente la part du revenu national recueillie par les 10% de la population
2
Selon les statistiques nationales brésiliennes, il s’agit des régions non urbanisées (qui ne présentent donc pas au
minimum deux de ces caractéristiques : recyclage des eaux usées, approvisionnement en eau, éclairage public,
école primaire ou poste de santé à moins de trois kilomètres du lieu considéré), et destinées à l’activité agricole.
3
dont les revenus sont les plus faibles ; la deuxième classe englobe la première, et représente
les revenus des 20% les plus pauvres etc., jusqu’à la dixième classe, qui englobe toutes les
autres et atteint 100% du revenu national. L’indice Gini est la mesure de l’écart entre la droite
d’équité correspondant à une répartition égalitaire du revenu national (les 10% les plus
pauvres concentrent 10% du revenu national, les 30% les plus pauvres 30% du revenu etc.) et
la distribution réelle des revenus représentée par la courbe de Lorenz. Pour l’obtenir, il s’agit
de diviser la surface A, représentant la distance entre la courbe de Lorenz et la droite d’équité,
et la somme des surfaces A et B (Figure 3).
Dès le vingtième siècle, cet indicateur, évaluant la distribution personnelle des revenus,
devient rapidement plus pertinent que l’étude de la répartition fonctionnelle. En effet, les
écarts de revenus entre salariés se creusent beaucoup plus rapidement que l’opposition
profits/salaires qui tend à rester stable dans le temps (Piketty, 2008). Alors qu’en France, où
les écarts salariaux sont de plus en plus importants (Piketty, 2008), le salaire moyen des 10%
les plus riches est 3,5 fois plus élevé que celui des 10% les plus pauvres (travaillant à temps
plein), au Brésil les 10% les plus riches ont un salaire 7 fois supérieur au salaire minimum
sous la barre duquel vit pourtant 50% de la population (Ipeadata)… Ce n’est donc pas tant
l’opposition profits/salaires qui caractérise le mieux les inégalités brésiliennes que l’écart
considérable entre les salaires (Salm, 2007), ce qui rend beaucoup plus pertinente la
distribution personnelle des revenus que la distribution fonctionnelle. Bien que la répartition
fonctionnelle du revenu national brésilien soit marquée par une hausse des inégalités au
détriment des salaires entre 1995 et 2004, il nous semble donc plus rigoureux de nous fier à la
distribution personnelle et à l’indice Gini pour mieux comprendre l’évolution des inégalités
de revenus au Brésil.
Figure 4 : Représentation graphique de la courbe de Lorenz et mesure de l’indice Gini
B. Des revenus personnels souvent sous-évalués
Cependant, certains auteurs continuent de critiquer la pertinence des études portant sur
l’évolution du Gini. Notamment, si des travaux comme ceux de Paes de Barros (2007)
insistaient sur le fait que les disparités de revenus diminuaient au Brésil, ils n’en restaient pas
moins vivement contestés jusqu’à récemment, notamment par un auteur comme Marcio
4
Pochmann : pour ce dernier, les études de Paes de Barros et de l’IPEA3 ne prenaient en
compte que les inégalités salariales, en omettant une grande partie des revenus financiers. En
effet, les revenus des ménages recensés par la PNAD4, l’enquête nationale sur laquelle
s’appuient généralement les articles de l’IPEA et la plupart des analyses actuelles sur la baisse
des inégalités, seraient composés de salaires à plus de 75%, et avec les pensions des retraités,
nous atteindrions une part de 96% (Hoffman, 2008). Or, une partie importante des revenus des
classes privilégiées proviendrait de la sphère financière, et ne serait pas comptabilisée, soit
parce que les personnes interrogées auraient des difficultés à évaluer le montant de ces
revenus, soit parce qu’elles ne souhaiteraient tout simplement pas le communiquer dans le
cadre d’une société aussi inégalitaire, dans laquelle l’évasion fiscale atteint des niveaux
importants (Dedecca, 2008). Il y aurait donc une sous-estimation des revenus des catégories
les plus riches de la population brésilienne, et donc une sous-estimation des inégalités. Cette
critique fut pourtant récemment remise en question par une nouvelle étude de Paes de Barros
essayant cette fois de prendre en compte toutes les sources de revenus.
