le n°47 du Parapet - Le site des bouquinistes de Paris

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le n°47 du Parapet - Le site des bouquinistes de Paris
Le Parapet
Novembre 2005 n°47
LE PRIX LITTERAIRE 2005 DES BOUQUINISTES DE PARIS
Le douzième Prix Littéraire des Bouquinistes des Quais de Paris a été décerné le 4
novembre au restaurant créé par Guy Savoy, Les Bouquinistes du quai des Grands
Augustins, où son directeur Cédric Jossot, son chef Magdala de Beaulieu et leur équipe
nous ont accueillis comme à l’accoutumée
autour d’un déjeuner délicieux. Le jury
recevait Edith Lecoq, déléguée aux
évènements municipaux à la Mairie du
VIème, Marie-Jeanne Denis, des Editions
10/18, et les journalistes qui ont voulu
marquer de leur présence notre Prix
littéraire : Joël Martin, du Canard
Enchaîné, Pierre Lebedel de La Croix, Guy
Silva de l’Humanité, Nathalie Leclerc de La
lettre de la Communication, MarieChristine Imbault de Livres Hebdo, et
Laurent Dandrieu de Valeurs Actuelles.
Après que Claudine Fabre-Luce, Responsable des relations extérieures, nous y ait invités
dans une courte et souriante allocution, nous avons procédé à la proclamation du Prix, à
quelques allocutions de présentation de la lauréate, puis avons entendu avec émotion les
paroles de celle-ci, dont seul un enregistrement pourrait rendre la passion et la force.
PROCLAMATION DU PRIX par Alain Ryckelynck
CLAUDINE FABRE-LUCE
Vous imaginez certainement que sommes réunis
autour de cette table pour un Prix
Littéraire, une rencontre avec un écrivain, et un
déjeuner mémorable dans le cadre néo 1930 de
ce restaurant délicieux : en un mot, une fête.
C’est ce que pensaient aussi les convives d’un
banquet donné en l’an de grâce 1074 à la
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VERONIQUE LEGOFF
Forteresse ukrainienne de Loub, avant de mourir…
Mais nous n’en sommes pas encore là !
(Suivent les remerciements d’usage et néanmoins
sincères)
ALAIN MEHUL
Fondé en 1952, le Prix Littéraire des bouquinistes
fut décerné avec une irrégularité qui confine à la
manie. Il était destiné à l’origine à « attirer
l’attention sur un livre de qualité ayant échappé à
la vigilance des critiques et des jurys littéraires. »
Quelle modestie !
Nos prédécesseurs ont pourtant couronné Henri Poulaille, Claude Seignolle, Jean Ray,
Sylvie Caster et l’an dernier Claude Gagnière.
Cette année notre Jury, composé de six
bouquinistes, a vu se dégager des débats deux
romanciers, l’un pour un premier roman,
autobiographique, l’autre pour un roman
policier historique, qui l’a emporté.
J’ai ainsi le plaisir de proclamer au nom du Jury
que le le Prix Littéraire 2005 des Bouquinistes
des Quais de Paris revient à la plus russe des
romancières françaises et à la plus française des
CLAUDE CASSEDANNE
romancières russes – Elena Arseneva – pour sa
Fabre-Luce, pardon, sa fable russe (ce contrepet là, je n’ai pas pu empêcher une mienne
amie de le faire…), son roman, donc : « L’énigme du manuscrit », qui nous a envoûté dans
le dédale des souterrains et des couloirs du château de Loub auquel s’enchevêtre le fil
d’Ariane de l’enquête que seule une femme pouvait tisser d’une navette aussi agile.
LA “REMISE DU PRIX“, DONT CHACUN POURRA JUGER DE LA VALEUR…
Mais c’est Laurence Lefèvre qui vous la présentera tout à l’heure, et vous en dira peut-être
un peu plus sur la menace qui plane sur ce déjeuner !*
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ALLOCUTION d’Edith Lecoq,
Déléguée aus évènements municipaux à la Mairie du VIème
Je suis particulièrement heureuse de répondre une nouvelle fois à l’invitation que vous
m’avez transmise afin de participer au Prix annuel décerné par le Syndicat des
Bouquinistes. A travers ma présence, je voulais vous témoigner la considération et l’estime
que vous portent la Municipalité du 6e et son Maire.
