WALMART - solidaritéS

Transcription

WALMART - solidaritéS
GRANDE DISTRIBUTION ET RéGRESSION SOCIALE
WALMART :
UN MODèLE
POUR LE
CAPITALISME
e
DU 21 siècle
Au moment où Genève, après plusieurs autres cantons, s’apprête
à voter sur un projet patronal brutal d’extension des horaires
d’ouverture des magasins, sans compensation pour le personnel,
il vaut la peine de réfléchir aux politiques antisociales que
développent les grandes sociétés du commerce de détail à
l’échelle mondiale. Le géant US Wal-Mart montre actuellement
l’exemple en transformant des millions de salarié·e·s de la vente
en working poor, littéralement taillables et corvéables à merci.
I
300 milliards $ par an [404 milliards $ en 2009, NDT] : ses revenus sont supérieurs à ceux de la
Suisse. Elle contrôle plus de 5000
grands magasins dans le monde,
dont 80% aux Etats-Unis. Pour
la vente générale de marchandises, Walmart n’a pas de véritable rivale : en 2003, Fortune la
présentait comme la compagnie
la plus admirée du pays. Le volume de ses affaires dépasse celui
Cahiers émancipationS
W
almart est la plus
grande entreprise
du monde. C’est le
modèle d’un ordre économique
mondialisé qui reflète les politiques réactionnaires et les ambitions impériales des Etats-Unis
d’aujourd’hui. Comme le conservatisme qui était au cœur du projet Raegan-Bush, Walmart est issue
du Sud rural, qui ne s’est jamais
accommodé ni des régulations
sociales du New Deal, ni de la révolution des droits civiques, ni de
la prise de conscience féministe.
A leur place, la compagnie a développé une idéologie fondée sur
la famille, la foi et un sentimentalisme de province, qui fait étrangement bon ménage avec le monde
du commerce mondial, avec un
niveau de vie stagnant et avec le
stress au travail.
Un géant
toutes catégories
F
ondée il y a moins de 50
ans par Sam Walton et
son frère Bud, cette compagnie de Bentonville (Arkansas)
dispose d’un chiffre d’affaires de
Manifestation contre Walmart dans l’Utah (« Walmart est anti-femme »).
solidaritéS 178
Les prairies
ordinaires
(Paris) ont
publié l'an
dernier la
contribution de N.
Lichten­
stein à son
volume de
2006 sur
Wal-Mart en traduction française, ainsi qu'un long article de
Susan Strasser qui intègre cette
entreprise dans une histoire plus
large de la distribution de masse
depuis le 19e siècle : Nelson
Lichtenstein & Susan Strasser,
« Wal-Mart, l'entreprise-monde »,
Paris, 2009.
La version que nous publions
ici est traduite de l'américain à
partir d'un article beaucoup plus
court du même auteur, paru sur
le site des Democratic Socialists
of America (www.dsausa.org),
que nous avons encore abrégé.
Pour de plus amples développements, nous renvoyons donc nos
lecteurs-trices à la contribution
intégrale de N. Lichtenstein dans
le volume édité par Les prairies
ordinaires.
combiné de Target, Home Depot,
Sears, K-Mart, Safeway et Kroger.
Elle emploie plus de 1,5 million de
personnes [1,9 million en 2009],
faisant d’elle la première entreprise privée au Mexique, au Canada et aux Etats-Unis. Elle importe
plus de la Chine que le RoyaumeUni ou la Russie, et ses ventes
pourraient atteindre les 1000 milliards $ par an avant 2015. En 1985,
Sam Walton a été sacré l’homme
le plus riche d’Amérique : aujourd’hui, ses hé­ri­tier·e·s, qui possèdent 39 % de la compagnie, sont
deux fois plus riches que la famille
de Bill Gates.
