HISTOIRE - Société française des études japonaises

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HISTOIRE - Société française des études japonaises
HISTOIRE
L’entrée dans l’organisation de prêtres shintô de la maison Yoshida 289
L’entrée dans l’organisation de prêtres shintô de la maison Yoshida à l’époque d’Edo – deux études de cas de la province d’Izumi
YANNICK BARDY
INALCO – CEJ
L’ENTRÉE DANS L’ORGANISATION DE
PRÊTRES SHINTÔ DE LA MAISON YOSHIDA
À L’ÉPOQUE D’EDO –
DEUX ÉTUDES DE CAS DE LA PROVINCE D’IZUMI
Dans cette étude, nous allons nous intéresser à l’attitude de
la maison Yoshida du Yoshida-Shintô à l’égard des prêtres de
province, et son évolution, à partir des questions liées à l’entrée
dans l’organisation de prêtres fondée par cette maison dans le
premier tiers de l’époque d’Edo.
En 1665 le bakufu reconnait à cette maison curiale la capacité
à délivrer aux prêtres shintô l’autorisation de pratiquer les rituels
en tenue de cour1. Dès lors et jusqu’en 1738, elle connait une
période faste, pendant laquelle elle profite du fait que les fidèles
des sanctuaires de province viennent lui demander un rang de cour
ou un titre (daimyôjin, daigongen) pour leur divinité, pour recruter
leurs prêtres et accroitre leur organisation. Puis, suite notamment à
de mauvaises manœuvres politiques, elle doit renoncer à accorder
des rangs de cour et se montrer plus prudente quant à la délivrance
de titres aux divinités, tout en subissant la concurrence nouvelle
de la maison Shirakawa. Cette période s’achève vers le début du
xixe siècle, lorsque la rivalité entre les deux maisons les pousse à
se lancer dans un prosélytisme actif de recrutement de prêtres ou
assimilés.
Lors de mes travaux sur les sociétés villageoises et leurs
rapports avec leur sanctuaire, il m’est arrivé à plusieurs reprises
de rencontrer les organisations de prêtres formées par ces maisons
curiales. Travaillant sur le sanctuaire Shinoda, proche de ma zone
de recherche, Mita Satoko a montré2 toute l’importance qu’il y
1. « Décret shogunal réglementant les sanctuaires et prêtres de type
kannushi et negi » (Shosha negi kannushi hatto).
2. Mita 2012. Elle y parle plus particulièrement des relations entre
prêtres et maison Shirakawa dans la deuxième moitié du xviie siècle, mais cette
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Yannick Bardy
a à comprendre l’environnement et le contexte dans lequel un
prêtre se trouve au moment où il fait une demande pour intégrer
l’une de c’est organisations, alors même que les travaux sur la
cour impériale et les corps de métiers centrés sur une maison
curiale se font plus nombreux et où l’histoire de la maison Yoshida
notamment, est mieux connue 3. Mais ces travaux sont bien
souvent centrés sur la maison curiale et la situation des prêtres de
provinces dans leurs rapports avec la maison Yoshida reste encore
peu étudiée.
Poursuivant dans la direction proposée par Mita Satoko,
je souhaite ici présenter deux des cas les plus clairs que j’ai
rencontrés au cours de mes travaux, deux familles de prêtres de
la province d’Izumi. L’une permettra de présenter tout d’abord ce
qui semble être le processus d’affiliation majoritaire à la maison
Yoshida durant la première période (1665 – 1738), tandis que
nous essayerons de comprendre en quoi l’autre cas diffère. Nous
retrouverons ensuite ces deux familles au début du xixe siècle, où
nous essayerons de faire ressortir les évolutions de l’attitude de
cette maison vis-à-vis des prêtres de province et de son système
d’adhésion, et notamment la politique de renouvellement des
adhésions et de recrutement des Yoshida au début de la deuxième
période d’expansion4.
En 1718, le prêtre Yokota Shôbei du sanctuaire Kasuga de la
vallée Ikeda (district d’Izumi, province d’Izumi, probablement
fondé au cours du xiiie siècle) reçoit une patente lui permettant
d’exercer en tenue de cour et lui accordant un titre et un nouveau
nom : Yokota Iwaminokami Fujiwara Yoshikatsu. Jusque-là, la
prêtrise était assurée par la famille Yokota : elle tourne au sein
de ses trois branches familiales. Lorsque Shôbei devient prêtre en
1716, il n’est rien d’autre qu’un paysan aisé qui effectue quelques
uns des rites de ce sanctuaire. Mais suite à une sécheresse et à
un amago.i considéré comme réussi, la communauté des fidèles
décide d’offrir un premier rang de cour à la divinité. Ayant obtenu
l’accord des autorités, les représentants des fidèles montent à la
capitale où ils rencontrent les principaux vassaux de la maison
Yoshida. Et à leur retour, ils informent les autorités qu’ils ont
remarque est valable au-delà.
3. Voir à ce sujet : Ino.ue 2007 et 2008, ou encore Maeda 2002.
4. Pour effectuer cette étude, nous avons utilisé des sources de première
main, non-publiées pour la plupart : celles de la famille Yokota de Murodô
(Izumi), descendant de l’ancien prêtre du sanctuaire Kasuga évoqué ici, et ceux
de la famille Furuya de Hineno (Izumi-sano) et du temple Jigen-in de Hineno,
dont une partie a été publiée et une autre non publiée mais accessible.
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obtenu d’eux un premier rang de cour pour la divinité Kasuga et
une patente pour le prêtre, dans le cadre du décret Shosha negi
kannushi hatto de 1665.
Autrement dit, cette adhésion d’un prêtre d’un sanctuaire
provincial de peu d’importance suit un motif qui est déjà connu 5 :
la maison Yoshida a profité que les fidèles sont venus chercher un
rang de cour reluisant pour leur divinité, pour pousser le prêtre
à adhérer à leur organisation. Cette pratique les a sûrement aidé
à faire croitre le nombre de prêtres affiliés durant cette première
période, et ainsi de subvenir à leurs besoins financiers puisque
tout, patentes, rang de cour, titre de daimyôjin, etc. était tarifé.
L’autre cas est celui du prêtre du sanctuaire Ôiseki (également
appelé sanctuaire Hine), situé dans le district de Hine, au sud de
la province d’Izumi. Cet ancien sanctuaire (c’est un shikinaisha dont l’histoire remonte au moins au viiie siècle) est l’un
des gosha (les Cinq Sanctuaires) de la province. Ce système,
largement tombé en désuétude à l’époque d’Edo, donnait à
ce sanctuaire un rôle officiel reconnu par la cour. En 1666, soit
immédiatement après la publication du décret shogunal, le prêtre
du sanctuaire adhère à l’organisation des Yoshida. A première
vue, on pourrait y voir l’intérêt des Yoshida pour le prêtre d’un
sanctuaire historiquement et localement important, ou, à l’inverse,
l’importance accordée par le prêtre d’un sanctuaire de rang élevé à
cette organisation nouvellement née, dans le cadre d’une relation
privilégiée avec la cour.
Cependant, il apparait qu’après la bataille entre les forces de
Hideyoshi et celles du Negoro-ji à la fin du xvie siècle, le prêtre
du sanctuaire a décidé de suivre les armées de Hideyoshi dans
l’Ouest où il devint daimyô. Entre les destructions et la disparition
de la famille du prêtre, le sanctuaire est resté un temps dans le
désarroi : les chefs du groupe de fidèles effectuaient parfois une
cérémonie simplifiée, tandis que le moine du Jigen-in, monastère
situé dans l’enceinte du sanctuaire et dont le moine était chargé
de certains rites (moine shasô), s’acquittait de l’essentiel des
cérémonies. Ainsi, durant les premières décennies de l’époque
d’Edo, ce sanctuaire n’avait pas de prêtre. Ce n’est qu’en 1658
qu’à lieu la nomination d’un nouveau desservant, un personnage
un peu particulier : quelques années avant, un villageois, maladif
et appauvri, reçut l’aide de la communauté des fidèles qui le
logea dans une cabane située dans l’enceinte et lui attribua un
petit salaire en riz, en échange de quoi il était chargé du ménage
des lieux. En 1658, certains bâtiments ayant été abîmés par une
5.
Cf. Maeda 2002 : 336.
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inondation, les fidèles et le Jigen-in doivent envoyer une demande
pour pouvoir effectuer les réparations. Mais aucun prêtre n’étant
là pour signer cette lettre, ils estiment que cela pourrait poser
problème, aussi décident-ils de désigner le balayeur du sanctuaire
pour être le nouveau prêtre.
En 1666, il obtient une patente des Yoshida, grâce à
l’entremise du desservant d’un sanctuaire voisin et avec le
soutien des villageois. Ainsi, l’échange de lettres préalable à cette
adhésion voit les villageois affirmer que la famille du prêtre a cette
charge de génération en génération. Autrement dit, l’impulsion
ayant mené à cette affiliation n’est pas venue d’en haut, mais du
prêtre lui-même ou plus probablement encore, des fidèles. Elle a
pour objectif de légitimer cette nouvelle famille de prêtres par la
nouvelle autorité du Shintô récemment désignée par le shogunat.
Notons que le moine shasô, le Jigen-in, ne participe pas à ces
discussions et qu’il n’est fait aucunement mention de lui dans ces
documents.
De 1666 à 1798 pour le sanctuaire Ôiseki, de 1718 à 1809
pour le sanctuaire Kasuga, nous ne rencontrons plus de mention
de la maison Yoshida. En particulier, lors de la succession d’un
nouveau prêtre, ni dans un cas ni dans l’autre un renouvellement
de l’adhésion n’est envisagé, pas plus qu’il n’est jugé nécessaire
de signaler la succession ou de demander aux Yoshida leur avis
en la matière. Cette période d’absence correspond plus ou moins
à celle pendant laquelle cette maison cesse de distribuer des rangs
de cour et voit son attractivité baisser au niveau de l’archipel.
De 1791 à 1804 environ, le sanctuaire Ôiseki est agité par
une dispute opposant le prêtre au Jigen-in. Le prêtre, aux origines
modestes et au statut très inférieur, s’acharne à grappiller des
parcelles d’autorité ou une plus grande participation aux rituels,
obtenant chaque fois des accords avantageux avant de refuser de
les signer et présenter de nouvelles exigences.
En 1798, alors que la querelle semble ne pas pouvoir se
terminer, les autorités seigneuriales reçoivent une lettre – assez
imprécise – des Yoshida qui exigent que le prêtre, dont l’ancêtre
leur était affilié, participe aux rites à égalité avec le moine shasô.
A notre connaissance, cette lettre est la première montrant un
regain d’intérêt des Yoshida pour les prêtres de la province à la
fin du xviiie siècle, mais elle a été rédigée à la demande du prêtre.
D’ailleurs, ce regain d’intérêt ne sera que ponctuel puisque la
maison Yoshida en restera là, ne s’intéressant plus à ce sanctuaire
jusqu’en 1802, date à laquelle elle envoie deux de ses vassaux
pour enquêter sur les sanctuaires Ôiseki et Aritôshi, son voisin où
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a lieu une dispute du même type. Arrivés sur place, les envoyés
interrogent les deux desservants et s’aperçoivent que le prêtre
méconnait les divinités du sanctuaire, mais que le Jigen-in est
désigné sous le titre de bettô (intendant), sur une tablette. Ils lui
demandent alors quand il a reçu ce titre de la part des Yoshida,
ce à quoi le Jigen-in ne sait que répondre, provoquant la colère
des envoyés. A la suite de cela, ils s’en retournent à Kyôto mais,
passant par la ville seigneuriale de Kishiwada, ils rencontrent
les fonctionnaires chargés des questions religieuses, qui les
persuadent de permettre au Jigen-in de demander le titre de bettô à
la maison Yoshida, ce qui ce fera l’année suivante.
Suite à cette visite de 1802, le moine shasô, le prêtre et un
autre personnage s’affilient au Yoshida, le premier comme bettô,
le second comme kannushi et le troisième comme jinin (alors
même que ce dernier ne participe pas aux rites). Ils imposent
également un nouveau partage des tâches entre le prêtre et le
bonze, et un apaisement du conflit, même s’il faudra que le
fief menace le prêtre d’exil en 1804 pour que celui-ci cesse
définitivement toute opposition. Cette visite de 1802 est assez
importante pour le rapport de la maison Yoshida aux sanctuaires
de province : c’est à notre connaissance la première fois que cette
maison adopte une attitude proactive par rapport à un sanctuaire
de la province d’Izumi. Et le résultat est assez remarquable
puisque les Yoshida récoltent deux nouveaux affiliés et un
renouvellement d’adhésion, ce qui dans le contexte concurrentiel
de l’époque est plutôt prometteur.
Or, trois ans plus tard, en 1805, Noguchi Tosa, prêtre du
sanctuaire Tenjin de Sakai, affilié à la maison Yoshida qu’il sert
comme kashira-yaku, demande au préfet de Sakai en charge de
la province d’Izumi de diffuser auprès des villages l’information
selon laquelle il en fera le tour pour enquêter sur leurs sanctuaires.
Dans ce cadre, il visite le sanctuaire Kasuga en 1809, et il
découvre la disparition des objets sacrés qui avaient été donnés par
les Yoshida au sanctuaire et au prêtre en 1718. Cette disparition
rend problématique le fait que depuis trois générations, les prêtres
du sanctuaire n’ont pas renouvelé leur adhésion à l’organisation.
Noguchi menace alors de faire du prêtre l’un de ses subordonnés
et, ainsi bousculés, les fidèles demandent l’envoie d’une copie
de la patente disparue. Parallèlement, grâce à l’intercession d’un
prêtre voisin et de l’un de leurs officiers villageois qui entretient
des liens avec la cour, ils obtiennent le renouvellement de
l’affiliation du prêtre à la maison Yoshida.
Mais en 1815, un temple voisin, le Seonji, se plaint que cette
affiliation ait eu lieu, puisque, prétend-il, c’est lui le desservant
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Yannick Bardy
légitime du sanctuaire. Pour prouver ses dires, son temple
supérieur, honji, le Renmyôin qui est un ermitage du mont Kôya,
informe les Yoshida que les objets sacrés qui ont disparu sont
dans sa réserve. Outre que ce fait est pour le moins troublant (les
fidèles évoquent un vol), ledit temple n’a alors pas de moine en
résidence, pas plus que son honji qui est alors géré par le bonze
d’un monastère voisin. Finalement, la maison Yoshida envoie
deux de ses vassaux enquêter sur cette affaire, et après avoir
fouillé les bâtiments et interrogé les différentes parties, allant
jusqu’à se rendre au mont Kôya ou à interroger le temple Ninna-ji
de Kyôto, ils réfutent les prétentions des monastères et incitent à
un règlement négocié du conflit qui ne reconnaît au temple qu’une
participation marginale à l’un des rites.
Ainsi, au travers de ces deux exemples, nous voyons qu’à la
fin du xviie, début xviiie siècle, malgré la publication du décret
shogunal lui accordant une forme de primauté en matière de culte
shintô, la maison Yoshida semble adopter une posture relativement
passive vis à vis des sanctuaires de province et de leurs prêtres,
attendant qu’ils viennent à elle pour les intégrer dans son
organisation. Elle profite en cela de l’attirance des fidèles pour les
rangs de cour qu’elle peut accorder aux divinités pour pousser les
prêtres de ces sanctuaires à s’affilier à leur organisation, tandis que
d’autres couples prêtres-fidèles choisissent cette adhésion pour
assoir la légitimité du desservant. A partir de 1738, suite à diverses
oppositions, la maison Yoshida doit se montrer plus prudente et
cesse d’accorder des rangs de cours. Elle disparaît alors de la
documentation des sanctuaires de provinces, laissant la place à la
maison Shirakawa et à son organisation (ex : adhésion des prêtres
du sanctuaire Shinoda en 1758), pour ne réapparaitre qu’à la fin du
xviiie siècle.
A ce moment, au vu des cas que nous avons évoqué, la
maison Yoshida semble, dans un premier temps, se contenter de
répondre aux sollicitations (lettre au seigneur de Kishiwada de
1798 suite à la plainte du prêtre du sanctuaire Ôiseki) avant de
prendre une posture proactive : enquête auprès des sanctuaires
Ôiseki (et Aritôshi) en 1802 et affiliation de ses trois desservants
et assimilés ; tour des sanctuaires à partir de 1805 ; enquête et
règlement de la dispute du sanctuaire Kasuga… On s’aperçoit
également que dorénavant les prêtres renouvellent leur affiliation
à chaque génération. En 1856, une affaire autour du jinin du
sanctuaire Ôiseki montre que lorsque le fils d’un affilié ne
renouvelle pas cette adhésion lors de sa succession, la maison
Yoshida n’hésite plus à interroger les officiers villageois pour
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savoir si cette famille existe toujours et, dans le cas contraire, s’il
se trouve quelqu’un pour reprendre le flambeau.
Ce changement de posture de la maison Yoshida a lieu dans
un contexte de concurrence accrue avec les Shirakawa (les deux
groupes vont jusque à intégrer des gens qui n’ont de desservants
que le titre, des gardiens des clefs, etc.), mais également dans
une situation où les revenus des adhésions sont un apport nonnégligeable. Ceci n’empêche d’ailleurs pas, en 1821, la maison
Yoshida de demander aux prêtres affiliés un soutien financier pour
payer le voyage à Edo du chef de la maison.
Enfin, il faut noter que pour les prêtres de province, le rapport
vertical avec les Yoshida se double rapidement de rapports
horizontaux avec d’autres prêtres plus ou moins voisins. Certains
de ces rapports sont préexistant, d’autres apparaissent lors de la
demande d’affiliation quand le prêtre et les fidèles choisissent de
passer par l’intercession d’un prêtre voisin déjà affilié. D’autres
encore se créent lors de disputes, quand les Yoshida mandatent
un affilié local pour enquêter plus ou moins discrètement sur
la situation ou pour essayer d’obtenir un règlement négocié
du conflit. Il semble également que la première moitié du
xixe siècle soit le moment où la maison Yoshida répand ses rites
et enseignements religieux parmi ses affiliés, soit directement
au moment de la transmission de la patente, soit au travers de
ce qui apparaît comme une ébauche de réseau de diffusion. On
trouvera ainsi dans les archives de la famille Yokota, descendant
du prêtre du sanctuaire Kasuga une copie d’un rituel du Yoshidashintô effectuée par Katsuragi Sadadayu, prêtre du sanctuaire
Shimonomiya, à partir d’une copie qui lui avait été envoyée par
Ihara Izumo, prêtre du sanctuaire Ôiseki.
BIBLIOGRAPHIE :
* SOURCES :
Documents de la famille Furuya de Hineno (accessibles au musée d’Histoire
d’Izumi-sano).
Documents de la famille de Yokota Shigeru de Murodô (accessibles au
Bureau d’Historiographie d’Izumi).
Par le bureau d’historiographie de la municipalité d’Izumi-sano : Shinshû
Izumisanoshi-shi, dai 6, shiryô hen kinsei [Nouvelle histoire de la municipalité
d’Izumi-sano, vol. 6, recueil de documents de l’époque d’Edo], publié par la
municipalité d’Izumi-sano, 2005.
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Yannick Bardy
* OUVRAGES ET ARTICLES :
Par le bureau d’historiographie de la municipalité d’Izumi-sano : Shinshû
Izumisanoshi-shi, dai 2・3, kinsei-kindai gendai hen [Nouvelle histoire de la
municipalité d’Izumi-sano, vol. 2 et 3, époques moderne et contemporaine],
publié par la municipalité d’Izumi-sano, 2009.
Ino.ue Tomokatsu. Kinsei no jinja to chôtei ken.i [Les sanctuaires shintô de
l’époque (pré)moderne et le prestige de la cour]. Yoshikawa Kôbunkan, 2007.
Ino.ue Tomokatsu. « Kinsei no shinshoku hensei to kokugun-sei・Ryôshûsei [Formation des organisations de prêtres et système province-district, système
seigneurial, durant l’époque prémoderne] » In : Kinsei no shûkyô to shakai, 2,
Kokka kenryoku to shûkyô, sous la direction d’Ino.ue Tomokatsu et Takahashi
Toshihiko. Tôkyô, Yoshikawa Kôbunkan, 2008.
Maeda Hiromi. « Court Rank for Village Shrines, the Yoshida House’s
Interactions with Local Shrines during the Mid-Tokugawa Period ». In Japanese
Journal of Religious Studies n° 29/3-4, 2002 : 326–358.
Mita Satoko. « Senshû Minami-ôjimura to chiiki-shakai [Village de
Minami-ôji dans la province d’Izumi, et société locale]». In : Mibuntekishûen
no hikakushi – Hô to shakai no shiten kara [Histoire comparative des marges
statutaires – du point de vu légal et sociétal], sous la direction de Tsukada
Takashi. Osaka, Seibundô, 2010: 97-244.
Mita Satoko. « Shinoda-myôjin-sha to Shinodagô – Hôreki-ki no shasôshake-ujiko kan sôron – [Le sanctuaire Shinoda et le pays de Shinoda – la
querelle de l’ère Hôreki entre le bonze shasô, les prêtres et l’ujiko] ». In Ichidai
Nihonshi n°15 [Revue d’histoire de l’université municipale d’Ôsaka n°15].
Ôsaka, 2012 : 43 - 65.
Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de evœux
Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux, ganmon, du IX siècle
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ARNAUD BROTONS
Université Aix-Marseille (AMU)
Institut de Recherches Asiatiques (IrAsia - UMR 7306)
LE SOUVERAIN COMME BOUDDHA SALVATEUR
DANS LES LETTRES DE VŒUX,
GANMON, DU IXE SIÈCLE
L’ouvrage de Kudô Miwako, Les lettres de vœux de la période
Heian et la conception bouddhique de l’univers (Kudô 2008), m’a
convaincu de l’importance d’un corpus jusque là délaissé par les
chercheurs : les recueils de ganmon, les lettres de vœux qui étaient
lues lors de cérémonies bouddhiques (hôe). Ce travail constitue
une précieuse contribution à nos connaissances sur l’histoire
sociale du Japon classique. Les ganmon sont, affirme-t-elle, « des
objets à penser. Ils nous aident à réfléchir à la compréhension du
bouddhisme et à l’état des croyances des Japonais de l’époque
— de l’empereur aux membres de la moyenne noblesse, des
femmes, des moines —, à la place de ces croyances dans la vie
publique et à la façon dont ils se rattachaient à un groupe social
particulier, aux liens entre le monde bouddhique et le monde
profane, et enfin aux pratiques religieuses » (Kudô 2008 : 7).
Dès 1993, le spécialiste de la littérature médiévale Kômine Akira
attirait l’attention des chercheurs français sur ces documents
qui avaient été jusqu’alors « négligés par les spécialistes de
la littérature » (Kômine 1993 : 115). Ce domaine « tout à fait
vierge », jusqu’ici considéré comme « mineur », constituait à ses
yeux le moyen d’une « relecture de l’ensemble de la littérature
médiévale » (ibid. : 11). Pour ma part, c’est à travers le prisme des
représentations que les élites se faisaient de la fonction impériale
et de l’empereur que j’ai entrepris l’analyse de ce corpus.
Ces documents méritent une attention particulière. Tout
d’abord parce qu’ils étaient le fruit d’un processus d’écriture et
de réécriture croisé, qui impliquait au moins deux acteurs porteurs
de systèmes de valeurs différents : d’une part le commanditaire
de la cérémonie (ganshu), souvent un noble ou une personne de
la famille impériale, homme ou femme, qui rédigeait un premier
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Arnaud Brotons
jet, et d’autre part un lettré ou un moine connu pour son érudition
qui s’employait à formaliser le projet en y intégrant les éléments
poétiques, narratifs et rhétoriques susceptibles de lui donner son
envergure laudative et un impact sur l’auditoire. La version finale
était donc un compromis entre le projet du commanditaire, la
réécriture par un lettré qui imposait au texte un format figé, et ce
que l’auditoire pouvait (ou voulait) entendre.
La déclamation de ces textes était donc l’occasion pour
les participants de savoir à qui les bienfaits découlant de l’acte
pieux allaient être reversés. Lorsqu’il s’agissait du souverain
régnant, de l’empereur retiré ou du dernier empereur décédé,
le panégyrique rédigé était construit à partir de quatre systèmes
religieux : bouddhisme, confucianisme, taoïsme et shintô.
Chacun était le porteur d’un idéal propre du souverain, et
décrivait comment tel empereur avait été, tout ou long de son
règne, l’incarnation de cet absolu. En dépit de son statut divin
de descendant de la déesse Amaterasu, les ganmon insistaient
presque exclusivement sur sa nature de bouddha ou d’être de
salut. Pouvait-on, dans le contexte d’une cérémonie bouddhique,
s’attendre à autre chose ? Sans doute pas. Il n’y à rien d’étonnant
à ce que chaque lieu de connaissance ou de pouvoir sécrète un
discours destiné à magnifier son prestige vis à vis du trône.
Toutefois, il faut se souvenir que le bouddhisme fut pendant
l’époque classique, certes avec des aménagements et des stratégies
d’adaptation diverses, une doctrine qui devait rester à l’écart du
souverain régnant. L’affirmation sans ambages de l’identité du
souverain et du bouddha, doublée d’une totale indifférence à la
filiation divine de l’empereur, demande donc à être analysée.
Pour commencer cette recherche, je vais me concentrer ici, sur
les ganmon produits au cours de la première partie de l’époque de
Heian (ixe-xe siècles) par Kûkai et Sugawara no Michizane.
CAKRAVARTIN ET KARMA
Le roi indien Ashoka (-304 - -232) est souvent cité dans les
textes bouddhiques comme le premier Souverain universel,
cakravartin, dont « la souveraineté repose non pas sur la force
des armes mais sur celle de l’observance du dharma » (Ducœur
2011 : 110). Au Japon, ce titre apparaît à la fin du viie siècle.