En tant que bouquinistes, vous exercez une profession qui est caractéristique de la
Capitale. Vous contribuez directement à son charme, à son attraction touristique et vous
contribuez également à animer culturellement les quais de la Seine qui, comme chacun le
sait aujourd’hui, ont été avec les berges proprement dites classés au Patrimoine mondial
de l’UNESCO.
Certes, votre profession n’est pas facile
à exercer : la localisation des « boîtes »,
leur emplacement sur les quais, les
difficultés
fréquentes
de
réapprovisionnement,
enfin
les
conditions climatiques qui peuvent
varier sensiblement à Paris depuis
quelques années, rendent le métier plus
difficile à exercer.
Dans ce contexte, nous ne pouvons que
vous féliciter non seulement de
EDITH LECOQ
l’existence du Syndicat des Bouquinistes
qui vous réunit mais également et surtout au delà de la défense de vos intérêt
professionnels légitimes, de l’animation culturelle qu’il développe à travers la remise de
ce Prix.
En remettant un prix littéraire chaque année le Syndicat des Bouquinistes non seulement
s’insère pleinement dans la saison des Prix littéraires mais participe également à
l’animation du Quartier Latin. L’imprimerie hier et les maisons d’édition aujourd’hui, sont
une des activités principales de ce quartier.
Cette année vous vous êtes ouverts sur le monde et sur l’Europe en ayant voulu par votre
Prix distinguer un écrivain français et étranger. Félicitations à Elena Arseneva.
INTERVENTION de Marie-Jeanne Denis, des Editions 10/18
J’ai rencontré Elena Arseneva il y a un
peu plus de six ans lorsque je suis
« entrée » chez 10/18. Je savais peu de
choses d’elle sinon qu’elle était Russe.
Depuis, j’ai fait un peu sa connaissance
et j’ai bien perçu que sa vie était assez
tumultueuse.
En 1980, une maîtrise d’histoire en
poche,
et après un interrogatoire
musclé avec la police de Moscou, Elena
débarque à Paris. Elle s’inscrit à La
Sorbonne, suit les cours Florent…
MARIE-JEANNE DENIS
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C’est en lisant les aventures du Juge Ti de l’écrivain néerlandais Robert Van Gulik,
qu’Elena a le déclic. Par l’entremise du Boyard Artem qu’elle met en scène dans ses livres,
elle fera découvrir la Russie du XIè siècle aux lecteurs français. Elle envoie donc son
premier manuscrit, Le sceau de Vladimir par la poste chez 10/18 ; on connaît l’heureuse
suite…
Elena Arseneva écrit directement en français, langue qu’elle a apprise grâce à sa grandmère ; c’est fou ce que les grands-mères russes ont pu apporter à la langue française.
Chère Elena, bravo pour ce prix des Bouquinistes des quais de la Seine, ces résistants de
l’écrit qui s’accrochent aux méandres du fleuve. Un prix qui te ressemble si bien!
ELENA ARSENEVA : UNE RENCONTRE LITTERAIRE
par Laurence Lefèvre
C’est au printemps 2000 que ma sœur Liliane et moi avons fait la connaissance d’Elena
Arseneva. Nous avions été invitées par une bibliothèque d’Avignon à participer à un de ces
débats littéraires au cours desquels les auteurs consultent discrètement leur montre en se
demandant à quelle heure on passera à table. Et, justement, pendant le dîner qui
s’ensuivit, nous prîmes place à côté de cette longue jeune femme blonde vêtue de cuir
rouge, spécialiste des terres slaves médiévales sous influence byzantine, et auteur de
plusieurs romans policiers historiques.
Intimidées,
nous
n’osions
lui
parler de notre propre
carrière
d’écrivains
pour
la
jeunesse et de
notre premier roman
noir
destiné
aux
adultes.