Le succès économique et l’influence politique de cette compagnie géante permettent à Walmart
de redessiner nos villes, de déterminer le salaire minimum réel,
d’exclure les syndicats, de donner
le ton à la culture populaire, de
canaliser le capital à travers la planète et d’entretenir de véritables
relations diplomatiques avec une
douzaine d’Etats. Dans une période d’effacement des régulations
gouvernementales, la direction de
Walmart a peut-être plus de pouvoir que toute autre entité pour
« légiférer » sur les éléments clés de
la politique sociale et industrielle
des Etats-Unis. Le géant de l’Arkansas est tout à fait conscient de cette
prérogative, raison pour laquelle il
dépense des millions de dollars en
publicité télévisée pour vanter, non
ses « prix hors pair », mais la revitalisation de la communauté, la satisfaction des travailleurs·euses et
les œuvres philanthropiques qui se
développeraient dans le sillage de
ses magasins.
Walmart est le business type
qui fixe les normes d’une nouvelle période historique du capitalisme mondial. A chaque étape,
une entreprise géante, florissante
et rapidement imitée, incarne une
série d’innovations sur les plans
technologique, organisationnel
et des relations sociales. Ainsi,
Walmart reprend les innovations
technologiques et logistiques les
plus puissantes du 21e siècle pour
les mettre au service d’une organisation dont le succès repose sur
la destruction du style de relations
sociales hérité du New Deal et son
remplacement par un système
mondial qui n’a de cesse de comprimer les coûts du travail, de la
Caroline du Sud à la Chine du Sud,
d’Indianapolis à l’Indonésie. Pour
la première fois dans l’histoire du
capitalisme moderne, le modèle
Walmart fait du distributeur le
roi, et de l’industriel son obligé.
Ainsi, cette compagnie a transformé des milliers de fournisseurs
en quémandeurs tremblants, qui
font tout pour réduire leurs coûts
en extrayant la dernière goutte de
sueur productive de millions de
travailleurs·euses et de milliers de
sous-traitants.
L’empire asiatique
de Walmart
C’
solidaritéS 178
Cahiers émancipationS
II
est une « révolution logistique » qui a représenté l’une des principales innovations contribuant
à élargir l’emprise de Walmart à
l’échelle mondiale. Le distributeur étudie le comportement du
consommateur·trice avec un soin
méticuleux avant de communiquer ses préférences en amont.
Pour faire fonctionner le tout,
la chaîne de production et les
discounters doivent être fonctionnellement reliés, même s’ils
conservent une existence légale
et administrative séparée. Walmart a ainsi tout d’un détaillant
et d’un industriel géants, sauf le
nom.
Walmart a installé son proconsul
à Shenzhen, l’épicentre de l’industrie chinoise d’exportation. Là, un
staff de 400 personnes coordonne
l’achat de produits asiatiques pour
une valeur de quelque 20 milliards
$. Parce que la compagnie a une
compréhension intime du processus de production et parce que son
volume d’achat est si considérable,
elle a réduit ses 3000 fournisseurs
chinois à l’impuissance : ils ne
sont ni des associés, ni des partenaires, ni des administrateurs de
prix oligopolistiques [qui pourraient s’entendre face à Walmart,
NDT].
Tandis que nombre de ces
fournisseurs sont de petite taille
et sous-capitalisés, un nombre
croissant d’entrepreneurs d’Asie
du Sud-Est dirigent des industries de très grande taille. Par
exemple, Tue Yen Industrial,
un producteur de chaussures
de Hong Kong, emploie plus de
150 000 travailleurs·euses dans le
monde, principalement dans des
fabriques bas de gamme de Chine
du Sud. Un complexe industriel
de Dongguan emploie aussi plus
de 40 000 sala­rié·e·s et son usine
géante de Huyen Binh Chanh,
au Vietnam, sera bientôt la plus
grande fabrique de chaussures au
monde, avec 65 000 em­ployé·e·s.