Une scène du sutra du Lotus, gravée sur une plaque de bronze
conservée au temple Hasedara, est accompagnée d’un texte
affirmant que le souverain, l’empereur Tenmu, dépasse le
cakravartin et qu’il est Miroku, le bouddha de l’avenir. Mais
Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux
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c’est au ixe siècle, sous l’impulsion du moine Kûkai (774835), que la dimension bouddhique du souverain s’impose et se
complexifie, comme cela ressort dans les lettres de vœux qu’il
rédige1. Kûkai, compare par exemple les règnes des empereurs
Saga (786-842) et Junwa (786-840) aux souverains éclairés de la
haute antiquité chinoise Yao et Shun (SRS, vol. 4, Tenchô kôtei
no sokui wo gashitatematsuru hyô). Sa pensée s’inscrit bien dans
la vision traditionnelle du souverain vertueux tout en accentuant
la dimension taoïste, comme il le fait pour l’empereur Saga qui
gouverne par le non agir (SRS, vol. 4, Bonji narabini zatsubun wo
kenjô suru hyôbun). C’est à partir de cette double référence qu’il
présente sa conception du souverain bouddhique. À l’occasion
du troisième anniversaire du décès de Fujiwara no Fuyutsugu,
Kûkai écrit : « Ô souverain, voici mon vœu : que sous les Quatre
cieux vous mettiez en branle le disque d’or [du saint souverain
bouddhique], que par l’épée de Sapiens, vous écartiez les Trois
obstacles, que vous soumettiez les légions démoniaques, et que
vous apaisiez les vagues de l’océan » (SRS, vol. 6, Ushôgun
Yoshi[mine] nagon, kaifugidôsanshi bokuya no tameni môkuru
ganmon). La métaphore du souverain qui écarte les obstacles du
salut avec le sabre mystique est de nouveau utilisée à l’occasion
d’une cérémonie conduite pour faire tomber la pluie. Kûkai y
évoque l’influence subtile de la vertu du souverain et de la cour
sur l’ordre cosmique :
Ô souverain, voici mon vœu : souverain du dharma au Quatre
sapiens, par l’aspect courroucé des Cinq rois de lumière, par les Dix
gardiens célestes, les Huit dieux puissants [gardiens de la Loi], par
l’épée de Sapiens que vous brandissez, vous tranchez le karma du
peuple ». (SRS, vol. 6 Tenchô kôtei, daigokuden ni oite hyakusô wo
hôshite amagoi suru ganmon)
Pour Kûkai, l’empereur n’est pas simplement appelé à régner
sur le royaume. L’essence de sa fonction est de participer, à
l’instar d’un bouddha, au salut des êtres sensibles.
LES GANMON APRÈS KÛKAI
Aucune des lettres de vœux de Kûkai ne fait allusion
au devenir du souverain après la mort. Cela contraste avec
l’importance de cette question chez Sugiwara no Michizane (8451. Les trente-et-une lettres de vœux de Kûkai sont réunies dans le recueil
Henjô hokki shôryôshû, mieux connu sous le nom de Shôryôshû (Kôbôdaishi
senshû, vol. 10). Dans cet article, titre abrégé : SRS, vol. N, suivi du titre).
300
Arnaud Brotons
903). Connu pour sa carrière de poète dans le style chinois et son
ascension politique sous l’empereur Uda (867-931) puis, à partir
de 897, de l’empereur Daigo (885-930), jusqu’à sa disgrâce et son
bannissement en 901, Michizane devient, après le décès de Kûkai,
le principal rédacteur de ganmon à la cour. Il les ajoute à son
Kanke bunsô [Ecrits de la famille Sugawara2]. On retrouve chez
lui la vision confucéenne et taoïste du souverain, et l’assimilation
de l’empereur à un bouddha énoncées par Kûkai. La lettre qu’il
rédige à la demande de l’empereur retiré Seiwa pour un cycle
d’explications du sutra du Lotus, le troisième mois de l’année
879, illustre ce point. Le document est particulièrement intéressant
car il exprime le point de vue de Seiwa qui se sert de cette
occasion pour revenir, chose rare, sur son expérience de souverain.
Moi, disciple du bouddha, depuis des temps anciens, j’ai consacré mon humble personne à la sublime entreprise [de l’empire]. Je
fus le seigneur sous le ciel et le souverain de tous les êtres sensibles
(shujô). En chaque occasion, j’ai prié pour que les vents et la pluie
soient en harmonie, pour que les semailles et les récoltes soient
abondantes, pour que la joie du pays soit semblable à celle du monde
sans fautes du bouddha et le bonheur des êtres sensibles identique à
celui du ciel ultime du monde sans forme (uchôten). (KB 649)
Seiwa affirme ici que l’universalité de la fonction impériale
possède deux versants. Celui bouddhique de la responsabilité
du salut des êtres sensibles, et celui inspiré de la tradition
confucéenne et taoïste, de la responsabilité du maintien de l’ordre
cosmique. Dans un poème rédigé en 896, alors qu’il accompagne
l’empereur Uda dans les landes de Murasakino, au nord de la
capitale, jusqu’au temple Unrin.in, Michizane revient sur cette
conception. Le poème exprime l’idée que ce déplacement est
comparable à celui du bouddha et de ses disciples qui purifient
cette lande réputée sauvage.
Lumineux souverain (meiô 3), tu connais secrètement les
bouddhas.
Tu laisses descendre ta trace (ato wo tarete) dans ce monde, le
parcourant comme un saint immortel et répandant ta générosité.
Le vieux pin [du temple] se déploie pareil à un parasol.
Les mousses vertes étincelantes, lorsque le ciel se dégage,
prennent l’éclat azuré du lapis-lazuli.
La radiance chaude du printemps paraît tiède comparée à la nuée
de compassion [que tu fais descendre sur nous].
2. Dans l’article abrégé par (KB) suivi du numéro du texte tel qu’il est
donné dans la collection Nihon koten bungaku, vol. 72.
3. Les caractères peuvent aussi se lire myôô, désignant alors les Rois de
sapiens du bouddhisme.
Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux
301
L’éclat vernal, intensément vif, se reflète sur les eaux tranquilles
de nos cœurs apaisés.
Au fur et à mesure de notre cheminement hors de la ville, chacun
de nos pas chasse les fautes4.
Ô vent paisible que nous goûtons, puisses-tu disperser les poussières [de nos passions]. (KB 431)
L’idée selon laquelle le souverain est un bouddha qui se
manifeste en ce monde est ici formulée par l’expression suijaku,
trace descendue5, qui connaîtra un immense succès à partir de la
seconde moitié de la période de Heian dans le cadre de la théorie
honji suijaku (les bouddhas quittent leur terre principielle pour
se manifester en notre monde sous une forme vile). Ce cadre
théorique fut donc appliqué dans un premier temps à l’empereur
considéré comme un bouddha mu par le désir de sauver les
êtres qui décide, pour accomplir sa mission, de revêtir les habits
impériaux6.
Toutefois, ce surcroît de charisme ne se traduit pas par une
puissance magique qui lui permettrait d’annuler ou de modifier
le karma généré par les individus. Cela apparaît dans le dialogue
entre Uda et le spectre de Minamoto no Tôru (822-895). Il est
souvent présenté sous le nom de ministre de Gauche de Kawara,
en référence à la demeure où il avait fait aménagé un somptueux
jardin, sur les rives de la rivière Kamo. Après sa mort, le lieu
fut offert à l’empereur Uda qui en fit sa résidence. C’est ici que
l’âme de Tôru apparaît à Uda et le supplie d’organiser des rites
pour le délivrer des enfers où il subit quotidiennement trois
effroyables tortures. La lettre de vœux rédigée pour les cérémonies
destinées au salut de Tôru fut écrite par Ki no Arimasa en 926
(Honchô monzui, N° 403). Elle prend la forme d’un dialogue au
cours duquel Uda affirme : « Pour un Ministre, je suis disposé à
effectuer des rites vertueux pour vous arracher à cette souffrance.
Mais, quelle que soit la vertu de ces rites, pourront-ils réellement y
mettre un terme ? » Et de préciser :
Nous avons toujours eu à cœur que les êtres sensibles soient préservés de la souffrance, qu’ils obtiennent la Voie, et qu’ils puissent
4. Tosô. Le terme signifie l’ascèse bouddhique accomplie en vue de se
purifier et d’unifier son esprit. Dans le poème 311 (vol. 4), il est utilisé dans le
sens de purification du corps.
5. Cette formulation se retrouve dans le poème 450.
6. Si l’on en croit un passage du Seikyûki, un manuel de protocole du
xe siècle, Uda, retiré du trône, aurait affirmé, lors de la visite d’hommage du
troisième jour de la nouvelle année (905), qu’il devait être salué trois fois car
il était le bouddha cosmique Birushana. Seikyûki, vol. 1, Jôkô oyobi bokô ni ha
mikka no chôan ari.
302
Arnaud Brotons
rapidement atteindre la fleur de l’arbre d’éveil. […] Las, nul stratagème ne permet d’échapper aux cycles des vies et des morts, et nous
sommes durablement condamnés à nous noyer dans l’océan de la
souffrance.
Outre l’incapacité de surseoir au destin karmique de Tôru,
Uda, en acceptant d’organiser des lectures dans sept temples
rappelle qu’il dépend lui-aussi des rites bouddhiques comme
moyen de salut des morts.
L’exercice de la fonction impériale semble toutefois
avoir constitué une sorte d’obstacle à la pratique bouddhique.
L’empereur Seiwa y fait allusion en 879 : Pendant les années de mon règne, je ne fus pas en mesure de
me consacrer assidûment au salut des autres (rita). Peu nombreux
furent les jours durant lesquels je sillonnais la Voie. Souvent stérile
fut ma pratique de la vérité qui permet de se dompter. Aussi, dès que
j’eu renoncé au palanquin jaune [réservé à l’empereur], j’ai oublié
de revenir [à cette vérité], et je ne me suis plus soucié des tords que
j’avais causés au peuple. Longtemps j’en ai conçu de la honte. Mais
à présent, et cela depuis deux ou trois années, par la force de la compassion et de la pitié, je déploie les moyens subtils qui permettent
d’obtenir la libération. (KB 649)
Rien ne permet de savoir si la rupture énoncé par Seiwa entre
le trône et la pratique du bouddhisme est de nature essentielle ou
factuelle, c’est-à-dire explicable par le fait que le souverain devait
éviter, dans la vie quotidienne, tout contact avec le bouddhisme.
En outre, il faut souligner la ferveur bouddhique de Seiwa qui
entreprit une rude ascèse après avoir abdiqué. Cet élément
laisse entrevoir la différence qui existe entre la représentation
archétypale du souverain dans des lettres de vœux, et la réalité du
pouvoir impérial qui imposait de tenir le bouddhisme à distance.
Il reste à aborder la vaste question du devenir du souverain
après la mort. Dès la fin du ixe siècle, l’existence de fautes
commises par le souverain est un aspect reconnu qui apparaît
dans les lettres de vœux. Or, la logique de la rétribution karmique
impose aux êtres et donc à l’empereur, de renaître ou de trouver
une issue au torrent des réincarnation. L’empereur Uda fait par
exemple procéder en 892 à la libération d’animaux sur le mont
Hiei pour annuler les fautes (bonnô) nées de sa passion pour
l’élevage et la chasse au faucon (KB 663). Toutefois c’est le rôle
d’opérateur du salut bouddhique des vivants qui retient le plus
l’attention de Michizane. Lors de la cérémonie de 868, organisée
pour le premier anniversaire du décès de Ki no Shizuko (?-866),
le Prince Koretaka (844-897) s’adresse à son père, l’empereur
Montoku (827-858), passé lui aussi dans l’autre monde :
Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux
303
[…] Il apaise l’éclat du pavillon de retraite estivale. Le vent qui
souffle est celui de la doctrine qu’il enseigne. Grâce à elle, il soumet
les herbes folles de tous les univers (shûhen). Si vous êtes le premier des bouddhas, Shaka, maître de la doctrine, mon unique souhait est de pouvoir à nouveau écouter votre précieux enseignement.
Si vous êtes le bouddha des Dix directions, je ne souhaite qu’une
chose, contempler de nouveau, les yeux grands ouverts, vos traits
de bouddha, que les racines du bien contracté [à votre contact] ne
se délitent pas, et que l’on ne médise pas sur le bonheur que vous
apportez. (KB 641)
Le recours aux herbes folles (kusa) sur les chemins de l’autre
monde exprime l’idée que Montoku prêche la doctrine à l’instar
d’un bouddha. Le terme shûhen, souvent employé par Michizane,
exprime la multitude des mondes à travers lesquels le bouddha
manifeste sa compassion ou sa vertu. Mais dans les ganmon, il
est uniquement associé au souverain présenté comme un bouddha
dont l’éclat rejaillit sur l’univers. Cela n’exemptait pas les vivants
de procéder à des rites pour « alimenter » et faire croitre cet éclat.
Les différentes cérémonies d’offrande de textes, de consécration
de statuts ou la construction de chapelles étaient destinées à
lui faire parvenir des mérites pour qu’il continue son œuvre
missionnaire dans l’autre monde. Cela ressort aussi dans le texte lu
à l’occasion du premier anniversaire de la mort de Seiwa en 881.
Le souverain précédent avait forgé en lui les dispositions propices et se préparait à la Voie ; il avait ainsi noué des liens favorables. Il est sans doute devenu le seigneur de l’autre monde (takai
shûhen no kimi). […] Je forme le vœu suivant : bouddha de la Terre
Pure à l’éclat de lapis-lazuli, venez guider la sainte âme (seirei) [de
Seiwa] vers votre Terre, enseignez lui le grand véhicule du Lotus
et disposez sur la fleur de lotus cette âme sainte. Les innombrables
mondes, tous sont la demeure première du précédent souverain. Les
innombrables montagnes cosmiques sont toutes l’ancienne demeure
de feu l'empereur. Aussi, par ces racines propices, je forme le vœu
qu’il obtienne le bonheur paisible. (KB 651)
L’idée que le souverain après sa mort puisse être capable de
guider les trépassés vers la Terre Pure se trouve aussi dans un texte
lu à l’occasion du quarante neuvième jour de la mort de Minamoto
no Matahime (812-882), l’épouse de l’empereur Seiwa qui est déjà
décédé.
Nous formons le vœu suivant : bouddhas et boddhisattva, textes
subtils du grands véhicules portant chacun un vœu spécifique [de
sauver les êtres], nous dédions [votre puissance] à la sainte tombe
de l’empereur retiré Saga. Nous attendons que le précédent souverain [Seiwa] qui a désormais escaladé les brumes [après son décès]
304
Arnaud Brotons
vienne. [Par ces rites] nous souhaitons augmenter l’éclat de son
charisme sur le monde de la nature ultime (henshû hokkai). Qu’il
conduise la noble âme (sonryô) [de Matahime jusqu’en Terre Pure]
et ouvre les relations karmiques qui permettent d’y renaître. […]
La formulation laisse apparaître l’économie de la vertu
des rites. Les oeuvres pieuses étaient destinées à augmenter
le charisme du souverain dans l’autre monde sur lequel il règne
désormais, à l’instar d’un bouddha. Par ce surcroît de puissance,
l’empereur défunt devient en mesure de venir chercher les défunts
afin de les conduire vers la Terre Pure du salut comme le ferait un
bouddha.
CONCLUSION
L’analyse des lettres de vœux rédigées avant la fin du xe siècle
montre que le souverain était avant tout considéré comme un
bouddha pendant son règne (il est assimilé au cakravartin, le Roi
universel qui protège la Loi), après qu’il ait abdiqué, et surtout
après sa mort. Ce dernier aspect, occulté par Kûkai occupe une
place importante dans la pensée de Michizane. Il convient
cependant de ne pas déconsidérer les différences de sensibilité
de chaque empereur vis-à-vis du bouddhisme. Le cas de Seiwa
est emblématique d’un souverain qui adhérait à la foi bouddhique
et qui très certainement fit en sorte que cette disposition ressorte
dans les panégyriques. Il serait donc hasardeux de généraliser les
conclusions qui découlent de l’analyse de ce seul corpus.
BIBLIOGRAPHIE
SOURCES
« Henjô hokki shôryôshû ». in Kôbôdaishi senshû, vol. 10, Tôkyô,
Yoshikawa kôbunkan, 1923. (abr. SRS). Accessible via le site de Digital Library
from the Meiji Era : http://kindai.ndl.go.jp/.
Honchô monzui - Hochô zoku monzui. Tôkyô, Yoshikawa Kobunkan, 1965.
Kanke bunsô - Kanke kôshû. par Sugawara no Michizane, Nihon koten
bungaku, vol. 72, 1966. (abr. KB)
Seikyûki. par Minamoto Taka.akira, Tôkyô, Meiji Tosho Shuppan, 1993.
Le souverain comme bouddha salvateur dans les lettres de vœux
305
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CITÉS
Ducœur, Guillaume. Initiation au bouddhisme. Paris, éd. Ellipses, 2011.
Kômine Akihira. « Aspects méconnus de l’histoire littéraire - Recherches sur
les ganmon et les hyôbyaku ». Cipango, vol. 3, 1994 : 115-119.
Kudô Miwako. Heianki no ganmon to Bukkyô-teki sekaikan [Les lettres
de vœux de la période Heian et la conception bouddhique de l’univers]. Kyôto,
2008.
GLOSSAIRE
ato wo tarete 跡を垂れて / suijaku 垂迹
Bonji narabini zatsubun wo kenjô suru hyôbun
梵字並びに雑文を献上する表文
ganmon 願文
ganshu 願主
Henjô hokki shôryôshû 遍照発揮性霊集
hôe 法会
Honchô monzui 本朝文粋
honji suijaku 本地垂迹
Kanke bunsô 菅家文草
Meiô 明王
Minamoto no Tôru 源融
rita 利他
Seikyûki 西宮記
seirei 聖霊
shûhen 周遍 / 周徧
shujô 眾生
Shun 舜
sonryô 尊霊
Tenchô kôtei no sokui wo gashitatematsuru hyô
天長皇帝の即位を賀し奉る表
Tenchô kôtei, daigokuden ni oite hyakusô wo hôshite amagoi suru ganmon
天長皇帝、大極殿に於いて百僧を屈して雩する願文
tenrin.ô 転輪王 / tenrin jôô 転輪聖王
tosô 斗薮
uchôten 有頂天
Ushôgun Yoshi[mine] nagon, kaifugidôsanshi bokuya no tameni môkuru
ganmon 右将軍良納言、開府儀同三司僕射の為に斎を設くる願文
Yao 堯
Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 307
Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre : histoires marxistes du temps présent entre 1945 et 1960
TRISTAN BRUNET
Université Paris Diderot, UMR 8155
ÉCRIRE L’HISTOIRE DES ÈRES TAISHÔ ET SHÔWA
AU LENDEMAIN DE LA GUERRE :
HISTOIRES MARXISTES DU TEMPS PRÉSENT
ENTRE 1945 ET 1960
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, l’histoire marxiste
japonaise s’est attelée à l’écriture d’une histoire des périodes
Taishô et Shôwa, avec deux objectifs principaux : fournir une
vision « démocratique » de l’histoire nationale, susceptible de
soutenir le processus en cour dans le pays, et de réussir là où
l’histoire méthodique, dominante jusqu’alors, a échoué en se
rangeant du côté du régime durant la guerre ; et donner une vision
intégrée des procès et logiques qui ont mené le pays à la guerre,
notamment en réinvestissant les outils d’analyse développés par
les premiers historiens marxistes avant-guerre pour analyser la
modernisation japonaise sous Meiji notamment.
En étudiant les histoires des deux principaux représentants
du mouvement de l’histoire marxiste du temps présent en plein
développement (Gendai shi), Tôyama Shigeki (1914-2011) et
Inoue Kiyoshi (1913-2001), nous tâcherons d’illustrer comment
ils ont développé, au sein de la même grille d’analyse, des visions
de l’histoire japonaise la plus récente, et des stratégies narratives
distinctes pour en rendre compte. Tous deux ont en effet dirigé des
histoires du Japon s’étendant de l’ère Taishô au conflit mondial,
un peu plus de dix ans après la défaite. L’Histoire de Shôwa
(Shôwa shi), écrit par Tôyama, Imai Seiichi (1924-), et Fujiwara
Akira (1922-2003), et paru en novembre 1955, traite de l’histoire
nationale depuis l’avènement de l’empereur Shôwa jusqu’à
l’année de parution de l’ouvrage. L’ouvrage a connu un très grand
succès, et a été la première histoire intégrée du Japon de l’avantguerre à l’après-guerre. Quelques mois plus tard, en mai 1956, est
paru le deuxième volume de l’Histoire du Japon contemporain
(Nihon kindai shi, gekan), d’Inoue Kiyoshi et Suzuki Masashi
(1914-2001), qui traite de la période 1914-1945.
308
Tristan Brunet
Bien que tous deux rattachés à la lecture marxiste dite kôza1
de l’histoire japonaise, et partageant fondamentalement leur
analyse des ères Taishô et début Shôwa, Inoue et Tôyama ont
développé des approches différentes de cette période cruciale qui a
mené le Japon à la guerre. Après avoir rappelé quelques éléments
fondamentaux de l’analyse kôza des périodes Taishô et du début
de l’ère Shôwa, et du schéma causal par lequel ils expliquent
l’entrée en guerre du pays, je pointerai les différences entre les
styles d’exposés historiques des deux auteurs, en comparant leurs
visions d’un épisode de la « démocratie de Taishô ». Pour finir, je
reviendrai sur l’originalité de l’approche historique de Tôyama,
tournée vers la réception et la perméabilité sociale de son histoire.
LA VISION KÔZA DE LA « DÉMOCRATIE DE TAISHÔ » ET DE
LA MARCHE À LA GUERRE
Les historiens marxiste lisent l’histoire japonaise du temps
présent au filtre d’une dynamique motrice opposant la classe
dominante à une classe dominée assimilée à la nation (représentée
préférentiellement par les couches paysannes et ouvrières, et
surtout par le parti communiste).
Une des principales thèses de l’école kôza – validée par Inoue
et Tôyama – est que le Japon conserve depuis Meiji un caractère
de monarchie absolue, à la démocratie bourgeoise incomplète.
Tout en introduisant le capitalisme sur le modèle occidental,
son infrastructure a conservé des éléments féodaux, au travers
notamment du système de fermage en nature très important payé
par les exploitants agricoles aux grands propriétaires terriens.
Cette exploitation violente de la paysannerie l’a maintenue dans
la précarité, et a diffusé dans le modèle industriel japonais, aux
dépens des ouvriers. Cette configuration de l’infrastructure a
favorisé la diffusion d’une idéologie autoritaire, symbolisée
par l’autorité mystique de l’empereur, qui a permis d’assurer le
pouvoir de la classe dominante centrée sur les propriétaires
terriens et les grands capitalistes. Parallèlement, la faiblesse
1.L’école kôza du marxisme japonais s’est détachée à l’occasion du
« débat sur le capitalisme japonais » (nihon shihonshugi ronsô) l’opposant,
durant la décennie des années 1930, à l’école marxiste dite rônô. J’utilise ici la
catégorisation kôza dans son acception la plus large, c’est-à-dire pour désigner
les historiens marxistes qui considéraient que le Japon conservait depuis Meiji,
malgré la modernisation de son appareil d’état, un caractère de monarchie
absolue, et ne constituait donc pas une démocratie bourgeoise et capitaliste au
sens plein du terme. Le cadre et l’objet de cet article ne permettent pas, et ne
rendent pas nécessaire du fait de sa problématique, une typologie plus fine.
Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 309
du marché intérieur japonais a pénalisé le développement du
capitalisme japonais, qui a dû recourir dès les premiers stades de
son développement à l’impérialisme pour conquérir de nouveaux
marchés. Cette configuration du système de domination est appelé
tennôsei (le système impérial).
Selon la lecture kôza, c’est le système impérial et sa classe
dominante, intéressée de facto à sa survie et à la perpétuation de
ses logiques, qui ont poussé le Japon à une conquête impériale
constante, et précipité ainsi l’extension de la guerre. Le début de
la période Taishô a représenté un certain répit pour le capitalisme
japonais, lié aux débouchés nouveaux offerts à l’économie
japonaise avec le conflit mondial en Europe. Il s’est accompagné
d’une progression du pouvoir relatif de la bourgeoisie au sein de
la classe dominante, vu ici comme le véritable enjeu de ce qu’on a
appelé la « démocratie de Taishô ».
Néanmoins, de la fin de la première guerre mondiale en
1918 jusqu’à la crise mondiale de 1929, les crises successives
ont à nouveau mis le capitalisme japonais et les bénéfices des
zaibatsu sous pression, et entraîné la réactivation de la dynamique
impérialiste conçue comme inhérente au système. Il a de nouveau
dû envahir de nouveaux marchés pour croître, et cette politique
impériale a généré des résistances croissantes, aussi bien dans
les territoires conquis (en Chine et en Corée) que dans la classe
ouvrière et paysanne nationale, poussant le pays dans une fuite en
avant, puisque les marchés des territoires conquis n’engendrant
pas les profits attendus... La classe dirigeante japonaise s’est
ainsi placée dans une dépendance toujours plus grande à
l’égard du pouvoir de l’armée, seul recours face à la montée des
revendications des peuples.
L’histoire nationale est donc ici lue au prisme d’une
continuité de la logique du système impérial, qui fait de la classe
dominante japonaise, unie derrière la défense du système et des
profits qu’il lui assure, la principale responsable de la guerre. La
guerre résulte de cette dynamique continue depuis l’ère Meiji,
et l’ultra-nationalisme comme le militarisme en constituent les
développements nécessaires2. On peut parler de vision mécaniste
de l’histoire. Seul l’avènement d’une démocratie réelle, conçue
comme émancipation du système de domination mis en lumière
par cette lecture de l’histoire, peut et doit briser sa mécanique
tragique.
2. Même si on reconnaît à ce développement un bond qualitatif, avec
une « fascisation du système impérial ». La nature et la chronologie d’un tel
processus ont été l’objet de nombreux débats.
310
Tristan Brunet
Le rôle de l’histoire scientifique marxiste dans la décennie
1950 est donc fondamental. Il lui revient de diffuser une vision
« objective » de l’histoire nationale, afin de contribuer au progrès
démocratique de la nation japonaise, et à la prise de conscience
de la nature de son action historique. Ce n’est qu’alors qu’elle
sera armée pour jouer son rôle démocratique historique, en luttant
contre le reliquat du système impérial préservé malgré la défaite.
Mais cette conception pose une question fondamentale :
comment faire accepter ce récit au lectorat japonais ? Cette
question est liée à la question de la « subjectivité » de cette
histoire. Sur la base de quel « nous » national faut-il écrire
l’histoire du Japon avant et pendant la guerre pour rendre compte
des dynamiques profondes qui l’ont encadrée, tout en permettant
son appropriation effective par des lecteurs japonais qui ont aussi
été les acteurs des périodes traitées par cette histoire du temps
présent ?
De ce point de vue, nous allons voir que les approches de
Tôyama Shigeki et d’Inoue Kiyoshi, malgré une base commune
d’analyse, obéissaient à deux logiques distinctes, qui se
traduisaient par une mise en lumière différentes des événements de
la période, et par deux temporalités sensiblement distinctes.
DEUX SUBJECTIVITÉS POUR UNE ANALYSE MARXISTE DE
L’HISTOIRE JAPONAISE DU PREMIER XX E SIÈCLE
Inoue a écrit une histoire nationale japonaise centrée sur les
mouvements du peuple, et qui reflète de manière positive leur
combat pour la démocratie et la paix. Cette position d’Inoue se
distingue par deux éléments principaux.
