Dom Juan vu par Sivadier, « le diable est dans la glaise » L`homme

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Dom Juan vu par Sivadier, « le diable est dans la glaise » L`homme
Dom Juan vu par Sivadier, « le diable est dans la glaise »
L’homme est galant et beau parleur. Il circule aisément sur la scène et jusque dans le public
où, pour commencer sa parade, il cherche une « Fatima », une Sarah, puis, offre des fleurs à une
« Angèle », à une « Mireille » qui, Mathurine et Charlotte des premiers rangs de la Coursive,
excitent la parole du séducteur. Que les puristes s’accrochent à leurs accoudoirs, le texte de Molière
disparaît. Quand Dom Juan entre en scène, il est là pour passer du bon temps et pour s’amuser.
S’empare des prénoms. Joue de la voix. Prend des pauses. Effeuille les syllabes et les sons des
prénoms comme il effeuillerait des marguerites. Un peu plus tard, son disciple Sganarelle chantera
« les Passantes » de Brassens : « Je veux dédier ce poème, à toutes les femmes qu’on aime pendant
quelques instants secrets »…. Et cependant, le Dom Juan que propose Sivadier, magistralement
interprété par l’impétueux Nicolas Bouchaud, songe à autre chose qu’à la bagatelle amoureuse.
Certes, il s’autorise des moments de pur libertinage... Par exemple lorsqu’il entonne, avec les
techniciens du plateau, impliqués depuis le début sur cette scène sans rideau et sans fard dans le
« théâtre du monde », un savoureux « sexual healing »… ou lorsqu’il retrousse la combinaison
d’une Elvire venue inutilement lui offrir, à l’acte IV, l’occasion d’un illusoire repentir.
Sa véritable préoccupation est de nature métaphysique et, en cela, Sivadier se situe bien dans
l’esprit du Dom Juan de Molière, plus proche d’un Galilée que d’un Casanova. Le plateau de la
Coursive ouvre un éblouissant espace baroque, espèce d’embarcation théâtrale, voguant entre le ciel
et la terre et propice à la variété de la pièce et aux nombreux changements de lieux et de registres.
Des astres pendent du plafond, basculent, s’allument et s’éteignent, figurant un peu cette
« branloire pérenne » évoquée par Montaigne ou par Shakespeare dans la nuit d’Elseneur, « out of
joint ». A grands pas, Nicolas Bouchaud avec son large paletot, arpente la rotondité d’un globe
représenté aussi sur le plateau. Et en surplomb, côté jardin, un panneau lumineux affiche le
décompte des adresses que le héros lance au ciel (plus de soixante tout au long de la pièce)
Rien n’y fait… Ni les avertissements répétés et décousus de Sganarelle. Ni les grondements
de Dom Louis, (le comédien, plus jeune que son partenaire dont il est pourtant le père se verse un
sac de farine sur les cheveux et la veste, et semble ainsi pasticher un Don Diègue un peu vain (« et
ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers / Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ? ») !
« Gone with the wind »… Ni la rage un peu bouffonne d’une Elvire hystérique emplumée sous la
coiffe bariolée d’un chef indien, surgissant dès la scène 3 de l’acte 1, hurlant et vitupérant, « Ah
scélérat !... Mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni et que le même Ciel dont tu te joues
me saura venger de ta perfidie ».
Car Dom Juan a fait le pari du blasphème et c’est surtout à la morale et à la religion qu’il a
décidé de s’en prendre. Le Pauvre ermite qu’il rencontre dans la forêt est un être pur, un ascète
spiritualisé qui descend de son arbre et refuse obstinément de « blasphémer » (le metteur en scène a
remplacé le mot « jurer » par ce verbe qui comporte une connotation plus violente et peut-être plus
actuelle). «Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal ! » susurre Sganarelle, figure double du tentateur.
C’est une comédienne qui joue le rôle de Francisque et qui incarne, à sa façon, la foi religieuse
authentique. Elle a le mérite d’infliger un premier échec cuisant à Dom Juan qui est obligé de
déserter puisqu’elle refuse de céder au charme réputé invincible du louis d’or et de la parole
libertine. Pas question ici, dans la forêt et la nuit de l’égarement que symbolise adroitement le noir
du plateau, « d’infortune de la vertu ». Et pourtant, ce Dom Juan ne lâche rien. Sivadier le montre
installé dans son palais, méditant les pages blasphématoires de « la Philosophie dans le boudoir » du
Marquis de Sade. En cela, il souligne bien la filiation entre Dom Juan et les auteurs du XVIII° (dont
on ne retient souvent que le libertinage de mœurs).
Il y a chez Sade comme chez Dom Juan un défi au Ciel, à la Vertu et à la morale. « Me dirat-on à cela que Dieu et la nature sont la même chose, ne serait-ce pas une absurdité ? La chose
créée ne peut être égale à l’être créant ; est-il possible que la montre soit l’horloger ? Eh bien,
continuera-t-on, la nature n’est rien, c’est Dieu qui est tout, autre bêtise ; il y a nécessairement
deux choses dans l’univers, l’agent créateur et l’individu créé ; or, quel est cet agent créateur ?
Voilà la seule difficulté qu’il faut résoudre, c’est la seule question à laquelle il faille répondre (…)
Que faites-vous en m’offrant votre Dieu ? Vous m’en donnez une de plus et comment voulez-vous
que j’admette pour cause de ce que je ne comprends pas, quelque chose que je comprends encore
moins ? Sera-ce au moyen des dogmes de la religion chrétienne que j’examinerai… Que je me
représenterai votre effroyable Dieu ? Voyons un peu comme elle me le peint. Que vois-je dans le
Dieu de ce culte infâme, si ce n’est un être inconséquent et barbare, créant aujourd’hui un monde,
de la construction duquel il se repent demain ; qu’y vois-je qu’un être faible qui ne peut jamais
faire prendre à l’homme le pli qu’il voudrait ? »
Au début de l’acte cinq, s’il paraît métamorphosé dans la tenue d’Adam et, comme dans le
texte biblique, sortant de la glaise, c’est pour mieux s’envelopper dans une grande cape de bure.
Cette cape de la probité n’est qu’un paravent pour le comédien génial qui multiplie les masques.
Non content d’attraper les alouettes au miroir, Dom Juan s’amuse désormais à feindre et à feinter.
S’il prend le parti de tricher, c’est pour trouver sa place en société et être de son temps :
« l’hypocrisie est un vice à la mode ». Ainsi il implique dans le public tous les imposteurs et tous
les hypocrites, et lance une dernière provocation au Ciel et à tous ceux « qui se font un bouclier du
manteau de la religion ».
Dans la glaise envahissante, sous l’immuable voie lactée, ce Dom Juan de 1665-2016 s’est
recroquevillé. Il a l’air fourbe, il se relève doucement, enfant de la pâte à modeler. Ouvre les yeux.
Cache son sexe. Feint le repentir. S’enduit de la tartine du langage. Arrange les plis de son
costume… interpelle dans la mémoire du spectateur les silhouettes quasi contemporaines de
Tartuffe (1664) et d’Alceste (1666). Et, au moment du dénouement, la scène de la Coursive
retrouve vaguement l’écho de la voix sarcastique de ce « Misanthrope » époustouflant qu’incarnait
deux ans plus tôt le même Nicolas Bouchaud dans la mise en scène du même Sivadier. « Tironsnous de ce bois et de ce coupe-gorge ! Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups /
Traitres vous ne m’aurez de ma vie avec vous. »
E. Bertrand