Pour mémoire, la dernière fois
qu’un aussi grand nombre de tra­
vaill­eurs·euses ont été rassemblés
dans des complexes industriels
géants de ce type, c’était dans les
industries d’armement de la Seconde guerre mondiale, à River
Rouge, Willow Run, Boeing-Seattle
et Douglas-El Segundo aux EtatsUnis, à Gorki et Magnitogorsk en
Union Soviétique, et à Dagenham
aux abords de Londres.
La chaîne qui fournit Walmart
est surveillée aussi étroitement
aux Etats-Unis qu’ailleurs. Là,
les industriels qui parviennent à
survivre le font parce qu’ils s’agenouillent devant les dirigeants
suprêmes de la distribution : « Si
vous voulez fournir Walmart, il
vous faut être plus efficients », relevait le consultant Howard Davidowitz : « le pouvoir est entre les
mains de Walmart ».
Jusqu’à quand les travailleuses et les travailleurs chinois accepteront-ils des
rémunérations misérables, notamment sous la pression de contracteurs
géants comme Wal-Mart ?
Walmart
contre l’Amérique
du New Deal
L
a maîtrise des technologies de l’information et
la révolution logistique
en cours ne rendent compte que
d’une partie du succès de Walmart. Cette compagnie a aussi
tiré parti de la transformation des
politiques et de la culture d’un
système d’affaires qu’elle a stimulé. Il a vu le jour dans l’Amérique
de l’après New Deal, marquée par
l’atmosphère conservatrice du
Sud et la faiblesse des syndicats.
C’est pourquoi la controverse
lancée par l’arrivée de Walmart
sur les marchés des métropoles
comme Chicago, Los Angeles et
San Francisco, incarne le conflit
plus large entre ce qui reste de
l’Amérique du New Deal et les
efforts agressifs et payants des
politicien·ne·s et des patron·nes
du Sud et de l’Ouest pour s’en débarrasser.
Les discounters dépendent
d’une surveillance continue, quasi
obsessionnelle, des salaires et des
coûts du travail. Ils doivent débiter
deux ou trois fois autant de marchandises que les grandes surfaces
traditionnelles, comme Sears et
Macys, pour faire les mêmes profits. Des mouvements de stocks
de cette rapidité dépendent de
marges bénéficiaires réduites, qui
réclament à leur tour des coûts du
travail inférieurs à 15 % du total des
ventes, soit la moitié de ceux des
grandes surfaces traditionnelles.
Walmart est clairement le leader
de cette classe de discounters,
avec des coûts de distribution et
d’administration – essentiellement
les salaires – 25 % inférieurs à ceux
de K-Mart, de Target, de Home Depot et des autres grands magasins
actuels.
En 1958, lorsque les emplois
industriels étaient trois fois plus
nombreux que ceux du commerce
de détail, une telle pression sur les
salaires aurait pu avoir un impact
limité. Mais aujourd’hui, alors
que les salarié·e·s du commerce
de détail sont plus nombreux que
ceux de la production de biens
de consommation durables, elle
implique des baisses de rémunérations pour des dizaines de millions de personnes.
Bien sûr, le fait que Walmart ait
réussi à imposer des bas salaires
dans le commerce de détail ne
découle pas seulement des spécificités de cette branche, de ses
mécanismes de contrôle technologiquement avancés ou des
économies préconisées par Sam
Walton. Cette compagnie plonge
ses racines et a connu son essor
surprenant dans une région et
une période qui ne doivent rien
La statue de bronze de Samuel
Moore Walton (1918–1992),
fondateur de la société Wal-Mart,
trône à Kingfisher (Oklahoma),
sa ville d’origine.
au hasard. Ni le New Deal, ni la
révolution des droits civiques
n’avaient encore atteint l’Arkansas, lorsque Walton a commencé
à bâtir son empire commercial
dans les petites villes. La révolution agricole de l’immédiat aprèsguerre battait son plein, dépeuplant les fermes de l’Arkansas,
forçant des dizaines de milliers
de femmes et d’hommes blancs
à chercher leur premier véritable
emploi salarié.