Tout d’abord, Inoue tente de détacher son histoire des cadres
historiques « officiels » de l’histoire nationale, sécrétés par le
système impérial. Il met en avant un découpage historique tout
entier régi et légitimé par les logiques et les cadres d’analyse
marxiste, et distingue cinq périodes dans la modernisation
japonaise : la restauration de Meiji (1830-1873), la période
d’instauration du capitalisme (1873-1900), la transition vers
l’impérialisme (1900-1918), l’éclatement et l’intensification
de la crise généralisée (1918-1937), et l’effondrement de
l’impérialisme japonais (1937-1945). Il explique que ce
découpage « ne correspond pas à celui de l’évolution des
systèmes de domination », car il s’intéresse plutôt à « l’évolution
et au développement des contradictions fondamentales du Japon
contemporain. » (Inoue 1956 : 361)
Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 311
On le comprend, à cet égard, la succession entre l’empereur
Taishô et l’empereur Shôwa n’est qu’un détail de l’histoire, et
l’objet d’une simple note de bas de page 148 de l’ouvrage.
Il s’agit également d’une histoire qui veut renverser la
subjectivité de l’histoire nationale de la manière la plus radicale
qui soit, en la décentrant de l’institution impériale et de la classe
dominante dont elle défend les intérêts. Inoue rédige une histoire
dont le regard est centré sur le « nous » national de la population
en lutte, représenté de manière préférentielle par les mouvements
des composantes les plus exploitées par le système impérial,
dépositaires de sa conscience historique.
Inoue éclaire donc la période Taishô et le début de la période
Shôwa, qui forment ici une seule et longue période de crise du
système impérial, en insistant sur la multiplication des luttes,
symptôme de l’aggravation des contradictions du système
impérial. Un coup d’oeil à la table des matières de l’Histoire
du Japon contemporain suffit pour voir le poids fondamental
qu’Inoue accorde aux mouvements sociaux dans sa présentation
de l’histoire précédent et ouvrant l’éclatement de la « crise
généralisée » (entre 1914 et 1929) : y sont mises en avant les
luttes ouvrières et paysannes, le développement du syndicalisme
japonais, mais aussi les mouvements des étudiants, des femmes
au foyer3, des burakumin, ainsi que de la plupart des populations
victimes de l’impérialisme du système impérial : coréens,
taïwanais, et chinois...
Inoue souligne dans son son histoire la dynamique
démocratique qui caractérise la nation dominée, à l’œuvre dans ses
parties les plus significatives. Elle tente ainsi d’agréger le « nous »
national japonais autour de cette nature historique de force motrice
de la démocratisation du pays.
Le point de vue développé par Tôyama dans l’Histoire de
Shôwa est sensiblement différent. Il insiste plutôt dans sa narration
sur la manipulation historique dont a été victime la « nation »
japonaise dominée. Elle rend compte de l’histoire nationale
comme d’une histoire de duplicité, subie par la nation japonaise
dans son acceptation la plus large. Les manipulations de la classe
dirigeante sont mises en avant comme les signes d’une aliénation
de cette histoire par le système impérial.
On perçoit ce point de vue dès l’énoncé de la problématique
dans l’introduction de l’Histoire de Shôwa : « La question sur
3. Inoue évoque notamment les mouvements Seitô et Shin fujin kyôkai, et
le rôle de personnalités comme Hiratsuka Raichô et Ichikawa Fusae. Rappelons
par ailleurs que l’auteur avait rédigé dès 1949 une Histoire des femmes
japonaises (Nihon josei shi) (Inoue 1949).
312
Tristan Brunet
laquelle nous nous sommes particulièrement attardés est la
suivante : comment nous, la nation, avons été entraînés, poussés
dans cette guerre, et pourquoi la force de la nation n’a pu
empêcher cela ? » (Tôyama 1955 : ii).
Pour véhiculer cette perception, l’ouvrage n’hésite pas à
s’appuyer sur un découpage historique centré sur le système
impérial. Comme l’indique son titre, il s’ouvre sur la mort de
l’empereur Taishô, et la montée sur le trône de Hirohito. L’auteur
le reconnaît, cet événement n’a aucune valeur historique dans une
lecture kôza de l’histoire. Comment alors justifie-t-il ce choix de
date-charnière ?
Le nom de «Shôwa» était tiré d’un passage du « Classique des
docments », ancien ouvrage chinois : «Il œuvra pour la gloire brillante de ses peuples. Il unifia et pacifia tous les pays.» (...) L’histoire
de Shôwa qui a suivi, marquée par la crise du système impérial et
par la guerre, a quasiment pris le contre-pied exact du changement
annoncé par ce nouveau nom d’ère. Mais il est indéniable que, même
si les dirigeants de cette époque ne connaissaient pas l’avenir qui
les attendaient, ils ont ressenti qu’une période de changements s’ouvrait. (Tôyama 1955 : 3)
Cette histoire s’adosse à la temporalité du système impérial, et
l’utilise pour rendre compte d’un ressenti des classes dominantes
de l’époque. Elle met en avant, voire utilise, le découpage
historique diffusé par la classe dominante du système impérial,
avec la valorisation du politique et de l’événementiel qui le soustend, afin de condamner dans un deuxième temps les limites
cognitives et les apories de cette temporalité, qui ont conduit à
une faillite présentée comme une ironie de l’histoire (puisqu’elle
« a quasiment pris le contre-pied exact du changement annoncé
par ce nouveau nom d’ère », et donc de l’avenir envisagé par
la classe dominante). Cette temporalité événementielle lui sert
notamment d’ancrage mémoriel, afin d’atteler son récit au ressenti
d’une nation japonaise dont la mémoire collective reste largement
marquée par la scansion de l’histoire officielle du régime. Ce
faisant, cette vision de l’histoire véhicule l’idée d’un « nous »
national victime de l’illusion historique du système impérial, et
des manipulations du régime.
Pour illustrer cette différence de traitement entre Inoue et
Tôyama, voyons comment les deux historiens traitent de la
victoire, après les élections de mai 1924, du second mouvement de
défense de la constitution, qui s’est achevé par une victoire pour la
politique des partis. L’alliance entre les partis Kenseikai, Seiyūkai,
et Kakushin Kurabu emporte la majorité à la chambre basse de
la diète, et impose un cabinet fondé sur sa majorité (le cabinet
Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 313
Katô Takaaki, qui instaurera l’année suivante le suffrage universel
masculin, mais aussi la loi de maintien de la sécurité publique).
Inoue place au cœur de la dynamique historique du
mouvement la mobilisation syndicale en faveur de la nouvelle
alliance des trois partis, et de l’instauration du suffrage universel
masculin qu’ils défendent. Il constitue par conséquent la « victoire
d’une lutte nationale » :
Pour la première fois, les partis s’étaient emparés de la majorité
et du pouvoir de leur propre initiative. Ce fut le point culminant du
développement démocratique d’avant-guerre dans notre pays. Et ce
changement de pouvoir ne fut le fait ni du parlement, ni du palais.
Il fut bel et bien la victoire d’une lutte nationale, qui avait mobilisé
la plus grande partie du peuple japonais. Malheureusement, comme
la bourgeoisie s’était emparée de la direction de ce mouvement, elle
récupéra les fruits de cette victoire. (Inoue 1956 : 126-127)
Si Tôyama et ses co-auteurs n’ont pas traité directement la
période Taishô dans la première édition de l’Histoire de Shôwa,
ils y évoquent néanmoins, de manière rétrospective, la victoire
de l’alliance des trois partis, et le progrès démocratique qu’il
représentait à l’occasion de la chute du cabinet Wakatsuki4 en
1927 :
Dès l’origine, ce qu’espéraient les partis avec le mouvement de
défense de la constitution et la politique des partis n’était rien de plus
que l’augmentation de leur part de pouvoir au sein du système impérial. (...)
Et c’est parce qu’il reposait sur ces fondements historiques
que le cabinet Wakatsuki put tomber, victime des conspirations du
conseil privé. (...) Cela fut le résultat des manœuvres des partis euxmêmes, et c’était la réalité de la politique des partis. (Tôyama 1955 :
12).
Le traitement accordé ici au mouvement est beaucoup
plus négatif. Il insiste sur le jeu joué par les partis, et sur le
relatif détachement de leurs calculs vis-à-vis des aspirations
fondamentales de la nation, jugeant même, dans la deuxième
édition de l’ouvrage, que « ce mouvement ne résultait que d’une
collaboration entre les dirigeants des partis, et l’engouement
populaire resta faible. »
Si les deux historiens ont livré une analyse semblable de
l’événement, soulignant tous les deux que cette victoire des partis
ne remettait pas en cause la nature autoritaire du système impérial,
Inoue a insisté sur la dynamique venue de la nation pour porter
4. Wakatsuki, ministre de l’intérieur du cabinet Katô, a succédé à ce
dernier après sa mort, le 28 janvier 1926.
314
Tristan Brunet
le mouvement, pour lui conférer un réel caractère démocratique
(histoire écrite du point de vue d’un « nous » national en lutte),
alors que Tôyama l’a présenté comme une manœuvre de la classe
dirigeante, visant à abuser la nation (histoire écrite du point de vue
d’un « nous » national abusé par le cadre historique et cognitif du
système impérial).
UNE HISTOIRE POUR CHANGER L’HISTOIRE – L’HISTOIRE
DE TÔYAMA ENTRE SCIENCE HISTORIQUE ET
LITTÉRATURE
La vision historique développée par Tôyama en 1955 était plus
faible, du point de vue de la légitimité historique et académique,
que celle développée par Inoue. En centrant son histoire autour
d’une subjectivité nationale abusée, il mettait en danger les cadres
mêmes de la grille de lecture kôza, car il sapait le rôle historique
dialectique qui devait échoir, dans son modèle, aux forces des
classes dominées. C’est ce qu’a rappelé la recension de l’ouvrage,
en février 1956, dans la revue d’histoire scientifique Rekishigaku
Kenkyū, qui regrettait les trop nombreuses approximations
de l’ouvrage du point de vue d’une lecture kôza pleinement
« scientifique ». A cet égard, l’histoire d’Inoue était plus cohérente
et plus légitime, usant des outils d’analyse kôza sans mettre en
danger son propos et sa narration historique.
Il faut néanmoins rappeler le but visé ici par Tôyama. En
adossant son histoire kôza à la temporalité du système impérial,
pour mettre en exergue la chimère historique générée par celui-ci,
et en soulignant comment une large part de la nation y avait
succombé, l’historien a cherché à toucher le lectorat national
de deux manières. Il a tout d’abord rédigé une histoire dont le
« nous » national était plus plastique, et moins directement porté
par les luttes ouvrières et paysannes. Il n’a pas hésité à lorgner du
côté du rôle historique des classes moyennes, invitant une plus
large part de la population japonaise à se reconnaître dans son
compte-rendu.
Mais Tôyama a surtout produit une histoire tendue entre sa
volonté de répondre aux critères scientifiques susceptibles de
légitimer sa reconstruction du passé historique, et son entreprise
littéraire pour investir son lectorat dans un projet national
démocratique, susceptible de s’atteler de manière empathique à
sa propre expérience. Il se ménageait ainsi un espace narratif pour
rendre compte d’une expérience nationale de la guerre, qui n’était
pas tant caractérisée par la lutte pour la démocratie que par la perte
Écrire l’histoire des ères Taishô et Shôwa au lendemain de la guerre 315
du sens qui a accompagné l’effondrement du système impérial
comme système cognitif, et la faillite de sa temporalité.
Les tensions de cette histoire se justifiaient par l’effet qu’elle
cherchait à produire, en fonction d’une réception supposée par son
lectorat. Elle visait à former un réceptacle narratif permettant à la
mémoire collective nationale de s’emparer de la vision historique
kôza, et de s’identifier à elle dans son action historique future.
La manière dont l’Histoire de Shôwa évoque la fin du conflit
mondial et la reddition japonaise le 15 août 1945 permet d’illustrer
cette stratégie narrative de Tôyama, et les effets qu’elle cherchait à
produire :
La plus grande partie de la nation (...) éclata en larmes par dépit
d’avoir perdu, et par déception à l’idée d’avoir été trahi, après avoir
sué sang et eau pour la guerre : " La guerre est finie, et qui plus est,
nous avons subi une défaite totale. J’ai beau essayer de répéter ces
mots autant de fois que possible, je n’arrive pas à y croire. " (Sekai,
août 1945)
Puis le 20 août le black-out fut levé, et lorsque les lampadaires
éclairèrent la nuit, la joie d’avoir survécu à la guerre surgit à nouveau
dans le cœur des gens, et la nation qui était à un pas de la famine,
rechercha de toutes ses forces le pain pour survivre. (Tôyama 1955 :
210)
A titre de comparaison, voici comment l’Histoire du Japon
contemporain d’Inoue relate ce même événement :
Le quinze août à midi pile, l’empereur diffusa sa déclaration de
capitulation. Cette guerre injuste, qui avait duré en réalité 14 ans
depuis l’invasion du nord-est chinois, s’acheva ainsi par une défaite
qui laissait le pays anéanti comme jamais il ne l’avait été dans son
histoire. (Inoue 1956 : 349)
En court-circuitant une lecture trop cadrée par la grille kôza,
Tôyama se ménageait un espace narratif et littéraire pour accéder
à la mémoire de son lectorat, et l’impliquer par l’évocation de
ce que l’historien et philosophe britannique Michael Oakeshott
appelait le « passé pratique »5, c’est-à-dire une reconstruction du
5. L’historien britannique définissait le passé pratique comme la part
de l’expérience du passé qui doit être mobilisable par tout un chacun dans
une société démocratique pour justifier et soutenir son action au quotidien
(Oakeshott 1999). Il opposait ce concept à celui de « passé historique »,
défini comme la part du passé, ou plutôt comme la mise en forme du passé
dont l’interprétation constituait un savoir spécifique détenu par les historiens
scientifiques. L’historien et historiographe Hayden White a récemment utilisé
ce concept pour repenser la frontière entre histoire et fiction, et entre histoire
et mémoire, en mettant notamment en avant les limites de l’historiographie
316
Tristan Brunet
passé susceptible d’être mobilisable par tous pour justifier une
ligne politique ou pratique dans une société démocratique. Si cette
position explique sans doute le succès populaire de son histoire,
elle la rendait critiquable à la fois par les tenants académiques de
l’histoire marxiste, et par les intellectuels littéraires hostiles à sa
nomothétique kôza.
BIBLIOGRAPHIE
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San.ichi shobô, 1949.
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contemporaine du Japon, second volume]. Tôkyô, Gôdô shuppansha, 1956.
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Tôkyô, Yoshikawa kôbunkan, 2003.
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Shôwa]. Tôkyô, Iwanami shoten, 1955.
White, Hayden. «Tokyo The practical past», Historein, volume 10, 2010 :
10-19.
scientifique pour rendre compte de l’expérience et du rôle qu’elle doit pouvoir
jouer dans une société démocratique (White 2010).
Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale »
317
Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale » de Hasegawa Nyozekan et la « question chinoise » (1911-1931)
BRICE FAUCONNIER
INALCO-CEJ
CRITICISME ET CONFORMITÉ :
L’ACTIVITÉ JOURNALISTIQUE « LIBÉRALE » DE
HASEGAWA NYOZEKAN ET LA
« QUESTION CHINOISE » (1911-1931)
1. DIVERSITÉ ET COMPLEXITÉ DU PHÉNOMÈNE
« DÉMOCRATIE DE TAISHÔ »
Il est remarquable que les essais les plus récents pour
délimiter ce qu’on appelle communément la « démocratie de
Taishô » dépassent de loin les limites de l’ère Taishô : 30 juillet
1912-25 décembre 1926. Les bornes chronologiques établies par
Narita Ryûichi sont à cet égard évocatrices, car elles encadrent
le phénomène « démocratie de Taishô », et non plus l’ère au
sens strict, au moyen des deux grandes interventions militaires
extérieures au territoire japonais : la guerre russo-japonaise
(1904-1905) et l’« Incident de Mandchourie » (18 septembre
1931, invasion du nord de la Chine). L’absence d’intervention en
Asie de l’Est constitue de fait l’arrière-plan du développement
« démocratique » du Japon impérial de cette période, sachant qu’il
est présenté par Narita comme un phénomène à plusieurs facettes
en constante interaction : volonté impérialiste et renforcement du
colonialisme vers l’extérieur ; essor des mouvements sociaux de
types contestataires et nationalistes à l’intérieur, combiné à une
urbanisation et une « massification » de la société (Narita 2007 :
v-vi).
Le cadre de « Taishô » ainsi sommairement posé, les
commentateurs, Narita inclus, font remarquer la complexité du
phénomène, à cause, notamment, des éléments suivants :
- le gouvernement japonais profite de la première guerre
mondiale pour faire pression sur la Chine au moyen de 21
demandes officielles liées aux conditions des échanges
318
Brice Fauconnier
économiques (le 18 janvier 1915), qui seront suivies d’un
ultimatum le 7 mai ;
- la retenue dans les interventions sur le continent souffre
d’une exception de taille lors de l’envoi de troupes en Sibérie pour
contrer l’armée rouge et secourir un contingent tchèque (1818)1,
ainsi que de deux expéditions en Chine (Santô2 shuppei, 1927 et
1928) ;
- les manœuvres des factions militaires japonaises visent à
étendre la sphère d’influence économique et stratégique en Chine
du nord et aboutissent à l’assassinat du seigneur de la guerre
Chôsakurin3 ;
- les revendications populaires reposent souvent sur un
chauvinisme revanchard et extrêmement violent, les agitations
urbaines entre 1905 et 1918 le montrent (Narita 2007 : 2-11 ;
Gordon 1991 : 24-26) ;
- l’intégration du Japon à la compétition capitaliste mondiale
le laisse financièrement fragile et économiquement vulnérable :
les crises à répétition (Mochizuki 2007 : 60-100) coïncident avec
les manifestations violentes (1905-1918-1930), en particulier pour
les effets sur la paupérisation des zones rurales : les émeutes liées
aux problèmes de subsistances (Emeutes du riz Kome sôdô, 1918,
Narita 2007 : 82-89).
« Taishô », en tant que période et phénomène socio-politique,
voit néanmoins émerger à partir des années de la première
guerre mondiale des formes d’expressions publiques populaires
et « bourgeoises » et les débuts d’organisations politisées
jusque-là réprimées ou balbutiantes : croissance rapide la presse
et des revues (Narita 2007 : 101-104 ; Sasaki 1999 : 351) ;
mouvements ouvriers et prolétaires ; place et participation sociale
des femmes (Narita 2007 : 171-77) ; accroissement spectaculaire
des universités (Halliday 1975 : 301-02) ; introduction du
marxisme, etc. Mais l’élément le plus cité, tout particulièrement
par rapport aux années trente, c’est la relative discrétion des
militaires en politique intérieure, dont le statut légal et les
prérogatives fixées depuis Meiji ne sont guère modifiées dans
l’ensemble sur toute la période 1905-1931 et même 1905-1945.
La prépondérance des cabinets des partis politiques dits libéraux
est concomitante de cette baisse d’influence. La « démocratie
de Taishô », qu’elle soit comprise ou non comme une période
saine de développement, c’est-à-dire une simple parenthèse entre
1.
2.
3.
Retrait des troupes japonaises oct. 1922.
Pin yin : Shandong.
Pin yin : Zhang Zuolin (1875-1928).
Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale »
319
deux périodes d’impérialisme, l’une modérée, l’autre agressive
et militariste en Asie, pose la question de l’évolution globale du
Japon entre un conflit (russo-japonais), dont le règlement fut
avalisé par les grandes puissances internationales, et une extension
territoriale source de frictions ouvertes notamment avec les EtatsUnis (l’invasion de la Mandchourie). Simultanément, la position
délicate du Japon entre une Asie, terrain d’interventions militaires
et d’opportunités économiques, et les puissances occidentales,
impose des prises de décision sur le plan diplomatique, qui
entraînent par réaction des débordements populaires.
2. HASEGAWA NYOZEKAN DANS LE COURANT
INTELLECTUEL « LIBÉRAL »
Les intellectuels japonais les plus critiques des politiques
intérieure et étrangère furent constamment conscients des
multiples dangers que comporte ce fragile équilibre. Tournés
vers l’Occident et vulgarisateurs-diffuseurs des idées provenant
de l’Europe et/ou des Etats-Unis, ils appellent à une meilleure
prise en compte de la population, une libéralisation des droits
d’expression et d’organisation. Le plus cité, et sans doute le plus
représentatif de cette tendance pour l’éducation, est Yoshino
Sakuzô (1878-1933). Une autre figure est Ôyama Ikuo (18801950), mais nous retenons ici Hasegawa Nyozekan (1875-1969)
pour les raisons suivantes :
- la longévité et la continuité de son activité publique
sont remarquables (il a 20 ans en 1895) et s’inscrivent donc
dans la question de la « démocratie de Taishô » en tant que
transition-transformation dans les courants intellectuels liés à la
modernisation ;
- si tous les personnages précités publient et interviennent
régulièrement, Hasegawa intègre la profession de journaliste
précocement, il n’est pas intégré dans les réseaux universitaires ou
aux institutions prestigieuses, même s’il est en parfois proche ;
- il n’adhère à aucun parti tout en soutenant par ses écrits
Ôyama Ikuo.
Il faut ajouter que sa longue carrière de journaliste
indépendant débute lors de son entrée dans la revue résolument
nationaliste Japon (Nihon) en 1903, se poursuit dans la même
veine avec son successeur Japon et Japonais (Nippon to
nipponjin) jusqu’à son incorporation à l’Ôsaka asahi shinbun
en 1909. Il y devient directeur de la section sociale (1914).
Romancier, poète, dramaturge autant qu’essayiste, Hasegawa
320
Brice Fauconnier
incarne l’intellectuel polyvalent. Les années 1909-1910 voient
sa sympathie grandir pour ce qu’on nomme le « libéralisme »
(jiyûshugi), classe sous laquelle il est généralement subsumé, et
dont le modèle est l’Angleterre. Mais ce trait majeur s’associe
à l’orientation originellement pro-nationale chez Hasegawa
sans contradiction ou retournement, du fait de la dimension
contestataire de Japon et de préoccupations constantes : inégalité
du traitement éducatif et méfaits de la modernisation. Dans
cette mesure, l’intention critique de Hasegawa ne varie pas.
Son évolution vers le « socialisme » à partir de la fin des années
vingt provient d’un souci identique. Il quitte officiellement
l’Ôsaka asahi le 18 octobre 1918, lors de la censure par le cabinet
Terauchi d’un article sur les émeutes du riz4 (Université Chûô
(compil.) 1985 : 56-59). Il fonde en février 1919 le mensuel
Nous (Warera) avec, entre autres, Ôyama Ikuo. Rebaptisé Mensuel
Critique (Gekkan Hihan) en 1931, il porte le sous-titre LA
KRITIKO SOCIALISTA, en esperanto et capitales d’imprimerie.
L’intention est claire. La convocation de Hasegawa au poste de
police le 22 novembre 1933 (il y passe une nuit), met un terme à
la publication de Critique et réoriente ses interventions publiques
sans les interrompre aucunement. S’il dénie toute accointance
avec des organisations sanctionnées par la loi sur le maintien de
l’ordre (chi.an iji hô), son discours ne verse pas dans le bellicisme,
mais plutôt dans le genre essais du les Japonais (nihonjin-ron) et
la valorisation des caractères civilisés du Japon à travers l’histoire.
L’après-guerre le voit de nouveau évoluer publiquement en tant
qu’intellectuel prestigieux et reconnu internationalement.
Le choix de continuer à publier durant les années les plus
dures (1938-1945), contrairement à d’autres comme Ôyama qui
s’exile aux Etats-Unis de 1932 à 1946, implique des arrangements
et un réalignement vers une expression de la critique au
niveau public plus conformiste. Puisqu’un personnage tel que
Hasegawa n’a jamais renié son propre attachement à la Nation
japonaise, c’est, dans le contexte dans années 1910-1930, la
combinaison entre patriotisme et remise en cause des injustices
de l’Etat, c’est-à-dire des formes prises par la modernisation du
Japon, qu’il nous semble intéressant de reconsidérer rapidement.
4. Cabinet Terauchi : oct. 1916-sept. 1918. Affaire dite de « l’Arc-en-ciel
blanc Hakkô jiken ». Aussi connue sous le nom de « Hakkô kanjitsu jiken ».
Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale »
321
3. MODÉRATION DE LA CRITIQUE ET AFFIRMATION DU
PATRIOTISME : L’ÉVALUATION DE LA CHINE DE 1911 À 1931
Hasegawa reste opposé à l’extension de l’empire si elle
implique de nouveaux sacrifices pour la population japonaise,
mais la crise qui suit la fin de la première guerre mondiale
provient en partie du retrait de certains territoires allemands
occupés par les Japonais et d’investissements en Chine. Le Traité
de Versailles (signé le 28 juin 1919) fut par ailleurs le motif d’un
fort désenchantement et d’un sentiment d’échec diplomatique au
Japon attribué à la Chine et aux manœuvres américaines (KATÔ
2007 : 81). Il en résultera une xénophobie accrue vis-à-vis de
anglo-saxons et un discours plus agressif concernant la Chine.
Ce genre de difficultés reporte dans les faits le mécontentement
populaire sur les cabinets et non sur les militaires. Par contraste,
Hasegawa soutient plus ou moins explicitement une maîtrise
du capitalisme et une modération diplomatique qui entrent
respectivement en contradiction avec la logique du développement
du premier et la légitimité des revendications nationalistes de
l’armée5. Cependant, déçu par le manque de mobilisation des
masses pour le projet « socialiste », sensible au nationalisme
populaire et finalement convaincu de la fonction capitale de
l’Etat dans le développement historique du Japon, Hasegawa se
détourne de ses vues « socialistes » en 1933-1934 (l’expérience de
la convocation au poste de police aura aussi certainement influé
sur sa conduite). De 1910 à la fin des années vingt les options sont
toutefois plus ouvertes. La Chine, du moins la Chine du nord et la
Mandchourie à partir des années 1915-1916, concentrent alors les
enjeux stratégiques (contre l’influence de l’URSS), énergétiques
(en énergies fossiles) et commerciaux (prioritairement les chemins
de fer de Mandchourie, puis la sidérurgie).
Les problèmes de réforme révélés par « Révolution chinoise »
de 1911 (Shingai kakumei), occupent une part importante des
éditoriaux de l’Ôsaka asahi (Inoue et Watabe 1972 : 103-07)6.
Les événements de l’été 1911- printemps 1912 sont suivis de près.
L’instabilité et les violences deviennent l’occasion d’un débat
sur l’opportunité ou non d’une intervention « amicale (kôiteki) »
du Japon. Pour l’Ôsaka asahi, l’intervention japonaise est en
principe non souhaitable en termes strictement militaires malgré la
demande de la dynastie Qing (éditorial du 5 novembre 1911), mais
5. Traité signé le 6 fév. 1922 par le cabinet Takahashi Korekiyo (nov.
1921-juin 1922).
6. On compte du 30 sept. au 13 mars 1912, 17 éditoriaux titrés à partir des
événements en Chine.
