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Le mysticisme et la vie spirituelle en Turquie
Écrit par Anne-Marie Schimmel
Mardi, 09 Novembre 2010 20:00 - Mis à jour Mardi, 09 Novembre 2010 20:07
Un jour, vers la fin de l’année 1982, j’étais en train d’écrire l’adresse du destinataire sur
l’enveloppe d’une lettre que j’avais écrite à un ami turc. Cet ami avait un poste officiel et
purement matériel en apparence, mais moi, je le connaissais comme un vrai mystique qui avait
de profondes expériences spirituelles.
Je connaissais parfaitement l’adresse, mais soudain je me suis souvenue d’une autre amie qui
vivait dans la même région, et qui éprouvait un grand intérêt pour le mysticisme. Je n’avais pas
eu de nouvelle d’elle depuis plusieurs années, et je me suis demandée si elle était encore
vivante ou non. Le lendemain, le téléphone a sonné, j’ai décroché, une voix féminine m’a dit en
turc que la dame dont je m’étais souvenue la veille, lui avait demandé de venir me voir. Ensuite,
elle est venue. C’était une quadragénaire chic et élégante. Lorsque nous nous parlions, j’ai
compris qu’elle était une femme très éduquée et avait une vision très large. Nous sommes
devenues de très bonnes amies, et elle a pris l’habitude de venir me rendre visite, chaque fois
qu’elle voyageait en Allemagne. Elle me parlait chaque fois du mysticisme, ainsi que des
enseignements et des instructions islamiques, et moi, je m’étonnais à chaque reprise de la
méthode particulière qu’elle utilisait pour décrire et exprimer ses expériences spirituelles.
Cependant, bien qu’elle n’ait jamais étudié aucun des grands ouvrages du mysticisme et du
soufisme en langue turque, ses pensées et ses points de vue étaient tout à fait conformes aux
avis et aux opinions des grandes personnalités du soufisme et du mysticisme des époques
lointaines. Par ailleurs, elle présentait toujours des commentaires et des interprétations à la fois
surprenants et intéressants des pensées de Djalaleddine Rumi, de Chams Tabrizi. Son rêve
était de pouvoir laisser sa fille jouir de sa liberté (le fait que le mari de sa fille allait se convertir
plus tard à l’Islam, pour des raisons personnelles très profondes, était une autre histoire). Bref,
la rencontre de cette amie turque et de sa famille m’ont conduit de nouveau à sentir que les
Turcs avaient une expérience exceptionnelle de l’Islam et surtout de l’Islam mystique.
Mes conversations avec elle m’ont lancée dans les années 1950, c’est-à-dire à l’époque où la
vie religieuse était plus visible en Turquie. Celui qui l’observait pouvait confirmer que
Mohammad Eqbal avait parfaitement raison quand il écrivait vers la fin des années 1930 : « On
prétend que les Turcs ont abandonné l’Islam. C’est le plus grand mensonge que j’ai jamais
entendu. »
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Certes, tout le monde sait que les réformes appliquées en Turquie par Atatürk avaient entraîné
des changements fondamentaux dans ce pays : de l’abolition du califat en 1924 à la
propagation du droit et de la juridiction occidentale en Turquie, la dissolution des sectes soufies,
et enfin (ce qui n’est évidemment pas le moins important) la substitution de l’écriture en
caractères latins à l’écriture en caractères arabes. En tout état de cause, même certaines
figures de proue des sectes soufies en Turquie, sont d’avis que la dissolution des sectes avait
probablement un effet positif sur la santé de l’existence spirituelle des individus liés à ces
sectes. En réalité, de nombreuses programmations inconvenables et de nombreuses habitudes
non islamiques avaient été intégrées au fur et à mesure à la vie de différents groupes de soufis,
alors qu’autrefois les cercles soufis étaient la source d’enseignement et de purification
spirituels ; tandis qu’à cette époque-là, ce mode de vie avait été considérablement éloigné de
ses buts sublimes. L’écrivain turc, Mme Samiha Ayverdi qui est un grand expert du mysticisme
à notre époque, a décrit ce point de vue dans son formidable ouvrage « Les nuits d’Istanbul ».
Par ailleurs, le célèbre orientaliste allemand Richard Hartmann confirme lui aussi cette
question. En effet, Richard Hartmann était le premier chercheur et spécialiste de la culture
arabe et ottomane qui avait visité la Turquie après la fondation de la République de la Turquie.
Après avoir visité le mausolée de Djalaleddine Rumi à Konya, Hartmann a exprimé un point de
vue similaire à ce propos.
En réalité, la société turque a de très anciennes relations avec la religion musulmane. Les Turcs
se sont convertis progressivement à l’Islam et ont accepté cette religion du fond de leur cœur.