Dans les années 50 et 60, la frénésie de construction de routes
dans les campagnes du Sud
condamnait des milliers de magasins de village, situés jusqu’ici
en bordure des chaussées de terre
battue. Les nouvelles routes principales et les autoroutes plaçaient
un nombre beaucoup plus important de consom­mateurs·trices
potentiels à portée des petites
agglomérations commerciales en
pleine croissance, comme Rogers,
Harrison, Springdale et Fayetteville. Et ces mêmes routes interEtats permettaient aux détaillants
de ces petites villes de construire
et d’approvisionner les grandes
surfaces nécessaires aux opérations de discount.
Machine de guerre
contre les syndicats
W
alton a tiré pleinement avantage de
ces circonstances.
Son paternalisme populiste ne
fondait pas un nouveau style
de management, mais il le per­
fectionnait avec brio. Pendant ce
temps, comme tant d’employeurs
du Sud, il trichait souvent avec
En 2003, H. Lee Scott, le PDG de Walmart, gagnait au moins 1500 fois le
salaire de l’un de ses employés à plein temps.
femmes et les enfants représentaient la majorité de la force de
travail, le leadership d’un secteur
d’activité central de l’économie
US embauche une main d’œuvre
présentée comme marginale pour
l’entretien des familles.
Walmart prétend que la pression qu’elle exerce sur les prix
élève le standing de vie de toute
la population, permettant aux
con­som­ma­teurs·trices d’épargner
jusqu’à 100 milliards $ par an, soit
quelque 600 $ pour une famille
moyenne. Une étude du McKinsey Global Institute a conclu que
les gains de productivité du commerce de détail, mesurés en fonction de la valeur ajoutée réelle par
heure, ont triplé dans la douzaine
gauche, comme durant l’Ere Progressiste [des années 1890 aux
années 1920, NDT], le New Deal
et la Deuxième guerre mondiale,
les intérêts des tra­vail­leurs·euses
et des con­som­ma­teurs·trices con­
vergeaient. Ils·elles considéraient
la relation entre salaires et prix
comme un enjeu public majeur,
et non comme le diktat des managers ou le résultat spontané des
forces du marché.
Ainsi, jusque dans les années
60, les salaires du commerce de
détail représentaient plus de la
moitié de ceux des ouvriers de
l’automobile, en large partie parce
que les nouveaux syndicats et les
partisans du New Deal avaient
cherché à égaliser les salaires au
sein de chaque branche et industrie, mais aussi entre elles. Pourtant, en 1983, après une décennie
de pressions inflationnistes sur
les salaires des tra­vail­leurs·euses,
ceux du commerce de détail sont
tombés au tiers seulement de
ceux des ouvriers syndiqués de
l’automobile, et à 60 % de ceux des
vendeurs·euses qualifiés du Nord
et de l’Ouest. C’est à ce niveau que
stagnent les rémunérations du
commerce de détail aujourd’hui,
malgré la hausse considérable de
la productivité d’ensemble des
discounters [un·e salarié·e à plein
temps de Walmart gagne 17874 $
par an NDT].
Précarité de l’emploi
E
n réalité, en comparant la
structure des emplois de
Walmart avec celle que
le management et les syndicats
avaient développée durant les
heures de gloire de General Motors, au milieu du 20e siècle, on
observe une transformation radicale. Les travailleurs·euses de GM
étaient souvent employés à vie, si
bien que leur turnover était très
faible : ils avaient les meilleurs
jobs de la région, ce qui encourageait leur longévité dans l’entreprise. Aujourd’hui, le turnover
dans l’industrie automobile est
inférieur à 8 % par an et résulte
largement des départs naturels à
la retraite. Par contre, à Walmart,
il avoisine 50 %, et il est plus élevé
encore au cours de la première
année [70 % NDT]. (…)
Le temps de travail – la définition d’une pleine journée de travail – représente l’autre grande
différence avec la vieille économie
industrielle US. Depuis l’adoption
de la Loi sur le travail de 1938, la
plupart des Américain·e·s considéraient la journée de 8 heures (et
la semaine de 40 heures) comme
un standard de base : au-delà,
les employeurs devaient majorer
de 50 % le paiement des heures
supplémentaires. (…) [En réalité],
le coût total de chaque heure de
travail supplémentaire était relativement faible, GM et les autres
firmes semblables n’ayant jamais
été obligées de payer en heures
supplémentaires la grande part
des coûts salariaux versés en allocations de santé ou de retraite.