322
Brice Fauconnier
pourrait le devenir afin d’éviter toute extension de la situation au
niveau internationale (idem). Elle est ensuite considérée comme
inutile politiquement et militairement (éditorial du 15 novembre).
Cette option prend une autre signification concernant les dettes
contractées par les Qing et leur non-solvabilité éventuelle.
L’Ôsaka asahi réclame une attitude de grande fermeté de la part
du gouvernement japonais et reconsidère l’intervention amicale
nécessaire en cas de non-paiement. Précisons sur ce point que
ce type d’exigence est partagé par d’autres créanciers (comme
l’Angleterre et les Etats-Unis).
La déclaration de guerre à l’Allemagne (le 23 août 1914) et
les 21 demandes du 18 janvier 1915 (assorties d’un ultimatum
le 7 mai) interviennent dans le cadre international précis de
l’appartenance à l’Entente. Les éditoriaux montrent que la
déclaration reçoit l’approbation de quasiment toute la presse
(Inoue et Watabe 1972 : 118-21). Quant aux 21 demandes, il
semble une nouvelle fois que l’engouement patriotique n’épargne
que très peu de publication. L’Ôsaka asahi les soutient fermement
et constamment (dès l’éditorial du 9 décembre 1914 et les
pressions japonaises sur les territoires allemands en Chine). Il
avance que les négociations de la première moitié de 1915 sont
menées pour « des relations sino-japonaises amicales (nisshin
shinzen) » ou la « préservation de la Chine (Shina hozen) »
(éditorial du 21 avril 1915) (Inoue et Watabe 1972 : 140-41)7.
A partir de février 1919, Hasegawa s’exprime prioritairement
dans Nous, même s’il contribue aussi à d’autres revues mensuelles
à grand tirage comme L’opinion publique du centre [Chûô kôron]
ou Réforme [Kaizô]. Un long article placé au début du premier
numéro de Nous (vol. I, n° 1, fév. 1919)8, montre que Hasegawa
ressentait le besoin de se prononcer sur un thème incontournable
depuis au moins 1911. Précisons néanmoins qu’il est signé « le
groupe Nous (Warera guru-pu) », ce qui inclut d’autres personnes
comme Ôyama Ikuo. L’intérêt de ce texte réside dans les points
suivants :
- la défiance des Chinois vis-à-vis des Japonais existe bel et
bien et est présentée comme légitime ;
7.Le Yomiuri shibun se félicite des négociations, Yoshino Sakuzô
publie en 1915 une étude séparée intitulée Essai sur les négociations sinojaponaise Nisshi kôshô-ron, dans laquelle il légitime les 21 demandes du fait
qu’elles évitent le démembrement de la Chine, Chûô kôron n’est pas opposé aux
demandes (Inoue et Watabe 1972 : 142-50).
8. « Affirmations essentielles sur la politique chinoise Taishi seisaku no
konpon shuchô », p. 2-15.
Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale »
323
- la politique chinoise des autorités japonaises doit être
désintéressée afin de repartir sur des bases solides ;
- les relations internationales telles qu’elles sont pratiquées
jusqu’ici (implicitement par le Japon et les Occidentaux, bien
qu’ils ne soient pas désignés) sont donc injustes et doivent
appartenir au passé ;
- la défiance des Chinois a pour origine les factions militaires,
dont le cabinet Terauchi (nommé dans l’article) est le complice.
Cette déclaration intervient avant la signature du Traité de
Versailles (28 juin 1919), mais il semble que la rédaction de Nous
n’ait pas modifié sa ligne jusqu’à Critique (1931). Elle est ainsi
en décalage avec la défiance créée par Versailles et les discours
plus agressifs sur les nécessités d’une intervention en Chine pour
sauvegarder les intérêts ou le territoire de l’empire. Hasegawa
publie par ailleurs une série de textes sous la forme de dialogues
à propos de la Chine entre 1919 et 19239. Ils reposent en grande
partie sur son voyage d’août-octobre 192110. Ils relativisent
grandement la vision d’une Chine partagée, voire morcelée
entre de nombreux seigneurs de la guerre et insistent sur la
quotidienneté, le courage et la réceptivité de la population.
Les événements permettant d’identifier la position lors
du durcissement de la politique japonaise en Asie de l’Est sont
d’une part les interventions militaires en Chine de mai 1927 et
mars 1928 dans la province de Shandong (jap. Santô shuppei) ;
de l’autre, l’« Incident de Mandchourie » du 18 septembre 1931.
Les premières sont l’occasion de critiques virulentes dans Nous
et Réforme11. Les motifs des interventions y sont décrits comme,
au mieux des prétextes, au pire des affabulations. Réforme, revue
très progressiste, permet en outre une plus grande diffusion des
arguments de Hasegawa. En ce qui concerne l’« Incident de
Mandchourie », c’est dans Critique LA KRITIKO SOCIALISTA que
Hasegawa réitère des attaques du même genre12. Cela entraînera
9. 12 épisodes dans Nous, du vol. I, n° 6 (mai 1919) au vol. V, n° 3 (mars
1923).
10. Hasegawa fait deux autres voyages en 1926 et 1928 afin de mesurer sur
le terrain la dégradation de la situation.
11. « Erreur d’histoire militaire et manie de l’intervention : les
responsabilités de l’affaire Sainan Gunkokushi teki sakugo to shuppei kuse -Sainan jiken no sekinin », in Nous, vol. X, n° 5, mai 1928. L’Affaire dite de
Sainan, pin yin Jinan, est en fait une série de réactions anti japonaises de la
population chinoise. « Notre action militaire sur le continent chinois Shina tairiku
ni taisuru waga gunji kôdô », in Réforme, vol. X, n°6, juin 1928.
12. « Les illusions dans la conduite de l’Etat : leur réalisation lors de
l’affaire de Mandchourie Kokka kôdô ni okeru sakkaku - manshû jihen ni okeru
sono jitsugen », in Critique, vol. 2, n° 11 (n°146 en numérotation suivie depuis le
324
Brice Fauconnier
une interdiction de parution du numéro de mai 1932 (Université
Chûô (compil.) 1985 :102). Bientôt suspectés de sympathie
communiste, la critique et le patriotisme de Hasegawa Nyozekan
vont converger vers une discrétion concernant la « question
chinoise » et une revalorisation modérée de l’identité japonaise
dans le cadre très contrôlé par les autorités de la fin des années
trente à 1945. Cette « question chinoise » à bien des égards
centrale, n’en finira pas de s’aggraver après l’invasion du sud
de la Chine (juillet 1937) et de s’enliser jusqu’à la défaite. Elle
constitue aussi, depuis Versailles un contentieux entre les EtatsUnis et le Japon. Régulé par l’intermédiaire de la SDN et du Traité
de Washington, il tourne au dialogue de sourd en 1931-1932, lors
de la création de l’Etat fantoche du Manshûkoku et la commission
Lytton, envoyée en Manchourie en février 1932. Elle conclut à
l’irrecevabilité des arguments d’auto-défense avancés par le Japon
afin de justifier l’invasion de la Mandchourie. Ceci confirme
que la présence sur le continent n’est en rien un acte impérialiste
anodin, puisqu’elle entraîna directement la sortie de SDN
du Japon en 1933, la fin de la période des traités et l’évolution
jusqu’à 1941 et 1950.
A ses débuts fortement influencé par le nationalisme du groupe
de la revue Japon, il évolue rapidement vers le « libéralisme » de
Taishô par le biais de son activité journalistique, c’est-à-dire la
lutte pour les droits d’expression et d’organisation, l’éducation
du peuple, le développement personnel. Mais cette tendance
se trouve combinée avec une forte sympathie pour le courant
prolétarien, la limitation des effets négatifs du capitalisme et les
idées marxistes. Sans renier son patriotisme, comme le firent
certains communistes, et sans affiliation politique, il poursuit sa
critique de la société japonaise et surtout du militarisme. Il s’agit
là de la caractéristique persistante de ses interventions publiques,
y compris durant les années de la mobilisation générale et de la
guerre du Pacifique. Il reste un modéré, en dépit de certaines de
critiques violentes de la politique intérieure (qualifié de fascisme)
et extérieure, nous l’avons vu jusqu’en 1931. Sa véritable
réorientation intervient entre 1933 et 1934, années pendant
lesquelles le principe de la critique issu de 1906-1909 se met en
conformité avec des conditions d’expression plus contrôlées, mais
il demeure en décalage avec l’exaltation de l’essence nationale, la
mythification de la lignée impériale et la lutte jusqu’au-boutiste de
1938-1945. La « démocratie de Taishô » constitue sans doute pour
lui une période de potentialités à laquelle le contrôle étatique aura
mis provisoirement un terme. Il en tire les conclusions logiques
1er n° de Nous), déc. 1931.
Criticisme et conformité : l’activité journalistique « libérale »
325
sur les incapacités des individus à s’organiser contre l’Etat et
une sorte de déception concernant ces masses dans lesquelles il
plaçait tous ses espoirs d’essor démocratique et de relativisation
du nationalisme.
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Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai
Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai : au-delà de l’écriture stéréotypée
327
MIYAZAKI KAIKO
ATER Université de Toulouse II – Le Mirail
DERNIERS ÉCRITS DES MEMBRES DU
KAMIKAZE TOKKÔTAI :
AU-DELÀ DE L’ÉCRITURE STÉRÉOTYPÉE
Du côté japonais ou de celui des vainqueurs, les « kamikazes »
sont souvent présentés tantôt comme de braves combattants se
sacrifiant pour la nation, tantôt comme des guerriers fanatiques,
sabre à portée de main. Or, les membres du Kamikaze Tokkôtai,
plus généralement du Tokubetsu Kôgekitai (Tokkôtai : Unité
d’Attaque spéciale), sont rarement des soldats aguerris. Ces
derniers sont pratiquement tous morts aux dernières années
de la Guerre du Pacifique. Ce sont donc essentiellement des
étudiants inexpérimentés, incorporés massivement en octobredécembre 19431, qui constituent ces Tokkôtai. L’immense majorité
d’entre eux (99 %) est née sous l’ère Taishô, entre 1921 et 1923
(Yasukawa 1986 : 222).
Destinés à guider des engins vers des cibles, dans des avions
bricolés avec les moyens du bord, ces étudiants n’ont bénéficié
que d’une formation raccourcie et partielle, du fait des pénuries
de carburant. À l’apogée du programme, entre décembre 1944 et
août 1945, ces étudiants représentent 80 % des officiers morts au
Tokkôtai (Morioka 1995 : 10-11, 51-53 ; Pinguet 1984 : 256).
Parmi eux, on note une surreprésentation des étudiants en lettres
ou en sciences humaines, ce qui laisse émettre des doutes sur la
réalité du « volontariat », et révèle, peut-être, une certaine forme
de stratégie.
Les réflexions intérieures de ces étudiants sont assez
logiquement moins imprégnées par les dogmes et les slogans
faciles du militarisme que chez les soldats de métier. Issus parfois
d’universités de renom, ils savent manier la plume, maîtrisent
des connaissances littéraires, philosophiques et politiques très
1. Dans le cadre du « Gakuto Shutsujin [incorporation des étudiants] »,
suite à l’abolition (octobre 1943) du sursis qui avait été accordé jusqu’alors aux
étudiants (Morioka 1995 : 50-51, 180-181, 282-284).
328
Miyazaki Kaiko
cosmopolites (Ônuki 2006 : 18-23). Pourtant, leurs derniers
écrits – journaux intimes, lettres, testaments, poèmes (surtout des
tanka), composés dans les jours qui précèdent leurs missions –
sont truffés de références très stéréotypées et conformistes, sans
forcément être si militaristes, formant presque un genre. D’autant
que, Japonais ou pas, c’est parfois lors de cet instant ultime que
les individus ont le plus tendance à se comporter selon les normes
collectives, comme l’affirmait Arthur Koestler : « C’est aux
moments les plus dramatiques de la vie qu’on échappe le moins à
la banalité » (Koestler 1994 : 838).
Nous essayerons de montrer dans un premier temps comment
la « collectivisation » et l’esthétisation du sacrifice ultime ont pu
rendre moins insupportable la mort, pas toujours volontaire, des
membres du Tokkôtai, en fournissant une sorte de modèle pour la
mort sacrificielle. Puis, nous tenterons de voir comment certains
membres du Tokkôtai ont détourné les références culturelles de
leur usage militariste et même, ont utilisé leurs derniers écrits
comme un espace d’expression et de critique.
LA MORT MODE D’EMPLOI : LES FLEURS DE CERISIER
Parmi les stéréotypes récurrents dans leurs derniers écrits,
dont ceux issus du Bushidô tel qu’il se présentait dans les
années 1920-1930, on note sans surprise l’utilisation de la fleur
de cerisier. Ce symbole, au fond polysémique voire ambivalent,
mais instrumentalisé par des militaristes, touche habilement,
sournoisement, même ceux qui résistent relativement bien aux
discours militaristes. Esthétique de l’éphémère et du sacrifice
au moment optimum (dans la jeunesse), la fleur du cerisier est
présente dans l’immense majorité des lettres et des poèmes des
membres du Tokkôtai (Nihon Senbotsu Gakusei Kinenkai 1982
; 1995 ; 2003). Le fameux poème de Motoori Norinaga (17301801), un des fondateurs (justement) du mouvement littéraire des
« Études nationales » (Kokugaku), illustre clairement le rôle de
la fleur du cerisier dans le processus d’identification nationale à
travers la définition d’une âme japonaise supposée être spécifique :
« Shikishima no yamatogokoro o hito towaba / Asahi ni niou
yamazakurabana [Si, à Shikishima, on me demande ce qu’est l’âme
du Yamato, je réponds que c’est la fleur du cerisier sauvage lorsque
son parfum se répand dans les rayons du soleil levant]. »2
2. Sauf mentions contraires, toutes les traductions des textes japonais de
cet article sont assurées par nous-même. Pour les textes d’Ôtsuka et d’Uehara,
nous avions consulté l’ouvrage de Jean Lartéguy (Ces voix qui nous viennent de
Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai
329
Cette intention politique d’embellir, de justifier et
d’encourager le sacrifice pour le nationaliser se retrouve dans le
choix délibéré de l’allusion au waka de Motoori : ainsi les quatre
premières unités du Kamikaze Tokkôtai sont nommées selon ce
poème : « Shikishima » (toponyme), « Yamato [Japon antique] »,
« Asahi [Soleil levant] », et « Yamazakura [Cerisier sauvage] ».
D’autres, formées au printemps 1945 seront appelées « Ôka
jinrai [Fleurs de Cerisiers du Tonnerre divin] ». Le planeursuicide, bombe à guidage manuel, est lui directement nommé
« Ôka [Fleurs de Cerisiers]». En plus de l’évocation du Vent divin
de 1281 qui a épargné au Japon l’invasion mongole, c’est un autre
pan de la culture japonaise qui est greffé au programme Tokkôtai.
L’esthétisation de la mort sacrificielle des jeunes gens a été
clairement construite par l’autorité militaire. Elle s’est appuyée sur
une batterie de référentiels profondément inscrits dans la culture
japonaise (Ônuki 2003 :169-246), immédiatement identifiables
par tous, encore plus pour l’élite littéraire des grandes universités.
Rien d’étonnant donc si la fleur du cerisier, symbole de la
beauté de ce qui disparaît, est présente dans l’immense majorité
des lettres et des poèmes des membres du Tokkôtai. D’autant plus
que c’est justement à cette saison des cerisiers en fleurs (printemps
1945) qu’ils sont lancés en masse sur l’ennemi. Ils s’appellent
d’ailleurs eux-mêmes sakura (cerisier) entre camarades de
promotion (Morioka 1995 : 295).
Kumakura Kôkei 3 (né en octobre 1921, étudiant de
l’Université Senshû, mort en Attaque spéciale le 14 avril 1945),
fournit un exemple très représentatif de l’évocation quasi
systématique de la fleur de cerisier chez les membres du Tokkôtai.
Il écrit ces lignes le jour de son attaque, après avoir suivi un rituel
de purification, puis glissé dans ses affaires bien rangées, quelques
pétales de ces fleurs :
« À l’attaque !
C’est déjà le printemps ici. Les fleurs des cerisiers sont épanouies en abondance comme si elles fêtaient notre offensive. Moi
aussi, j’éclos aujourd’hui, puis je tomberai comme ces fleurs, pour
notre Empereur4. »
la mer, 1954), mais il s’est révélé imprécis et sommaire dans ses traductions.
3. Son prénom peut se lire aussi Takahiro ou Takayoshi. Faute
d’informations plus précises, nous optons ici selon l’usage pour la lecture
on.yomi : « Kôkei ».
4. Kumakura Kôkei, dans sa lettre à ses parents du 6 avril 1945, écrite
avant l’attaque et qui sera finalement reportée à cause d’un accident technique
(Morioka 1995 : 242-249).
330
Miyazaki Kaiko
Dans ce passage, les fleurs du cerisier sont à la fois le décor
de l’ultime attaque, et le modèle éthique et esthétique de la
mort idéale pour un soldat japonais, digne héritier des traditions
féodales. Elles l’accompagnent concrètement dans sa mort et lui
offrent indéniablement un soutien moral.
Un autre exemple nous montre une utilisation plus intériorisée
et personnalisée de cette fleur. Ainsi Nishida Takamitsu (avril
1923 - 11 mai 1945), dans son journal du 25 avril 1945, se réfère
au cerisier qui lui sert de modèle d’abnégation vertueuse :
« Ni ma vie, ni le renom, ni l’honneur, ni la situation ne m’intéressent. Si j’arrive seulement à accomplir ma mission dans la victoire, je ne désirerai rien. Regarde les cerisiers sauvages. Ils ont éclos
à notre insu, tombant bravement quand il est temps, sans éprouver aucune hésitation. Voilà ce qu’il faut graver dans mon esprit. »
(Nishida dans Morioka 1995 : 252, 273)
Ces références culturelles ressassées par leurs supérieurs
(Pinguet 1984 : 259-260) ont enseigné aux jeunes étudiants
des Tokkôtai à se préparer ensemble à une mort digne, brave et
esthétique. La beauté du sacrifice patriotique permet dans ce cadre
de transcender l’individu pour en faire le représentant suprême,
en son apothéose, de toute la nation. La manipulation habile du
plus profond de la sensibilité permet de transformer une mort
individuelle en une mort collective.
Certains étudiants sont pourtant peu à l’aise voire critiques sur
la vie de caserne. Mais même ceux qui critiquent le militarisme
succombent à l’appel de l’esthétisme que procure la fleur de
cerisier. C’est le cas de Sasaki Hachirô (7 mars 1922 - 14 avril
1945), étudiant en Économie de l’Université impériale de Tôkyô.
Sensible au marxisme, il est de plus en plus critique contre le
totalitarisme : à la vue du film de Leni Riefenstahl, Triomphe de
la volonté, il juge « la sacralisation du travail pour le groupe »
et « l’abrutissement général du peuple » comme une « trahison
envers l’essence de l’homme, envers la marche de l’Histoire (le 7
mars 1942). Le 6 avril 1942, il note dans son journal : « Gunbu no
ôbakayarô !! [Quels grands cons ces militaires !!] » (Ônuki 2006 :
74, 84-85). Et finalement, en mars 1945, un mois après sa
nomination au Tokkôtai, il compose un tanka, en utilisant cette
image stéréotypée du cerisier :
« Kiyorakeki fukayama no yuki ni haetekoso / Ware mo kai aru
yamazakurabana [je ne serai digne de la fleur de cerisier sauvage
que si j’arrive, comme elle, à scintiller parmi les neiges pures des
montagnes profondes]. » (Ônuki 2006 : 57, 73)
Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai
331
Ce poème, qui se termine avec le même terme, yamazakura,
que dans le poème de Motoori, semble exprimer son idéal d’avoir
une âme pure (kiyorakeki), sans vanité, qui se tient humblement
loin de la société (« montagne profonde »), sans chercher que
ses vertus soient vues et reconnues par les autres. Un idéal qui
colle avec les valeurs japonaises du moment et qui est symbolisé,
conformément, par la fleur du cerisier.
Dans son poème composé à la base militaire de Kanoya 鹿
屋 (Kagoshima) juste avant sa mission sacrificielle, le cerisier
prend une connotation plus proche de celle de la mort :
« Hinomoto o aya niowasete iku haru to / Tomoni chiranamu
sakurabana [Que les fleurs de cerisier tombent, avec le printemps
qui s’en va, faisant répandre leur parfum au soleil levant. » (Sasaki
dans Ônuki 2006 : 73)
Suivant ce mode d’emploi de la fleur de cerisier, Sasaki
compare ici son destin à la fleur qui tombe (« chiru ») dans sa
jeunesse (« haru ») et qui doit ainsi faire adieu à sa patrie
(« hinomoto »). Le choix des mots annonce ici plus clairement
le sentiment de sa mort imminente (« chiranamu », « iku逝
く »), contrairement au tanka précédent (« haete »). On voit le
conformisme de ce tanka également dans le fait qu’il reprend
l’idée du waka de Motoori avec le parfum qui se répand au
soleil levant (« Asahi ni niou » qui devient « Hinomoto o aya
niowasete » chez Sasaki). Il faut toutefois souligner que Sasaki
reste, jusqu’à ses derniers moments, imperméable à l’idée des
cerisiers considérés comme l’incarnation des soldats morts pour
l’Empereur, à l’instar des sakura du sanctuaire Yasukuni (Ônuki
2006 : 74).
AU-DELÀ DE L’ÉCRITURE STÉRÉOTYPÉE
Aux côtés des lettres d’adieu composées selon les canons,
certaines peuvent cacher des remises en cause du Tokkôtai ou du
régime. Dans une société fortement codifiée, particulièrement
dans le contexte militaire, l’affirmation de l’individualité n’est
pas simplement inhabituelle, mais elle est clairement réprimée,
surtout dans un contexte de censure. Il faut donc distinguer plus
particulièrement les compositions qui adoptent un autre mode
d’expression. Elles nous disent peut-être plus l’état d’esprit réel,
la conscience, la culture ou la capacité de réflexion de cette
génération.
332
Miyazaki Kaiko
Ainsi Ôtsuka Akio (23 mars 1922 - 28 avril 1945), étudiant
de l’Université Chuô, déclare une semaine avant sa mort qu’il « ne
va pas mourir par plaisir » (le 21 avril 1945), et quelques temps
plus tard, le jour de sa mort, il détourne le modèle du sacrifice
symbolisé par la fleur du cerisier :
« À Tokyo, n’est-ce pas que les fleurs des cerisiers ont déjà commencé à tomber ? Si ce n’était pas déjà le cas, moi qui vais tomber à
l’instant, ne serais-je pas trop pitoyable ?
Tombez, tombez, fleurs de cerisiers ! Comment pouvez-vous
être encore en train de fleurir alors que ma vie, elle, va se détacher ? » (Ôtsuka In Nihon Senbotsu Gakusei Kinenkai 1982 : 266)
Il montre la contradiction de l’enseignement militariste :
il n’est pas vrai que l’on tombe comme les fleurs ; il n’est pas
normal que je doive mourir. Vu le contexte, ne serait-ce pas
implicitement une remise en cause de la propagande militaire et
du programme Tokkôtai ? Pourquoi pas même une dénonciation de
l’absurdité contre-nature de ces opérations-sacrifices ?
Un exemple plus frappant d’esprit indépendant, Uehara Ryôji
(27 septembre 1922 - 11 mai 1945), étudiant en Économie de
l’Université Keiô (1941-), qui accorde peu de place au cerisier, et
qui maintient une conviction politique d’ordre libéral, idéologie
pourtant fortement réprimée depuis 1933 (Yasukawa 1986 :
65-78).
Le 7 février 1945, trois mois avant son ultime mission, il
critique clairement les dirigeants et les média :
« Depuis la tentative de coup d’État du 26 février 1936, le Japon
a mal choisi son chemin. (…) les autoritaristes ont manipulé les
masses ignorantes pour les inciter à s’opposer aux mesures prises
par les États-Unis (…). Ils se sont efforcés de tromper le peuple
en utilisant les média (…). » (Uehara in Nihon Senbotsu Gakusei
Kinenkai 1995 : 373)
À la veille de sa mission kamikaze, il rédige son « Testament
aux Japonais ». En voici un extrait :
« La liberté est l’essence même de la nature humaine et elle ne
peut jamais être annihilée, même si, en apparence, elle a l’air d’être
étouffée, elle continuera souterrainement à lutter et finira certainement par vaincre (…). Les États autoritaristes, malgré leur prospérité momentanée, finiront nécessairement par être vaincus. Les pays
de l’Axe nous en ont donné la preuve éclatante au cours de cette
guerre. » (Uehara in Nihon Senbotsu Gakusei Kinenkai 1995 : 17-18)
Prévenir l’effondrement du Japon militariste à partir de la
défaite de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie est une preuve
Derniers écrits des membres du Kamikaze Tokkôtai
333
de lucidité et d’indépendance intellectuelle qui n’étaient pas
évidentes en mai 1945. En guise de comparaison, nous pouvons
nous référer à un survivant du programme Tokkôtai, Shimao
Toshio, étudiant en Économie puis en Histoire de l’Université
impériale de Kyûshû5. Le désespoir et la fatigue mentale aidant,
il ne pouvait plus faire le lien entre les situations internationales
et celles qui l’entouraient. Shimao se sentait incapable de réfléchir
sur l’origine historique de la défaite du fascisme, comme il l’écrit
en novembre 1949, dans Shutsu kotô ki [Chronique de la sortie de
l’île perdue]6 :
« Je ne comprenais pas ce que pouvaient signifier l’assassinat de
Mussolini et la disparition de Hitler, ces événements ne m’ont donné
que l’impression de lire les vieux articles de la chronologie de l’Histoire. Mais quant à réfléchir par où a commencé l’histoire qui aboutit
à cela, et ce qui arrive après cela, j’étais incapable de concevoir quoi
que ce soit. » (Shimao 1992 : 114)
Parmi les étudiants Tokkôtai conditionnés par les éléments
socioculturels plus ou moins homogènes, surtout à l’époque de
« l’abrutissement politique bien entraîné » (Yasukawa 1993 :
77), Uehara reste une exception en exposant ainsi une pensée
politique libérale et humaniste, convaincu que les pays totalitaires
finiront par être vaincus par les pays démocratiques, tout comme
l’inhumain par l’humain. Cela au sein de l’Unité d’Attaque
spéciale qui est un noyau dur, et aujourd’hui le symbole, du
militarisme patriotique.