Face à ces critiques, Paes de Barros (2007b) décide effectivement d’utiliser de
nouvelles sources de données pour évaluer le niveau des inégalités au Brésil, en s’appuyant
non plus seulement sur les données de la PNAD, mais sur celles de la Pesquisa de Orçamentos
Familiares5 (POF) et du Sistema de Contas Nacionais6 (SCN). La première de ces deux
sources de données repose sur une étude spécifique de la consommation, des dépenses et des
rentes familiales (alors que les revenus des ménages ne représentent qu’une petite partie des
questions de la PNAD, et que leur évaluation manque donc de rigueur de par l’objectif de
cette enquête qui est de donner un tableau assez général de la société brésilienne); Quant au
SCN, utilisé précédemment pour l’étude de la distribution fonctionnelle des revenus, il
contient des informations sur la composition du revenu au sein des entreprises.
Les résultats de Paes de Barros (Figure 5) sont que, d’après les données de la POF, les
revenus des actifs financiers sont effectivement sous-évalués par la PNAD, mais les revenus
de transfert (pensions, aides sociales…) dont bénéficient les plus pauvres sont aussi sous–
estimés, résultat auquel parvient également Bernardo Diniz (2006). De là, en reprenant toutes
les données de la POF, on retrouve un indice Gini identique à celui calculé avec les données
de la PNAD. Quant aux résultats obtenus avec les données du SCN, on s’aperçoit que les
revenus du travail sont inférieurs à ceux présentés par la PNAD (et ce, parce que le SCN
répertorie moins de salariés que la PNAD), et que la rente des actifs est quatre fois supérieure
à celle calculée par la PNAD (et 42% supérieure à celle de la POF) ; de même, les revenus de
transfert, dont bénéficient les plus pauvres sont 57% supérieurs à ceux calculés par la PNAD,
et expliquent 40% de la différence entre les revenus calculés par les deux institutions. En
prenant en compte toutes ces données du SCN, Paes de Barros observe une baisse de l’indice
Gini supérieure à celle obtenue grâce aux données de la PNAD (l’indice passe de 0,612 à
0,593 entre 2001 et 2003).
3
Institut de Recherche Economique Appliquée (Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada).
Enquête nationale auprès des ménages (Pesquisa Nacional por Amostra de Domicílios).
5
Enquête sur les budgets des familles.
6
Système de comptes nationaux.
4
5
Figure 5 : Comparaison du revenu national calculé par la Pesquisa Nacional por
Amostra de Domicílios (PNAD), la Pesquisa de Orçamentos Familiares (POF) et le
Sistema de Contas Nacionais (SCN)
Niveau
(en milliards de réaux)
PNAD
POF SCN
2003
2003 2003
830
1049 1052
115
159
176
Composantes
du revenu
Revenu total
Revenu des
actifs
Revenu du
562
699
travail
Transferts
153
191
Source : Paes de Barros (2007)
Composition
(%)
PNAD
POF SCN
2003
2003 2003
100
100
100
13,8
15,1
16,7
Différence
(%)
POF/PNAD
SCN/PNAD
26,4
38,2
26,7
53
635
67,7
66,7
60,4
24,4
-16,4
241
18,5
18,2
22,9
24,5
57,1
Il est donc indéniable, selon ces différentes études, que le niveau d’inégalités se situe bien
sur une pente descendante au Brésil, ce qui s’explique, du moins jusqu’en 2005, par une
baisse des inégalités salariales malgré un contexte de déformation du partage de la valeur
ajoutée en faveur des profits : comme le remarque Rodolfo Hoffman (2008), la baisse des
inégalités de revenus est donc davantage due à un effet concentration (distribution personnelle
plus égalitaire) qu’à un effet distribution (la distribution fonctionnelle évolue même en faveur
des profits jusqu’en 2005).
