Expl - Dom Juan n`a plus qu`un moment, V,5-6

Transcription

Expl - Dom Juan n`a plus qu`un moment, V,5-6
Objet d’étude :
Le texte théâtral et sa
représentation
MOLIÈRE, Dom Juan
Séquence ② :
Dom Juan, homme baroque ?
Texte n°⓸
Acte V, scènes 5 et 6 : “Dom Juan n’a plus qu’un moment”
I) Introduction
Frontispice
d’une des éditions
de 1682
de Dom Juan
- Situation générale : Nous sommes dans l’acte V, le dernier acte, celui du châtiment.
Car Dom Juan va aller jusqu’au point de non-retour : celui de l’hypocrisie. Il ressent en
effet la menace de “cent fâcheuses aventures qui pourraient [lui] arriver”, et, par
prudence, il va décider de faire semblant de respecter les règles, même si, dans le fond iil
n’a pas du tout l’intention de changer sa vie de libertin.
- Or, cette décision de jouer les hypocrites est la goutte d’eau qui va faire déborder le
vase. Car faire semblant d’être dévot 1, c’est ôter l’âme de ce que l’on est censé honorer.
C’est beaucoup plus subversif 2, et donc beaucoup plus redoutable que la moquerie
ouverte. Contre cette dernière, on peut toujours argumenter, alors que l’hypocrisie
marque un désaccord secret, qui mine de l’intérieur, comme une gangrène. Le combat
contre l’hypocrisie a été un des grands combats de Molière (il a même écrit toute une
pièce sur ce sujet : Tartuffe, un personnage de faux dévot qui lui valut bien des attaques)
- Situation particulière : dans la scène précédente, Dom Juan a atteint l’ultime degré de
la provocation : le défi au Ciel lui-même (“Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un
peu plus clairement s’il veut que je l’entende”).
Le Ciel va donc parler clairement... C’est ainsi que les scènes 5 et 6 apportent le
dénouement fatal, un dénouement préparé déjà par les interventions de la statue à la fin des
actes III et IV, et que les nombreux avertissements faits à Dom Juan avaient essayé de lui
épargner.
II) Lecture
III) Axe et Plan
Nous allons étudier la LEÇON de la pièce.
Nous verrons ainsi successivement les caractéristiques de cette leçon, puis la dimension symbolique de ceux qui la
donnent, pour finir par l’attitude de Dom Juan face à cette leçon.
IV) Explication
A) Les caractéristiques de la leçon
1) La leçon de la pièce est très théâtrale
Feu, tonnerre, ouverture du sol, cris de douleur : une atmosphère d’apocalypse destinée à impressionner le spectateur,
d’ailleurs friand de trucages, comme aujourd’hui les spectateurs de films sont friands d’effets spéciaux (Molière avait
conçu son Dom Juan comme une pièce à machine3, dont le principe reposait sur la multiplication des changements de
décors et sur des effets spectaculaires).
2) La leçon de la pièce concerne deux fautes de Dom Juan
Dom Juan est puni à la fois
- parce qu’il a péché contre les lois divines et humaines,
!
- en dévoyant une religieuse
!
- en bafouant les liens du mariage, consacrés par l’Eglise
!
- en poussant à l’extrême son désir de liberté en ne respectant aucun contrat
- parce qu’il a sciemment continué sur une voie que de nombreux avertissements (26 au total) lui conseillaient de
quitter : c’est pourquoi la statue évoque “l'endurcissement au péché”, et “les grâces du Ciel que l’on renvoie”.
3) Mais cette leçon a été lente à venir
Dom Juan a eu droit à des avertissements si nombreux qu’on finissait par ne plus bien les prendre au sérieux, et des
avertissements de plus en plus clairs. D’ailleurs le spectre lui-même, plein de bonne volonté, renouvellera la mise en
1
Dévot : qui est très attaché aux pratiques religieuses, mais de façon trop voyante, ostentatoire, et/ou hypocrite
2 Subversif
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: qui menace l’ordre établi, qui est susceptible de bouleverser les principes et les institutions
Lycée Ella Fitzgerald, cours de Mme Barrow
garde (“s’il ne se repent, sa perte est résolue”) : ainsi c’est jusqu’à la dernière seconde que lui était offerte la possibilité
de se repentir.
Cette lenteur du bras de la justice à s’abattre sur Dom Juan a pourtant comme intérêt de faire que la punition sera
méritée et ne pourra pas apparaître comme injuste...
4) Enfin la leçon sera en partie discréditée (dévalorisée)
- du fait de la dimension comique qu’apporte la présence de Sganarelle :
- par sa poltronnerie : “jetez-vous vite dans le repentir” !
- par le ridicule de ses “connaissances” en matière de surnaturel : [à propos du spectre] je le reconnais au
marcher
Ce mélange des genres (comique et dramatique) nuit à la solennité de la leçon.