Le geste de sacrifice d’Uehara pour le pays totalitaire peut
sembler contradictoire avec ses convictions politiques. Mais le
paradoxe entre son idéal politique et son sacrifice pour le Japon
militariste semble trouver son issue dans le fait que le sacrifice
pour la patrie donne justement le droit moral et la légitimité
pour permettre la transgression de l’ordre par une critique des
dirigeants, sans perdre son honneur ni celui de ses proches, et
tout en accomplissant son devoir vis-à-vis du groupe. Sa mort
devient ici une sorte d’immolation par protestation. C’est là un
espace d’affirmation du soi à l’écart de la normalité, pouvant être
tolérée par la collectivité même dans une société profondément
normative.
5. Né en 1917, il est certes plus âgé que la majorité des étudiants-soldat
en Tokkôtai. Mais, lui aussi, il a été obligé d’interrompre ses études à l’Université
impériale, pour être incorporé dans la marine en octobre 1943, et être désigné en
octobre 1944 pour le Tokkôtai (Aoyama 1987 : 1044-1045).
6. Il faut noter que ce texte autobiographique, écrit après la guerre, n’a
pas tout à fait le même statut que les journaux intimes et les testaments écrits à
chaud en 1945.
334
Miyazaki Kaiko
Au sein des étudiants membres du Tokkôtai, même chez ceux
qui avaient lu Marx, Lénine, ou Weber (Ônuki 2006 : 27-30),
une majorité a adopté le modèle stéréotypé du cerisier comme
mode d’emploi pour accepter leur mort. En revanche, les lettres
qui échappent à la normalisation éclairent une autre réalité.
Elles montrent comment cette jeunesse, née au début des années
1920, lors de la démocratisation Taishô, pouvait être diverse, et
loin d’être cantonnée à cette figure uniforme et trompeuse « du
kamikaze » qu’une mémoire collective, ou plutôt nationale,
a opportunément sélectionnée. Certains ont fait preuve d’une
étonnante lucidité et d’un grand recul vis-à-vis du militarisme.
Ils sont selon nous les signes du développement d’une vraie
maturité politique au sein d’une partie de la jeunesse japonaise
née de Taishô. Ainsi, selon Yasukawa, historien de l’éducation, qui
cite un témoignage d’un ami d’Uehara, celui-ci lui aurait affirmé
juste avant sa mission ultime : « après ma mort, je serai au paradis
[tengoku] et non au Yasukuni » (Yasukawa 1986 : 243)
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La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô
337
La maturation d’une discipline scientifique dans le Japon de l’ère de Taishô : l’histoire économique du Japon selon Takekoshi Yosaburô (1920)
ALEXANDRE ROY
CEJ
LA MATURATION D’UNE DISCIPLINE
SCIENTIFIQUE DANS LE JAPON DE L’ÈRE DE
TAISHÔ : L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE DU JAPON
SELON TAKEKOSHI YOSABURÔ (1920)
À la mort de l’empereur Meiji en 1912, le régime impérial
fondé un demi-siècle auparavant, était déjà parvenu à faire du
Japon la plus importante puissance militaire et économique nonoccidentale au monde. Le développement des sciences au Japon
accompagna cet essor et le conditionna de plus en plus. Avec le
rapide développement industriel du pays, les questions relatives
à la science économique gagnèrent en importance rapidement.
Au cours du xixe siècle, l’« école historique allemande » domina
la discipline1 et c’est sous son influence que la discipline
économique fut introduite et d’abord développée au Japon.
L’approche scientifique des problèmes économiques poussa ainsi
les chercheurs japonais à examiner d’abord l’histoire nationale.
La discipline historique étant elle-même balbutiante, les premiers
travaux en économie durent faire face à des connaissances
particulièrement faibles et réalisèrent une avancée doublement
pionnière.
Les premiers travaux japonais furent accomplis dans les
années 1880 et 1890, mais ce fut Fukuda Tokuzô (1874-1930)
qui livra une première véritable histoire économique du Japon
(Fukuda 1907). Après cette première phase d’introduction de la
discipline, trois auteurs différents poursuivirent l’effort durant les
années 1910 pour publier, coup sur coup, cinq ouvrages imposants
entre 1919 et 1921. Ces ouvrages apportèrent un nouveau souffle,
ouvrant une nouvelle phase dans le développement de l’histoire
économique japonaise. Ils affinèrent l’analyse de Fukuda en
appliquant plus en avant la méthode économique en histoire.
Ces trois auteurs étaient de générations différentes : Takekoshi
1.
Sur cette « école », cf. Campagnolo 2004 et Shionoya 2001.
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Alexandre Roy
Yosaburô (1865-1950), Uchida Ginzô (1872-1919) et un disciple
de ce dernier, Honjô Eijirô (1888-1973).
L’œuvre d’Uchida (décédé subitement en 1919 à l’âge
de quarante-huit ans) était le recueil posthume de ses travaux
(Uchida 1921). La valeur de l’ouvrage réside plus dans un
premier « état des lieux » de la discipline entre les années 1890
et 1910 que dans une avancée innovante en la matière. Avec
Fukuda, Uchida avait été le premier docteur et professeur en
histoire économique du pays (depuis 1907, date de la création de
sa chaire à l’université de Kyôto). Au moment même de son décès
prématuré, un de ses disciples émergeait : Honjô Eijirô. Honjô
publia d’abord en 1920 un ouvrage regroupant les travaux qu’il
avait effectués sur les six années précédentes (1913-1919). Ces
ouvrages d’Uchida et Honjô étaient importants, mais leur portée
resta fondamentalement académique (et fondatrice à ce niveau à
bien des égards). Le travail de Takekoshi, lui, relevait d’une autre
dimension
Takekoshi voulait, pour la première fois, articuler étude
scientifique, pensée politique et œuvre « grand-public ». Comme
le travail de Fukuda avait marqué les débuts de la discipline
historico-économique, celui de Takekoshi vint affirmer son
développement à un niveau social et politique supérieur,
remportant un large écho au Japon (avec cinq rééditions avantguerre – en 1925, 1927, 1928, 1931, 1934 – et une encore en
1948) et même publié à l’étranger (Takekoshi 1930), le seul du
genre avec la thèse de Fukuda2. Pour comprendre les ressorts de
l’œuvre et sa portée, nous présenterons d’abord le personnage
de Takekoshi, avant de cerner les apports et les limites de son
ouvrage en termes heuristiques, historiques et méthodologiques.
TAKEKOSHI : UN HISTORIEN ENGAGÉ ET NON
ACADÉMIQUE
Originaire des terres shogunales (actuelle préfecture de
Saitama), Takekoshi commença des études à l’université de Keiô,
avant d'intégrer, sous l’influence directe de Fukuzawa Yukichi,
les « Nouvelles du Temps » (Jiji shinpô). Passionné d'histoire,
il écrivit une « Nouvelle histoire du Japon » (Takekoshi 189192) dès 1891, puis, en 1896, une histoire des « Deux mille
2. La thèse de Fukuda, rédigée en allemand (Die gesellschaftliche und
wirtschaftliche Entwicklung in Japan), fut soutenue sous la direction de Lujo
Brentano à l’Université de Munich en 1900 et publiée la même année à Stuttgart
par l’éditeur Cotta.
La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô
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cinq cent ans » (Takekoshi 1896) du pays… livre de chevet de
Fukuda durant sa thèse (Fukuda 1907 : 23). Bien que dépourvus
de références systématiques, ces ouvrages furent pionniers dans
leur domaine : la première histoire contemporaine du Japon et la
première histoire "depuis les origines".
Il s’engagea tôt politiquement, contre le pouvoir établi
des « cliques de Chôshû et Satsuma » (ou « clique de Sacchô
»), mais n’était toutefois pas extrémiste puisqu’il rejoignit
l’éminente figure du clan de Chôshû, Itô Hirobumi, dans le parti
que ce dernier fonda en 1900 (Rikken seiyû-kai, les Amis de la
Constitution). Sous cette étiquette, il remporta son premier siège
de député en 1902, puis fut réélu jusqu’en 1915, période pendant
laquelle il trouva encore le temps d’écrire un nouveau livre, sur
la colonisation japonaise à Taiwan (Takekoshi : 1905 et 1907).
Après sa défaite aux élections de 1915, face au fils d’Ôkuma
Shigenobu, il s’attela à la rédaction d'un nouvel et grand ouvrage
pionnier en histoire, son Histoire économique du Japon, parue en
1919. L’ensemble était constitué de pas moins de huit volumes,
regroupant près de cinq mille pages, un ouvrage-fleuve dressant
une fresque colossale de l’histoire japonaise considérée d’un point
de vue économique. Au moment d'écrire son Histoire économique
du Japon, Takekoshi était donc un historien expérimenté, aux
connaissances enrichies par son expérience politique, mais, fait
capital, il restait extérieur à l’académie universitaire.
SON ŒUVRE : UNE HISTOIRE COMMANDÉE ET ORIENTÉE
Takekoshi ne fut pas à l’origine de sa propre Histoire
économique du Japon. Elle lui fut commandée par Motono Ichirô
(1862-1918). Fils d’un haut-dirigeant du fief de Saga (proche
des fiefs de Sachhô), Motono fit partie des premiers étudiants
japonais à être formés à l’étranger, partant en France en 1873.
Il étudia le droit à l’université de Lyon, devenant docteur en la
matière en 1889, avant d’entrer aussitôt au ministère des affaires
étrangères. Il y accomplit une carrière rapide et brillante :; nommé
ambassadeur à Paris entre 1901 et 1906 puis à Moscou entre 1907
et 1910, il devint le ministre des Affaires étrangères de Terauchi
Masatake entre 1916 et 1918.
Au cours d’une réception diplomatique qu’il donnait à Paris
alors que le Japon avait vaincu la Russie, Motono se vit dire par
Gustave Lebon, célèbre autorité intellectuelle de l’époque, que la
puissance acquise par le Japon ne pouvait être qu’éphémère « tel
un météore ». Motono défendit qu’elle était au contraire fort solide
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Alexandre Roy
et durable, fruit d’une évolution historique profonde3. Ce ne fut
que dix ans plus tard, en 1915, de retour de Moscou, que Motono
put lancer un ouvrage défendant sa position… mais avec quelle
envergure : il parvint à réunir autour de lui pour ce projet pas
moins de cinquante des plus grandes figures du patronat japonais.
Parmi les membres de ce « Comité pour la rédaction d’une histoire
économique du Japon » (nihon keizai-shi hensan-kai) : les patrons
des groupes Mitsubishi et Mitsui, les magnats du charbon (Asô
Takichi) et des travaux publics (Ôkura Kihachirô), mais encore
un haut dirigeant de la Banque du Japon (Ino.ue Jun’nosuke)
et une foule de représentants d’autres familles toutes aussi
puissantes (familles Matsukata, Asano, et d’autres)4. Takekoshi,
fort de son expérience d’écrivain érudit et dorénavant libéré de
toute occupation parlementaire, devint le scribe de ce groupe
d’oligarques. Son œuvre dépassa néanmoins largement cette
limite, bâtissant une problématique fine et originale, en avance sur
son temps.
Idéologiquement, la base commune réunissant Takekoshi
et ses riches patrons était leur volonté de minimiser le rôle des
hommes d’Etat dans l’Histoire. Néanmoins, leurs motivations
pour cela différaient. Pour l’auteur il s’agissait de dénoncer les
puissants, le pouvoir établi, semblant inamovible. Pour le patronat,
il s’agissait de montrer qu’au-delà des apparences le pouvoir
reposait d’abord sur eux et que rien n’étaient plus importants que
leurs « affaires ». Ainsi, Takekoshi, homme politique lui-même,
promut le facteur économique comme le « facteur premier »
(cf. ci-après), mais il n’alla pas jusqu’à substituer les hommes
d’affaires aux hommes politiques en tant que moteur de l’histoire.
L’histoire de Takekoshi s’avéra en réalité une histoire économique
et sociale, et à certains égards bien plus sociale qu’économique.
Le caractère innovant, ou même révolutionnaire, de cette
approche « non-politique » doit être souligné : à l’époque,
Takekoshi s’inscrivait clairement et entièrement contre la
mythologie impériale – qu’il ne mentionna aucunement (pas
même pour une simple évocation), chose inédite pour un historien
japonais d’alors. Le point de vue de Takekoshi illustrait la
formation parmi les historiens japonais d’une conscience sociale :
l’histoire économique du pays était d’abord celle des conditions
de vie et de production du peuple. Fukuda n’était pas allé aussi
loin dans sa justification de l’intérêt d’une histoire économique
3. C’est ce que rapporta Takekoshi dans son introduction (Takekoshi
1920 : 1-2).
4. Pour la liste complète des cinquante membres du groupe, cf. Takekoshi
1930 : 3-5.
La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô
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du Japon, se contentant à de nombreux égards de reproduire le
modèle qu’il avait étudié en Allemagne.
UNE HISTOIRE AMBITIEUSE : ÉCONOMIQUE, GÉNÉRALE,
MONDIALE ET SCIENTIFIQUE
Takekoshi revendiquait une conception rationnelle de
l’histoire : « comme les autres sciences naturelles, elle est
bâtie sur des références scientifiques » (Takekoshi 1920 : 6).
Affirmant que « personne ne se satisfait d’un récit poétique,
d’une simple chronique ou de l’hagiographie d’un héros », il
refusait la conception poétique ou hagiographique de la discipline
(denki rekishi) et ses formes les plus communément répandues :
« l’histoire culturelle » (bunmei-shi), « l’histoire politique » (seijishi), « l’histoire de la pensée » (shisô-shi).
Takekoshi expliquait la pertinence du point de vue
économique par la nature économique de l’humanité : les êtres
humains étaient posés comme des « animaux sociaux » (shakaiteki
dôbutsu) et des « animaux économiques » (keizaiteki dôbutsu ;
Takekoshi 1920 : 7). L’auteur affirmait ainsi que « l’essence de
l’histoire réside dans les motivations économiques de l’humanité »
(ibidem) et affirmait même que « de la même manière que la vie
d’un être humain dépend d’abord de son existence économique, il
ne fait aucun doute qu’en histoire le facteur premier est le facteur
économique » (Takekoshi 1920 : 9). Pour autant, Takekoshi ne
limita pas son œuvre à l’économie, fustigeant les travaux bornés
au commerce, aux systèmes fiscaux ou agraires qu’il considérait
comme appartenant à l’histoire des institutions (hôseido rekishi)…
Pour lui, ce n’étaient là « guère que des examens partiels de
l’histoire » (ibidem). Takekoshi alla plus loin en ébauchant une
histoire générale basée sur le facteur économique : « il me semble
qu’expliquer l’histoire générale directement à partir du point de
vue économique, c’est là la méthode correspondant à l’histoire
économique » (ibidem).
Dans cette combinaison Takekoshi s’affirmait volontiers
différent des historiens européens : « ce livre diffère de l’histoire
économique européenne récente, dans le fond et la forme »
(ibid. : 10). L’auteur voulait affirmer la dimension mondiale du
développement économique de l’humanité par étapes : n’était-ce
pas là l’enjeu de la discussion entre Motono et Lebon ? Ce
faisant, l’histoire japonaise de Takekoshi s’inscrivait dans un
cadre comparatiste et mondial, ce en quoi il justifiait son recours
au calendrier occidental pour la datation (et non le calendrier
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Alexandre Roy
impérial) : il s’agissait de « penser le passé du Japon en tant
qu’une partie du monde » (ibid. : 12). Tout devait concourir
à « normaliser » le Japon dans l’histoire face aux nations
européennes.
Autre innovation de Takekoshi, concernant la méthode :
il revendiquait d’écrire la première histoire générale du Japon
à partir de sources premières, dûment référencées, « s’efforçant
d’être scientifique » (ibidem). Il voulait néanmoins limiter les
références explicites « aux points susceptibles de susciter le
doute » (ibid. : 15), sans quoi « le présent livre dépasserait la
dizaine de milliers de pages » (ibidem). Les efforts de l’auteur
ne font aucun doute, la rédaction des huit volumes lui ayant prit
quatre années pleines, « faisant des documents d’archives [son]
oreiller » (ibid. : 5), restant « sans dire mot pendant la Guerre en
Europe, cessant de voir [ses] amis politiques, déclinant l’invitation
faite à se rendre à la Conférence de Versailles » (ibid. : 5). Or,
il faut souligner que dans sa tâche Takekoshi fut aidé par une
équipe de trois secrétaires5 et quatre collaborateurs scientifiques6,
dont deux seulement licenciés (en études commerciales – Ôta et
Matsura –). Ils furent une aide précieuse, et même indispensable
à Takekoshi pour pouvoir espérer réaliser son programme fort
ambitieux et innovant.
UN RÉSULTAT MITIGÉ : UNE QUANTITÉ IMPOSANTE, MAIS
DE QUALITÉ INÉGALE
La mesure de l’ouvrage est monumentale : 4 943 pages,
associées à un annexe de 833 pages. Sa structure est, elle,
déséquilibrée : les deux tiers de l’œuvre furent consacrés à la
période la moins ancienne, l’époque d’Edo (1603-1867 ; appelée
« ère des Tokugawa » par Takekoshi, comme c’était encore
d’usage). Pour cette dernière, Takekoshi eut recours à l’aide
poussée de quatre collaborateurs, ce qui explique l’épaisseur
de l’analyse et sa qualité sur la période. Ainsi, il livra seul près
de deux mille pages portant sur l’histoire antique et médiévale,
sans doute la plus délicate à traiter… Asakawa Kan’ichi (18731948), professeur à Yale et spécialiste de la féodalité japonaise,
critiqua d’ailleurs particulièrement celle-ci dans son compte-rendu
de l’ouvrage publié par les Annales en 1931 (Asakawa 1931)
au moment de la parution de la traduction anglaise de l’ouvrage
(publication non intégrale, mais en trois volumes tout de même :
5.
6.
Kuroi Ôzono, Miyawaki Tokuyoshi, Yamauchi Mumei.
Ôta Tetsuzô, Imazeki Tenbô, Hirota Naoe, Matsura Kaname.
La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô
343
Takekoshi 1930). Non seulement Takekoshi n’opéra pas de
découpage chronologique global (« l’antiquité », « le moyen-âge »
etc.), mais surtout il ne caractérisa pas telle ou telle époque en
fonction d’un mode économique identifié (comme « l’esclavage »,
« la féodalité », etc.). Globalement, le lecteur est obligé de
constater que son histoire économique suivit un fil d’abord
politique, très classique, traitant de « l’ère des Ashikaga » avant
celle de « Hideyoshi » puis celle des « Tokugawa »…
De manière générale, le plan de Takekoshi montrait
qu’il lui fut impossible de réaliser le programme annoncé en
introduction : sa fresque historique suivit plus largement les
évolutions politiques de l’histoire qu’elle ne bâtit une synthèse
identifiant et analysant différents systèmes économiques et leur
évolution. Seuls deux chapitres sur quatre-vingt livraient une
analyse proprement économique, sur « l’époque de l’économie
esclavagiste »7 et « l’époque des systèmes domaniaux »8. Or,
en identifiant seulement deux régimes économiques différents
sur « deux mille cinq cent ans » d’histoire et en les isolant ainsi
dans la composition de l’ouvrage, Takekoshi proposait une
grille de lecture bien faible. Sur ces deux chapitres d’ailleurs, la
critique s’abattit assez sévèrement : Asakawa Kanji reprocha à
Takekoshide ne pas ditinguer l’« économie esclavagiste » antique
du mode de production médiéval par le servage. Quant à l’analyse
des domaines (shôen), Asakawa la qualifia de « négligente et
désinvolte », y soulignant « un ton nonchalant et péremptoire à la
fois » (Asakawa 1931 : 455).
LA MÉTHODE : ENTRE « DÉSINVOLTURE » ET INNOVATION
STATISTIQUE
L’absence de citation par Takekoshi d’un seul autre auteur
que lui-même tout au long de ses huit volumes était une faute
sur laquelle l’académie historienne japonaise, Asakawa comme
Honjô, ne put fermer les yeux dans ses compte-rendu (Asakawa
1931 : 455 ; Honjô 1920 : 822). Surtout dans la mesure où les
travaux ayant précédé celui de Takekoshi pouvaient se prévaloir
de qualités dont ce dernier était dépourvu : l’analyse de l’histoire
économique japonaise « depuis les origines » livrée par Fukuda
Tokuzô était incomparablement plus courte… et cohérente.
L’ambition novatrice de Takekoshi semble avoir buté sur
la masse des données à traiter et articuler. Un problème qui se
7.
« Dorei keizai jidai ». Vol. 1, chap. 6, p. 112-177.
8.
« Shôen seido jidai ». Vol. 1, chap. 10, p. 344-452.
344
Alexandre Roy
retrouve dans sa gestion des sources : il prétendait exploiter des
sources premières exclusivement et en exclusivité, mais à aucun
endroit de son œuvre il n’identifia clairement ces documents (lieu
de consultation etc.), il ne dressa pas même d’inventaire – même
grossier – des fonds documentaires utilisés… Takekoshi expliquait
en introduction que les archives étaient encore entre les mains des
familles aristocratiques du pays et que leur consultation en était
difficile. Cela peut expliquer l’absence de notes systématiques, de
bibliographie et d’annexes : « aucun appareil critique » (Asakawa
1931 : 455).
Néanmoins, face à ce problème de gestion des données,
l’auteur et ses associés développèrent une méthode pionnière : ils
exploitèrent pour la première fois en histoire du Japon la méthode
statistique. Ils collectèrent des données sur le coût de la vie et
la valeur monétaire sur toute la période d’Edo, proposant deux
immenses graphiques remarquables9 et loués par les critiques
(Honjô 1920 : 822 ; Asakawa évoquait plus sobrement « de
copieuses statistiques », Asakawa 1931 : 457). Cet effort permit
à Takekoshi de toucher du doigt avec force un problème essentiel
de la période : l’endettement chronique du régime shogunal et
l’appauvrissement croissant des vassaux du régime, les guerriers
les moins riches. Cela confirmait la qualité du travail réalisé sur
cette période, mais aussi les carences sur les périodes antérieures.
CONCLUSION
La volumineuse Histoire économique du Japon signée par
Takekoshi marqua par l’originalité de son positionnement,
l’échelle de l’effort accompli et le large écho qu’elle trouva au
Japon comme à l’étranger. Le mécénat accordé par le haut
patronat japonais à cette œuvre et son succès grand-public
prouvent l’importance acquise par la nouvelle discipline dans
le Japon dès les années 1910. Sa rédaction par un historien nonuniversitaire montrait aussi le décalage persistant entre le besoin
croissant du développement de cette science et la difficulté du
cadre universitaire japonais à y répondre rapidement. L’œuvre
reflétait parfaitement son moment de création : à l’image de la
bulle économique sévissant dans le Japon d’alors, elle affichait
des ambitions démesurées que les structures de production
existantes ne purent accomplir pleinement ; elle reproduisait
aussi cette dynamique de « la démocratie de Taishô » en minorant
9. Sur le cours du taux de change de l’or contre l’argent (au début du
vol. 6) et du riz (au début du vol. 7) entre 1603 et 1867.
La maturation d’une discipline scientifique à l'ère Taishô
345
l’importance des autorités politiques face aux phénomènes
économiques et sociaux.
Avec ses qualités et ses défauts, cet ouvrage parvint à achever
en 1920 la phase d’introduction de l’histoire économique au
Japon pour ouvrir une nouvelle perspective de développement.
Son ambition affirma des idées fortes (prise de distance avec
les références occidentales, dimension « totale » de l’histoire
économique, nécessité du comparatisme, travail statistique sur le
long terme) qui marquèrent les esprits… La démesure du projet
montra aussi que la modestie et la rigueur scientifiques étaient
nécessaires pour un résultat plus assuré. Une nouvelle génération
d’historiens (Honjô Eijirô en tête) était déjà en formation pour
suivre cette nouvelle piste, ce sont eux qui donnèrent dans la
décennie suivante ses premiers travaux scientifiques véritablement
achevés à l’histoire économique japonaise.
LEXIQUE
Asakawa Kan’ichi 朝河貫一
Fukuda Tokuzô 福田徳三 (1874-1930)
Hirota Naoe 弘田直衛
Honjô Eijirô 本庄栄治郎 (1888-1973).
Hon’no Ishirô 本野一郎
Imazeki Tenbô 今關天彭
Kuroi Ôzono 黑井大園
Matsura Kaname 松浦要
Miyawaki Tokuyoshi 宮脇得吉
Ôta Tetsuzô 太田哲三
Takekoshi Yosaburô 竹越与三郎 (1865-1950)
Uchida Ginzô 内田銀蔵 (1872-1919)
Yamauchi Mumei 山内無名
BIBLIOGRAPHIE :
Asakawa Kanji. « Mr Yosaburo Takekoshi, Ni-hon Kei-zai shi [Histoire
économique du Japon] ». Annales d’histoire économique et sociale, année 1931,
vol. 3, n° 11 : 454 – 457.
Campagnolo, Gilles. Critique de l’économie politique classique : Marx,
Menger et l’Ecole historique. Paris, PUF, 2004.
Fukuda Tokuzô. Nihon keizai shiron [De l’histoire économique du Japon].
Traduit de l’allemand par Sakanishi Yoshizô. Tôkyô, Hôbunkan, 1907.
Honjô Eijirô, “Takekoshi-shi no nihon keizai-shi” [L’histoire économique
du Japon de M. Takekoshi]. Keizai ronsô [Débats économiques], 1920, vol. 11,
n°6 : 817-823.
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Alexandre Roy
Shionoya Yuichi. The Soul of the German Historical School, Boston,
Springer, 2005.
Takekoshi Yosaburô. Shin nippon-shi [Une nouvelle histoire du Japon], 2
volumes. Tôkyô, Minyûsha, 1891-1892.
Takekoshi Yosaburô. Nisen gohyaku nen shi [Deux mille cinq cent ans
d’histoire]. Tôkyô, Minyûsha, 1896.
Takekoshi Yosaburô. Taiwan tôchi-shi [L’histoire du contrôle de Taiwan].
Tôkyô, Hakubunkan (trad. par George Braithwaite en 1907: Japanese Rule in
Formosa, London-New York-Bombay-Calcutta : Longmans), 1905.
Takekoshi Yosaburô. The Economic Aspects of the History of the
Civilization of Japan, New York, The Macmillan company, et Londres,
George Allen & Unwin, 3 volumes, 1930.
Uchida Ginzô. « Nihon keizai-shi no kenkyû [Etudes en histoire
économique du Japon] », 2 volumes. In Uchida ginzô ikô zenshû [Le legs
d’Uchida Ginzô : oeuvres complètes]. Tôkyô, Dôbunkan, vol. 1-2, 1921.
Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin
Solidarité ou expansionnisme ? Le phénomène Tairiku Rônin (1880-1911)
347
GRÉGOIRE SASTRE
Université Denis Diderot Paris 7
SOLIDARITÉ OU EXPANSIONNISME ?