Mais
soudain,
la
conversation
devint
familière,
légère et drôle, il y eut
des fous rires,
l’émergence de goûts
communs,
notamment en ce qui
concerne
le
cinéma
des
années
cinquante, et
d’un passé aux étranges
similitudes.
Car si Elena a quitté la
Russie
dans
LAURENCE LEFEVRE ET LILIANE KORB
les années 1980 – et ici
je
veux
souligner ses talents linguistiques, puisqu’elle écrit en français et maîtrise également
l’italien et l’anglais – si donc Elena est russe, notre mère est née à Kichinev, en exMoldavie soviétique, et venue à Paris en 1920, à l’âge de cinq ans.
Notre amitié s’est renforcée au fil des ans. Tandis que nous donnions naissance à une série
qui a le bonheur de paraître elle aussi dans la collection Grands Détectives, Elena
poursuivait la sienne, recréant davantage de livre en livre la Russie de Kiev vers le milieu
du XIème siècle. Nous sommes tombées sous le charme de son héros, le séduisant Artem,
boyard et détective, à qui notre propre enquêteur, le libraire Victor Legris, est
lointainement apparenté.
Que dire du talent d’Elena à ceux qui ne l’ont pas lue ? Elle a su oublier sa formation
universitaire pour redonner vie, couleurs et romanesque à ce royaume de Vladimir II,
prince de Tchernigov, futur grand-prince de Kiev, où elle situe les enquêtes du boyard
Artem dans les années 1070. Le cadre est réaliste, très documenté, chaque objet décrit à
la perfection, souliers brodés ou parure d’ambre. Mais, à l’intérieur de ce décor, Elena
possède l’art d’instiller un suspense hitchockien, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait
que le grand Alfred est son maître.
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Droujinniks, artisans, marchands, filles de petite vertu, bateleurs, paysans, ondines se
croisent en une ronde à la Brueghel, pour notre plus complet plaisir. Et, au détour d’un
chemin ou d’une forteresse, comme c’est le cas dans le roman que nous couronnons
aujourd’hui, un assassin surgit…
« L’Enigme du Manuscrit » a tout pour séduire les bouquinistes que nous sommes. Qui de
nous n’a rêvé d’exposer dans une de ses boîtes le magnifique psautier enluminé d’Illarion,
pivot de ce mystère ? Posé sur son lutrin, au cœur de la forteresse de Loub où, en cette
année 1074, le boyard Artem, accompagné du prince Vladimir et de plusieurs invités, fait
halte, il est au centre d’un bien noir complot.
Cette septième aventure d’Artem nous entraîne au pays des écrits qui tuent, tradition
ancrée par la célèbre carte au trésor de Stevenson et honorée par toute une succession de
romanciers, d’Umberto Eco à Arturo Perez-Reverte. Elena en renouvelle la lettre et
l’esprit en déroulant une série de meurtres en chambre close digne de Gaston Leroux. Mais
elle nous plonge également dans la querelle entre les iconoclastes et les défenseurs des
images saintes. Et bien sûr l’histoire s’achève sur un magistral coup de théâtre, après que
nous ayons vainement traqué le criminel dans chaque
pièce et chaque couloir du sombre
GUY SILVA
château.
Joie de lire et d’apprendre, tout se mêle et concourt à faire de cette énigme un moment
d’évasion privilégié. Merci Elena, d’avoir enrichi le panthéon des détectives de ton
fringant Artem, et, selon la formule consacrée par les feuilletons de jadis, à suivre !
* je constate que Laurence n’a rien dit sur la menace qui plane sur ce déjeuner. Alors, une
seule solution : lisez “L’énigme du manuscrit“ !