Néanmoins, si nous souhaitons continuer à utiliser l’indice Gini pour mieux appréhender
l’évolution des inégalités dans ce pays, il est indispensable de souligner un autre problème
soulevé par l’usage de cet indicateur, et de garder toujours en mémoire son degré
d’imprécision. En effet, observons que l’indice Gini manque de précision en raison de son
caractère trop synthétique, et il peut « compenser un écart grandissant entre les plus riches et
les plus pauvres par une diminution de la dispersion au sein des couches moyennes, et ne faire
apparaître aucune modification dans la mesure de l’inégalité de distribution7 ». La pertinence
de l’indice Gini est ainsi souvent contestée en raison de son caractère trop « global » : « une
même aire de concentration peut ainsi être obtenue à partir de deux profils, et donc de deux lignes
de distribution des revenus différentes » (Salama et Valier, 1994, p. 30). Malgré la présence
désormais irréfutable d’une diminution de l’indice Gini, un auteur comme Bresser Pereira (2009)
a par exemple longtemps mis l’accent sur la disparition des classes moyennes brésiliennes. Lors
d’une étude sur l’évolution des inégalités, il est pour cette raison indispensable de ne pas se
limiter à la simple observation de cet indicateur, et l’analyse de la part des différents déciles de
revenus dans la composition du revenu national est essentielle pour mieux appréhender les
modifications de la structure socio-économique.
Notre deuxième partie cherchera donc à comprendre l’évolution du Gini par une analyse plus
précise de l’évolution des revenus des différents déciles de la population afin de déterminer si la
baisse actuelle du Gini est caractérisée par la disparition des catégories auparavant désignées
comme les « classes moyennes » de ce pays, et le cas échéant, de donner les raisons précises de
cette évolution.
II.
Une explication de l’évolution des inégalités brésiliennes
A. L’émergence d’une nouvelle classe moyenne
La disparition de l’ancienne classe moyenne
D’après Bresser Pereira (2009), nous observerions actuellement une polarisation de la
société brésilienne, car la classe moyenne, constituant la troisième demande du « miracle
7
André Masson et Dominique Strauss-Kahn, « Croissance et inégalités des fortunes de 1949 à 1975 », Economie
et Statistiques, n°98, mars 1978, p.31
6
économique » (1968-1973), serait dans un processus de paupérisation. De l’autre côté, les 2%
les plus riches connaîtraient un accroissement considérable de leur fortune. Selon la Folha de
São Paulo du 13 janvier 2008, la fortune des Brésiliens possédant plus d’un million de dollars
s’est accrue de 22,4% en 2007, la croissance la plus forte du monde, juste après la Chine
(23,4%). Les millionnaires (en dollars) sont ainsi passés de 130 000 personnes en 2006 à
190 000 en 2007, représentant 0,1% de la population brésilienne, alors que les individus
bénéficiant de revenus supérieurs à trois salaires minimums ont vu baisser leur revenu réel de
46% depuis 1990 (Bresser Pereira, 2009)
Or, dans les années 1960-1970, ce n’étaient pas seulement les 0,1% ou les 2% les plus
riches qui s’enrichissaient, la classe moyenne ou la « troisième demande » bénéficiait
également de la hausse des inégalités l’opposant aux 80% les plus pauvres de la population.
Dans le Brésil des années 60, la production de biens de consommation durables destinés aux
couches les plus aisées de la population engendre en effet une faible absorption de la main
d’œuvre non qualifiée et une augmentation des capacités de production oisives dans les
entreprises. Cependant, la stagnation économique est évitée dès la fin des années 1960 grâce à
la baisse des salaires ouvriers et à l’apparition d’une « troisième demande » liée à la
multiplication des emplois qualifiés. Celle-ci correspond à la demande d’une vaste classe
moyenne, constituant environ 20% de la population, et se juxtaposant à la consommation des
5% les plus riches. De la fin des années 1960 aux années 1970, le Brésil connaît donc une
période dite de « miracle économique » reposant en partie sur la consommation de cette
« troisième demande ».