En effet, plusieurs siècles après leur conversion à l’Islam, les populations turques sont peu à
peu devenues les défenseurs les plus puissants et les plus fervents de l’Islam. Pour vous
donner une idée générale de cette relation entre les Turcs et l’Islam, il suffirait d’évoquer le rôle
des dynasties turques, des Tolons aux Mongols, et des Seljukides aux Ottomans. Par ailleurs, il
faut rappeler que certaines autres dynasties anciennes dont la dynastie des Ghotb-Shah dans
les régions méridionales de l’Inde étaient d’origine turque. En outre, nous oublions très
facilement que les aristocrates turques qui vivaient à la cour des empereurs mongols jouaient
un rôle très important, non seulement comme soldats et seigneurs de guerre, mais aussi en tant
que protecteurs de l'art et de la littérature. Un observateur qui regarde de l’extérieur l’histoire de
l’Iran à l’époque de la dynastie des Safavide, ne se rend guère compte de l’importance des
éléments turcs dans la structure de l’Etat des Safavides. N’est pas surprenant de savoir que le
fondateur de la dynastie safavide en Iran, Chah Esmaïl composait ses poèmes mystiques en
langue turque, tandis que son ennemi le plus dur, l’empereur ottoman, Sultan Salim Ier, avait
composé de très beaux poèmes en langue persane. (De même, la biographie de Babur,
fondateur de la dynastie mongole en Inde, avait été écrite en turc, tout comme le recueil des
poèmes en turc du Sultan Ghauri, dernier souverain de la dynastie des Mamelouks qui
régnaient en Egypte avant la conquête de ce pays par les Ottomans.)
Avec l’apparition de la dynastie des Seljukides dans les régions orientales de l’Anatolie, et
après la bataille historique de Manzikert (Zul Hadjeh 463 de l’hégire, août 1071) entre les
Seljukides et l’Empire byzantin, qui permet aux Seljukides de prendre toute l’Asie Mineure, les
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régions de l’est et du centre de l’Anatolie sont devenues de nouveaux centres culturels.
L’importance de cette nouvelle zone culturelle s’est révélée au grand jour à l’époque du règne
du Sultan Alaeddine Kaykobad Ier, mécène et grand amateur des arts. En 618 de l’hégire (1221
de l’ère chrétienne), Kaykobad Ier a fait construire à Konya la mosquée Alaeddine. A cette
époque-là, presque toutes les régions orientales du monde de l’Islam étaient encore dominées
et gouvernées par les dynasties mongoles qui étaient venues des régions centrales de l’Asie,
conquérir les terres musulmanes depuis l’invasion de Gengis Khan. En effet, pendant l’invasion
mongole, les territoires qui étaient encore sous la domination des Seljukides constituaient des
refuges plus ou moins sûrs pour des milliers de savants et de soufis qui avaient fui les Mongols.
Des grands savants comme Nadjmeddine Dayeh Razi, auteur de « La voie des pieux »,
Burhaneddine Mohaqeq Tarmazi, et enfin Bahaeddine Veled et son célèbre fils Djalaleddine qui
est devenu célèbre plus tard sous le nom de Rumi, étaient tous venus du grand Khorasan pour
s’installer à Konya et ses alentours. A cette époque-là, de nombreuses grandes écoles ont été
fondées à Konya. En outre, une interaction très positive avait été établie entre les gouverneurs
musulmans de Konya et de très nombreux chrétiens qui vivaient sous leur règne. Les Turcs
étaient parfaitement conscients que la plupart de leurs grands leaders et dignitaires religieux
étaient venus du Khorasan. Il ne s’agissait pas seulement de Molana Djalaleddine Rumi, mais
aussi de Hadji Bektach qui avait quitté assez tardivement le grand Khorasan pour venir
s’installer dans le territoire de Konya.
Il est certain que du point de vue historique, les Turcs avaient connu le mysticisme et le
soufisme bien avant cette période. Ahmed Yasvi, décédé en 560 de l’hégire (1165 de l’ère
chrétienne) était le premier célèbre soufi de l’Asie centrale connu pour le recueil de ses
sentences mystiques et gnostiques. En réalité, il avait joué un rôle très important dans
l’apparition, la croissance et le développement de certaines sectes soufies, notamment la secte
des soufis Naqch-Bandi. Cette secte soufie s’était considérablement développée dans les
différentes zones de l’Asie centrale. Plus tard, elle a même pris le pouvoir politique dans les
pays comme l’Afghanistan et l’Inde, avant de se propager ensuite dans les pays situés dans les
régions centrales du monde de l’Islam. Au fur et à mesure, les sectes soufies ont développé et
consolidé leur structure, comme la secte Ghadirieh ou la secte Sohrawardieh qui avaient même
réussi à recruter de nombreux adeptes dans les régions lointaines, comme l'Inde. Cependant, à
cette époque, c’est-à-dire au VIIe siècle de l’hégire (XIIIe siècle de l’ère chrétienne), les adeptes
de ces sectes soufies n’étaient pas encore arrivés en Anatolie. Cependant, certaines études
historiques confirment qu’en leur absence, l’Anatolie abritait certains groupes plus ou moins non
conventionnels de derviches comme les adeptes de la secte Heydari ou de la secte Javaliqi, qui
étaient surtout célèbres pour leur mode vestimentaire répugnant. Il s’agissait, sans aucun
doute, des derviches qui ne respectaient point les principes de la religion et de la charia
islamique. Plus tard, Djalaleddine Rumi a parlé d’eux sur un ton très sévère et implacable, en
estimant qu’ils étaient d’une mauvaise humeur, que leur comportement était mauvais, et qu’ils
ne respectaient pas les règles du soufisme. Alors que l’Anatolie allait subir comme les autres
régions islamiques l’assaut impitoyable des armées mongoles, et que la dynastie des Seljukides
vivait son déclin, la présence de ces groupes de derviches ne pouvait produire qu’un effet
désagréable.