- du fait que celui qui représente ici la société (Sganarelle) est beaucoup moins brillant que celui qui la nargue. En effet,
Sganarelle se montre tour à tour :
!
- burlesque dans ses croyances (“je le reconnais...”), tandis que Dom Juan brille par sa capacité à raisonner et
à réfléchir pour trouver une explication à ce qu’il voit
!
- tremblant de peur, alors que Dom Juan reste ferme et se préoccupe de son honneur (“il ne sera pas dit...”)
!
- insensible : son absence d’émotion ou au moins de pensées graves ou mélancoliques au moment de la mort
de son maître ne lui confère pas une dimension humaine très valorisante
!
- mesquin : son seul souci devant cette mort terrible est qu’il ne sera pas payé : il n’a pas plus retenu le
caractère sacré de la situation que ne l’aurait fait son maître, pourtant ouvertement athée... Sa religiosité apparaît après
coup comme purement superficielle, plus due à une peur de la punition divine qu’à une foi sincère.
De même, lorsqu’il énumère les victimes de Dom Juan, il réagit comme un enfant boudeur qui serait jaloux de ce que les
victimes soient satisfaites tandis que lui n’a rien obtenu ; la vengeance du Ciel ressemble à une distribution des prix à
laquelle tout le monde a eu droit sauf lui :
!
!
Il n’y a que moi seul de malheureux
Ainsi intelligence, bravoure (même si elle est insensée) et panache se trouvent du côté de celui qui ne respecte pas les
lois. On fera d’ailleurs beaucoup reproche à Molière d’avoir présenté en Dom Juan un personnage auquel le spectateur
pourrait avoir envie de ressembler. En tous les cas, beaucoup plus qu’au personnage de Sganarelle, pourtant
représentatif du respect des règles.
B) La dimension symbolique des personnages qui donnent cette leçon
1) Apparaît d’abord un spectre, sous deux formes successives
!
a) Il prend en premier lieu la forme d’une femme. C’est elle qui correspond au mythe de Dom Juan, c’est elle
qui en est la première victime. C’est donc à elle que revient l’honneur d’incarner la menace divine. Noter qu’elle est
voilée, en signe d’entrée en religion (Elvire retourne définitivement au couvent), mais aussi en signe de tristesse (cf le
voile noir qui se porte lors d’un deuil).
!
b) Il représente ensuite le Temps, nous dit Molière, mais avec sa faux à la main, ce qui fait songer à la Mort. Or,
le Temps est justement ce que refuse avant tout Dom Juan : c’est pour échapper au temps qui passe que Dom Juan se
place toujours dans une situation de recommencement. La femme toujours nouvelle lui donne l’illusion d’en être toujours
au début, donc d’être le plus loin possible de la fin, c’est à dire... de la mort. C’est ce qu’il exprimait très clairement lors
de sa tirade sur l’infidélité : pour lui, dès que la conquête d’une femme est terminée, il ne fait que “s’ensevelir” dans sa
passion, il est alors “mort dès sa jeunesse”.
Dom Juan est l’homme qui ne veut pas s’inscrire dans le temps, qui oublie le passé (et ses engagements) aussi
complètement qu’il dédaigne le futur (et les conséquences de ses actions) : Dom Juan est l’homme de l’instant présent.
2) Après l’envol du spectre apparaît la statue de pierre
La pierre est ce qui dure, ce qui ne change pas. Elle représente la permanence face à
l’inconstance de Dom Juan. Cette stabilité est l’exact contraire de l’homme du mouvement
qu’est Dom Juan.
Il faut noter à cet égard la dimension symbolique de la phrase “Arrêtez, Dom Juan” (celui-ci
était déjà en train de repartir : “Allons, suis-moi” avait-il dit à Sganarelle). Pour Dom Juan,
l’arrêt du mouvement, c’est l’arrêt de la vie : dès lors qu’il sera arrêté par la statue, il va
arrêter de vivre.
De plus, la statue lui tend la main, cette main qui sert à sceller les pactes, à garantir la parole
Scène du film de
donnée : Dom Juan qui n’a jamais respecté aucune parole, aucun contrat (explicite comme le
Marcel Bluwal
contrat économique, ou implicite comme le contrat social ou le contrat aristocratique de
Dom Juan ou le
Festin de pierre
“noblesse oblige”), Dom Juan sera puni par là où il a péché.
(1965)
C) L’attitude de Dom Juan face à cette leçon
1) Son attitude est d’abord celle d’un “scientifique”, d’un rationaliste
Alors même que le spectre et la statue sont là sous ses yeux, comme preuves évidentes de l’existence de Dieu, ou du
moins de l’existence de quelque chose de transcendant, de surnaturel, Dom Juan résiste encore :
- il essaie de ramener l’inconnu au connu (Je crois reconnaître cette voix)
- il expérimente avec son épée pour tenter d’établir si ce qu’il voit est matériel ou non
!