QUELQUES PORTRAITS
MARIE-CHRISTINE IMBAULT
CARINE POLITO
NATHALIE LECLERC
MARIE-JEANNE DENIS
PIERRE LEBEDEL
GUY SILVA
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LAURENT DANDRIEU
ELENA ARSENEVA PAR ELENA ARSENEVA
La lauréate nous surprit à la fin du déjeuner par une allocution improvisée. Ce
témoignage de ce qu’est notre métier parfois, celui de passeurs de liberté, a ému
profondément l’auditoire par sa force spontanée, heureuse, mais aussi passionnée et âpre
parfois, à la manière du poète Ievgueni Evtouchenko**.
Elle en a ensuite réécrit le texte pour Le Parapet. Il aurait tout aussi bien pu figurer dans
le numéro précédent : “Lire, lire, lire“. Le voici.
« Chers amis,
Comment pourrais-je vous remercier de m’avoir accordé votre Prix – Le Prix des
Bouquinistes ? Ce n’est point une question rhétorique. Il se trouve que ce Prix m’est plus
cher que n’importe quel autre, même le plus prestigieux. Là encore, il ne s’agit ni d’une
exagération ni d’une formule de courtoisie. J’essaie simplement d’exprimer ce que je
ressens.
Il faut d’abord que je dise toute mon
admiration pour le métier de bouquiniste,
métier unique, noble et fier tout comme les
hommes et les femmes qui l’exercent. Car on
ne peut le pratiquer durablement – vous le
savez bien mieux que moi – que si l’on est à
la
fois
lettré,
érudit,
compétent,
naturellement et éternellement curieux,
passionné, infatigable, vaillant – et souvent,
plus courageux que la plupart des gens ne
sauraient jamais l’être.
Cela, je peux l’affirmer grâce aux relations bien particulières que j’ai toujours
entretenues avec les bouquinistes : pendant mes jeunes années passées à Moscou, puis
tout au long de ma deuxième jeunesse à Paris, et jusqu’à ce jour tellement heureux pour
moi.
Tout a commencé au temps de mon adolescence, lorsque j’ai décidé que j’étais en
âge de choisir moi-même mes lectures. C’était la fin des années 1970. La bande à Brejnev
s’appliquait avec acharnement à resserrer le nœud à la gorge de l’Homo Sovieticus. Ce
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dernier, lui, ne pouvait que serrer les fesses. Tout cela n’était pas nouveau, mais
l’habitude n’apaise ni la rage du bourreau ni la terreur de sa victime. Bref, mes amis et
moi, nous avions la trouille tout comme nos pères, eux-mêmes malades de peur à l’image
de leurs pères à eux, et ainsi de suite. Le temps ne faisait rien à l’affaire, au contraire.
Je reviens à mes lectures. Les slogans clamaient :
Le peuple soviétique lit six fois plus de livres que la population de n’importe quel pays
impérialsss ! (sic – ainsi parlait le Petit-père du moment).
Les Russes étaient les seuls à ne pas être sidérés par ce phénomène. Vers cette
époque-là, même les illettrés les plus récalcitrants avaient compris le besoin d’apprendre
à lire la Pravda, quitte à la tenir à l’envers, et la nécessité de désapprendre à parler.
Vous pouvez imaginer à quel point le choix des livres était « abondant et varié »
dans les librairies soviétiques ! Bizarrement, du temps de Staline, elles offraient une
« sélection » un peu moins limitée, et cela, pour une raison bien simple. Il arrivait que,
quelques rares fois, la NKVD (le KGB du temps jadis) oubliât d’« arrêter » un livre peu
connu de tel auteur, un tirage de tel titre, la réserve de telle bibliothèque… Il est vrai que
ces exécuteurs des hautes et basses oeuvres étaient débordés. Ces fameux procès… Et la
quantité de condamnés à mort… et celle de candidats au Goulag, que le Plan quinquennal
ne cessait d’augmenter !
Le Plan avait bien fini par atteindre tous ses objectifs. En ce qui concerne les
libraires, les rescapés avaient fini par troquer leur métier contre celui de propagandisteidéologue. Désormais, ils ressemblaient à ces militants purs et durs qu’on reconnaît à leurs
yeux candides et à leur sourire cannibale. J’ignore s’ils avaient cessé d’aimer les livres.
Comme tout Homo Sovieticus, ils étaient muets et figés de peur.
