Les Aventures du Dre Juliette
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Les Aventures du Dre Juliette
Les aventures du Dre Juliette Les aventures du Dre Juliette Par Josée Boissonneault, MD Entorse, mots croisés et sudoku Je raccroche avant qu’elle n’ait mis fin à la communication. Mon cellulaire émet la neuvième de Beethoven. - Juliette? - Jules! Et là, bêtement, je me mets à pleurer à chaudes larmes. - Juliette, qu’est-ce qu’il y a? - Mal au cou… Hernie… - Ouais, Groleau m’en a parlé. C’est pas de la tarte, à ce qu’il paraît… J’ai parlé à Hébert, tu sais, le résident en radiologie qui en pince pour toi… Il fera ton IRM demain matin. Juliette en congé de maladie LES EX ONT ÉTÉ INVENTÉS POUR SE rappeler à notre douloureux souvenir l’aveuglement de l’amour. Un jour, à mon grand désarroi, j’ai été atteinte de cécité affective. Cet handicap avait un prénom: Bernard. Il a été à la fois, encore à ce jour, ma plus grande peine d’amour et la preuve irréfutable que l’amour, le vrai, est un paradoxe s’abreuvant à la fois de fantasmes et de déceptions. Après l’ère Bernard, qui dura deux ans, je fis l’acquisition de mon cher Bonhomme, un valeureux chat noir et obèse à la placidité évoquant un psychiatre aux prises avec une hystérique aux seins nus. Bernard est sorti de mon existence il y a trois ans. Il y revient sporadiquement quand l’envie subite de vie nocturne montréalaise et de recyclage lui prend. Le recyclage, qui consiste à faire usage d’un ex quand l’envie irrépressible de baiser nous démange, est une méthode post-coïtale infaillible pour régurgiter la culpabilité, l’acrimonie et la nostalgie des repas à deux. Donc, à éviter surtout si l’ex en question est Bernard. Ce matin, Bernard est revenu pour une raison qui me rend particulièrement perplexe: il tient à prendre soin de moi. N’ayez crainte: je n’ai pas eu d’augmentation mammaire ou quoi que ce soit d’autre de tout aussi vital qui pourrait susciter chez lui une fibre altruiste intéressée. Je me suis fait une gigantesque entorse cervicale lors de ma dernière séance de natation bihebdomadaire. Résultat: j’ai l’air d’une réceptionniste qui aurait le combiné coincé entre le menton et l’oreille droite à perpétuité. Charmant, très douloureux et ça met sur le carreau pendant minimum 3 semaines, le temps de revoir mon neurologue et de passer une IRM. Donc, je suis oisive et confinée à la maison. J’ai des spasmes douloureux qui s’amusent à débuter dans mon cou pour faire des ricochets sous la forme de fourmille- ments dans mon bras droit. Mes nuits sont infernales, me faisant alterner entre les éveils avec yeux exorbités et respiration haletante et un état béat et floconneux provoqué par les narcotiques. Bernard a surgi brusquement il y a deux jours, espérant une séance de gymnastique horizontale nostalgique. Au lieu de cela, il a eu droit à mon spectacle en robe de chambre éculée en chenille jaune aux poches bourrées de mouchoirs et à l’odeur de ma personne empestant le baume analgésique à la menthe poivrée. Le choc a du être brutal. Ça l’a violemment projeté dans une humeur charitable et attendrie, état d’esprit que je le croyais inapte à présenter. Les ex prétendent nous connaître mieux que personne. Bernard s’est fourré un doigt dans l’œil jusqu’aux hémorroïdes en m'apportant une pile de livrets de mots croisés et de sudoku. «Tiens ma poule, ça va te changer les idées et te décentrer de ta douleur», m’affirma-t-il de son ton genre papa-va-prendre-bien-soin-de-toi (Bernard est informaticien et poursuit une thérapie depuis six ans, et tout ce que ça a donné comme résultat, jusqu'à maintenant, c’est qu’il emploie les termes de psychologie de façon échevelée et inappropriée et fait des pseudo-analyses à tout propos). Il parle et parle et parle encore pendant des heures et il n’a pas évolué d’un iota depuis trois ans. Il est barbant et parvient à me faire évoquer l’image d’un poisson qui ouvre et ferme la bouche spasmodiquement sans qu’on n’ait rien gobé de son soliloque psychopop. Bref, il me tape sérieusement sur les nerfs. Je suis présentement dans un état floconneux, et des bribes de son monologue me parviennent assourdis comme le clapotis des vaguelettes se brisant sur le littoral. À ce jour, je n’ai trouvé encore Hébert est un résident 3 en radiologie, adepte de sports extrêmes, aux cuisses de militaire et aux épaules de footballeur. Les résidentes rêvent toutes de lui. Je lui ai déjà dit un jour de la fermer quand, au