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En tout cas, les habitants de la ville de Konya considéraient la présence de Djalaleddine Rumi
dans leur ville comme un don de Dieu. En fait, ils attribuaient à sa présence bénéfique dans leur
ville, le fait que Konya avait été épargnée en 654 de l’hégire (1256 de l’ère chrétienne) d’une
destruction générale pendant l’invasion des Mongols. Mais il faut savoir que Djalaleddine Rumi
n’était pas le seul leader spirituel de la ville. A cette même époque, Sadreddine Qunavi, fils
adoptif d’Ibn Arabi, vivait à Konya. Bien que Rumi se moquait parfois des savants et des
oulémas ayant fait leurs études théologiques conventionnelles aux madrasas, mais il paraît que
ces deux hommes entretenaient de bonnes relations amicales. Cependant, il nous semble que
le système mystique compliqué et extrêmement intéressant d’Ibn Arabi, tel que son fils
Sadreddine l’avait commenté et développé à Konya n’avait pas pu attirer l’attention de l’âme
libre de Djalaleddine Rumi. En tout état de cause, Sadreddine a réussi à influencer d’autres
groupes de soufis en Anatolie, de sorte que plus tard, les enseignements mystiques d’Ibn Arabi
sont devenus une partie importante de la pensée et de la poésie mystiques en Turquie. Molana
Djalaleddine Rumi a utilisé des mots et des expressions turcs dans certains de ses poèmes
lyriques, ce qui montre qu’il avait une bonne connaissance de la langue des habitants de Konya
(dans le même temps, il connaissait un peu la langue grecque parlée par d’autres habitants de
la région). Mais son fils, Sultan Veled, a composé un livre poétique complet en turc. Dans ce
livre, il a traduit en turc les pensées sublimes de son père, dans un langage plus
compréhensible pour les habitants turcs de l’Anatolie. Sa poésie est l’un des meilleurs
exemples de la poésie mystique en langue turque. Mais la source principale de l’inspiration des
poètes mystiques de la Turquie n’était pas encore apparue.
Cette inspiration a été plutôt l’œuvre de Yunus Emre. Il était un derviche ambulant qui avait
consacré une longue période de sa vie (il dit lui-même qu’il y avait consacré quarante ans,
chiffre qui symbolise traditionnellement la patience, la purification spirituelle et la sagesse), à
servir un mystique dénommé Telpuk Emre, de qui nous ne savons pratiquement rien. Il est
possible que Yunus Emre ait rencontré Djalaleddine Rumi, dans sa jeunesse. En effet, Yunus
Emre est décédé neuf ans après la mort de Sultan Veled, c’est-à-dire en 721 de l’hégire (1321
de l’ère chrétienne). Il y a en Anatolie, de nombreux mausolées attribués à Yunus Emre. Dans
sa poésie, Yunus se servait du langage simple des Turcs. Certains de ses poèmes ont été
composés en respectant la métrique de la poésie arabe ou de la poésie persane. Cependant,
ses meilleurs poèmes sont ceux qui s’appuient sur le système habituel de la poésie turque,
fondée sur le nombre des syllabes. En outre, Yunus Emre est l’auteur des quatrains qui
nourrissent depuis longtemps les chansons traditionnelles ou locales, pleines d’émotion. J.
Walsh, originaire de la ville d’Edinburgh a bien montré dans ses recherches que de nombreux
poèmes de Yunus Emre avaient été composés pour être cités dans les sanctuaires des
derviches. Dans ces poèmes, des expressions comme « ‫( »ﺍﻟﺤﻤﺪ ﷲ‬Dieu soit loué) ou « ‫ﺻﻞ ﻋﻠﯽ‬
‫( » ﻣﺤﻤﺪ‬Que Mohammad soit béni) sont répétées de façon litanique. Dans ces poèmes, toutes
les étapes des périples mystiques ont été décrites, et ce d’autant plus que le poète ne se lasse
pas d’insister sur l’importance de la prière. Dans l’un de ses plus beaux poèmes, Yunus Emre a
écrit : « Tous les ruisseaux du paradis coulent en répétant sans cesse le nom d’Allah … »
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Tout ce qui existe au paradis, la respiration, la croissance et les bonnes odeurs paradisiaques
se résument dans la répétition sans arrêt du nom de Dieu qui est omniprésent. Les secrets et
les mystères de cette litanie sont décrits de la plus belle manière dans ces courts vers de ce
poème. Aujourd’hui, même les petits écoliers peuvent se jouir d’entendre ce poème.