LE PHÉNOMÈNE TAIRIKU RÔNIN (1880-1911)
Qu’il s’agisse de la première guerre sino-japonaise (18941895), de la guerre russo-japonaise (1804-1905), de l’annexion
de la Corée (1910) ou de la Révolution de 1911, il fut un certain
nombre de japonais qui entreprirent de quitter leur patrie pour se
rendre sur le continent asiatique. De la Chine à la Corée, de la
Corée à la Mandchourie, par-delà les îles de l’Asie du sud-est,
il n’eurent de cesse de prendre part aux divers évènements qui
emmaillèrent l’histoire moderne japonaise.
Ce phénomène, dont les avatars sont connus sous le terme
d’aventuriers continentaux, Tairiku Rônin en japonais, se
développa à compter de la restauration Meiji et plus précisément
aux alentours des années 1880. En effet, au sortir de la guerre de
Seinan (1877), nombre d’activistes recherchèrent à l’extérieur ce
qu’il ne pensaient plus pouvoir réaliser à l’intérieur du Japon. Ces
activités prirent des formes variées, activités de renseignement,
activités économiques et révolutionnaires.
On se penchera ici sur une période allant des débuts du
phénomène aux alentours des années 1880 jusqu’à la révolution
chinoise de 1911. Les raisons de ce choix sont à trouver dans
l’évolution du phénomène lui-même. Il me paraît en effet qu’après
la révolution de 1911, le phénomène change de par sa mise en
résonnance toujours plus prononcée avec les projets politiques et
militaires japonais, y perdant ainsi en liberté d’action.
Cette perte d’indépendance ne signifie pas pour autant
qu’ils furent les défenseurs d’une solidarité asiatique, fondée
sur le respect de l’indépendance des nations asiatiques face aux
puissances occidentales ou face au Japon, bien au contraire.
Aussi, dans un premier temps, nous tenterons une définition de ce
phénomène. Puis, après avoir présenté les cas pratiques d’Arao Sei
(1859-1896) et d’Uchida Ryôhei (1874-1837), deux Tairiku Rônin,
nous nous intéresserons aux éléments historiques, idéologiques et
348
Grégoire Sastre
sociaux sur lesquels se construisit ce phénomène. Nous verrons
ainsi quels furent les principaux objectifs de ces agents ainsi que
leur influence réelle sur les acteurs et l’Histoire.
TAIRIKU RÔNIN, TENTATIVE DE DEFINITION
La difficulté à définir ce terme vient du fait que Tairiku Rônin
peut recouvrir un spectre assez large d’individus. Ainsi, Kokushi
Daijiten (vol.9 1988) définit ce phénomène comme étant le fait
de japonais dont les actions furent en rapport avec la politique
continentale du Japon durant une période allant de la restauration
Meiji jusqu’à la fin de la guerre du Pacifique. Les Shina Rônin
ou bien encore « Shishi » comme ils se firent aussi appeler et
que, par ailleurs nous avons choisi de traduire par Agents noninstitutionnels, construisirent leur démarche sur une indépendance
de façade. Ne revendiquant aucune appartenance, c’est de leur
propre chef qu’ils se seraient rendus sur le continent pour y mener
à bien les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Ce à quoi l'auteur de la
notice ajoute qu’ils étaient opposés à l’occidentalisation du Japon
nourrissant ainsi des sentiments nationalistes. Et l’auteur en
conclusion de lier les Tairiku Rônin à l’idéologie asiatiste qui se
fixait pour objectif de défendre et libérer l’Asie des puissances
occidentales par le biais d’une alliance des nations asiatiques.
Cependant, cet « asiatisme » déboucha, à l’opposé, sur une
politique d’agression de l’Asie.
Deux éléments posent problème dans cette définition, le
premier porte sur la revendication d’indépendance. Si cette
indépendance est bien de façade, la définition est trop évasive, en
effet les Tairiku Rônin créèrent une constellation d’associations,
parmi lesquelles le Genyôsha1 ou encore le Kokuryûkai. Ces
appartenances, ils n’en firent jamais mystère. Cependant, ils se
construisirent sur le rejet de l’administration japonaise et cela
même s’il leur arriva de travailler pour celle-ci. Le deuxième
porte sur l’idéologie des Tairiku Rônin. Ainsi, ne se rangèrent
t’ils pas systématiquement à l’agenda de la politique impériale
japonaise. Certains s’y opposèrent, certains le devancèrent et s’ils
ont pu être utilisés par les différentes administrations japonaises,
ils marqueront toujours leur indépendance par rapport à celles-ci.
Deuxièmement, le parallèle qui est fait entre les Tairiku Rônin et
l’asiatisme ne va pas sans objections.
1.Le Kôyôsha crée en 1879 entre autres par Tôyama Mitsuru (1855-1944)
prend le nom de Genyôsha [Société de l’océan noir] en 1881.
Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin
349
Concernant le rapport des Tairiku Rônin à l’asiatisme, ceux-ci
ne furent souvent utilisés que comme outils visant à accréditer
ou infirmer la validité d’une analyse de l’asiatisme. Aussi on les
les retrouve dans nombre d’ouvrages traitant de la question de
l’asiatisme et en premier lieu par celui qui porte le nom même
de ce concept, l’ouvrage de Takeuchi Yoshimi (1910-1977),
« Ajiashugi » (1963). D’autres ouvrages tels que « Pan-Asianism
in Modern japanese history » édité entre autres par Sven Saaler
(2007) ou encore celui de Eri Hotta, « Pan-Asianism and Japan’s
war » (2007) utilisent les Tairiku Rônin pour traiter de la question
de l’asiatisme. Ainsi, les Tairiku Rônin furent souvent les outils
des tentatives de définition, d’analyse du concept d’asiatisme.
Cependant, aucun ne prend le temps de réellement se pencher sur
la question des Agents non-institutionnels, ou s’ils le font, c’est
pour justifier leurs réflexions. Réflexions qui par ailleurs sont
produites à posteriori, cherchant soit à mesurer les rapports entre
l’Asie et le Japon, soit, dans le cas de Takeuchi Yoshimi à justifier
une certaine vision de l’histoire japonaise. Sun Ge (2005) traite
bien cette question dans le cas de Takeuchi Yoshimi. D’après elle,
il s’agissait pour Takeuchi d’écrire l’histoire japonaise dans le but
d’une acceptation du passé et donc de la construction du futur. Des
considérations, qui, si elles sont fondamentales, se révèlent fort
parasites pour celui qui souhaite étudier l’action des Tairiku Rônin.
Ainsi après avoir abordé le cadre d’analyse des Tairiku Rônin,
les cas d’Arao Sei et d’Uchida Ryôhei vont nous permettre
de mettre en lumière ce phénomène par les actions de ces deux
figures significatives.
LE CAS ARAO SEI
Le cas d’Arao Sei est particulièrement significatif car il fut
d’une part l’un des premiers Tairiku Rônin, et d’autre part il fut
l’architecte du Centre de recherche sur le commerce sino-japonais
de Shanghai. La trajectoire qu’il suivit avant d’en arriver à la
création de cet institut est en elle-même toute particulière. En
effet, sa première visite en Chine se fit en tant que militaire.
Militaire, Agent de renseignement, et enfin chantre du développement économique japonais en Chine, il ne fit jamais mystère de
son objectif de « moderniser » la Chine, faisant de lui un des tenants
du Kôa (Kokuryûkai hen 1933 : 414).
350
Grégoire Sastre
Il est important ici de bien comprendre que le choix d’Arao
d’intégrer l’armée pose problème pour celui qui prétend traduire
le terme Tairiku Rônin par Agent non-institutionnel. Toutefois,
d’une part Arao quitta l’armée lors de la création du Centre de
recherche sur le commerce sino-japonais de Shanghai et d’autre
part l’armée ne fut pour lui que le moyen de se rendre en Chine.
Nombre de Rônin eurent à un moment de leur vie l’occasion
de servir une administration japonaise comme ce fut le cas
pour Uchida Ryôhei au sein de la résidence générale de Corée.
Cependant, s’il acceptèrent de se compromettre de la sorte, c’est
souvent parce qu’ils considérèrent que cela ne devait être que
passager, un moyen d’obtenir des financements ou un accès à des
postes de décision. Reste qu’ils n’hésitèrent jamais à quitter ces
positions lorsqu’ils considéraient l’objectif accompli. C’est cette
indépendance d’esprit par rapport aux différents corps de l’état qui
fit d’eux des Agent non-institutionnels et si une influence ou une
manipulation de la part du pouvoir politique put s’exercer sur eux,
ce ne fut pas par ce biais-là.
Arao arriva en Chine au printemps de l’année 1886 après
avoir fait ses classes et intégré le quartier général de l’armée de
terre au sein de la section du renseignement chinois (Ibid : 335).
Une fois sur place, il reprit une succursale du Rakuzendô crée
en 1884 à Hankow par un autre militaire envoyé lui aussi par le
quartier général de l’armée de terre japonaise (Ôsato 2005 :
62). Il est évident que la création d’un tel commerce vendant
des médicaments et des ouvrages n’avait pas pour unique but
l’expansion commerciale de cette chaine de magasins créée par
Kishida Ginkô (1803-1905), mais bien d’en faire une couverture
pour les activités de renseignements d’Arao. Aussi, il réunit assez
rapidement autour de lui un certain nombre de Tairiku Rônin
Parmis lesquels Munakata Kotarô (1864-1923). N’appartenant
pas nécessairement à l’armée, ceux-ci menèrent des campagnes
de renseignements à travers la Chine. Les renseignements une fois
compilés, étaient communiqués au quartier général de l’armée de
terre japonaise pour laquelle ces informations furent précieuses.
Cependant, après avoir étudié de manière extensive la Chine
pour le compte de l’armée japonaise, en même temps que pour
son compte personnel, il décida de s’éloigner de cette activité de
renseignement pour se consacrer à son objectif principal : celui
de réformer la Chine de l’intérieur (Kokuryûkai hen 1933 :226).
Pour ce faire il choisit la voie économique avec la création du
Centre de Recherche pour le Commerce Sino-japonais (Inoue
1910 : 36). Ce Centre de recherche avait pour objectif d’être un
Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin
351
centre de formation. Arao souhaitait créer des liens entre Chine et
Japon en permettant aux deux économies d'interagir.
La cérémonie d’ouverture du centre de recherche eut lieu à
Shanghai le 20 (Ibid : 50) septembre 1890. Des 150 aspirants
de la première promotion, 80 furent diplômés en 1893. Ces
premières années ne furent pas sans problème et l’action des
Rônin se révèle avoir souvent, si ce n’est systématiquement, été
faite de projets particulièrement précaires. Et quand bien même
ceux-ci parvenaient à fonctionner, ce fut avec la plus grande des
difficultés.
Quelques mois après la remise des diplômes de cette première
promotion, éclata la guerre sino-japonaise. Nonobstant avant
même que le conflit ne fut déclaré, alors que les tensions entre
la Chine et le Japon étaient à leur comble, nombre des premiers
diplômés du centre de recherche s’engagèrent dans l’armée.
Arao lui-même dans une lettre à Makiyama Shintarô que l’armée
allait avoir besoin d’interprètes et de personnes ayant une bonne
connaissance de la Chine (Kokuryûkai hen 1933 : 19). Ainsi,
alors qu’ils devaient servir le rapprochement entre le Japon et la
Chine, ces diplômés s’engagèrent et furent envoyés en Corée pour
s’opposer à ceux avec qui ils avaient espéré échanger. Arao luimême, s’il fut réserviste depuis 1893 ne prit pas directement part
à la première guerre sino-japonaise et décéda peu de temps après
celle-ci en 1896, terrassé par la peste à Taiwan.
LE CAS UCHIDA RYÔHEI
Après ce court exposé de la trajectoire d’Arao Sei, abordons
maintenant le cas d’Uchida Ryôhei, qui, de par ses origines
et ses actions, fut une figure centrale du phénomène Tairiku
Rônin. Originaire de Fukuoka, il fut placé sous la responsabilité
d’Hiraoka Kôtarô (1851-1906) qui fut l’un des membres
fondateurs de la Genyôsha. Cette association qui fut créée dans
un premier temps, pour soutenir le mouvement pour la liberté et
les droits du peuple vit sa composante impérialiste et nationaliste
prendre le dessus. Elle fut dissoute par les autorités américaines à
la fin de la guerre du pacifique (Ishitaki 2010 ). Aussi Uchida fut
très fortement influencé par l’idéologie de celle-ci en même temps
qu’il en obtiendra un large soutien financier (Hatsuse 1980 : 37).
Uchida tourna sa carrière tout entière vers la politique
étrangère et plus particulièrement la périphérie immédiate du
Japon. Ainsi il agit en Corée, en Chine et en Russie. Il ne dévia
jamais de sa ligne idéologique que Hatsuse Ryûhei définit comme
352
Grégoire Sastre
étant celle de la droite traditionnelle japonaise (Hatsuse 1980 : 7).
Il aura la même constance dans les méthodes qu’il employa lors
des différentes actions qu’il entreprit. En effet, il fit un usage quasi
systématique des organisations autochtones pour parvenir à ses
fins. Ce qui pourrait le faire apparaître comme un ardent soutien
des différentes causes révolutionnaires qui émergèrent à travers
l’Asie durant le vingtième siècle. Néanmoins, il ne faut pas s’y
tromper car chaque action qu’il entreprit eut pour objectif de servir
les intérêts japonais.
Ainsi, la Corée, territoire proche du Japon revêtit une
importance toute particulière pour le Genyôsha et Uchida qui,
dans le but de défendre les intérêts japonais souhaitaient mettre
en place un cordon de sécurité autour du Japon. Uchida et ses
camarades du Tenyûkyô prirent contact en 1894 avec le Tonghak
(Uchida (éd.) Nishio 1876 : 15), un mouvement de révolte paysan
coréen. Les désordres provoqués par ce groupe eurent pour but
de permettre de forcer le Japon et la Chine au conflit. De plus,
s’ils se décrivirent eux-mêmes comme solidaires de la cause du
Tonghak et désireux de voir une Corée indépendante émerger
de ce conflit, il n’en fut rien car comme le note Hatsuse Ryûhei
(Hatsuse 1980 : 43), une fois leur objectif atteint, jamais il ne
tentèrent de recontacter les membres du Tonghak. Cette première
expérience, si elle fut d’une importance négligeable pour le cours
des évènements, n’en fut pas moins fondatrice pour Uchida qui
utilisera par la suite cette même méthode du détournement des
groupements autochtones dans afin de réaliser ses propres dessins.
Suite à la guerre sino japonaise et la victoire japonaise, Uchida
se tourna t’il vers la Russie qui, par ses velléités expansionnistes,
menaçait ce cordon défensif qu’il souhaitait mettre en place.
Aussi après avoir collaboré avec Sun Yat-sen en Chine dans le
but d’obtenir le soutien de la Chine face à la Russie, Uchida, se
consacra entièrement au « problème russe » (Uchida 1977). Il
était selon lui tout à fait possible de s’en prendre militairement
à la Russie et d’obtenir une victoire face à celle-ci. Aussi c’est
pour promouvoir ses idées qu’il créa en 1901 le Kokuryûkai
(Saaler 2008 : 81), la société du fleuve amour, du nom du fleuve
qui sépare la Russie de la Chine. La vocation de cette association
fut à la fois de soutenir des actions sur le terrain et de mener des
campagnes de lobbying auprès du gouvernement et de l’armée.
En effet, les Agents non-institutionnels furent avant tout une
élite dont les ressorts étaient soit l’action directe, soit le lobbying
auprès des responsables politiques, militaires et économiques dans
le but de faire valoir leurs objectifs, ce qu’ils considérèrent comme
étant dans l’intérêt du Japon. Si le Kokuryûkai joua le rôle pour
Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin
353
lequel il avait été créé avant et pendant le conflit russo-japonais,
il continua à servir de base pour les activités de nombreux Rônin
dont Uchida qui, dès 1906, grâce à l’entregent de Sugiyama
Shigemaru (1864-1934) devint conseiller du premier résident
général de Corée, Itô Hirobumi (1841-1909). C’est en prenant peu
à peu le contrôle d’une association politique coréenne, le Isshinkai
qu’il put peser fortement sur le processus d’annexion de la Corée
par le Japon. Il clama cependant son opposition à une annexion
[heigô] plaidant pour une fusion [gappô] (Tôyama, Mitsuru.
Inukai, Tsuyoshi. Sugiyama, Shigemaru. Uchida, Ryôhei 2008 :
238 )
Par la Suite, Uchida participa de diverses manières à la
révolution chinoise de 1911 en soutenant Sun Yat-sen, mais encore
une fois nulle solidarité n’est à trouver dans cette entreprise. Il ne
trouva d’ailleurs que peu d’échos à ses différentes demandes, que
ce soit auprès du gouvernement ou auprès des révolutionnaires
chinois.
Uchida se tourna par la suite vers le « problème mandchou »
qui était aussi l’une des raisons de son action en Chine. Opposé
au libéralisme de la période Taisho, il tenta de créer en 1931 un
parti de masse, le Dainihonseisantô (Parti Productiviste du Grand
Japon) sans pour autant parvenir à trouver un écho au sein de la
population (Hatsuse 1980 : 309).
SOLIDARITE OU EXPANSIONNISME
Ces deux cas valent pour l’importance qui fut la leur au
sein du phénomène des agents non-institutionnels et au sein de
l’histoire japonaise. Car, d’une part, ils sont peu nombreux à être
demeurés attachés à leurs positions d’Agents non-institutionnels et
à avoir joui d’une certaine influence. En effet, l’immense majorité
des Tairiku Rônin demeure relativement inconnue.
Dans le cas d’Uchida comme dans le cas d’Arao, les Agents
non-institutionnels, furent pour la plupart originaires de l’ordre
des guerriers, dont ils furent souvent des membres de rangs
subalternes. Historiquement, leur apparition est liée au fil des
évènements qui entrainèrent la chute du bakufu jusqu’à ce que les
troupes de Saigô Takamori (1827-1877) soient écrasées par les
forces régulières japonaises lors de la guerre de Seinan (1877).
Cette guerre faisait suite à plusieurs évènements parmi lesquels on
pourra citer l'abolition des ordres ainsi que la controverse de 1873
à propos de la Corée. Ces évènements eurent pour effet de pousser
un certain nombre d’activistes à se lancer dans des tentatives de
354
Grégoire Sastre
réflexion et d’actions visant à influer sur l’évolution du Japon sans
pour autant recourir à l’insurrection qui avait montré ses limites
lors de la guerre de Seinan. Parmi ces mouvements se trouve le
mouvement pour la liberté et les droits du peuple. Ainsi, comme
exposé plus haut, le Genyôsha fut tout d’abord une association
visant à soutenir les idéaux de ce mouvement. Il finit cependant
par se tourner totalement vers sa composante impérialiste et
nationaliste.
Cela étant, l’élément qui se trouve être fondamental pour
la construction de ce phénomène, fut l’apparition de la menace
occidentale. Ainsi, face à cette menace, une majorité d’Agents
choisirent d’agir pour protéger et promouvoir les intérêts japonais
en Asie. En effet, si le début de l’ère Meiji put laisser à certains
Agents, peu nombreux2, la possibilité de rêver à une Asie unie
et faisant face aux menaces qui pesaient sur elle, l’action, dès
1894, d’Uchida au sein du Tenyûkyô montre que les membres du
Genyôsha et avec eux une majotié d’agents avaient choisi la voie
de l’agression. En effet, le but de la guerre sino-japonaise fut bien
de commencer l’édification d’une zone d’influence japonaise au
détriment de la Chine et peu à peu de l’indépendance de la Corée.
Cette tendance sera par la suite confirmée par la guerre Russojaponaise et enfin par l’annexion de la Corée, point culminant de
la première phase de la construction d’un Japon colonial. Suivant
cette dynamique, Uchida, dès l’annexion de la Corée accomplie
se tourna vers la Chine et ne tarda pas à intégrer à sa réflexion
la Mandchourie, dont il espérait pourvoir obtenir pour le Japon
un droit d’administration (Hatsuse 1980 : 173). L’importance
que revêt Uchida est de plus décuplée par le fait qu’il fut le
responsable de la Société du Fleuve Amour et qu’en tant que tel,
il fut en mesure de diriger un certain nombre d’Agents. Ce à quoi
s’ajoutent les divers contacts qu’il était parvenu à tisser avec les
administrations et responsables japonais.
S’agissant d’Arao, la question est plus difficile car si avant
la guerre sino-japonaise les signes avant-coureurs de l’aventure
coloniale japonaise sont déjà sensibles, ne l’étaient-ils pas bien
avant cela ? Il est difficile de présumer des actions et des choix
d’un homme. Cependant, les limites de l’idéologie dite Kôa
apparaissent très rapidement. Le Japon et la Chine avaient en
eux des dilemmes indépassables, car une réelle mise en place
de cette pensée aurait du être promue par le dialogue, l’écoute
et la compréhension du grand voisin asiatique. Cependant avant
l’aggravation des tensions entre la Chine et le Japon en 1894,
2.
Le cas de Miyazaki Tôten (1871-1922) est sans doute le plus connu.
Solidarité ou expansionnisme? Le phénomène Tairiku Rônin
355
Arao accepta de voir les étudiants du Centre de Recherche pour
le commerce sino-japonais s’engager dans le conflit. Alors
même que le rôle d’un tel institut aurait dû être l’apaisement des
tensions. Il n’est sans aucun doute pas aisé de ne point céder aux
sirènes du patriotisme et de la défense des intérêts japonais voire
même à un argument aussi fallacieux que la nécessité de la guerre
pour faire entendre raison à la Chine. Peu l’ont fait, parmi ceux-ci,
Nakae Chômin(1847-1901) et Uchimura Kanzô (1861-1930). Il
eut été fort étonnant qu’Arao, ancien Agent de renseignement qui
avait la défense des intérêts japonais pour objectif ne le fasse. Par
conséquent la question reste entière, Arao aurait-il pu changer
d’avis, se serait il opposé aux exactions des corps expéditionnaires
qui répondirent au sang par le sang après la révolte des boxers
et le siège des légations ? Aurait-il accepté une nouvelle fois de
voir ses étudiants prendre part à la guerre ? Il ne nous appartient
pas de faire de l’histoire fiction, cependant, Arao s’il eut à cœur
de faciliter les échanges entre le Japon et la Chine, par la voie
pacifique des échanges commerciaux, le fit principalement pour
défendre les intérêts et l’augmentation du rayonnement japonais
en Asie. L’utilisation de la guerre comme moyen d’augmenter ce
rayonnement aurait-elle obtenue son assentiment?
Pour conclure, si il est indéniable que certains Agents ont
appelé de leurs vœux une certaine solidarité, ou tout du moins
une égalité dans leurs rapports avec leurs voisins asiatiques, le
phénomène lui-même est profondément caractérisé par son soutien
à la politique expansionniste japonaise, allant même jusqu’à en
représenter, parfois, l’avant-garde. Reléguant ainsi la solidarité au
rang de justification.
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LINGUISTIQUE
Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions
idiomatiques en
japonais
Déterminer automatiquement le genre et le style d’expressions idiomatiques en japonais
359
RAOUL BLIN
CRLAO-CNRS, Paris
DÉTERMINER AUTOMATIQUEMENT LE GENRE
ET LE STYLE D’EXPRESSIONS IDIOMATIQUES
EN JAPONAIS
1. INTRODUCTION
A ce jour, au moins en japonais, les lexiques et dictionnaires
(monolingues ou plurilingues) proposent peu d’informations
relatives au genre et au style des expressions idiomatiques.
Pourtant, ces informations jouent un rôle important, que ce
soit pour produire ou pour interpréter un énoncé. Il serait donc
intéressant de disposer de telles informations.
Les expressions se comptant par centaines, renseigner un
dictionnaire entier est difficile à réaliser manuellement car
cela réclame un nombre d’heures/hommes très important.
L’automatisation est inévitable.
L’analyse automatique consiste à évaluer la fréquence des
expressions dans des corpus considérés comme représentatifs.
L’appartenance d’une expression à un genre ou un style est
corrélée à la fréquence de l’expression dans le corpus représentatif
de ce genre ou style. Cette approche présente l’intérêt de graduer
l’appartenance, ce qui est plus réaliste que de classer de façon
binaire (appartient ou n’appartient pas).
Cette méthode a été appliquée pour l’analyse du genre et du
style de 16 000 noms dans le « Dictionnaire de Fréquence du
Japonais Contemporain » (désormais DFJC) (Blin, 2012a, Blin,
2012b). Il s’agissait de formes invariables. La question était de
savoir si la méthode et les outils étaient utilisables aussi pour des
360
Raoul Blin
structures contenant des formes fléchies, comme les expressions
idiomatiques. Pour y répondre, nous avons repris les mêmes outils
et les mêmes corpus, augmentés pour certains, et avons étudié
quatre cent expressions comprenant des verbes conjugués. Nous
présentons ici les résultats.
Désormais, pour simplifier le discours, nous utiliserons
le terme de « genre » pour désigner « le genre et le style ».
Ainsi nous désignerons par « genre » aussi bien le « style
journalistique » que le « genre littéraire ».
Nous présentons dans la section 2 les expressions étudiées,
puis dans la section 3, les genres étudiés et les corpus
correspondants. La section 4 est consacrée à la méthodologie :
le logiciel utilisé, les difficultés rencontrées pour l’analyse
automatique des corpus et les solutions adoptées en tenant compte
des contraintes imposées par le logiciel. Enfin, nous proposerons
quelques résultats.
2. PRÉSENTATION DES EXPRESSIONS IDIOMATIQUES
ÉTUDIÉES
L’étude a porté sur 400 expressions idiomatiques. Ce sont
des constructions composées d’un prédicat accompagné d’au
moins un argument, avec un sens non compositionnel. Le choix
des lexèmes n’est pas libre. Le prédicat peut être fléchi. Le sens
non compositionnel est valable pour au moins deux flexions du
prédicat.
Les expressions retenues se démarquent des autres expressions
parce qu’un des arguments fait référence à une partie du corps :
Ex.1 : atama ni kuru
tête p.« à » venir
[ça] [m’]énerve
Dans l’exemple 1, l’expression a le sens non compositionnel
de « ça énerve ». Ce sens est valable pour au moins deux
conjugaisons : à la forme neutre (kuru) et au parfait (kita). Enfin,
l’argument atama ni (« pied ») fait référence à une partie du corps.
Certaines de ces constructions ont un double sens, l’un
compositionnel et l’autre non compositionnel :
Ex.2 : ashi wo arau
pied p.O laver
a le sens non compositionnel de « s’acheter une conduite »
et le sens compositionnel de « laver le(s)/un/des pied(s) ». Cette
polysémie n’est pas sans conséquences sur le comptage des
occurrences et nous y reviendrons.
Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions
idiomatiques en japonais
361
3. CORPUS EXPLOITÉS
Le corpus est divisé en sous-corpus chacun considérés
comme représentatifs d’un genre particulier de la langue écrite
contemporaine. La notion de représentativité prêtant à débat, nous
nous en sommes tenu à des critères pratiques.