Figure 6 : Part dans le revenu national brésilien des différentes couches de revenus, en
pourcentage (1960-2009)
20%
1960
1970
1980
1985
1990
1995
2000
2009
3,9
3,4
2,8
2,3
2,7
2,6
3,5
3,8
17,4
14,9
12,6
13,5
14,1
12
13,3
15,6
55,7
63,8
64,6
63,9
63,5
63,2
62,6
62,1
39,6
46,7
50,9
47,3
48,1
47,1
45,9
44,4
28,3
34,1
37,9
35,8
36,2
35,3
33,2
31,7
11,9
14,7
16,9
14
13,9
13,4
13,1
12,3
les plus pauvres
50%
les plus pauvres
20%
les plus riches
10%
les plus riches
5%
les plus riches
1%
les plus riches
Source : Ipeadata
Au contraire, depuis la fin des années 1990, le Gini diminue alors que les revenus de la
« troisième demande » prennent une part de moins en moins importante. Une classe moyenne
apparaît actuellement, mais contrairement à ce qui est énoncé dans le concept de troisième
demande, celle-ci se rapproche davantage des catégories les plus pauvres que des plus riches.
En effet, la part des deux déciles les plus riches dans le revenu national est passée de 64,6 à
62,1% entre 1980 et 2009, alors que celle des 50% les plus pauvres s’élève durant la même
période de 12,6 à 15,6%. La part dans le revenu national des 1% les plus riches, chutant de
13,1 à 12,3% entre 2000 et 2009, s’est aussi considérablement dégradée, ce qui se manifeste
par un revenu de moins en moins important relativement au revenu moyen (Figure 6 ; Figure
9).
7
Figure 7 : Revenu moyen des ménages en fonction du revenu moyen national (en %) : les
7 premiers déciles
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
1er décile
2ème décile
3ème décile
4ème décile
5ème décile
6ème décile
7ème décile
1995 1996 1997 1998 1999 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009
Source : Ipeadata
Figure 8 : Revenu moyen des ménages en fonction du revenu moyen national (en %) :
8ème et 9ème déciles
180
160
140
8ème décile
120
9ème décile
100
80
1995 1996 1997 1998 1999 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009
Source : Ipeadata
Figure 9 : Revenu moyen des ménages en fonction du revenu moyen national (en %) :
10ème décile
490
480
470
460
450
440
430
420
1995
1996
1997
1998
1999
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
Source : Ipeadata
La formation d’une nouvelle classe moyenne
Il est significatif que de nombreux Brésiliens considèrent la baisse relative du revenu
des 20% les plus riches comme une disparition des classes moyennes, une polarisation de la
population brésilienne. En effet, l’étude de Rocha et d’Urani (2007) montre parfaitement que
les catégories les plus riches du Brésil ont tendance à se situer, lors des enquêtes, parmi les
plus pauvres, ou du moins parmi les classes possédant un revenu moyen. Ainsi, dans l’étude
de ces deux auteurs, 50% des personnes enquêtées parmi les 10% les plus riches pensent se
8
situer parmi les quatre déciles les plus pauvres (alors que la majorité des 10% les plus pauvres
se situent parmi la classe moyenne, et que 5,7% des enquêtés parmi ce décile le moins
favorisé se placent dans les deux déciles les plus riches…). De même, une étude réalisée sur
120 étudiants de l’Université Fédérale de Rio de Janeiro (situés parmi les 10% les plus riches)
révèle que la majorité d’entre eux considère que les revenus mensuels de la classe moyenne
sont compris entre 1 388 et 5002 reais (alors que de tels revenus ne concernent que les 5,1%
les plus riches du pays (0,4% pour les salaires au-dessus de 5 002 reais)) (Rocha et Urani,
2007)… La perception des inégalités au Brésil est donc particulièrement faussée par le fait
que les Brésiliens réussissent difficilement à se situer dans l’échelle des revenus nationale.