Yunus Emre emprunte ses images à la nature. Il est vrai que le rossignol amoureux et chagriné
est l’un des thèmes principaux de ses poèmes, tout comme la poésie classique persane, mais il
faut souligner que dans les meilleurs poèmes, il décrit les paysages naturels de son pays,
c’est-à-dire l’Anatolie. Dans ses poèmes, la montagne se transforme en un ennemi qui le
sépare de sa bien-aimée. Les nuages deviennent des amis qui se réunissent au-dessus d’une
colline pour pleurer ses malheurs. Lors de son voyage dans le pays de l’amour, il devient tantôt
la poussière qui couvre la route, tantôt le torrent, tantôt la brise. Lorsqu’il écoute le
bourdonnement des abeilles, il y entend la mélodie de « ‫( »ﺻﻞ ﻋﻠﯽ ﻣﺤﻤﺪ‬Que Mohammad soit
béni). Yunes Emre était un maître des images et des métaphores les plus concises. Ses
poèmes exprimaient, dans un langage simple, les croyances les plus fondamentales de l’Islam
mystique, en se concentrant surtout sur les secrets de l’amour.
Il ne faut donc pas s’étonner de voir que le compositeur turc, Ahmed Ednan Saygun, ait créé
l’un de ses meilleures œuvres musicales, l’Oratorio pour Yunus, en s’inspirant d’un morceau
poétique de Yunus Emre. Dans cette œuvre musicale, Ednan Saygun a choisi un vers de
Yunus Emre pour en faire un refrain bas de son oratorio : « Donne-moi de l’amour. Donne-moi
de la ferveur. » En effet, ce vers semble résumer à merveille tous les enseignements mystiques
de Yunus Emre.
A l’époque contemporaine, certains chercheurs et intellectuels ont essayé de présenter Yunus
Emre comme le représentant d’une sorte de « turquité » spirituelle qui n’aurait rien à voir avec
les termes et les expressions coraniques ou les hadiths ; ou encore ils ont voulu faire de Yunus
Emre un représentant d’humanisme turc. Dans ce droit fil, ils préfèrent négliger tous les termes
et toutes les expressions islamiques qu’il a utilisés dans ses poèmes, et ce afin de vider sa
poésie et sa pensée des appartenances religieuses et spirituelles. En tout cas, Yunus Emre
reste croyant et pieux, autant que les autres mystiques. Son amour pour l’homme et pour
l’humanité provient, en fait, de son amour pour Dieu et de sa confiance en Lui.
A cette même période historique où Yunus Emre composait ses plus beaux poèmes litaniques,
l’ordre « mowlavie » (souvent appelé « Derviches tourneurs » en Occident) a été fondé à Konya
par Sultan Veled, le fils de Djalaleddine Rumi, en s’inspirant du surnom de son père :
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« Molana ». Sultan Veled a instauré « Sama’ » (danse) mystique. Les soufis « mowlavie » sont
donc connus désormais comme « Derviches tourneurs » en référence à ce mouvement
harmonieux de dense mystique (Sama’). Cette cérémonie avait eu lieu régulièrement le
vendredi, après la prière du vendredi. Mais le soufi ne devait pas apprendre uniquement ce
rituel. Au mille et unième jour de son entrée dans le cercle de « mowlavie », il avait le droit
d’entrer dans le sanctuaire. Il devait ensuite étudier très attentivement le Masnavi (ouvrage
poétique monumental de Rumi). C’était à partir de cette étape, que le soufi avait le droit de
pratiquer Sama’ et de devenir un derviche tourneur. Le rituel de Sama’ était alors considéré
comme un symbole de la danse harmonieuse des particules autour du soleil, ou la danse des
étoiles dans le ciel. Il est également un symbole de la mort et de la résurrection de l’homme par
l’amour. En ôtant les vêtements noirs, le soufi mets l’habit blanc des derviches tourneurs. Cela
symbolise, en fait, l’abandonne du corps matériel pour s’intégrer dans un nouveau corps
spirituel. Cet événement avait lieu Lorsque le soufi effectuait le rituel de Sama’ (danse
mystique). Ceci étant dit, la culture turque doit beaucoup à la secte des soufis « mowlavie ».
Les adeptes de cet ordre ont développé l’art calligraphique, mais aussi la musique et la poésie
dans un style traditionnel persan-ottoman.