Nous considérons que des textes relèvent d’un même « genre/
style » si d’une part ils émanent d’une même source ou bien
de sources qui partagent des points communs explicitement
énonçables et d’autre part, si ils ont une structure textuelle
similaire (structuration en titre, paragraphes etc.). A chaque souscorpus nous avons attribué une étiquette qui rendait compte
au mieux du genre. Ce choix comporte évidemment une part
d’arbitraire.
Par exemple, nous avons construit un corpus de « déclarations
de brevets » constitué des textes disponibles sur l’unique site
www.patentjp.com et structurés de la même manière. Ce corpus
a été étiqueté « brevets ». Par ailleurs, le corpus représentatif
du genre « journalistique » est constitué de textes émanant de
plusieurs sources, mais qui toutes ont en commun d’être les sites
web de journaux papier, et de présenter en première page les
informations du moment. Seuls les textes comprenant un titre suivi
d’un ou de plusieurs paragraphes ont été sélectionnés (il s’agit de
facto des informations mises en ligne).
Pour garantir une plus grande représentativité, les corpus sont
constitués de textes complets et non pas de textes échantillonnés
comme c’est le cas par exemple du corpus de référence BCCWJ
(Maruyama, 2009). On dispose donc de collections complètes de
textes.
Le corpus est à peu près le même que celui utilisé pour le
DFJC (cf. op. cit.), à deux différences près. La première est la
présence d’un nouveau sous-corpus, constitué de déclaration de
brevets. La seconde est, comme indiqué plus haut, que la taille de
plusieurs des sous-corpus a sensiblement augmenté suite à l’ajout
de textes produits en 2012.
Voici une présentation synthétique de l’ensemble des sept
sous-corpus. Y sont donnés la taille des sous-corpus (en nombre
d’énoncés), la périodicité de renouvellement et quelques
caractéristiques relatives au mode de production et au lectorat.
Une description corpus par corpus est fournie dans Blin (2012a :
Pages 22-25).
dialogue
monologue
176 809
dictionnaire
Daijirin
journaux
136 946
23 547
QR divers
Tchats
textes
34 688
juridiques
déclarations 7 270 517
de brevets
QR gouv.
54 901
167 819
105 520
livres blancs
nb
énoncés
+/-
+/-
-
-
-
+/-
+
+
+
-
-
-
+
+
+
+
spécialisation
thématique
+
-
-
+
+
+
+
+
restriction
de
producteur
-
-
+
+
+
-
-
+
restriction
de lectorat
(conventions : + oui ; - non ; +/- pas de généralisation possible pour ce corpus)
annuel,
complet
quotidien,
partiel
quotidien,
complet
annuel,
complet
partiel,
pluriannuel
quotidien,
complet
annuel,
complet
(inconnu)
périodicité du
relecture
renouvellement
Tableau n° 1 ― Présentation synthétique de l’ensemble des sept sous-corpus
362
Raoul Blin
Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions
idiomatiques en japonais
363
4. OUTILS ET MÉTHODE D’ANALYSE
Le comptage des occurrences des expressions dans les
corpus est automatisé automatiquement. Nous présentons ici les
avantages et inconvénients de l’outil, compte tenu de la nature des
structures cherchées, et la façon dont ont été traitées les difficultés.
4.1 LOGICIEL
Le dénombrement des occurrences des expressions dans les
corpus a été effectué à l’aide du logiciel SAGACE version 4.2.0
(Blin, 2012c). SAGACE est un moteur de recherche de patrons.
Il n’effectue pas d’analyse morphosyntaxique ou sémantique
complète des énoncés.
Ce logiciel a été retenu pour sa facilité de mise en œuvre.
Contrairement aux analyseurs morphosyntaxiques
symboliques, il ne nécessite pas de lexiques-grammaires dont
la création et la maintenance sont lourdes. Parmi les ressources
librement distribuées, il n’existe d’ailleurs pas aujourd’hui de
lexique-grammaire complet pour le japonais. Les analyseurs
morphosyntaxiques à vaste couverture sont en effet tous
statistiques.
Par rapport aux analyseurs statistiques de type Mecab1, etc.,
l’intérêt de SAGACE est de ne pas nécessiter d’apprentissage.
Pour améliorer les performances des logiciels statistiques, un
apprentissage serait nécessaire pour chaque sous-corpus. Pour
effectuer cet apprentissage, il faudrait disposer d’autant de
corpus d’apprentissage que de genres à étudier. Il existe bien
des dispositifs entraînables sur des corpus partiellement annotés
(Flannery, Miyao, Neubig & Mori 2011) mais même de tels
corpus restent lourds à construire.
Par ailleurs, SAGACE est autonome et ne fait pas appel
à d’autres logiciels. Il assure à lui seul toutes les fonctions
nécessaires pour une analyse : interface pour la requête, moteur de
recherche de motifs, affichage des résultats.
Enfin, comme SAGACE exploite du texte brut, il ne nécessite
pas de traitement préalable des corpus. De surcroît, les ressources
lexicales nécessaires pour le japonais sont déjà disponibles dans
un format compatible avec cet outil.
La contrepartie à cette souplesse est que le logiciel ne fait pas
d’analyse des phrases complètes, ce qui accroît le risque d’erreurs
d’analyse. Pour limiter les erreurs, nous n’avons compté que les
occurrences des locutions présentes dans des patrons fiables (voir
1. http://code.google.com/p/mecab/
364
Raoul Blin
infra 4.2). Les occurrences dans des patrons exclus de la recherche
ne sont pas dénombrées. Il en résulte que le nombre d’occurrences
et les fréquences obtenus sont inférieurs à la réalité. Nous n’avons
pas de moyen d’évaluer la différence entre valeurs réelles et
valeurs obtenues.
4.2 REQUÊTE
Pour décrire le patron à faire chercher par Sagace, nous avons
tenu compte de l’insécabilité des expressions étudiées : le patron
est finalement constitué de la concaténation du prédicat et de ses
arguments, le tout précédé et suivi de délimiteurs.
En effet, l’interprétation non compositionnelle des
expressions n’est possible que si aucun syntagme, quel que soit
son statut syntaxique, n’est introduit dans la chaîne. Par exemple
l’interprétation figée « s’acheter une conduite » n’est plus possible
si un adverbial de temps (ex : kinou, « hier ») est introduit dans la
chaîne des arguments et du radical verbal :
Ex. 3 : ashi wo kinou aratta
pied p.O hier avoir_lavé
[je me suis] lavé les pieds hier.
L’autre particularité des expressions est que les arguments
ne peuvent être élidés sans affecter l’interprétation non
compositionnelle. Ainsi, l’interprétation non compositionnelle
n’est plus possible si l’argument ashi (« pied ») est élidé :
Ex. 4 : ore ga aratta
moi p.S avoir_lavé
C’est moi qui [l’]ai lavé
De ce fait, la recherche des expressions peut être limitée à
la chaîne des arguments et du radical verbal « complet » (sans
élision) et en l’état (sans inversement d’arguments et sans ajout).
Compte tenu du figement syntaxique et lexical des
expressions, et de l’impossibilité pour le logiciel de procéder à une
analyse morphosyntaxique pour décrire les expressions figées dans
le lexique et dans la requête pour SAGACE, nous avons recouru
à l’artifice suivant. Le radical verbal et sa chaîne d’arguments ont
été considérés comme constituant un « radical verbal » insécable,
auquel est adjointe la conjugaison.
< ashi wo
ara >
+ u
<N particule radical_verbal> « rad.v » + conj
La conjugaison de ce radical verbal ad hoc est la même que
celle du verbe qui le compose. Ainsi <ashi wo ara> se conjugue
comme arau (« laver »).
Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions
idiomatiques en japonais
365
Les expressions ont donc été lexicalisées dans le même format
que les verbes :
ashi wo ara
[[ vRad & distrib:transmet:w ]]
Il est inutile d’insister sur le fait que cette analyse n’a aucun
fondement linguistique et qu’elle n’est motivée que par des
aspects pratiques liés au logiciel utilisé. Cela n’a de toute façon
aucune incidence sur le comptage.
SAGACE n’est pas conçu pour analyser les flexions. Les
conjugaisons sont donc enregistrées d’un seul tenant dans les
dictionnaires. Par exemple, la conjugaison « désidératif, non poli,
parfait, négatif » est enregistrée d’un seul tenant comme suit :
cat:conj & conjDesideratif & conjNeutre & conjTa
takunakatta takunakatta itakunakatta kitakunakatta kitakunakatta gitakunakatta sitakunakatta chitakunakatta nitakunakatta bitakunakatta mitakunakatta ritakunakatta sitakunakatta // itidan
// kuru
// 5 dan - a
// 5 dan - ka
// iku
// 5 dan - ga
// 5 dan - sa
// 5 dan - ta
// 5 dan - na
// 5 dan - ba
// 5 dan - ma
// 5 dan - ra
// suru
Pour chaque classe morphologique de verbe (itidan, kagyôdan,
gagyôdan etc.) il y a une entrée.
Fondamentalement, le patron de la chaîne cherchée est de la
forme :
<vRad> + <conjugaison>
Nous avons en plus imposé à gauche et à droite la présence de
délimiteurs (particules et signes de ponctuation). Il en résulte que
le patron complet est décrit comme suit :
>0 cat : particule | ponctuation | marqeDebEnonce
=0 cat:vRad
=0 cat:conj
=0 cat:ponctuation
366
Raoul Blin
4.3 LE TRAITEMENT DES CAS DIFFICILES
Trois difficultés notoires ont été rencontrées, qui sont
susceptibles d’affecter les résultats.
La première difficulté tient à la polygraphie des composants
des expressions. Les mots en japonais peuvent en effet apparaître
sous plusieurs graphies dans les textes. Ils peuvent être transcrits
en hiragana, katakana, en sinogrammes, ou dans un mélange
relativement libre des trois. Il peut y avoir aussi plusieurs choix de
sinogrammes. La plupart des dictionnaires destinés au traitement
automatique choisissent de lexicaliser les variantes les plus
probables. Mais cela ne recouvre pas toutes les variantes possibles.
Pour les expressions, cela aboutirait à la production d’un lexique
de taille démesurée.
Nous n’avions pas de moyen de régler élégamment le
problème. Nous nous en sommes donc tenu à une seule graphie,
la plus standard. De ce fait, le nombre d’occurrences relevées sur
les corpus pour chaque expression peut être inférieur au nombre
d’occurrences réel puisque toutes les variantes graphiques n’ont
pas été prises en compte.
La deuxième difficulté rencontrée lors du comptage était
de distinguer, pour une expression donnée, les occurrences
s’interprétant compositionnellement et les occurrences
ayant l’interprétation non compositionnelle. En principe, les
occurrences avec interprétation compositionnelle ne devraient
pas être comptées puisque nous nous intéressons au sens non
compositionnel. Mais l’exclusion nécessiterait une analyse
sémantique, ce que ne permet pas SAGACE, ni aucun autre
analyseur disponible à ce jour. Il faudrait donc recourir à
l’analyse par un expert humain. A ce stade du travail, cette
expertise n’a pas été effectuée. En comptant aussi les occurrences
interprétées compositionnellement, le nombre d’occurrences des
expressions polysémiques (disposant d’une interprétation non
compositionnelle et d’une interprétation compositionnelle) peut
avoir été surestimé.
La troisième difficulté est liée aux restrictions sur les
environnements gauche et droit des expressions. Pour limiter
les erreurs de segmentation, nous avons défini les contextes
gauche et droit immédiats (voir supra 4.2). Cette contrainte peut
entraîner une sous-estimation du nombre d’occurrences puisque
les expressions ne sont pas comptées si elles apparaissent dans
d’autres environnements (notamment si le verbe est à la forme en
-te et non suivi d’une particule ou d’un signe de ponctuation).
Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions
idiomatiques en japonais
367
Les différents problèmes ainsi rencontrés entraînent tantôt
une surestimation du nombre d’occurrences, tantôt à une sousestimation. Nous n’avons pas moyen de connaître la marge
d’erreur globale et de pondérer les résultats en conséquence.
5. RÉSULTATS
Voici les résultats pour quelques entrées, sur le modèle de
présentation du DFJC (Blin, 2012a).
Le tableau fait apparaître la fréquence des expressions
dans chaque corpus ainsi que différents chiffres qui permettent
de décrire la variété des genres couverts. Il s’agit, pour chaque
expression, de la fréquence moyenne, de l’écart entre la fréquence
minimale et la fréquence maximale, et enfin du nombre de corpus
dans lequel l’expression apparaît au moins une fois.
0.4
0.1
0
0
3.0
0
0
3.0
ashi wo hakobu
me ga sameru
mi wo yoseru
mimi ni suru
1.7
22.8
0.8
10.1
0
0
0
0
3.60
1.80
0
14.60
Livres
Txt
QR
Brevets Journ.
blancs
jurid. gouv.
11.0
0
11.0
11.0
QR
divers
Fréquences
7.10
3.50
24.80
0
4.4
4.7
6.1
6.5
10.9
22.8
24.8
14.6
24
29
30
67
6
3
4
5
Nb
Occ
Corpus
Tchats moyenne max-min total non nuls
Tableau n° 2 ― Prrésultats pour quelques entrées, sur le modèle de présentation du DFJC
368
Raoul Blin
Déterminer automatiquement le genre et le style d'expressions
idiomatiques en japonais
369
Les résultats permettent d’élaborer un graphique montrant la
couverture des genres. Le graphique prend en abscisse le nombre
de corpus où les expressions apparaissent au moins une fois, et
en ordonnée la fréquence moyenne sur une échelle logarithmique.
Pour des questions de lisibilité, seule une partie des expressions a
été reportée. Les expressions qui n’apparaissent qu’une seule fois
sur la totalité du corpus (tous sous-corpus confondus) ne sont pas
comptées.
370
Raoul Blin
6. CONCLUSION ET PERSPECTIVES
Nous avons présenté la méthode et les outils pour décrire le
genre et le style des expressions idiomatiques avec prédicat fléchi
en japonais. Ce travail exploratoire a été limité aux expressions
contenant au moins un mot faisant référence à une partie du corps.
Il en ressort que les outils et la procédure utilisés dans un
travail précédent sur les noms communs, qui ne comprennent
pas de flexions, étaient aussi utilisables pour des constructions
avec flexion. Les erreurs d’analyse provoquées par l’outil sont
partiellement différentes de celles rencontrées pour les noms
communs, mais ne sont pas le fait de la présence de la flexion.
Les principales difficultés rencontrées, polygraphie et ambiguïté
sémantique, ne sont pas non plus propres à l’outil utilisé puisque
les autres dispositifs d’analyse existants ne les résoudraient pas
non plus.
Suivant la même procédure, nous menons actuellement une
analyse de plus grande envergure sur la totalité des expressions
japonaises. A la différence de la présente étude exploratoire,
nous effectuerons en plus une distinction entre les expressions
sémantiquement complètement figées (aucun sens compositionnel)
et les autres expressions qui ont un sens compositionnel et un sens
non compositionnel.
BIBLIOGRAPHIE
Blin, Raoul. Dictionnaire de fréquence du japonais contemporain - 16 000
noms. Paris, You Feng, 2012a.
Blin, Raoul. « Automatic Addition of Genre Information in a Japanese
Dictionary. ». Acta Linguistica Asiatica, 2-2, 2012b : 83–96.
Blin, Raoul. SAGACE v4.2.0. Blin Raoul. 2012c.
Flannery, Daniel. Miyao Yusuke. Neubig, Graham. Mori Shinsuke.
Training Dependency Parsers from Partially Annotated Corpora. Presented at
the 5th International Joint Conference on Natural Language Processing, Chiang
Mai. Thailand, November 2011.
Maruyama Takehiko. « Gendai nihongo kakikotoba keikin koopasu”
monitaa kaihatu deeta (2009 nendoban) sanpuring houhou ni tuite [“Balanced
Corpus of Contemporary Written Japanese” (v.2009)] about the method of
sampling] ». Tôkyô, National Institute for Japanese Language and Linguistics,
2009.
Autour de la forme verbale taberu-desu
371
Autour de la forme verbale taberu-desu : fonctions morpho-syntaxique, expressive et communicative
TAKEUCHI-CLÉMENT RIE
Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, Villeneuve d’Ascq
AUTOUR DE LA FORME VERBALE TABERU-DESU :
FONCTIONS MORPHO-SYNTAXIQUE,
EXPRESSIVE ET COMMUNICATIVE
1. INTRODUCTION
Contrairement aux formes adjectivales omoshiroi-desu
ou benri-desu, dont la notion de politesse est exprimée par la
forme desu suffixée à la forme conclusive omoshiroi (« être
intéressant ») ou au radical benri (« pratique »)1, la forme verbale
affirmative non passée polie du japonais contemporain est réalisée
sous la forme tabe-masu dans laquelle la politesse est exprimée
par le suffixe masu. Aucune grammaire d’aujourd’hui ne reconnaît
la forme verbale taberu-desu qui consiste à suffixer la marque de
politesse desu à la forme verbale conclusive (VConc)2. Or, il suffit
de lancer une recherche sur Internet pour se rendre compte que
cette forme est bel et bien attestée :
Exemple 1:
Yatto gohan taberu desû
Enfin repas manger DESU
« Enfin, je vais manger ! »
(Titre/légende. Photo d’une fillette attablée. Blog. http://ameblo.
jp/funky-urara/)
1. La langue japonaise dispose de deux catégories adjectivales
morphologiques : l’adjectif verbal ou adjectif en -i composé d’un radical et d’une
flexion prédicative (omoshiro-i) et l’adjectif nominal ou adjectif en -na nonflexionnel (benri).
2. La liste des abréviations utilisées se trouve en fin d’article, avant la
bibliographie.
372
Rie Takeuchi-Clément
Qu’en est-il en littérature ? Là aussi, la forme taberu-desu est
bel et bien présente :
Exemple 2 :
Mukashi no hito wa nakanaka umai koto wo iu desu na.
dire DESU Ext
« Les gens d’autrefois ont dit une chose bien perspicace ! »
(Haruki Murakami, Sekai no owari to hâdoboirudo wandârando
[La fin des temps], 1985, KSH)
L’objectif de cette étude est double. D’une part, il s’agira
d’observer et d’analyser les exemples attestés de la forme verbale
taberu-desu recueillis dans divers textes et d’établir un inventaire
des utilisations possibles de cette forme verbale ; d’autre part,
il conviendra de faire ressortir les particularités sémanticopragmatiques de cette forme verbale, et d’en trouver une
explication fonctionnelle au sein du système prédicatif japonais en
perpétuelle évolution.
2. TABERU-DESU DANS LE SYSTÈME PRÉDICATIF DE
POLITESSE
2.1. EVOLUTION D’UN SYSTÈME EN MASU VERS UN SYSTÈME EN
DESU
Dans le système prédicatif d’aujourd’hui, la politesse est
représentée principalement par les deux suffixes masu et desu. Si
le suffixe masu se répandit dès le xviie siècle, le suffixe desu est
apparu dans le courant du xixe siècle, et se développa au début du
xxe siècle avec l’« unification de la langue écrite et de la langue
parlée » ou Genbun.itchi. La forme mase-n-deshi-ta3 entrant
dans l’usage, arriva une période relativement longue de pseudo
stabilisation du système verbal. Dès les années 1990, l’apparition
de nouvelles formes de politesse basées sur la suffixation de desu,
nai-desu (« Nég-DESU ») et ta-desu (« Pas-DESU »), a retenu
l’attention de certains grammairiens (Noda 1990 notamment).
Plusieurs études quantitatives sur corpus considérant les deux
alternatives négatives mase-n (« MASU-Nég ») / nai-desu (« NégDESU ») se sont succédées (Tanomura 1994 ; Noda 2004 ;
Kawaguchi 2006 ; Tanaka 2010). A la faveur de ces travaux,
trois facteurs ont été mis en lumière :
3.
« MASU-Nég-DESU-Pas »
Autour de la forme verbale taberu-desu
373
a) Facteur discursif
Il existe une forte disparité du rapport de force entre les deux
formes mase-n / nai-desu selon la nature des données : l’utilisation
de la forme nai-desu est nettement plus fréquente dans le langage
oral spontané (Noda 2004) ;
b) Facteur morpho-syntaxique
L’origine de la réorganisation du système prédicatif semble
être la forme adjectivale omoshiroi-desu : courante mais critiquée
au début du xxe siècle, elle a remplacé la forme normative de la
même période omoshirô-gozai-masu4 et s’est définitivement
installée dans l’usage ; par le biais de la composition i-desu, la
forme négative nai-desu ainsi que la forme négative passée nakatta-desu (« Nég-Pas-DESU »)5 se banalisent, remplaçant les formes
traditionnelles mase-n et mase-n-deshi-ta (Kawaguchi 2006) ;
c) Facteur sémantique
Certains prédicats verbaux d’« état » tels que les verbes
potentiels, le verbe wakaru (« comprendre ») ou encore, la forme
verbale V-teiru6, s’emploient avec nai-desu plus fréquemment que
les autres verbes (Noda 2004 ; Kawaguchi 2006 ; Tanaka 2010).
Tous ces travaux confirment l’évolution importante des formes
verbales non normatives tabe-nai-desu, tabe-nakat-ta-desu et
tabe-ta-desu dans le langage oral spontané. Mais la forme verbale
affirmative non passée n’a pas l’air de suivre cette évolution7 :
son emploi constitue un phénomène périphérique. La cause en
est certainement l’absence de continuité morpho-syntaxique,
contrairement au mouvement qui s’est opéré depuis omoshiroidesu jusqu’aux trois formes nouvelles. En effet, ces dernières ne
font que s’appuyer sur des enchaînements existants : « tabe+nai »
et « nai+desu » pour tabe-nai-desu, « tabe+nakat-ta » et « nakatta+desu » pour tabe-nakat-ta-desu, ou encore « tabe+ta »
et « (nakat-)ta+desu » pour tabe-ta-desu. La forme taberudesu quant à elle nécessite l’introduction d’une nouvelle
combinaison : « VConc + desu », soit à travers la re-catégorisation
de l’enchaînement tabe-ta-desu ou tabe-nai-desu comme « forme
verbale neutre + desu », soit en s’appuyant sur la combinaison
4. (« intéressant-être.là (Poli)-MASU »)
5. La forme négative nai se conjugue de la même manière que les
adjectifs verbaux (en -i).
6. La forme -teiru a cinq valeurs aspectuelles : imperfectif progressif,
imperfectif résultatif, état, itératif et rétrospectif.
7. Sadanobu (2011 : 157-158) signale cependant des cas ou l’utilisation
de la forme taberu-desu paraît naturelle.
374
Rie Takeuchi-Clément
existante mais qui ne s’emploie qu’en langue non standard. Ce qui
nous ramène à la question des registres et/ou des styles.
2.2. SHOSEI-KOTOBA ET « LANGAGE JOUÉ »
Selon Haraguchi (1971), l’utilisation abondante de la forme
taberu-desu a été observée durant la période de Genbun.itchi8,
aux alentours des années 1890, notamment dans les transcriptions
sténographiques. Le style de cette époque, qui se caractérise par
la suffixation de desu et par l’utilisation notamment de la forme
taberu-desu, est appelé « langage des étudiants » ou shoseikotoba. Finalement, ce style ne s’ancra pas dans l’usage, sans
doute à cause de sa particularité ressentie comme trop frappante
face à la forme tabe-masu, mais c’est également à cet époque que
remonte l’utilisation typique dans la littérature de ce style attribué
exclusivement à certains personnages tels que les gentlemans,
les jeunes étudiants ou encore, les jeunes hommes rigoureux
(Haraguchi 1971 : 68). Cette utilisation littéraire du shoseikotoba correspond à ce que Kinsui (2003) appelle un yakuwari-go
ou « langage joué ». Il s’agit d’un style stéréotypé (dans le choix
fait du vocabulaire, des expressions, de l’intonation, etc.) dont
l’emploi évoque un certain type de personnage (âge, sexe, métier,
rang social, époque, apparence, caractère, etc.). D’après l’auteur,
le langage des étudiants est à l’origine du langage actuel des
hommes d’importance (hommes politiques, professeurs, etc.), d’où
certains traits caractéristiques du « langage joué » faisant allusion
aux vieux scientifiques (hakase-kotoba). Il est important de
souligner que le « langage joué » ne reflète pas la réalité. L’emploi
de la forme taberu-desu attribuable au shosei-kotoba est en somme
réservé aux personnages de fictions.
3. TABERU-DESU DE NOS JOURS
Dans cette section, nous proposons un aperçu de divers
emplois contemporains de la forme taberu-desu. Nos données sont
constituées de textes écrits, extraits des corpus électroniques de
langage écrit Aozorabunko (ABK) et Kotonoha Shônagon (KSH)9
ainsi que d’une recherche sur Google.
8. « Unification de la langue écrite et de la langue parlée ». Voir 2.1.
supra.
9. ABK : Aozorabunko (http://www.aozora.gr.jp/) ; KSH : Kotonoha
Shônagon, National Institute for Japanese Language and Linguistics (http://www.
kotonoha.gr.jp/shonagon/)
Autour de la forme verbale taberu-desu
375
3.1. DANS LA LITTÉRATURE
Dans la littérature, qu’il s’agisse d’une œuvre datant de
l’époque de Genbun.itchi (ex. 3) ou qu’il s’agisse d’une œuvre
contemporaine (ex. 2 et 4), l’emploi de la forme taberu-desu
peut être attribué à un certain type de personnage10 : un vieux
scientifique (ex. 2 supra), un étudiant (ex. 3), la locutrice d’un
dialecte de Kyûshû (ex. 4), un policier, un chinois, etc.
Exemple 3 :
(...) moshi taikô ni demo narô monnara, boku a
komatchimau desu.
être.fort.ennuyéDESU
« (...) si jamais il m’arrive d’être renvoyé de l’école, je serais
vraiment ennuyé. »
(Wagahai wa neko de aru [Je suis un chat], Natsume Sôseki,
1905 (1987), ABK)
Exemple 4 :
Honna gotsu iu te, jisatsu demo shi te kure tara dogen seiseisuru
ka to omou desu yo.
penser DESU Insist
« Pour être honnête, je me dis que, s’il se suicidait, je me sentirais revivre ! »
(Fukushû suru wa ware ni ari [La vengeance est à moi], Saki
Ryûzô, 1975, KSH)
L’emploi de l’ex. 3 reflète d’évidence le shosei-kotoba
ou le « langage des étudiants », tandis que l’ex. 2 est attribué à
un vieux scientifique. Il représente un emploi dérivé du shoseikotoba et renvoie au « langage joué ». Quant à l’ex. 4, comme
dans les ex. 2 et 3, l’utilisation d’omou-desu-yo évoque un
certain type de personnage, à savoir la locutrice d’un dialecte de
Kyûshû. Toutefois, contrairement au « langage joué » du vieux
scientifique qui fait allusion à la représentation stéréotypée d’un
profil professionnel11, il s’agit ici d’une image véhiculée par la
communauté linguistique à laquelle appartient le locuteur12.
