Revue des livres Traian Sandu Histoire de la Roumanie
Transcription
Revue des livres Traian Sandu Histoire de la Roumanie
Revue d’études comparatives Est-Ouest http://www.necplus.eu/REC Additional services for Revue d’études comparatives Est- Ouest: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Revue des livres Traian Sandu Histoire de la Roumanie, Paris : Librairie Académique Perrin, 2008, 435 p. Laure Hinckel Revue d’études comparatives Est-Ouest / Volume 41 / Issue 04 / December 2010, pp 213 - 218 DOI: 10.4074/S0338059910004109, Published online: 03 January 2011 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0338059910004109 How to cite this article: Laure Hinckel (2010). Revue d’études comparatives Est-Ouest, 41, pp 213-218 doi:10.4074/ S0338059910004109 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/REC, IP address: 78.47.27.170 on 15 Feb 2017 Revue des livres 214 Revue des livres Traian Sandu, Histoire de la Roumanie, Paris : Librairie Académique Perrin, 2008, 435 p. Traian Sandu annonce dès les premières pages de l’introduction à son Histoire de la Roumanie quel est son objectif d’historien : « faire revenir un plus grand public sur l’illusion d’une Roumanie systématiquement francophile parce que francophone, allié fiable de la France depuis le XIXe parce qu’îlot de latinité au milieu d’une mer slave » (p.14). L’auteur entend également tordre le cou à une attitude complaisante dont on sent qu’elle l’horripile : celle qui fait de son peuple un souffre douleur agreste et placide dans le cours d’une Histoire tumultueuse et agressive se faisant sans lui et dont Cioran a synthétisé le destin en quelques phrases ciselées et définitives. Le peuple roumain, héros d’une geste romantique à souhait, tel est le discours instrumentalisé dont Traian Sandu veut avec raison s’écarter. Sa somme historique est heureusement bien plus riche que ce qu’annoncent ces quelques lignes programmatiques. On n’embrasse pas des siècles de vie roumaine en respectant les critères limitatifs cités plus haut. L’auteur se place d’emblée dans le trio des chercheurs français ayant écrit une Histoire de la Roumanie, une Histoire du peuple roumain ou une Histoire des Roumains – tout est dans le titre, n’est-ce pas ? Il est un peu dommage qu’il se soit limité à l’ambition d’une voie médiane au lieu de prendre ce qu’il y a de meilleur dans chacune des sommes existantes. Il était difficile, certes, de faire aussi brillant que l’essai historique de Catherine Durandin, « le grand prédécesseur » (p. 14). Mais en voulant éviter de trop se placer dans ses pas, Traian Sandu a amputé son ouvrage de ce supplément d’âme et de perspective qui aurait pu le rendre incontournable et lui aurait sans doute permis d’atteindre l’objectif liminaire de communiquer au plus grand nombre. Il concède à l’Histoire des Roumains d’être « un récit riche, suggestif et ambitieux, qui prend enfin l’histoire de la Roumanie au sérieux et les historiens au piège de leurs apriori idéologiques » (p. 15) mais, dit-il, « le récit peut paraître parfois allusif au profane » (p. 15). Traian Sandu requiert d’emblée l’attention du lecteur en se démarquant du travail de Georges Castellan, « habitué de l’amitié franco-roumaine de l’époque Ceausescu » (p. 15) et dont les écrits « se ressentent de ce manque de problématisation » (p. 15). Placé, « classé » par lui-même entre la réflexion d’une historienne qui est tout autant philosophe de l’histoire qu’écrivain et le récit « entaché a minima d’aspérités interprétatives » (p. 15) de Georges Castellan (on admire l’art de la litote), Traian Sandu s’est imposé de grandes contraintes. Le résultat est un ouvrage qui a de nombreux mérites dans ce contexte d’auto-limitation. Fort de sa revendication de regarder l’histoire de plein . Histoire du peuple roumain, Georges Castellan Paris, éditions Armeline, 2001 ; Histoire des Roumains, de Catherine Durandin, Paris, Fayard, 1995. VOLUME 41, décembre 2010 Revue des livres 215 pied (pour ne pas être trop « allusif »), il aurait pu s’armer d’instruments à même de rendre son propos clair par ailleurs, plus immédiatement accessible : quelques cartes et graphiques pour accompagner les très détaillées analyses de scrutins électoraux, par exemple, auraient donné de la légèreté à l’ensemble. Traian Sandu ne souhaitait pas étayer (il a peut-être pensé « diluer » ou « compliquer ») sa narration historique en insérant des extraits d’entretiens avec les acteurs culturels, les témoins de l’époque contemporaine (c’est une des grandes richesses de l’essai de Catherine Durandin) : il aurait pourtant été propice de donner à la littérature et à l’histoire de la pensée la place qu’elle occupe dans tout pays frotté de violence totalitaire. Dans le cas de la Roumanie, le manque est encore plus flagrant : la duplicité du Ceausescu de la césure pseudo libérale des années 65-70 à l’égard des intellectuels a des conséquences particulièrement graves et profondes sur la culture politique des « clercs » des noires années 1971-1989 et de l’après 1989. C’est avec un peu de malignité et en chaussant l’œil critique de la spécialiste de littérature roumaine que j’ai relevé une différence sensible entre l’Histoire de Catherine Durandin et celle de Traian Sandu : alors que Doina Cornea est « dissidente » sous la plume de Catherine Durandin, elle ne l’est pas sous celle de son compatriote Traian Sandu… Ensuite, Traian Sandu évoque à deux reprises rapide le cas de Tsepeneag. Quatre références à ce dernier, écrivain oniriste, exilé à Paris, chez Catherine Durandin contre une seule chez Traian Sandu. Huit références à Paul Goma chez Durandin contre deux à Goma chez Traian Sandu… mais chez lui, il est porteur du titre de dissident... Notons que l’index est ici un outil vers lequel on revient avec plaisir : suivant l’exemple de Georges Castellan, les noms des personnalités roumaines plus ou moins connues sont suivis de leur titre et c’est parfois une gageure d’être aussi synthétique que cet exem. Déchu de sa nationalité par les autorités roumaines (1975) alors qu’il effectuait un séjour à Paris, Dumitru Tsepeneag a fondé et dirigé les fameux Cahiers de l’Est de 1975 à 1980 auxquels ont succédé Les Nouveaux Cahiers de l’Est de 1991 à 1992. Il était le chef de file du mouvement oniriste dans les années 1960-1970. En exil, il se mit à écrire en français, avant de revenir, après 1989, au roumain sans toutefois délaisser sa langue d’adoption. Ce romancier prolifique et original (publié principalement chez POL) est aussi un traducteur très actif. Dès les années 1960, il traduisit notamment Albert Béguin, Michel Deguy, André Malraux, Gérard de Nerval, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet ou encore, plus récemment, Maurice Blanchot, Alexandre Kojève et Jacques Derrida. . Paul Goma fit, dès l’âge de 25 ans (en 1960), l’expérience des prisons communistes. Le pouvoir le considérait insoumis et « hostile au socialisme ». Il enchaîna les moments de liberté et les enquêtes musclées de la Securitate jusqu’en 1977, quand il fut, avec sa famille, expulsé de Roumanie – alors trop connu à l’étranger (signataire de la Charte 77, soutenu par Amnesty International...) pour être réduit au silence dans la discrétion. Son roman, Ostinato, censuré dans son pays mais publié en RFA en 1971 après avoir été sorti clandestinement avait largement contribué à sa notoriété hors des frontières de la Roumanie. Malheureusement, cet homme au parcours intéressant finit par glisser dans la diatribe anti-occidentale et antisémite. 216 Revue des livres plaire « Iuliu Maniu, homme politique transylvain, puis roumain, président du Parti national paysan » (p. 423). Catherine Durandin fait l’économie de ces précisions dans son index tandis que Georges Castellan utilise un procédé plus laconique. Mais trêve de chicaneries de recenseur. Si le récit historique semble parfois un peu sec, il se révèle très précieux, dans sa forme même, dans ses chapitres 5, 6 et 7. C’est d’ailleurs au chapitre 5 qu’une page presque entière est consacrée à la culture écrite (p. 71). Le paragraphe s’ouvre sur la mention que « la série des Documenta Romaniae Historica enregistre le premier document moldave en 1384 et une fréquence d’un document tous les deux ans pour la fin du XIVe siècle, avec le saut quantitatif des 100 documents annuels au XVIIe – accompagnant le passage du slavon au roumain. » (p. 71) Traian Sandu passe par Les enseignements de Neagoe Voïevode à son fils Teodosie, évoque les œuvres « des copistes et enlumineurs de textes religieux dans les monastères roumains [ayant] parfois une valeur artistique indéniable, comme Gabril Uric en Moldavie » et conclut cette excursion littéraire par la référence incontournable au « premier document en langue roumaine (…) rédigé par un marchand, Neacşu de Câmpulung, en 1521. » Après avoir narré de manière palpitante la naissance de la Valachie et de la Moldavie, Traian Sandu fait justice, en huit lignes, de l’historiographie patriotique roumaine mettant « en valeur la résistance des voïévodats roumains face au déferlement turc » (p. 58). La « vitalité dont ces formations firent preuve à la veille de la grande explication entre l’Europe chrétienne et l’Empire ottoman se comprenait amplement par l’intérêt des puissances tutélaires, Hongrie et Pologne, à renforcer leurs clients respectifs, Valachie et Moldavie, afin d’amortir le choc turc auquel elles étaient elles-mêmes exposées. » (p. 58) Point. Puis il détaille, et c’est le chapitre 5, avec ses parties, « La structuration des voïévodats » (p.60), « Physionomie des villes » (p.63), « Les fonctions du voïévode » (p. 67) ou « la priorité à éclipses de la lutte antiottomane » (p. 75) qui intéresseront particulièrement tous ceux qui veulent connaître ce qui se trouve confusément caché-dévoilé-instrumentalisé sous les expressions « occupation turque » ou « période ottomane » ou tout simplement passé sous silence parce que mettant mal à l’aise. L’état