Le Bektachisme a eu un effet tout à fait différent sur la vie des Turcs. La secte des Bektachis
est apparue à la même époque où Yunus Emre composait ses poèmes pleins d’amour. En
réalité, la secte des Bektachis considérait les poèmes mystiques de Yunus comme l’une des
principales sources d’inspiration. Ces poèmes étaient devenus, pendant plusieurs siècles, un
modèle pour les membres officiels de la secte ou des partisans du bektachisme. La secte était
attribuée à Hadji Bektach. Comme nous l’avons dit plus haut, Hadji Bektach était venu du
Khorasan, une région orientale de l’Iran. Il s’est installé ensuite dans la zone centrale de
l’Anatolie où un cercle de derviches s’est formé petit à petit autour de lui. Le bektachisme était à
certains égards, le contraire de la secte cultivée et éduquée des soufis « mowlavie ». En
premier lieu, les Bektachis avaient de fortes tendances chiites. En effet, ils croyaient en une
sorte de trinité Allah-Mohammad-Ali. En outre, ils avaient adopté de nombreuses pensées et
rites chiites. Mais il paraît que dans les cérémonies des Bektachis, il y avait une trace de
l’influence chrétienne (la messe) plus ou moins indirecte. Certains chercheurs pensent (ils se
trompent peut-être) que cette cérémonie des Bektashis serait comparable au rituel du pain et du
vin. La particularité la plus inhabituelle du bektachisme consistait en la liberté accordée aux
femmes à participer aux diverses activités. Elles avaient effectivement le droit d’être présentes
aux banquets et aux réunions publiques. Le bektachisme était particulièrement sous l’influence
du mouvement du houroufisme (doctrine religieuse et mystique qui accordait une valeur sacrée
aux lettres de l’alphabet). Dans les sanctuaires des Bektachis, il y avait souvent des images
humaines ou animales créées par des lettres de l’alphabet. Ces images symbolisaient parfois
l’idée de l’appui que les Bektachis cherchaient auprès de l’Imam Ali. Les poèmes des mystiques
bektachis indiquent clairement que leurs enseignements mystiques étaient essentiellement
basés sur les pensées et les opinions d’Ibn Arabi, notamment en ce qui concerne la chute et
l’ascension de l’âme humaine.
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Ce qui nous semble surprenant c’est que les guides spirituels des Bektachis (« baba ») se sont
liés au fur et à mesure au corps des janissaires, soldats d'élite de l'infanterie ottomane, qui
appartenait à la garde du sultan. En effet, dans chaque caserne des janissaires, il fallait qu’il y
ait au moins un « baba » bektachi. Cette décision a eu en apparence un effet positif, bien que
les soldats ottomans devaient souvent se battre contre les armées des Safavide dont les
croyances religieuses étaient très proches de celles des Bektachis. En outre, le roi safavide,
Chah Esmaïl, qui signait ses poèmes mystiques par son surnom « Khataï » avait un grand
succès parmi les adeptes de la secte des Bektachis, et ils étaient régulièrement cités lors des
cérémonies de la secte.
En outre, au-delà de la combinaison plus ou moins inquiétante de différentes croyances et
tendances à l’intérieur de la secte des Bektachis, il faut mettre l’accent ici sur le rôle et la part
importante des Bektachis dans l’essor et le développement de la littérature turque. Les
chansons bektachies sont apparues dans la littérature populaire de l’Anatolie avec les œuvres
de Yunus Emre, et elles constituent une partie importante et précieuse de la littérature turque.
Bien que les élites turques et les hommes de la cour ottomane n’aient pas réellement pris au
sérieux cette littérature populaire, en raison de leur intérêt pour les poèmes finement travaillés
en persan ou même la littérature persano-indienne, cette jeune littérature turque a développé et
a laissé son influence pendant l’âge d’or de l’empire ottoman. Même aujourd’hui, les premiers
poèmes bektachis semblent être intéressants pour les lecteurs modernes, non seulement en
raison de leurs images populaires ou leur imaginaire poétique, mais surtout parce que ce style
poétique était souvent approfondi et enrichi par une vision plaisante quelque peu inhabituelle.
Les œuvres poétiques de Kaygusuz Abdal Bektachi étaient les meilleurs exemples de ce style
poétique. Il vivait au IXe siècle de l’hégire (XVe siècle de l’ère chrétienne) et on lui attribue la
construction du premier sanctuaire bektachi du Caire sur la colline « Muqattam ». Ses poèmes
ne sont parfois qu’une sorte de satire amoureuse ou mystique. Dans ses poèmes, il relate
souvent ses aventures avec un jeune homme élégant et éloquent qui lui exprime directement
ses sentiments amoureux. Dans certains autres de ses poèmes, il décrit en détail sa faim et
passe ensuite à la description des centaines de plats de riz, de viande, de poulet, et des fruits
qu’il aimerait goûter. Il poursuit également un thème que Yunus Emre avait introduit pour la
première fois dans la tradition poétique turque : il s’agit de l’expression du mécontentement ou
de la protestation à l’égard de la volonté de Dieu qui organiserait un programme apparemment
insensé et incompréhensible pour le jour de la résurrection. Dans ces poèmes, Kaygusuz Abdal
écrit : pourquoi Dieu ne construit-Il pas un bon pont solide et sûr pour que les humains puissent
le traverser sans difficulté, pour se rendre au paradis, sans risquer de tomber dans le feu de
l’enfer ? Pourquoi Dieu fait-Il compter les péchés ignobles que les humains auraient commis sur
la terre ?