Je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit)
- il ose user de violence contre Dieu comme contre un humain, puisque la didascalie précise que
!
le spectre s’envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.
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Cette attitude rationnelle, matérialiste, est mise en valeur par le contraste avec celle de Sganarelle, qui, lui,
- adhère totalement au surnaturel. Sganarelle représente la crédulité populaire tandis que Dom Juan fait l’esprit fort,
celui qui ne s’en laisse pas conter et se veut libéré de la superstition.
- montre sa peur. Sganarelle rend d’ailleurs la scène plus crédible (car il paraît normal d’être impressionné par ce genre
de manifestations surnaturelles...) en même temps qu’il sert de faire-valoir au caractère bien trempé de Dom Juan.
2) L’attitude de Dom Juan est aussi celle d’un aristocrate
L’aristocratie est originellement une caste guerrière, chargée de la défense des
populations. Sa raison d’être est la guerre, et la première qualité de l’aristocrate est
d’être courageux. Tel Achille dans l’Iliade, qui préféra une vie courte et glorieuse à une
vie longue et obscure, l’aristocrate a à cœur de soigner sa réputation et son honneur.
Et cet honneur était chatouilleux au XVII° siècle au point que Richelieu, en 1626, avait
été obligé d’interdire les duels (en vingt ans, entre 1588 et 1608, 10000 gentilshommes
avaient trouvé la mort dans un duel).
Ainsi Dom Juan, en tant que grand seigneur, a une très forte conscience de l’image que
les autres peuvent avoir de lui (sur la question du courage physique). D’où cette pensée qu’il a, à propos de ce que l’on
pourra dire de lui :
!
!
Il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir
Il tient grand compte de la réputation qu’on peut lui faire, de ce que le XVII° siècle appelait la “gloire”, et que l’on
nommerait plutôt aujourd’hui “l’honneur”.
3) Mais l’attitude de Dom Juan vient aussi de sa personnalité
En refusant de se repentir, il ne fait au fond que suivre la logique de son caractère. En effet, reconnaître qu’il a mal agi
serait envisager qu’il aurait pu agir autrement. Alors qu’il a agi en adéquation parfaite avec son tempérament d’homme
baroque, c’est à dire d’un homme qui a BESOIN du changement permanent pour se sentir vivre.
Se repentir serait donc tirer un trait sur sa personnalité profonde, ce serait se renier : le courage de Dom Juan, c’est la
fuite en avant de celui qui sait qu’il a perdu, mais qui ne regrette rien car il sait aussi qu’il n’aurait pas pu conduire sa vie
autrement.
V) Conclusion
- Ainsi Dom Juan est puni pour n’avoir pas respecté les règles, qu’elles soient sociales
!
- il a refusé la fidélité conjugale,
!
- l’honnêteté financière,
!
- ses devoirs d’aristocrate,
!
- et jusqu’à une simple manifestation de reconnaissance au paysan qui l’avait sauvé),
ou religieuses
!
- il a soustrait Elvire à son couvent,
!
- il a blasphémé en essayant de faire jurer le pauvre,
!
- il a fait semblant de devenir dévot.
Mais il est aussi puni pour avoir professé son rationalisme “Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle” (III,1) et
refusé de céder devant les manifestations du surnaturel.
- Or cette façon de s’affranchir de toute règle, ce désir de liberté absolue, ce libertinage poussé à l’extrême, est
incompatible avec la vie en société. Fondamentalement asocial, Dom Juan ne pouvait qu’être éliminé.
- La pièce s’achève donc par la punition du libertin. Pourtant, la leçon ne porte guère, d’abord du fait de la
bouffonnerie de la plainte finale de Sganarelle (“Mes gages ! Mes gages !”), et ensuite parce que dans toute la pièce,
c’est par un personnage séduisant que la religion se trouve attaquée, tandis qu’elle est défendue essentiellement par
Sganarelle, personnage souvent ridicule : il reçoit des coups, ce qui lui confère une dimension farcesque, sa croyance
en Dieu tient beaucoup de la superstition ((“il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru”, III,1), et enfin Dom Juan est
d’une telle supériorité intellectuelle par rapport à lui qu’il n’a aucun mal à l’écraser par son argumentation.
A noter que la réplique finale de Sganarelle sera censurée dans l’édition de 1682 (17 ans plus tard) : Sganarelle parlera
alors de “l’impiété de [son] maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde”, ce qui fait évidemment plus
sérieux et plus moralisateur.
(1) dévot = profondément croyant
(2) subversif = qui menace l’ordre établi, car susceptible de détruire les institutions, les principes
Vous pouvez, pour écouter la pièce dans son intégralité, visionner le film de Marcel Bluwal (durée = 1h46)
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