Ecœurée par les brochures infâmes qu’on nous offrait en guise de livres, j’étais
d’autant plus déterminée à découvrir quelque source cachée capable de satisfaire ma soif
de lecture. Un peu méfiante, je me suis rendue chez les bouquinistes que ma grand-mère
avait fréquentés quand j’étais enfant. C’est ainsi que j’ai découvert qu’ils avaient glané
tout ce qui restait des librairies d’antan et des bibliothèques personnelles dont les
propriétaires avaient disparu à jamais.
Peu à peu, les bouquinistes que je fréquentais s’étaient habitués à mes visites et ne
faisaient plus attention à ma muette présence. Je ne me lassais jamais de les regarder, de
les observer qui maniaient, feuilletaient, triaient les livres, tout en les caressant, des
volumes poussiéreux aux pages jaunies. Rien que la manière dont ils rangeaient chaque
livre en disait long sur celui-ci…
Personnellement, les bouquinistes de Moscou m’ont permis d’élargir ma collection
de livres en français – en fait, celle de ma grand-mère – exquise mais fort limitée. Comme
j’aimais à caresser, ranger, déplacer et, bien sûr, à relire ces petits volumes joliment
reliés de cuir et imprimés en France, entre le milieu et la fin du XIXe siècle ! A part la
Bibliothèque Rose et sa comtesse de Ségur, il y avait là (évidemment !), Mme de Sévigné,
l’œuvre complète de Maupassant et plusieurs tomes de Molière, de Racine et de Rostand.
J’avais d’autres contacts pour me procurer des livres vraiment « criminels ». Mon
rôle était bien modeste : transporter ces ouvrages, mais aussi d’autres livres introuvables,
d’un appartement à l’autre. J’étais heureuse de contribuer un peu à cette chose
merveilleuse : partager et faire partager le plaisir de découvrir un nouveau savoir allié à
l’art, le fond allié à la forme, bref, tout ce qui fait un livre. Les bouquinistes, mais aussi
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nous, leurs lecteurs, c’est-à-dire une petite partie de l’intelligentsia, nous avions non
seulement envie mais surtout besoin de lire. C’était un besoin vital ; la littérature et tous
les arts faisaient partie des conditions essentielles de survie.
LA TABLE
À L’ECOUTE D’ELENA ARSENEVA
Certes, les bouquinistes étaient aussi effrayés et intimidés que nous tous. Mais à la
différence de presque tout le monde, grâce au génie de leur métier, ils savaient surmonter
leur peur. Je les ai vus prendre tous les risques, enfreindre les lois inhumaines de la
dictature instaurée soixante ans auparavant. Au jour le jour, au fil des mois et des ans, ils
continuaient à tenir tête à l’Etat.
Comment le faisaient-ils ? Avec ce geste bien sobre et bien simple : sortir de sa
cachette sous le comptoir un livre interdit, étranger ou russe, édité sous le tsar ou sous les
Soviets, et dans ce dernier cas, imprimé clandestinement. Parfois, deux ou trois mots
accompagnaient le geste de la main pour présenter le livre, de la même manière qu’on
présente une personne. D’autres fois, les mots et le geste servaient à présenter et à
vendre un livre littéralement sous le manteau, loin de la boutique, lors d’un rendez-vous
en tête à tête.
Tous les deux jours, et parfois deux fois par jour, je dévorais des yeux le petit
miracle qui s’opérait devant moi ; chacun ressemblait au précédent mais restait
complètement imprévisible : un homme entre. Il ne fait pas partie des habitués. Comme la
plupart des clients ordinaires, il pose une question, écoute la réponse… N’importe
comment, il ne part pas. Il reste à fouiller, à feuilleter les livres à la recherche d’on ne
sait quoi ; il lambine, prend un volume au hasard, parcourt quelques pages, émet une
exclamation, murmure un commentaire. Enfin, son regard croise celui, impénétrable, du
bouquiniste. Derrière son masque de marbre, celui-ci n’a qu’une seconde pour décider : je
fais confiance ou pas ?