Un autre poète bektachi a poursuivi ce thème plus tard. Il est allé beaucoup plus loin jusqu’à
demander à Dieu : Pourquoi aurait-Il besoin de l’enfer ? Serait-Il un être pauvre et misérable qui
dormirait sur les cendres pour se chauffer ? Dans un de ses poèmes, Kaygusuz Abdal a
comparé la lutte contre les désirs charnels d’une âme rebelle à un effort avorté pour cuire la
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viande d’une vieille oie. Ce type de poèmes nous révèle, en réalité, une dimension de la vie
quotidienne des Bektachis, qui existe encore aujourd’hui. Il s’agit des plaisanteries propres aux
Bektachis. Ces derniers en connaissent souvent quelques-unes. Le thème principal de la
plupart de ces plaisanteries est l’attachement des Bektachis au raki, eau-de-vie parfumée à
l'anis, que l’on servait pendant les réunions, et que certains considéraient, dans une approche
amoureuse, comme l’eau de la vie éternelle.
Kaygusuz Abdal était originaire de la région des Balkans. A partir de la conquête des Balkans
par les armées ottomanes, cette région s’était transformée en une base importante pour le
développement du bektachisme. Même aujourd’hui, il y a des femmes adeptes du bektachisme
qui vivent dans les pays de la région des Balkans, comme la Bulgarie ou la Macédoine. Par
ailleurs, il est à noter que l’Albanie était presque entièrement dominée par les pensées et le
mode de vie des Bektachis. La secte des Bektachis a poursuivi son développement jusqu’à la
dissolution du corps des Janissaires en 1241 de l’hégire (1826 de l’ère chrétienne), en raison
des révoltes et de la mauvaise gestion au sein de cette armée. A partir de cette date, la secte
des Bektachis a connu une période difficile de mauvaise réputation, mais elle a continué son
existence sans faire trop de bruit. Au début du XXe siècle, plus de 12 sanctuaires bektachis
existaient encore à Istanbul. Dans son célèbre roman intitulé « Nur Baba » (1922), le romancier
turc, Yakup Kadri, surnommé Karaosmanoğlu a décrit l’un de ces sanctuaires bektachis de la
ville d’Istanbul. En réalité, ce roman de Karaosmanoğlu est l’un des chef-d’œuvres de la
littérature moderne de la Turquie. En vérité, la publication d’un roman sur l’histoire d’un cheikh
bektachi débauché qui trompait une belle dame de la classe aristocrate, risquait d'entraîner des
conséquences indésirables, mais il faut savoir que l’héroïne de ce célèbre roman turc devient
l’un des personnages légendaires les plus célèbres de la tradition originale de la poésie
mystique en Turquie. En outre, ce roman donne à ses lecteurs des informations très
intéressantes en ce qui concerne les cérémonies et les rituels des adeptes de la secte des
Bektachis. En tout état de cause, nous pouvons même dire que la publication de ce roman de
Karaosmanoğlu serait peut-être l’une des nombreuses raisons, qui avaient conduit Atatürk à
démanteler les sanctuaires des Bektachis en Turquie.
Au-delà de l’habitude des Bektachis pour la dissimulation et la sournoiserie ou certains de leurs
comportements immoraux, notamment en ce qui concernait la présence très critiquée des
femmes dans les réunions des adeptes de la secte, il faut admettre que le bektachisme avait
joué un rôle plutôt positif dans la vie de l’empire ottoman. Il est à rappeler qu’outre le
bektachisme, il y avait de nombreux autres mouvements soufis, qui s’étaient considérablement
développé à l’époque des Ottomans en Anatolie, et qui y ont joué un rôle important dans la
croissance et le développement de la vie spirituelle du peuple turque. A titre d’exemple, nous
pouvons mentionner ici les noms des sectes comme Qaderieh, Chazlieh, Khalvatieh,
Naqch-Bandi, … Ces sectes avaient recruté des adeptes à Istanbul et partout en Turquie. Elles
avaient leurs sanctuaires dans différents villes et villages, et elles étaient devenues des sources
importantes d’activités littéraires et poétiques. Les adeptes de ces différentes sectes soufies
composaient souvent des poèmes dont le thème principal était lié à l’amour pour Dieu ou à
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l’amour pour le prophète. L’un des poèmes les plus populaires de la littérature classique turque
est un poème, qui a été composé vers 802 de l’hégire (1400 de l’ère chrétienne) à Bursa, alors
capitale de l’empire ottoman. Ce poème composé à l’occasion de l’anniversaire de la naissance
du vénéré Prophète de l’Islam (SA) était l’œuvre d’un poète dénommé Suleyman Çalabi. Plus
tard, de nombreux poètes ont imité ce poème, mais personne n’a réussi à gagner le même
succès que la version original de Suleyman Çalabi. Ce dernier a décrit, dans son poème,
l’histoire de la naissance du Prophète de l’Islam dans un langage simple et compréhensible
pour tout le monde. Dans un poème inoubliable, Çalabi décrit les miracles vus par la mère du
Prophète, et la venue de tous les êtres de cet univers pour féliciter la naissance du prophète de
l’Islam. Le succès de ce poème est, en fait, si grand, qu’il n’est pas seulement récité à
l’occasion de l’anniversaire de la naissance du Prophète de l’Islam, mais aussi à d’autres
occasions religieuses, tant que les fêtes religieuses ou les cérémonies de deuil d’un défunt, à la
mosquée ou dans les maisons.