Cependant, face à l’indéniable baisse des inégalités de revenus, et à l’émergence d’une
nouvelle classe moyenne, il paraît difficile de parler de polarisation de la société brésilienne.
Selon la Fondation Getulio Vargas, la société brésilienne est aujourd’hui divisée en cinq
classes, A, B, C, D, et E, et la classe C, qui constitue la classe moyenne actuelle, est en plein
essor, représentant en 2009 54% de la population, contre 43% en 2002. Cette évolution
s’explique surtout par l’enrichissement des Brésiliens situés dans la classe E, passant de 31%
de la population en 2002 à 18% en 2009, et de leur passage vers la classe D, ainsi que par
l’ascension sociale massive de nombreuses personnes durant la dernière décennie de la classe
D vers la C. La crise économique mondiale depuis 2008 ne remet pas en cause cette
évolution, car cette même année, le nombre de Brésiliens composant la classe C s’est accru de
4,13%, alors qu’en raison de la chute des cours boursiers, la classe A-B s’est contractée de
0,65%.
Figure 5: Répartition de la population brésilienne, en fonction du revenu mensuel
Classes A et B
13%
Classe E
31%
Classe E : moins
de 804 R$
18%
Classes A et B :
plus de 4807 R$
15%
Classe D : entre
804 et 1115 R$
13%
Classe C
43%
Classe D
13%
Classe C : entre
1115 et 4807 R$
54%
En 2002
En 2009
Source : Fundação Getúlio Vargas
B. Les raisons de la baisse des inégalités de revenus
Les facteurs conjoncturels de la baisse des inégalités
La première raison, la plus évidente, à la baisse des inégalités depuis 1994, semble être
l’évolution de l’inflation et les politiques mises en place pour lutter contre la hausse des prix.
En effet, le taux d’inflation chute brusquement en 1994 (grâce aux mesures instaurées par le
Plan Real), année à partir de laquelle le coefficient Gini commence à baisser. Ainsi, entre
1994 et 1996, le taux d’inflation IPCA8 passe de 916,46% à 9,56%, alors que le Gini diminue
légèrement, de 0,605 à 0,602. Il existe effectivement un lien fort entre inégalités et inflation,
car les catégories les plus aisées de la population ont les moyens de se préserver et d’indexer
8
Nous prenons ici l’indice IPCA, indice reflétant l’évolution du coût de la vie, d’un panier de biens de consommation pour
une famille ayant un revenu compris entre 1 et 40 salaires minimums, dans les neuf plus grandes régions métropolitaines du
pays (São Paulo, Rio de Janeiro, Belo Horizonte, Salvador, Porto Alegre, Recife, Brasilia, Fortaleza, Belém).
9
une part importante de leurs revenus à cette hausse des prix, alors que les plus pauvres, dont la
rémunération ne s’élève pas aussi rapidement que les prix, voient leur salaire réel chuter. Le
dispositif de correction monétaire mis en place durant la dictature militaire, qui indexe la
valeur des actifs financiers sur l’inflation, est ainsi à l’origine d’une forte augmentation des
inégalités durant la décennie 1980, car la hausse des prix pèse sur le pouvoir d’achat des
salariés et non sur celui des rentiers. Au contraire, la chute de cette inflation à partir de 1994
sera plutôt favorable aux salariés. Néanmoins, alors que la baisse du taux d’inflation est
extrêmement brusque entre 1994 et 1996, la diminution de l’indice Gini est très légère.
Surtout, l’indice Gini ne cesse de diminuer depuis la fin de la décennie 1990, alors que
l’inflation reste stable, et se maintient entre 2 et 12%. Il est donc nécessaire de trouver
d’autres explications que l’évolution des prix à la baisse des inégalités.