En revanche, à Walmart et dans
les autres firmes de ce type, ce serait un péché capital que de payer
des heures supplémentaires. En
fait, une semaine de 32 heures
est considérée come un emploi
« à plein temps », ce qui donne
une grande flexibilité et un grand
pouvoir au management en lui
permettant de glisser des heures
supplémentaires dans les horaires
normaux, d’avantager certains
III
W
almart défend sa politique de bas salaires
et de faibles avantages sociaux en invoquant qu’elle
emploie des tra­vail­leurs·euses qui
occupent une position marginale
dans le flux de ressources nécessaires à la plupart des familles
américaines. 7 % seulement de ses
« associé·e·s » entretiennent une
famille avec enfants sur un seul
salaire de Walmart. La compagnie
embauche en effet des jeunes
scolarisés, des re­trai­té·e·s, et des
gens qui ont deux emplois ou
sont obligés de travailler à temps
partiel. La culture managériale
de Walmart, sinon sa politique
du personnel, justifient la discrimination envers les femmes, qui
occupent actuellement les deux
tiers de ses emplois, en arguant
qu’elles ne sont pas les principales sources de revenus de la
famille. Pour la première fois depuis l’essor de l’industrie textile
du début du 19e siècle, lorsque les
d’années après 1987, partiellement
à cause du leadership compétitif de Walmart sur cet énorme
secteur. « Ces économies sont
une bouée de sauvetage pour des
millions de familles aux revenus
moyens et inférieurs, qui ont de la
peine à joindre les deux bouts »,
affirme le PDG de Walmart, H.
Lee Scott, « En effet, cela leur fait
toucher une augmentation chaque
fois qu’elles achètent chez nous ».
Henry Ford avait utilisé les
gains de productivité dégagés par
la mise en place des premières
chaînes de montage automobiles
pour doubler les salaires, faire
chuter le turnover et vendre son
modèle T à des prix acceptables,
même pour un petit fermier.
Comme l’historien Meg Jacobs
l’a établi clairement – Citoyenneté économique dans l’Amérique
du 20 e siècle – la recherche de
hauts salaires et de prix réduits a
été au cœur des politiques étatsuniennes durant la plus grande
partie du 20 e siècle. Et lorsque
la politique sociale lorgnait à
Cahiers émancipationS
Travailler à Walmart
solidaritéS 178
les dispositions sur le salaire minimum et les heures supplémentaires. Il a été l’un des premiers
clients des études d’avocats anti-syndicales qui commençaient
à fleurir dans les Etats du Sud
en pleine expansion. Walmart
a brisé les tentatives d’organisation des camionneurs et des
vendeurs·euses du début des
années 70 en recourant aux services d’un certain John E. Tate,
avocat d’Omaha dont l’activisme
anti-syndical plongeait ses racines dans la guerre aux accents
racistes qui avait bouleversé l’industrie du tabac de Caroline du
Nord dans les dernières années
de la Grande Dépression.
C’est lui qui convainquit Walton qu’une politique de bas salaires combinée avec un système
de partage des profits aiderait
la compagnie à développer de
bonnes relations publiques et à
éviter de nouvelles menaces syndicales. En effet, les bas salaires et
le « partage des profits » sont des
frères siamois : les premiers suscitent un important turnover et garantissent que peu d’employé·e·s
bénéficient du « partage des profits », qui ne concerne que les sa­
la­r ié·e·s embauchés depuis au
moins deux ans.