La poésie mystique de la Turquie comprend toutes les formes poétiques connues dans la
poésie traditionnelle et classique de la langue persane. Ce genre poétique comprend d’une part
les poèmes les plus simples des poètes bektachis, et de l’autre, les poèmes les plus techniques
et les plus travaillés comme les chef-d’œuvres de Nassimi, célèbre poète qui appartenait au
mouvement du Houroufisme, poète qui avait sacrifié sa vie pour défendre ses croyances.
Nassimi prétendait que ses pensées l’élevaient au même rang que le célèbre mystique des
premiers siècles de la période islamique, Mansour Hallaj. Nassimi a été cruellement exécuté à
Alep (aujourd’hui en Syrie) en l’an 808 de l’hégire (1405 de l’ère chrétienne). Dans les poèmes
élégiaques du Pir Sultan Abdal, composés au Xe siècle de l’hégire (XVIe siècle de l’ère
chrétienne), la solitude de ce grand mystique qu’était Nassimi, dans les montagnes les plus
lointaines de l’Anatolie, a été merveilleusement décrite. Nassimi n’a pas été officiellement
accusé et condamné à mort en raison de ses pensées mystiques, mais pour complicité avec les
Safavide et pour la trahison.
Le mysticisme et le soufisme en Turquie ont poursuivi la grande tradition des poèmes épiques,
en reproduisant en langue turque, l’histoire de « Joseph et Zuleykha » ou l’histoire de « Leyli et
Majnoûn », en leur donnant une dimension mystique d’après le modèle qu’en avait présenté
Djami, décédé à Herat en 898 de l’hégire (1492 de l’ère chrétienne). En réalité, le célèbre poète
persanophone, Djami, était un modèle absolu pour un grand nombre de poètes turcs.
L’imagination mystique en langue turque est arrivée à son apogée dans un masnavi
relativement court d’un poète adepte de la secte « mowlavie », dénommé Cheikh Qaleb,
décédé à 35 ans en l’an 1214 de l’hégire (1799 de l’ère chrétienne). Son masnavi mystique
intitulé « La beauté et l’amour », était un recueil de poésies réunissant différents thèmes et
présentant une vision psychologique très profonde des secrets et des mystères de l’amour, de
la passion, de l’oubli et de l’attirance. Il est à noter pourtant que la poésie mystique n’était pas
du tout limitée aux œuvres des adeptes des différentes sectes soufies en Turquie. En fait, ce
genre poétique comprend la plupart des poèmes lyriques en langue turque. Même les
souverains n’hésitaient pas à composer, de temps en temps, quelques vers pour exprimer leurs
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Le mysticisme et la vie spirituelle en Turquie
Écrit par Anne-Marie Schimmel
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pensées et leurs perceptions plus ou moins mystiques. Sultan Murat III a composé, par
exemple, un poème dans lequel il se blâme et se reproche, pour qu’il s’éveille et s’éloigne de
l’égarement. Il est intéressant de savoir que les souverains et les hommes de la cour ottomane
se donnaient assez souvent à une autre activité artistique gérée et dirigée en général pour les
soufis : la calligraphie. Le cheikh Hamdullah était le premier grand maître du style turc de
l’écriture Naskh. Comme la plupart des gens de son entourage, il était membre d’une secte
soufie. Selon la légende, il avait rencontré dans son rêve le prophète Khidr qui lui avait appris
les secrets d’une nouvelle version de l’écriture Naskh. La légende dit que le cheikh Hamdullah a
appris ces secrets, ce qui a rendu son écriture inimitable. Nous pouvons établir très facilement
une très longue liste des noms des grands calligraphes turcs qui appartenaient, les uns comme
les autres, aux différents groupes soufis. En effet, un adepte de la secte soufie Naqch-Bandi a
établi une telle liste calligraphiée au XIIe siècle (XVIIIe siècle de l’ère chrétienne). Cette liste
nous informe sur les appartenances sociales et culturelles des grands calligraphes turcs, tout
en indiquant l’intérêt que ces grands calligraphes apportaient à copier certains textes,
notamment le texte coranique. Les turcs sont toujours fiers de dire : « Le Coran a été révélé à la
Mecque, il a été récité de la meilleure façon au Caire, et il a été calligraphié de la meilleure
manière à Istanbul ». En effet, certains manuscrits calligraphiés du Saint Coran et les
manuscrits du recueil de hadiths du prophète, appartenant à la période ottomane, sont de si
grande beauté et perfection que l’on peut sans difficulté confirmer cette prétention des Turcs.