L’efficacité des politiques sociales mises en place ou développées sous la présidence
de Lula, est souvent soulignée pour expliquer cette évolution des inégalités. Il est indéniable,
notamment, que la forte revalorisation du salaire minimum a beaucoup joué en faveur des
travailleurs non qualifiés. Entre 2003 et 2010, il est passé de 240 à 510 reais, ce qui non
seulement augmente le revenu des 25% de la population active gagnant le salaire minimum
(et également celui des autres travailleurs dont le revenu est lié à l’évolution de ce dernier),
mais surtout, élève les dépenses sociales de l’État (65% des dépenses de sécurité sociale,
comme par exemple les allocations chômage et les retraites, sont indexées sur le salaire
minimum). Enfin, selon Paes de Barros (2007c), 25% de la baisse des inégalités
s’expliqueraient par les transferts sociaux, ces derniers ne représentant pourtant que 20% des
revenus ; en revanche, l’évolution des revenus du travail (représentant 80% des revenus)
n’expliquerait « que » 50% de la baisse des inégalités. Ainsi, le revenu moyen des travailleurs
situés parmi les 10% les plus pauvres de la population est passé de 96 à 58 reais entre 1995 et
2004, et alors qu’en 1995, 89% des revenus de cette population provenaient de la
rémunération du travail, cette part n’est plus que de 48% en 2004 (Marques et Nakatani,
2007). Cette évolution s’explique par la place accrue des politiques sociales et des aides en
direction des plus pauvres approfondies sous la présidence de Lula. Prenons l’exemple de la
politique sociale la plus médiatisée au Brésil, la Bourse Famille (lancée en 2003), programme
de transfert de revenus vers les familles situées sous le seuil de pauvreté : elle permet de
verser mensuellement de 62 reais (23,7 euros) à 182 reais (70 euros) aux familles les pauvres
sous la condition qu’elles continuent à scolariser et vacciner les enfants. Ce programme
concerne aujourd’hui 25% de la population brésilienne (12 millions de familles), et en 2009,
ces derniers ont reçu 8,2 milliards de reais, ce qui correspond à 0,4% du PIB. Il a ainsi été
analysé que pour les régions les plus pauvres, notamment le Nordeste, la Bolsa Familia a joué
un rôle majeur dans la baisse des inégalités durant les dix dernières années (Hoffmann, 2007 ;
Cacciamali et Camillo, 2009a ; Rocha, 2011).
La Bolsa Familia fait partie de la catégorie des « cash tranfers » (versement de
sommes d’argent aux familles les plus pauvres, à des conditions bien précises) dont les
mérites sont vantés par les grandes institutions internationales comme la Banque mondiale et
le FMI, mais qui sont souvent accusés d’être de nouvelles formes de paternalisme.
Extrêmement médiatisée, elle n’est pas le seul programme social à agir sur le niveau de la
pauvreté, et d’autres mesures, instaurées dès la décennie 1990 (Lautier, 2007), avant l’arrivée
de Lula au pouvoir, participent également à lutter contre la pauvreté et les inégalités. Par
exemple, créé en 1996, le programme de Bénéfice de Prestation Continue (BPC), qui verse
une allocation aux personnes âgées et invalides dont le revenu est inférieur à un quart du
salaire minimum, concerne seulement 3 millions de personnes mais représente 0,6% du PIB
(contre 0,4% pour la Bolsa Familia) (Rocha, 2011).