Afin de gagner quelques instants, mais aussi pour laisser deviner l’hésitation qui l’a
envahi, il imite à son insu ce que ma grand-mère appelait « le manège de la prunelle ».
« Tu diriges ton regard vers un coin du plafond, en haut et à gauche, avait-elle l’habitude
de me répéter. Tu baisses lentement tes paupières ; tu les relèves subitement pour
décocher à l’objet un brusque regard éclatant ; et pour finir, un tour de prunelle – et tu
baisses les cils. »
Alors, pendant que le bouquiniste projette un regard énigmatique dans tous les
coins comme s’il y cherchait une pensée, il examine son client à la dérobée. C’est alors
que, le plus souvent, sa peur recule, se dissipe, chassée par ce que j’appelle le génie de
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son métier. Cette fois, il adresse à l’homme un coup d’œil entendu. Ça marche ! Il se
lance :
- Allez, dites-moi ce que vous cherchez… De mon côté, j’ai quelque chose qui
pourrait peut-être vous intéresser…
A la même époque, dans les mêmes conditions où 99 pour 100 de la population
avaient démissionné, les bouquinistes de Moscou, de Leningrad, de Kiev, mais aussi, j’en
suis sûre, ceux des villes moins importantes, osaient s’opposer au régime tout-puissant !
Quand je dis qu’ils savaient surmonter la peur et que je les ai vus prendre tous les risques,
il faut préciser de quoi il s’agissait exactement. Cela nous concernait d’ailleurs tous – je
parle de ceux qui osaient lire à cette époque-là.
Si l’on vous surprenait en possession, ou en train de vendre ou simplement de lire
un livre étranger interdit, tel que « 1984 » ou « La Ferme des animaux » de G. Orwell,
après un procès purement formel – quelques jours à peine – vous écopiez de cinq ans de
prison, ou de camp, situé quelque part dans la steppe, ou en Sibérie, ou à quelques 500 km
de Moscou, au fin fond des bois et des forêts, sans doute contaminés et radioactifs – mais
qui le savait à l’époque ?
Si l’on trouvait chez vous, ou sur vous, un livre russe édité sous le tsar ou dans les
années 20 sous les Soviets, vous étiez bon pour le même séjour aux frais de l‘Etat, mais
pendant dix ans.
Enfin, si vous aviez la folie de vendre, d’acheter, de lire ou de conserver chez vous
une revue politico-littéraire, ou bien un livre d’un auteur « criminel », par exemple V.
Chalamov ou A. Soljenitsyne, – un livre publié récemment en Occident ou en URSS, et
donc édité et imprimé clandestinement – ma foi, vous aviez alors la chance de passer
vingt-cinq ans de vacances au frais, ou dans le froid sibérien.
Au bon vouloir du KGB, certains évitaient ces vacances pour passer une dizaine
d’années dans un hôpital psychiatrique pour « schizophrénie molle », maladie imaginaire
mais de longue durée. Impossible de dire quel séjour ils auraient préféré car en sortant, la
liberté de parole ne les concernait plus.
Quant aux bouquinistes, ils continuaient à faire des gestes et à dire des mots bien
simples, mais bien lourds de conséquences. Comment trouvaient-ils la force de décider :
« Chacun fait ce qu’il veut, mais moi, je ne me laisserai pas faire » ? La réponse tombe
sous le sens : par amour, bien sûr ! Par amour des livres.
Etre fasciné par n’importe quel art est une chose, se passionner pour la littérature
en est une autre. On ne peut pas aimer réellement les livres sans vouloir faire partager cet
amour, qui est mien, avec d’autres lecteurs, car ce livre leur est également destiné ; sans
brûler de les voir admirer à leur tour ce trésor que j’ai eu la chance de déterrer ; sans
laisser les autres goûter au plaisir même de découvrir une perle rare, pour leur permettre
d’éprouver cette joie que je connais si bien.