démographique de l’espace roumain « au milieu du XIVème siècle, dans les années précédant la peste noire » (p. 61) laisse rêveur avec « 7,4 et 3 habitants au km2 en Transylvanie en Valachie et en Moldavie, qui dépassent de peu les immensités vides de l’Eurasie russe et de la Scandinavie polaire » (p. 61). Dans ce contexte, le khanat tatar du nord de la mer Noire trouva tout de même matière à rafles et la Moldavie perdait « environ 1 000 personnes par an, soit la moitié de l’accroissement annuel de 4 ‰ » (p. 61), enlevées pour être revendues « sur les marchés d’esclaves orientaux puis ottomans » (p. 61). Tout le grand passage traitant de l’appareil d’État et VOLUME 41, décembre 2010 Revue des livres 217 les fonctions ministérielles est important et précieux, donnant une vision éclairante de cette société féodale. Le chapitre 6, intitulé de manière synthétique et claire « Entre domination ottomane, pression habsbourgeoise et éveil russe » (p. 85), s’ouvre sur une nouvelle mise au pas de l’historiographie roumaine accusant la « tutelle ottomane » (p. 85) de tout le décalage de développement qu’une grande partie de ses élites culturelles s’acharnera, à partir des années 1930, à effacer, dans une course effrénée à la synchronisation : « Cette région était dix fois moins densément peuplée que l’Europe occidentale et avait plusieurs siècles de retard sur elle, cela un siècle avant la tutelle ottomane. Quant au débat sur l’absence de pachalik, cela ne signifie certainement pas une soumission et une exploitation moindre, mais leur aggravation par délégation à des voïévodes aux XVIe et XVIIe siècles. » (p. 85) La suite du chapitre est très claire sur la dispute qui empoisonne depuis un siècle et demi le débat historique : l’étendue et la profondeur de la tutelle ottomane sur les pays roumains. La lecture de ce chapitre est réellement passionnante. C’est, encore une fois, un règlement de compte qui amorce le chapitre 7 consacré au XVIIIe siècle et à ses « Lumières tamisées » : « L’idée nationale, un des rares biens que les Roumains cultivent en abondance » nous dit Traian Sandu avec ironie, page 107, avant de poursuivre que cette belle idée « a connu aussi une naissance sous tutelle, loin des fracas révolutionnaires à l’échelle européenne. » C’est dit, et on ne s’arrête pas là. Dans l’étude approfondie du système politique en vigueur sous le « régime « phanariote », Traian Sandu nous éclaire sur les tares telles que le clientélisme en politique, transmises à ce qui deviendra un État national et dont les difficultés dans les années 1990 ressortent du syndrome de l’« État faible » : ces phanariotes étaient, au XVIIIe siècle, bien souvent « des boyards roumains, aussi soumis aux Turcs et avides envers les autochtones » (p. 85). Le lecteur français est finalement bien chanceux. La méconnaissance de l’histoire de la Roumanie devient impossible à qui souhaite vraiment se documenter. Un des mérites de l’ouvrage de Traian Sandu est aussi de titiller en permanence la curiosité comparatrice du lecteur : que ne ditil pas que les ouvrages de Catherine Durandin développent ? Et quelles sont les différences d’interprétation que l’on trouve chez lui et chez . Voir « La Roumanie à l’horizon 2007 : syndrome de l’État faible, élites prédatrices et pépinière de dilemmes », dans La nouvelle alternative, vol. 19, mars - juin 2004 où nous évoquons ce problème, mais en nous limitant au XXe siècle et sans remonter aux sources anciennes de ce mal. . Mais il y a dans le lectorat français des réserves de curiosité et dans le monde éditorial francophone, la place pour plusieurs histoires de la Roumanie, des Roumains, et pourquoi pas aussi des Bucarestois, des Moldaves, des Transylvains. A quand une histoire culturelle de ces trois belles anciennes capitales, Iasi la moldave, Cluj la Transylvaine et Bucarest la Valaque ? 218 Revue des livres Georges Castellan ? Au sujet de ce dernier, je voudrais citer aussi la très bonne Histoire des Balkans, de référence. Les allers et retour entre les trois ouvrages sont riches d’enseignement. Lire Catherine Durandin pour la vision de longue durée, pour la perspective, pour l’histoire de l’idée de nation chez les Roumains et pour comprendre la géopolitique de la naissance d’un État. Lire l’Histoire des Balkans pour le regard global sur la péninsule, l’importance et les limites de l’influence ottomane. Lire Traian Sandu pour la concision des « aspérités interprétatives » qu’il aurait souhaité trouver dans ses lectures quand il était encore loin d’écrire l’histoire de son pays – avec une maîtrise laissant espérer des réussites encore plus franches. Laure Hinckel Traductrice de littérature roumaine. . Ne pas oublier de se plonger dans l’excellent Dracula de Matei Cazacu, Paris, Taillandier, 2005 ; lire aussi Lucian Boia, La Roumanie. Un pays à la frontière de l’Europe, traduit du roumain par L. Rossion, Paris, Les Belles Lettres, 2003. Nouvelle édition 2007 revue et augmentée. VOLUME 41, décembre 2010