10
Les facteurs structurels de la baisse des inégalités
Les dépenses sociales ne peuvent cependant être considérées comme totalement
responsables de la baisse des inégalités. Et cette affirmation est d’autant plus appuyée par le
fait que les cash transfers ne concernent que la catégorie des 25% les plus pauvres alors que
ce ne sont pas ces derniers qui profitent majoritairement de la hausse des revenus des
Brésiliens les moins aisés. La figure 6 ci-dessus nous révèle en effet que parmi les 50% les
plus pauvres, c’est essentiellement la couche des 30% bénéficiant des revenus les moins
faibles qui profite le plus de la baisse des inégalités : entre 2000 et 2009, alors que les 20% les
plus pauvres voient leur part dans le revenu national passer de seulement 3,5 à 3 8%, les 50%
les plus pauvres ont un revenu qui augmente de 13,3% du revenu national à 15,6%. Ce ne sont
donc pas les Brésiliens les plus touchés par la pauvreté qui profitent réellement de cette
structure moins inégalitaire, ce qui semble prouver que les politiques sociales de Lula, censées
cibler le quart le plus pauvre de la population, ne sont pas intégralement responsables de la
situation actuelle.
Pour un économiste comme Marcelo Neri (2007), les politiques économiques sont
moins responsables que l’évolution du marché du travail brésilien de la baisse des inégalités.
De même, selon Paes de Barros (2010), la baisse de la segmentation entre activités et la
diminution des inégalités dans les revenus du travail expliqueraient plus de 50% de
l’évolution du Gini. Du fait de la désindustrialisation, l’orientation de l’appareil productif
brésilien vers la production de biens à faible teneur technologique et à forte intensité en travail
permet d’employer davantage de travailleurs non qualifiés que ce qui aurait été permis dans le
schéma antérieur d’élévation constante de l’intensité capitalistique (Kliass et Salama, 2007).
Ainsi, malgré le retour d’une forte croissance économique, de 7,5%¨en 2010, le Brésil voit
son taux de formation brute de capital fixe se maintenir à un niveau très faible, inférieur à
20% du PIB (contre presque 50% en Chine). La part de l’industrie de transformation dans le
PIB a chuté, de 36% en 1985 à 15,5% en 2009 (Gaulard, 2011: 106), révélant un processus de
désindustrialisation qui est pourtant parfois contesté par certains économistes brésiliens
(Nassif, 2008), bien que longuement étudié et dénoncé par des auteurs comme Bresser Pereira
(2008 ; 2009) ou Oreiro et Feijó (2010). En fait, cette évolution s’explique non seulement par
la forte croissance du secteur des matières premières (ces dernières représentant 35% des
exportations en 2000, contre 50% en 2010), et par la baisse relative du poids des secteurs
industriels les plus capitalistiques au profit de la production de biens utilisant davantage de
main d’œuvre (Gaulard, 2011: 107).
Selon l’OCDE9, sur la période 2000-2007, l’élasticité de l’emploi au PIB est beaucoup
plus faible en Chine (0,1) qu’au Brésil (1,2). En raison de l’évolution particulière de l’appareil
productif, et de l’accent mis sur des secteurs utilisant essentiellement de la main d’œuvre non
qualifiée, on observe actuellement une diminution du taux de chômage, qui passe de 10,5% de
la population active en 2003 à 7% en 2010, alors qu’il n’avait cessé d’augmenter depuis vingt
ans. Le taux de chômage caché (répertoriant également les travailleurs du secteur informel) se
résorbe aussi fortement dans la région de São Paulo, de 20% de la population active en 2003 à
12% en 2009 (données Ipeadata). De même, le travail informel a chuté, de 56,2% de la
population active en 1999, à 50,7% en 2007, et 12 millions de postes ont été créés dans le
secteur formel entre janvier 2003 et février 2010 (données Ipeadata). En conséquence d’une
offre accrue de travail non qualifié, alors que celle de travail qualifié stagne, les revenus du
travail des cinq déciles les plus pauvres se sont élevés deux fois plus vite que ceux des quatre
déciles suivants entre 2001 et 2009, et ont augmenté trois fois plus vite que le décile le plus
riche. Les inégalités entre travailleurs qualifiés et non qualifiés diminuent, l’indice Gini pour
les revenus du travail passant de 0,552 en 2003, à 0,515 en 2007 (Paes de Barros, 2007a).