Dès le milieu des années 70,
alors que Walmart ne disposait
encore que d’une centaine de magasins, sa croissance a été nourrie
par la transformation du climat
d’affaires des années Reagan, qui
a permis aux gros employeurs
d’épargner des milliards de dollars sur les coûts salariaux. Dans
l’immédiat après Deuxième guerre
mondiale, lorsque Sears et Montgomery Ward s’étaient développés dans les zones péri- et extraurbaines, les pressions syndicales
les avaient contraintes à payer des
salaires relativement élevés, en
particulier aux employé·e·s masculins qui vendaient des cuisinières et des frigos coûteux.
Cependant, l’échec de la réforme
des lois du travail de 1978, suivi par
la débâcle du syndicat des contrôleurs aériens (PATCO) en 1981,
impliquaient que le syndicalisme
ne serait plus très menaçant pour
le commerce de détail. Les salaires réels de Walmart ont ainsi
diminué, dès la fin des années
70, contribuant à réduire de 35 %
le niveau des salaires minimaux
réels au cours des trois décennies
suivantes. En 1994, l’échec du plan
d’assurances maladie de Clinton
a permis à Walmart de continuer
à externaliser ses coûts du travail, gagnant ainsi 2000 $ par em­
ployé·e du secteur alimentaire. De
surcroît, le renforcement du libreéchange, avec l’entrée de la Chine
dans l’OMC, a permis à Walmart
d’exploiter aisément le marché
mondial du travail sous-payé. (…)
employé·e·s et de prendre les
dispositions nécessaires pour les
temps de vacances. Les conséquences sociales de ces politiques sont dévastatrices : Walmart ne craint pas d’engager des
milliers de nouveaux employé·e·s
chaque année, dont l’attachement à leur poste est très faible ;
de même, des millions d’Améri­
cain·e·s consi­dèrent comme nécessaire et possible de travailler
au noir avec deux lourds emplois
à temps partiel. (…)
Aux Etats-Unis, nous devons
nous efforcer de revivifier une
éthique sociale et démocratique
dans l’action politique, le fonctionnement des institutions et la
vie du travail. Ce combat n’est pas
contre Walmart, pour des raisons
esthétiques ou liées aux intérêts
des consommateurs·trices, mais
contre la pression réactionnaire
que cette compagnie a été capable d’exercer contre les salaires
et les revenus de tous ceux et
celles qui travaillent au sein de
La bataille pour des salaires permettant de vivre décemment concerne
directement les 1,9 million de personnes qui travaillent pour Walmart dans
le monde.
Fabrique de
working poor
A
Manifestation syndicale contre Walmart : le slogan « Changeons Wal-Mart,
changeons l’Amérique » dit bien ce qu’il veut dire.
Réformer
Walmart ?
solidaritéS 178
Cahiers émancipationS
IV
L
e combat pour changer
le modèle de business de
Walmart, et en particulier
sa politique du travail, font partie
d’un combat plus large pour démocratiser la vie économique. En
Chine et ailleurs, cela requiert des
changements politiques de premier ordre. Lorsque des gouvernements autoritaires président
à une période de prolétarisation
massive et continue, une éruption
populaire de grande magnitude
est dans le domaine du possible.
La transformation de la Chine en
atelier du monde génère ainsi le
combustible social qui pourrait
bien exploser, selon des modalités déjà observées à Peterloo en
1819, à Lowell en 1912, et même
à Shanghai en 1927 [dates historiques pour le mouvement ouvrier,
NDT]. Lorsque cette éruption se
produira, son onde de choc forcera
des compagnies comme Walmart
à repenser un pari fondé sur des
chaînes de fournitures transocéaniques et des tra­vailleurs·euses
surexploités à l’échelle mondiale.