Cette fois, c’est le génie de la littérature qui se manifeste ainsi. L’art littéraire est sans
doute celui qui, de tous les arts, réalise et réussit l’alliance essentielle du fond et de la
forme de la manière la plus harmonieuse, la plus parfaite, la plus équilibrée. Cette
particularité tient à la double nature de l’écriture, au fait qu’elle revêt tantôt un
caractère sacré indélébile, tantôt un caractère profane tout aussi indélébile.
Sur le plan analogique, l’œuvre de Shakespeare a autant de valeur à nos yeux que
les textes sacrés ; elle est aussi sacrée – c’est-à-dire intouchable – que la Bible.
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Shakespeare, Molière, Racine, Dante, Goethe, Cervantès… Ces noms symbolisent les chefd’œuvres qu’il est essentiel de préserver et de transmette, car ils fondent et représentent
les traditions les plus précieuses de notre civilisation occidentale.
Voilà pourquoi, sous des apparences souvent simples et modestes, les bouquinistes
(russes. ndlr) constituent la caste qui assume les plus hautes valeurs de l'Occident. Au
même titre que leur érudition, leur courage à toute épreuve et leur capacité de résistance
sont des qualités indissociables de la responsabilité qu’ils ont choisi d’assurer. Ils sont les
gardiens de ce Temple qui représente la plus haute expression humaine de beauté et de
volonté.
J’ai commencé à découvrir tout cela à Moscou, alors que j’observais le « manège
de la prunelle », puis la soudaine apparition du livre interdit. A Moscou puis à Paris, j’ai
pris conscience de la mission des bouquinistes : sauver la vie à un livre, qu’il s’agisse de
celui que je recherchais depuis des mois, ou de celui que je viens de dénicher par hasard.
Un livre non pas interdit mais délaissé, oublié ou méconnu, condamné à mourir lentement
dans la solitude et l’inutilité. Le bouquiniste extirpe ce moribond de son coin et, après
l’avoir épousseté, le dispose en évidence sur son étal. Le moment venu, il parlera au client
de son auteur, louera son style ou bien la trame et les personnages, allant parfois jusqu’à
raconter le début de l’intrigue pour appâter le client… Combien de fois avons-nous tous
assisté à l’opération « sauvetage d’un bouquin » ?
A Paris, alors que j’étais étudiante en lettres modernes à la Sorbonne, les
bouquinistes m’ont permis de découvrir un autre plaisir : le charme discret des livres
d’occasion, y compris des plus modestes, poches classiques ou polars. Comme je n’avais
pas le sou, je passais mon temps à naviguer entre les Gibert et les bouquinistes des quais,
à la recherche d’un livre indispensable pour mes cours ou destiné à combler mes
nombreuses lacunes.
Plus tard, en tournant les pages de ma nouvelle trouvaille, j’étais toujours à l’affût
des signes laissés par les lecteurs qui m’avaient précédée. Pourquoi a-t-on souligné cette
phrase, ou encore coché ce mot ? Qui a laissé cette trace d’ongle dans les marges, et
pourquoi ? Etait-ce un lycéen en train de faire ses devoirs – ou un « intello parisien » ? Et
peut-être même un érudit, un fin lettré à l’esprit exigeant et raffiné ?
Mon flair de lectrice et mon imagination me fournissaient les réponses nécessaires.
Alors, frémissant d’excitation et de joie, je voyais mon livre de poche aux pages décollées
lever le pavillon et se métamorphoser en vaisseau qui avait sillonné tous les océans,
transporté des princes, des savants et des gens de tout poil, mais aussi les coffres du
Trésor royal d’Angleterre – à cause desquels, justement, ce navire était un jour tombé
entre les mains des pirates… (j’ai une passion secrète pour John Silver !)
C’est ainsi que les bouquinistes m’aidaient à supporter les épreuves de la vie (et à
réussir celles de la Sorbonne) ; ils transformaient mon existence, et mes nuits passées à
lire étaient toujours aussi belles que mes jours passés à vivre mille aventures.