cours d’une réanimation particulièrement difficile, il m’avait donné le résultat d’un CT-Scan d’un de mes patients… mort depuis trois jours. et tête de nœud comme lui. J’aimerais mieux me réconforter avec le dicton qui dit que les contraires s’attirent. La lumière se fraye un pénible chemin dans mon esprit embrumé: on ne peut faire du recyclage avec quelqu’un comme Bernard. Si ce n’est au prix que de bafouer ses libertés fondamentales. personne qui soit aussi régurgitateur de passé que Bernard. Je m’attends à ce que d’une seconde à l’autre, il se mette à être nostalgique des boissons gazeuses Nesbitt à l’orange à 5 sous, aux épisodes de Cosmos 1999 et de l’homme de six millions. En un mot, j’en ai assez. De plus, mon bras est transpercé par des baïonnettes invisibles malgré une dernière dose de narcotique il y a tout juste une heure. Coupant court à son monologue enlevant, je lui assène: - Bernard, tu m’énerves. Grands dieux que tu m’énerves! Les bienfaits du silence et de l’écoute, tu connais? Là, sur-le-champ, j’ai droit à sa personnification éloquente de la Victime. Ses yeux s’embuent de larmes et il me rétorque, d’un ton geignard et la goutte au nez: - Mais je t’aime, moi, tu peux pas me traiter de même! Tu es dure comme ça se peut pas! - Bon, là, Bernard, recommence pas ça. Ton braillage à la con, je m’en tape, maintenant. Je vais très bien m’arranger seule et je te demande de partir, je n’en peux plus! Il ne part pas, alors c’est moi qui partirai. - Bernard, j’ai un rendez-vous. - Je vais t’attendre... Tu aimerais que je t’accompagne? - Non. - Non quoi? - Non, je ne veux pas que tu m’accompagnes, et non, je ne veux pas que tu m’attendes. - Je comprends… je vais te laisser ton espace. Un bombardier de culpabilité descend en rase-motte sur mes épaules. Il a un don incroyable pour retourner une situation à son avantage et en ressortir gagnant. - Merci. Il se lève, ramasse ses lunettes de soleil et ses clés et se décide enfin à partir. Mais qu’est-ce que j’ai bien pu lui trouver, il y a cinq ans? Si l’adage selon lequel nous rencontrons ce que nous sommes est vrai, alors j’étais larmoyante Je m’apprête à regarder un film d’amour, bien calée avec Bonhomme dans mon nouveau divan, quand mon téléphone choisit ce moment pour sonner. Ennuyée, je réponds tout de même. C’est Annie, la résidente responsable des horaires de garde. - Allo Juliette, ça va? - Tu veux la vérité? Ricanement gêné. - J’ai su que c’était pas brillant pour toi, à ce qu’il paraît… - Entorse cervicale. Groleau – mon neurologue – pense que j’ai une hernie discale. - Merde… Tu vas être absente longtemps? C’est que (silence gêné) je dois faire l'horaire… Autant il peut être parfois un modèle de compassion pour ses patients, autant le corps médical peut être un salaud consommé quand il s’agit de pratiquer l’art de la compassion pour ses pairs. - Trois semaines minimum. - Merde! Juste pendant les vacances d’été! Pauvre petite! Un peu plus et je cours lui tapoter le bras gentiment en lui murmurant que ça ira mieux demain. - Merci Annie. Vraiment! Je n’en demandais pas tant! Vous n’auriez pas dû m’acheter un cadeau en plus! C’est trop! Autre silence gêné. - Bon, bien, Juliette... Hum… Repose-toi bien! Je te rappelle dans trois semaines. Mes sanglots cessent d’un seul coup et j’interroge, incrédule: - Hébert en pince pour moi?? - Eh! Qu’est-ce que tu veux, Juliette, tu pognes! Tu es chez toi? - Oui. - J’arrive. Il raccroche avant que j’aie pu moi-même raccrocher, et là, je continue de sangloter comme si les vannes d’un barrage avaient cédé. Bonhomme se cale encore le nez et pousse des pattes spasmodiquement dans mon ventre en ronronnant. Je reste à sangloter comme une ivrogne et on frappe trois petits coups secs à ma porte. Je me lève péniblement – Bonhomme me fait une tête de mafioso en manque de fil à étrangler et saute se réfugier sous le divan – et je vais ouvrir. Jules est là, devant moi, les lunettes maculées de taches de doigts graisseux, un bouton d’acné sur le nez. Il m’embrasse sur les joues, je décèle une subtile odeur de vétiver et de sous-bois. Il me murmure: «Tu as une sale tête, toi.» Jamais insulte ne m’a fait plus plaisir. L’amitié nous offre des cadeaux inestimables. Il suffit de les saisir et de les apprécier. ⌧ L'auteure est omnipraticienne. Les aventures du Dre Juliette sont le fruit humoristique de son imagination. 49 48 S A N T É I N C . SEPTEMBRE/OCTOBRE 2007 SEPTEMBRE/OCTOBRE 2007 S A N T É I N C .