9
OCDE, Employment Outlook, 2007, p.31
11
Il semble donc que la politique sociale du gouvernement brésilien explique beaucoup
moins que la moindre disparité entre les revenus du travail la baisse des inégalités observée
depuis le milieu des années 1990, ce que confirment plusieurs récentes études brésiliennes
(Hoffmann, 2007 ; Soares, 2007 ; Cacciamali et Camillo, 2009b). Insister sur les transferts
sociaux, et non sur les changements structurels de l’économie brésilienne (diminution du
travail informel, hausse du salaire minimum, essor du travail non qualifié…), empêche
d’appréhender dans toute sa complexité l’évolution des inégalités brésiliennes. Comme
l’affirme Claudio Salm (2007), « la Bourse Famille est un exemple de politique qui n’interfère
pas directement avec le marché, et qui, pour cela, doit être mise en avant par la pensée
orthodoxe, alors que les augmentations du salaire minimum (comme institution universelle)
font partie d’une politique qui interfère dans la formation d’un prix fondamental, le prix du
travail, et qui, pour cette raison, peut et doit être ignorée d’après ce courant de pensée. »
Conclusion
Il est indispensable de se questionner sur la mesure des inégalités afin de mieux
comprendre l’évolution de la société brésilienne depuis le milieu de la décennie 1990. Le fait
d’interroger l’indice Gini et la baisse des inégalités de revenus mesurées par ce dernier permet
en effet de mettre en évidence certaines caractéristiques originales dans l’évolution du partage
de la richesse dans ce pays. S’il est vrai que les revenus des catégories les plus riches sont
souvent sous-estimés en raison de la difficile évaluation des revenus financiers, la baisse des
inégalités de revenus au Brésil est aujourd’hui indéniable. Cependant, il est important de
constater que l’analyse de la distribution fonctionnelle des revenus, opposant les salaires et les
profits, ne révèle pas une évolution frappante de la distribution de la richesse nationale. Bien
au contraire, la part des profits dans le partage de la valeur ajoutée ne cesse de croître entre
1994 et 2004, pour diminuer ensuite de seulement quelques points jusqu’à aujourd’hui.
Les résultats contradictoires auxquels aboutissent l’étude de la distribution personnelle
des revenus, évaluée par l’indice Gini, et celle de la distribution fonctionnelle, permettent de
mettre en évidence le fait que ce n’est pas tant un partage plus égalitaire en faveur des salariés
qui est responsable de la baisse des inégalités depuis 1994, qu’une redistribution au sein
même des salariés qui s’effectue aux dépens des catégories les mieux rémunérées. Ce
phénomène se comprend essentiellement par le processus de désindustrialisation observé dans
ce pays depuis la décennie 1990, et par la hausse relative de la demande de travailleurs non
qualifiés qui en découle.
On peut toutefois s’interroger sur la pérennité d’un tel phénomène à l’origine de la
formation d’une nouvelle classe moyenne. Selon Soares (2008), si le Brésil poursuivait son
cheminement actuel, les inégalités des revenus pourraient atteindre d’ici 24 ans un niveau
équivalent à celui du Canada. De même, le gouvernement envisage d’éradiquer la pauvreté
extrême (concernant les personnes dont le revenu mensuel est inférieur à 25% du revenu
minimum) d’ici 2016 (Gaulard, 2011). Ces pronostics font pourtant, souvent inconsciemment,
le postulat du maintien de prix élevés pour les produits agricoles et miniers, sur lesquels
repose une grande partie de la force de l’économie brésilienne aujourd’hui, et ils rejettent
donc l’hypothèse que la hausse des prix actuelle ne serait que temporaire, liée notamment à
des incidents climatiques ou à des phénomènes de spéculation sur les marchés des dérivés.
L’évolution de l’économie brésilienne, si elle se poursuivait telle quelle, serait pourtant des
plus originales dans l’histoire économique mondiale, les pays dits aujourd’hui développés
ayant le plus souvent eu tendance à accroître la qualification de leur main d’œuvre et à parier
toujours davantage sur les secteurs technologiquement les plus sophistiqués.
12
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