Aujourd’hui, je peux enfin vous dire ce que j’ai envie de dire depuis plus de vingt
ans :
Amis bouquinistes, vous êtes parmi les rares personnes qui seront toujours capables
de dire « non » à n’importe quelle tyrannie, ne serait-ce qu’à celle des fadaises
« politiquement correctes », et de défendre bec et ongles la liberté de pensée, et celle du
choix, grâce à votre magnifique métier : prolonger la vie des livres et embellir celle de vos
lecteurs.
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Chers bouquinistes, chevaliers de foi et de vaillance, je vous aime ! »
** dans les années 60, au TNP, sur la scène nue qu’il habitait de sa voix et de ses élans, le
grand poète avait dit, ou plutôt crié ses poèmes en russe, après une traduction dite à voix
blanche par Jean Vilar.
Quels hommes ! Quel souvenir !
PETITES ANNONCES
• Après bien des étés sur le quai de Montebello, notre consœur Dominique se retire, et
vend ses boîtes, en bon état général.
Téléphonez lui au 01 43 36 12 11. Bonne retraite Dominique !
• Monsieur Pierre Lebedel (14 rue de la Garenne - 78350 Les Loges en Josas ou
[email protected] ) recherche :
- Le rire du Mouron Rouge et Le triomphe du Mouron Rouge, dans la collection Nelson,
avec jaquette, très bon état
- Le Fils des fôrets, de James-Oliver Curwood dans la collection Hachette, très bon état.
• Madame Claudine Fabre-Luce ([email protected] ou
04 67 38 19 12) recherche des manuels scolaires anciens, et particulièrement :
- Cerquett-Abercane F. : Enseigner les mathématiques à l’école - Hachette
- Apprentissages numériques et résolution de problèmes - Hatier
- Larive & Fleury : 1ère année de grammaire – Armand Colin 1951
- Brachet & Dussouchet : Grammaire française complète – Hachette 1888
- E. Tribouillois : Cent dictées pour la dixième
- E. Tribouillois : Cent dictées pour la onzième – Editions du Cours Hattemer-Prignet
REGLEMENT DU PRIX LITTERAIRE
DES BOUQUINISTES DES QUAIS DE PARIS
Article 1 – A l’initiative du Syndicat des Bouquinistes des Quais de Paris est fondé, le 9
janvier 1995, le“Prix Littéraire des Bouquinistes des Quais de Paris“.
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Article 2 – Son but : distinguer une œuvre, un ouvrage, un auteur de qualité, oublié,
invendu, jamais ou rarement demandé, un anti-best-seller.
Article 3 – Le jury est composé de bouquinistes et membres d’honneur du Syndicat des
Bouquinistes Professionnels des Quais de Paris.
Article 4 – Le nombre d’ouvrages proposés est limité à cinq, choisis par les bouquinistes.
Article 5 – Le choix du jury n’est limité ni par le genre littéraire, ni par sa date de
publication, ni par la nationalité de l’auteur, si l’ouvrage a été traduit.
Article 6 – Le vote est acquis à la majorité absolue.
Article 7 – Le Prix ne pourra être attribué à un membre du jury.
*
LES LAUREATS de 1953 à 2005
1953 Pierre Hubac
1954 Henri Poulaille
1955 Georges Darien
1956 René-Louis Doyon
1958 Han Ryner
1961 Claude Seignolle
1962 Jean Ray
Le Prix, tombé dans l’oubli, est à nouveau décerné depuis 1995 par le Syndicat des
Bouquinistes des Quais de Paris :
1995
1996
1998
2004
2005
Sylvie Caster
Claude Tillier
William Kotzwinkle
Claude Gagnière
Elena Arseneva
« Bel-Air »
« Pamphlets (1841) »
« Le nageur dans la mer secrète »
pour l’ensemble de son œuvre
« L’énigme du manuscrit »
Merci à Joël Martin pour ses photos pleines de pixels et d’amitié
Trimestriel du Syndicat des Bouquinistes Professionnels des Quais de Paris
1, RUE DE LA BASSE ROCHE, 91140 VILLEBON SUR YVETTE
01 60 10 35 01 – [email protected]
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