Outre la calligraphie des textes coraniques, des livres religieux et des recueils de hadiths, les
artistes calligraphes turcs ont prouvé leur grande créativité artistique en créant, pour la
première fois, plusieurs formes et styles calligraphiques pour l’écriture arabe. Le style
calligraphique appelé « Toqra » était utilisé, par exemple, pour les documents administratifs de
la cour ottomane. Le style calligraphique Toqra s’est développé plus tard pour créer de
nouvelles formes calligraphiques, en utilisant surtout des formes et des figures modulaires ou
inverses. Ces formes calligraphiques ont donné aux artistes la possibilité d’inventer de
nouvelles visions artistiques parfois étonnantes et surprenantes. A titre d’exemple, ces
calligraphes ont inventé des figures humaines et animales pour calligraphier la phrase « ‫ﺑﺴﻢ‬
‫( » ﺍﷲ‬Au nom de Dieu).
Il y a une autre dimension du mysticisme et du soufisme en Turquie qui mérite d’être citée ici :
Les soufis turcs se révoltaient de temps en temps contre ce qu’ils considéraient comme
l’injustice pratiquée et infligée à l'encontre de la population, par le pouvoir politique. Ici, nous
pouvons donner tout de suite l’exemple du grand chef soufi Ghazi Badreddine, originaire de la
ville de Simona, au début du IXe siècle de l’hégire (XVe siècle de l’ère chrétienne). Son
soulèvement contre les Ottomans est devenu plus tard un modèle pour les mystiques et les
soufis qui s’efforçaient d’établir la justice sociale au prix même d'une lutte sociale ou d’une
révolte générale. Les souverains ottomans ont eu toujours du mal à trouver une méthode
appropriée pour se défendre face à ce type de révoltes dirigées par les leaders soufis, et ce
d’autant plus que ces derniers étaient connus et reconnus par la société turque en tant que
gardiens officiels de l’Islam sunnite orthodoxe.
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Des siècles se sont écoulés, mais les changements sociaux et les évolutions politiques
nombreuses et profondes n’ont pas su ébranler l’amour qu’éprouvent les Turcs pour
Djalaleddine Rumi ou Yunus Emre, deux grandes personnalités qu’ils considèrent comme
composantes de clé de l’histoire du peuple turc. De nombreux penseurs et auteurs célèbres ont
traduit et commenté les œuvres de Djalaleddine Rumi, œuvres qui étaient, pendant des siècles,
la source du calme et de sérénité pour des milliers et des milliers de personnes. Après la
fondation de la République de Turquie, les premières cérémonies spéciales de l’anniversaire du
décès de Rumi ont eu lieu le 17 décembre 1954. Des milliers de musulmans turcs ont participé
à ces cérémonies. A partir de cette date, ces cérémonies annuelles ont eu lieu régulièrement en
Turquie, et elles sont devenues l’un des événements touristiques les plus importants du pays.
Cependant, il faut savoir que les « derviches tourneurs » qui pratiquent de nos jours la danse
de Sama’, pendant ces cérémonies, ne reçoivent plus les enseignements anciens. Leur vision
est aujourd’hui, plus superficielle et exotérique, et moins profonde et ésotérique qu’autrefois. En
d’autres termes, ils négligent souvent les différentes couches sémantiques que l’on pourrait
découvrir, chaque fois que l’on lit les poèmes de Djalaleddine Rumi. Il n’y a pas l’ombre d’un
doute que le retour de certains leaders soufis sur la scène de la vie politique de la Turquie, à
partir de 1951, n’a pas eu d'effet positif, selon les experts et les observateurs qui se
souvenaient, à juste titre, de l’avidité de certains soufis pour le pouvoir ; car ils s’inquiétaient
surtout des dangers qui pourrait menacer ainsi les valeurs spirituelles et traditionnelles de la
piété mystique en Turquie, où la personnalité des grands mystiques et soufis constitue un
élément puissant et constructif dans la vie de la société turque. Quand je parlais aux habitants
des villages et des petites villes de Turquie, je sentais souvent qu’ils éprouvaient une confiance
parfaite et sans faille en Dieu, qui leur avait donné la force de résister face aux malheurs et de
soulever les défis, par l’intermédiaire de ce que les soufis leur avaient enseigné. Les Turcs se
sentent donc infiniment redevables envers des personnalités comme Ibrahim Hakki Erzurumlu
qui disait :
« Laisse-moi voir ce que fait Dieu, car ce qu’Il entreprend, est sans aucun doute le plus beau. »
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