la nouvelle économie centrée sur
le commerce de détail, qui sont
en compétition avec Walmart
ou dépendent d’elle. Cette voie
mène à l’action politique, en particulier dans les Etats où Walmart
cherche maintenant à élargir son
emprise. (…) Les résistances à
l’implantation de nouveaux magasins Walmart en Californie et
dans d’autres régions pourraient
bien marquer le début d’une période de contraintes et de défis
politiques plus difficiles pour la
compagnie. (…)
Les principales craintes de
Walmart ne viennent pas de la
concurrence de Target ou de
Home Depot, mais de la grogne
des électeurs·trices, de l’hostilité
des décideurs·euses publics et
des actions en justice d’avo­cat·e·s
endurants, mandatés par les syndicats. (…) De plus, en Chine, en
Amérique centrale et ailleurs, des
ONG, souvent soutenues par des
étu­diant·e·s et des syndicalistes
états-uniens, dénoncent la sur­
exploitation du travail dans les
entreprises qui fournissent les
départements de vêtements et
de jouets de nombreux grands
magasins US.
ujourd’hui Walmart
doit faire face à des
poursuites légales sur
de nombreux fronts, contre l’exploitation d’immigré·e·s illégaux,
contre la violation des lois sur le
travail des enfants, ou contre la
discrimination de son personnel
féminin. Si elles aboutissent, ces
poursuites auront un impact matériel sur les coûts salariaux de
Walmart, contribuant à les rapprocher de ceux de ses concurrents. La politique du personnel
de Walmart est attaquée par un
large spectre d’élu·e·s, de syndicalistes et de cher­cheurs·euses.
Ces derniers ont montré que
cette compagnie peut payer des
salaires de misère, parce que les
prestations sociales et les programmes de santé publics garantissent un niveau de vie minimum
à ses employé·e·s, plus qu’aux
autres travailleurs·euses US.
En Californie, une étude menée à Berkeley a montré que les
salaires de Walmart – environ 31 %
inférieurs à ceux de l’ensemble
des autres grands magasins – ont
obligé des dizaines de milliers
de ses employé·e·s à faire appel
à des « filets sociaux » publics,
comme les bons de nourriture,
l’assistance médicale (Medicare)
et les subventions au logement.
Cette étude estime que le soutien de l’assistance publique aux
employé·e·s de Walmart coûte
86 millions $ par an aux contribuables de Californie, notamment parce que les familles des
employé·e·s de Walmart ont besoin de 40 % de subventions de
plus pour leurs soins médicaux
que la moyenne des familles des
autres employé·e·s du commerce
de détail. (…) En Georgie, les enfants des employé·e·s de Walmart
sont de loin les plus nombreux à
faire appel au plan d’assurance
maladie de l’Etat pour les enfants
pauvres.
Le défi à relever, c’est de faire
converger cette vague de critiques
dans une large coalition qui pourrait commencer à transformer les
conditions de travail à Walmart,
ainsi que le régime d’affaires qui
permet aux grandes surfaces du
commerce de détail de dominer
une part considérable de l’économie mondiale. Si les plans d’expansion ambitieux de Walmart
sont contrés, alors le management
de cette compagnie commencera
à réaliser qu’un modèle fondé sur
des salaires et des avantages sociaux corrects pourrait bien être
le seul moyen d’échapper à ces
pressions populaires. Et lorsque
les travailleurs·euses de Walmart
verront qu’ils·elles peuvent envisager une carrière longue, ils
seront beaucoup plus enclins à
s’intéresser au syndicalisme pour
donner à leur vie de travail la dignité démocratique et le revenu
adéquat qu’elle mérite.
Nelson Lichtenstein *
* Nelson Lichtenstein est professeur d’histoire du mouvement ouvrier à l’Université de Californie à Santa Barbara. Nous
reprenons ici une version abrégée d'un
article de cet auteur, publié sur le site des
Democratic Socialists of America (www.
dsausa.org), qui reprend une partie des
thèmes développés dans l'ouvrage qu'il a
dirigé : Wal-Mart : The Face of Twenty-First
Century Capitalism, The New Press, 2006.
Traduction, intertitres et coupes de notre
rédaction.

Documents pareils