Cet emploi relève donc du dialecte, ou plus précisément de
ce que Tanaka (2011) appelle un « dialecte virtuel » (vâcharu
hôgen), soit la représentation linguistique constituée d’aspects
stéréotypés empruntés à plusieurs dialectes. La forme taberu-desu
appartiendrait à ce format : elle peut ne pas refléter fidèlement la
réalité d’un dialecte déterminé.
10.Voir Sadanobu (2011 : 156-158).
11.Voir supra 2.2.
12. Pour l’image qu’évoquent les divers dialectes, voir Tanaka (2011).
376
Rie Takeuchi-Clément
3.2. SUR INTERNET
En ce qui concerne l’utilisation de la forme taberu-desu sur
Internet, son emploi est relativement abondant13. De prime abord,
cette utilisation montre deux tendances principales : un emploi
dans un forum Q/R ou de discussion (ex. 5) et un emploi dans un
blog, notamment dans le titre d’articles ou dans la légende d’une
photo (ex. 1).
Pour ce qui est de l’emploi sur des forums, nombreux sont
les cas où la forme taberu-desu figure dans le titre en forme de
question du message14 :
Exemple 5 :
Sumâtofon to aifon tte nani ga chigau desu ka
quoi S être.différent DESU Int
« Quelle est la différence entre un smartphone et un iPhone ? »
(Titre/texte. Forum. http://detail.chiebukuro.yahoo.co.jp/qa/question_detail/q1481690724)
On constate que dans un forum Q/R, le scripteur adopte un
style tout à fait comparable à celui du langage oral spontané.
Dans l’ex. 6, par exemple, on peut observer l’emploi de la forme
négative polie nai-desu15, de la forme orale de la composition
imperfective te-ru et de la particule finale yo, ainsi que l’omission
des particules de thème et de sujet wa et ga :
Exemple 6 :
Shô-yon no okosama tabun okâsan nai teru sugata
CM1 de enfant(Hon) sans-doute mère pleurer Imp silhouette
wasure rare nai desu yo, uchi no ko mo sô deshi ta.
oublier Pot Nég DESU Insist
Jibun dake ja naku, kono ko mo kizutsui teru desu yo.
être-blessé Imp DESU Insist
« Votre enfant de CM1 ne pourra sans doute pas oublier qu’il
vous a vu pleurer, le mien, c’était pareil. Il n’y a pas que moi qui
ai souffert, il a souffert aussi. »
(Réponse. loc. fem. 39 ans. Forum : http://onayamifree.com/
threadres/1120384/)
Le forum est un lieu de communication asynchrone où
l’identité du public est indéterminée et inconnue du scripteur.
C’est également un lieu d’interaction où, contrairement aux
13. Une simple recherche sur Google affiche des centaines de milliers de
résultats.
14. Sur 20 occurrences de iku-desu (« aller ») employées dans un forum
Q/R, 18 figurent dans le titre en forme de question.
15. Facteur discursif. Voir supra 2.1.
Autour de la forme verbale taberu-desu
377
blogs, le scripteur attend en retour la réaction du public : sans
cette dernière, la communication reste incomplète. Or, dans le
système traditionnel japonais, qui oppose plusieurs niveaux de
politesse, lorsque l’on s’adresse à quelqu’un, on doit adopter une
certaine forme de politesse en fonction de son interlocuteur. Dans
un forum Q/R, faute de données statuaires relative au public, le
scripteur a besoin de reconstruire une relation interpersonnelle,
faisant abstraction de la différence d’âge, de sexe, de rang
social, etc., à partir d’éléments qui n’engagent pas les formes de
politesse existantes16. Comme nous l’avons évoqué en 2.1., la
combinaison « VConc + desu » peut faire obstruction à l’évolution
de la forme taberu-desu au sein du système prédicatif en japonais
oral spontané. Mais cette combinaison ne serait-elle pas le nouvel
élément dont on aurait besoin pour construire une nouvelle forme
de relation interpersonnelle dans un forum ?
Par ailleurs, dans un blog, la forme verbale taberu-desu est
souvent attribuée à un animal ou à un enfant (ex. 1) (cf. Sadanobu
2011 : 155-158), qui est le personnage principal du blog ou de
l’article. L’ex. 1 est extrait du journal d’une fillette et l’ex. 7 du
journal attribué à un chien. Il est évident que l’auteur utilise un
« langage joué » enfantin pour mettre en scène les paroles de son
personnage principal. Il est intéressant de noter que ce langage
a une syntaxe particulière : la forme taberu-desu ne correspond
pas seulement à tabe-masu mais aussi à la forme impérative polie
tabe-nasai :
Exemple 7 :
Chanto taberu desu yo♪
Bien manger DESU Insist
« (Tu) manges bien, hein. »
(Titre. Plusieurs photos de Bucci (un chien). Blog : http://buccidiary.blog109.fc2.com/blog-entry-34.html)
Il n’est pas difficile d’imaginer qu’en raison de la simplicité
syntaxique et de la maladresse 17 véhiculée par la simple
suffixation de desu, la forme taberu-desu dans cet emploi fait
allusion à un locuteur petit et maladroit. Le même phénomène
est observé abondamment dans les « romans en ligne » (on rain
shôsetsu) ou dans les « romans pour portable » (keitai shôsetsu).
16. Pour le conflit entre les deux styles poli (formel) / neutre (informel)
chez les scripteurs des forums, voir Nishimura (2003), entre autres. Pour
l’utilisation de kaomoji ou d’« émoticônes » pour concilier le style formel que
le scripteur adopte et l’état d’esprit décontracté qu’il souhaite transmettre, voir
Katsuno et Yano (2002), entre autres.
17. Car cette suffixation n’est pas entrée dans l’usage.
378
Rie Takeuchi-Clément
Enfin, il arrive que l’utilisation de la forme taberu-desu dans
un blog évoque d’autres types de personnage que les petits êtres
vivants comme par exemple une femme de bonne famille (taberudesu-no), mais faute de place, nous ne développerons pas cette
question.
4. CONCLUSION
Les différentes observations effectuées nous amènent à
conclure sur les points suivants :
1) Dans le langage écrit, cinq emplois typiques de taberudesu ont pu être dégagés :
a) un emploi relevant du « langage joué » des étudiants :
littérature
b) un emploi relevant du « langage joué » de vieux
scientifiques (dérivé du langage des étudiants) : littérature
c) un emploi relevant du « dialecte virtuel » : littérature
d) un emploi de politesse neutre : Internet
e) un emploi relevant du « langage joué » enfantin (simplicité
syntaxique et maladresse) : Internet
Faisant allusion à un certain type de locuteur, les emplois a),
b), c) et e) ont tous une fonction expressive ; seul l’emploi d) a
une fonction communicative qui est la neutralisation des facteurs
sociaux face à des interlocuteurs indéterminés dans les forums de
discussion.
2) Au sein de la réorganisation du système prédicatif de
politesse du japonais, nous pouvons constater le rôle de facteurs
discursif, morpho-syntaxique et sémantique, ainsi que celui de
facteurs expressif et communicatif. Pour ce qui est de l’évolution
de la forme verbale taberu-desu, plusieurs scénarios sont
possibles. Une voie possible est la stabilisation du système en desu
et sa banalisation en japonais oral spontané (fonction morphosyntaxique). Une autre pourrait entraîner le renforcement de
l’aspect créatif et expressif du langage joué (fonction expressive).
Une autre encore pourrait contribuer à la construction d’une
nouvelle relation interpersonnelle et finir par être spécifique de la
communication médiée par ordinateur (fonction communicative).
L’usage va-t-il franchir le pas et accepter la combinaison
« VConc + desu » ? Une fonction de taberu-desu empêchera-t-elle
une autre d’entrer dans l’usage ? L’avenir nous le dira.
Autour de la forme verbale taberu-desu
379
LISTE DES ABRÉVIATIONS
DESU : suffixe de politesse desu
Ext : particule finale d’extériorisation
Hon : honorifique
Imp : imperfectif
Insist : particule finale d’insistance
Int : interrogatif
MASU : suffixe de politesse masu
Nég : négation
Pas : passé
Poli : politesse
Pot : potentiel
S : particule de sujet
VConc : forme verbale conclusive
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Rie Takeuchi-Clément
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De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé
De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d’énoncé chez les jeunes locuteurs
381
TRESSEL-AKIHIRO HISAE
Université Aix-Marseille
DE L’UTILISATION DE LA PARTICULE
CONJONCTIVE « SHI » EN FIN D’ÉNONCÉ
CHEZ LES JEUNES LOCUTEURS
1. SUBORDONNÉE SANS PRINCIPALE
En observant des corpus oraux, on constate que la
subordonnée suivie de la particule conjonctive « shi » peut
souvent1 apparaître sans être rattachée à une principale, comme
l’illustre cet échange :
Exemple 1 :
L1: De, nanka mono kowasu toka nai desho
Et, quelque chose-casser-par exemple-négative-conjecture
[Et tu ne casserais jamais de choses.]
L2: Nai shi.
Négative-particule conjonctive shi
[Non.] (Corpus Tufs)
Ces exemples, observés principalement chez de jeunes
locuteurs2, se rencontrent généralement dans des dialogues de
style familier. Pour examiner cet usage particulier, on a eu recours
à des données issues de deux corpus oraux : « Multilingual
corpus of spoken language by Basic Transcription System (BTS)
Japanese conversation » (Corpus Tufs – 92 occurrences) et des
1. Dans nos corpus, environ 44 % des exemples sont des subordonnées
sans principales.
2. Les locuteurs sont, dans la plupart des cas, des personnes jeunes : du
lycéen à l’adulte trentenaire.
382
Hisae Tressel-Akihiro
échanges dans des films et des dramas récents3 (Corpus Film – 8
occurrences).
2. ÉTAT DE L’ART
En linguistique japonaise, la subordonnée sans principale
est classée dans la catégorie des phrases dites « îsashihyôgen [expression inachevée] ». Cette construction en apparence
incomplète se rencontre non seulement avec la particule « shi »,
mais aussi avec d’autres, telles que « kedo [mais]», « kara
[parce que] », « noni [même si] », « ga [mais] », « te [et] ».
C’est donc un phénomène répandu. Le caractère « paradoxal »4
de la construction a toujours attiré l’attention des linguistes, des
travaux importants lui ayant été consacrés depuis les années 50
(cf. Mikami (1953), Shirakawa (1991, 1994, 1995, 2001, 2009),
Teramura (1984), Maeda (2009), Laury et Suzuki (2011). La
lecture de ces recherches antérieures fait apparaître trois façons
d’aborder le problème :
1° Recours à l’ellipse : explication du phénomène donnant lieu
au recours à l’ellipse de la principale.
2° Distinction catégorielle : saisie de la subordonnée sans
principale et avec principale comme deux catégories nettement
distinctes.
3° Description intégrale : description de l’emploi de la
subordonnée sans principale et de la subordonnée avec principale
sans les dissocier, tout en dégageant une corrélation entre les
deux.
Le recours à l’ellipse est souvent adopté par les générativistes
et en grammaire normative. Masuoka et Takubo notent qu’on peut
omettre la phrase principale dans les cas où l’on peut anticiper
la conclusion à l’aide de la subordonnée énoncée (Masuoka et
Takubo 1992). Cependant nos exemples présentent des cas où une
telle reconstruction linguistique n’est pas possible.
Exemple 2 :
L1:(proposant des fraises du jardin)
Amai-zô!
Sucré-particule finale
[Elles doivent être sucrées !]
3. Entre 2006 et 2012
4. Le fait qu’une subordonnée ne dépende pas syntaxiquement d’une
principale est considéré comme « paradoxal ». (Kokuritsu kokugo kenkyûsho
1960, Takahashi 1993, Shirakawa 2009).
De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé
L2:(après en avoir goûté une)
Suppai shi !
Acide-particule conjonctive shi
[C’est acide !]
383
(Corpus Film)
Sémantiquement, ces subordonnées étant complètes, on ne
perçoit aucun manque d’information. De plus, syntaxiquement,
elles ne nécessitent l’ajout d’aucune principale. On n’a ici ni les
conditions grammaticales ni les conditions anaphoriques pour
restituer l’élément effacé5. Le recours à l’ellipse nous paraît donc
judicieux pour analyser cet énoncé.
La deuxième façon de traiter le problème a été adoptée
notamment par le Kokuritsu kokugo kenkyûsho6 (1960). Pour
les tenants de cette perspective, la subordonnée sans principale
est considérée comme une phrase indépendante. La particule
conjonctive est considérée comme une particule finale (syûjoshi).
On peut aussi avancer qu’il y a une transition de catégories
de la particule conjonctive vers celle de particule finale,
puisqu’elle n’assure plus la connexion entre deux propositions
mais qu’elle exprime seulement une valeur modale portant sur
l’énoncé. Cependant, il ne nous semble pas pertinent de séparer
complètement les deux constructions. Des traits communs
entre les deux emplois s’observent (cf. infra 3), ce qui permet
d’expliquer la valeur modale particulière de la particule finale
« shi » par le glissement de sens.
La troisième approche consiste à décrire les deux emplois
sans les dissocier. Minami (1974), Shirakawa (2009) ou encore
Kobayashi (1981) sont des auteurs soutenant cette idée.
Minami appelle la principale « iikiritekinakatachi
[forme pouvant terminer la phrase 7] et la subordonnée
« setsuzokutekinakatachi [forme pouvant assurer la connexion
5. Nous réservons le recours à l’ellipse seulement pour expliquer un
phénomène tel que le gapping [la construction trouée] où l’élément effacé se
restitue facilement par la structure grammaticale et la relation anaphorique. Dans
l’exemple : Tarô wa kôhî wo nomi, Jirô mo nonda [Taro a bu le café et Jiro en a
bu aussi.], le complément d’objet manquant est : kôhî.
6. National Institute of Japanese Language and Linguistics [Institut
National de linguistique japonaise]
7. Comme le montrent de nombreuses études, en japonais, des unités
linguistiques de type « mot », « phrase », « proposition » sont extrêmement
difficiles à définir. Certains chercheurs comme Mikami (1953), Garnier
(1982) ont même abandonné l’idée de délimiter les unités de « phrase » et de
« proposition ». Pour une synthèse à ce sujet, Nakamura-Delloy (2007 : ch.
7). Nous ne pouvons pas encore donner notre propre définition de la proposition.
Nous nous contentons d’emprunter pour l’instant la définition répandue chez les
grammairiens japonais (Maeda 2009 : 7).
384
Hisae Tressel-Akihiro
entre propositions] » (1974). Considérant que les subordonnées
appartiennent à des catégories de nature différente sur la base
d’une continuité allant de la plus à la moins indépendante, l’auteur
les décrit par l’analyse distributionnelle8 (Minami 1974 : 128129). Comparativement à d’autres comme les conditionnelles
(« tara », « to », « ba ») et la concessive « noni »9, il note que
la subordonnée « shi » possède un caractère relativement
indépendant des contraintes grammaticales.
En se basant sur cette idée, Shirakawa développe
l’analyse de diverses subordonnées sans principales (1991,
1994, 1995, 2001, 2009). Comme l’auteur le conclut, en
principe, la particule conjonctive « shi » est un marqueur
permettant de mettre une proposition en relation avec
d’autres propositions qui peuvent lui être liées sans qu’elles
ne soient toujours explicitement ni complètement exprimées
(Shirakawa 2009). Cette propriété explique aussi la
fonction d’énumération incomplète de « shi ». Il existe deux
types d’énumération :
•
Énumération des propositions sémantiquement
comparables (soit de sens opposé, soit de sens analogue).
• Énumération des prémisses déduisant une conclusion
(« tôkatsumêdai [proposition intégrale]» 10) exprimée
explicitement en principale ou interprétable à partir du
contexte.
Nous pensons également qu’il est tout à fait légitime de
décrire les fonctions de « shi » de manière « intégrale ». Nous
entendons par le terme « intégrale » la manière de traiter
le problème mettant en avant la corrélation entre la microsyntaxe (règles grammaticales s’appliquant à la relation entre
la subordonnée et la principale) et la macro-syntaxe (règles
discursives organisant le discours)11. Ce point de vue est aussi
adopté par Kobayashi selon qui les fonctions grammaticales
8. Minami (1974 : 128-129) a étudié la distribution des formes verbales et
des (semi-) auxiliaires à l’intérieur de la proposition.
9. La subordonnée « shi » peut se terminer soit par une forme neutre,
soit par une forme de politesse (forme desu/masu), soit encore par une forme
d’auxiliaire de conjecture qui est une marque de valeur modale. Elle peut aussi
comporter le thème « wa ». Elle est également libre des contraintes aspectuelle et
temporelle.
10. Voir la note 14.
11. Du point de vue méthodologique, nous avons été inspirés par
l’Approche Pronominale de Blanche-Benveniste pour décrire la corrélation
entre les deux niveaux d’analyse : micro-syntaxe et macro-syntaxe. Pour la
définition de ces deux termes ainsi que la méthode de description voir BlancheBenveniste (1997 : ch. 4-5).
De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé
385
observées dans la phrase ‘subordonnée principale’ peuvent
expliquer également les rôles discursifs de « shi » (1989 : 5-12).
En adoptant l’approche « intégrale », nous dégageons, dans ce
qui suit, les caractères syntaxique, sémantique et pragmatique de
la particule conjonctive « shi » à travers une centaine d’exemples.
3. DESCRIPTION DES EMPLOIS DE « SHI » BASÉE SUR UN
CORPUS ORAL
Parmi différentes configurations syntaxiques impliquant
« shi », on distingue les deux cas suivants :
Y1 shi (Y2 shi…), Z
X, Y1 shi (Y2 shi)
(12 exemples)
(88 exemples)
X, Y, Z sont des propositions. Le nombre de propositions Y
énumérées peut être théoriquement illimité. Dans nos exemples, la
plupart comporte une seule proposition (92 %). Nous avons trouvé
7 exemples renfermant deux propositions de type Y et 1 exemple
en comportant trois. La proposition qui précède (X) ou qui suit
(Z) peut ne pas être explicitement exprimée.
3.1. TYPE « Y1 SHI, (Y2 SHI…), Z »
Pour le type « Y1 shi, (Y2 shi…), Z », deux sous-catégories ont
été distinguées comme on va le voir dans les sections qui suivent.
3.1.1. Juxtaposition de propositions relativement
indépendantes
Le caractère indépendant de la subordonnée « shi »
est comparable à la principale. Il n’existe pas de relation
subordonnante entre les deux propositions. La relation entre les
deux propositions peut être aussi bien une simple juxtaposition
d’événements (3) qu’une mise en contraste des deux événements
de sens opposés (4). En ce cas, la particule de cumul « mo »
ou le connecteur de cumul « shikamo » se trouvent souvent en
co-occurrence (74% environ de ce type).
Exemple 3 :
Maguro don toka yasui shi, soba toka ramen toka mo ippai aru.
Maguro don-par exemple-bon marché-particule conjontive shi,
Soba-par exemple-Ramen beaucoup-exister
[Le domburi de thon est un plat bon marché de même que beaucoup d’autres comme les sobas et les ramens] (Corpus Tufs)
386
Hisae Tressel-Akihiro
Exemple 4 :
Kaka naku te mo ii shi, kai temoii
Ecrire-négative-suspensive-cumul-bon-particule conjonctive shi,
écrire-suspensive-cumul-bon.
[Ce n’est pas la peine d’écrire, mais tu peux le faire quand
même] (Corpus Tufs)
L’observation des exemples du corpus montre qu’il est
important de connaître le contexte discursif pour interpréter la
juxtaposition des deux propositions.
Exemple 5 :
Yasui shi, shikamo mâbôdôfu no are(waribiki ken), mada mot
teru yo.
Bon marché-particule conjonctive shi-(mâbâdôfu : plat à base
de Tofu)-déterminant-ça (bon de réduction), encore-avoir-duratif-particule finale
[Ce restaurant est bon marché, de plus, je garde toujours un bon
de réduction pour le [plat] ‘mâbôdôfu’.] (Corpus tufs)
Pour interpréter l’exemple 5, il faut prendre en compte le
contexte discursif du locuteur qui parle d’un restaurant chinois
très bon marché où il va souvent et où il voudrait proposer à
l’interlocuteur de l’accompagner. Dans cet énoncé, nous pouvons
considérer que la juxtaposition des deux événements, « yasui »
et « mâbôdôfu no are, mada motteiru yo » constitue deux raisons
justifiant l’acte de parole du locuteur consistant à proposer d’aller
manger.
3.1.2. Énumération de prémisses permettant de déduire la
conclusion de la principale
La deuxième relation sémantique est une relation plus
subordonnante12. Les prémisses liées par « shi » permettent de
déduire la conclusion exprimée en principale.
Exemple 6 :
Shigoto wa baito da shi, koibito mo inai shi, zenzen dame desu.
Travail-thème-petit job-assertion-particule conjonctive shi, petite
amie-cumul-exister-négative-particule conjonctive shi, absolument-mauvais-assertion[Comme je ne fais qu’un petit boulot et
que je n’ai pas de petite amie, ma vie ne va pas bien du tout.]
(Corpus Film)
12. Teramura (1984) signale que les subordonnées avec « shi »
sont toujours liées à la proposition intégrale (tôkatsumêdai) laquelle est
sémantiquement définie comme une conclusion donnée au niveau du contexte
discursif. La proposition intégrale ne peut pas être disponible en contexte
immédiat ni être exprimée sous forme lexicale dans certains cas.
De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé
387
En fait, dans cet emploi, on peut remplacer le dernier
« shi » par « kara » ou « node » qui sont des indices de cause.
Ainsi, on pourrait paraphraser de la façon suivante l’exemple
6 : shigoto wa baito da shi, koibito mo inai kara, zenzen dame
desu. Curieusement, cette construction canonique, enseignée dès
les premiers niveaux aux étudiants de japonais, ne s’observe que
très peu dans nos corpus 13.
3.2. TYPE « X, Y1 SHI, (Y2 SHI…) »
Dans la construction : « X, Y1 shi, (Y2 shi…) », c’est la
subordonnée « shi » qui termine la phrase. Elle renferme deux
cas comme on va le voir.
3.2.1. Juxtaposition de propositions relativement indépendantes
La configuration de type « X, Y1 shi, (Y2 shi…) » est
particulièrement importante à l’oral. Dans les grammaires
normatives, il est souvent indiqué que cet emploi relève de
l’interversion entre subordonnée et principale. Nakamata (2006)
et Shirakawa (2009) réfutent ce point de vue. Pour eux, il s’agit
plutôt d’un ajout en fin de la phrase et non d’une interversion que
l’on obtient par une opération transformationnelle. En effet, la
plupart de nos exemples (57 occurrences sur 88) présenteraient
une anomalie grammaticale si on inversait les deux propositions.
Par exemple, en inversant l’exemple 7, nous obtiendrons le 8 qui
est agrammatical.
Exemple 7 :
(un chirurgien dit)
Kodomo wa shônika ! Watashi kodomo kiraida shi.
Enfants-thème-pédiatrie ! Moi-enfants-détester-particule
conjonctive shi
[Les enfants doivent aller à la pédiatrie ! Moi, je déteste les
enfants.] (Corpus Film)
Exemple 8 :
??? Watashi kodomo kirai da shi. Kodomo wa shônika !
Il existe certainement des exemples comportant deux
propositions inversées sans qu’une anomalie grammaticale soit
constatée. Mais il n’est pas sûr qu’une telle inversion entraîne
une équivalence au niveau discursif14. De notre point de vue, il
13. Il serait intéressant de voir si les exemples proposés dans les manuels
de langue japonaise reflètent vraiment l’usage actuel de la langue.
14. Nous pensons que les types d’actes de parole diffèrent selon les deux
388
Hisae Tressel-Akihiro
vaut mieux considérer la subordonnée placée après la principale
comme l’ajout d’une proposition plutôt qu’une inversion. Les
corpus contiennent aussi des exemples dans lesquels le locuteur
ajoute une remarque à ce que l’interlocuteur a dit en utilisant
« shi », ce qui peut encore être plus difficilement considéré
comme un cas d’inversion. Cet ajout peut avoir des sens variés,
mais en principe, on classe les « shi » en deux groupes selon
différents types de relation entre les propositions.
Premièrement, on rencontre des cas où des propositions reliées
par « shi » sont relativement indépendantes.
Exemple 9 :
(En parlant d’un entraînement de tennis)
L1 : Sôshitara, mô ichiji sugi jyan. Kanpeki.
Ainsi-conditionnel, déjà-une heure après-interrogative-négative. Absolument.
[Si on fait comme ça, alors l’entraînement ne s’achèvera pas avant 1 heure.]
L2 :
Shitara mô harapeko mo sugoi yone.
Faire conditionnel, déjà avoir faim cumul très finale
[Si c’est ainsi, on va avoir très faim.]
L1 : Harapekomo sugoi shi, jikan mo sematteiru shi.
Avoir faim-cumul-très-particule conjonctive shi,
temps-cumul-s’approcher-duratif- particule conjonctive shi
[On aura très faim et on n’aura pas le temps.] (Corpus
tufs)
3.2.2. Énumération de prémisses permettant de déduire la
conclusion précédant
Deuxièmement, on constate des cas où les propositions reliées
par « shi » ajoutent une justification ou une raison permettant
d’expliquer la conclusion qui les précèdent.
Exemple 10 :
L1 : (Kekkon) akirame ta no.
(Mariage)-abandonner-perfectif-nominalisation
[As-tu renoncé au mariage ?]
L2 : Kekkon shitai kimochi dake de dekiru mono de mo nai desu shi.
Mariage-vouloir-sentiment-seulement-avec-pouvoirchose-assertion-suspensive-cumul-négative-assertionparticule conjonctive shi
[Comme on ne peut pas se marier seulement parce
qu’on le souhaite.] (Corpus Film)
cas. Il nous reste à définir quels sont ces types.
De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé
389
En ce qui concerne la valeur modale de « shi », Paku signale
que la subordonnée « shi » a une valeur « euphémique » (2005).
Selon nous, cette qualité est contenue dans la valeur de « shi »
qui implique une énumération incomplète. Celle-ci se manifeste
par la présence d’autres propositions exprimant des raisons, des
explications complémentaires, des conclusions, etc. Ce caractère
implicite permet un emploi fréquent de la particule « shi » pour
éviter de dire quelque chose de manière brutale et trop directe.
Exemple 11 :
L1 : De, chôsa ni iku no ?
Et-enquête-but-aller-nominalisation ?
[Alors, tu vas aller faire l’enquête ?]
L2 : Iku kamoshire nai shi.
Aller-conjecture-négative-particule conjonctive shi
[Il se peut que j’y aille.] (Corpus Tufs)
3.2.3. Quelques exceptions
Dans les études antérieures, la valeur « euphémique » de
« shi » a été uniquement discutée du point de vue de la politesse.
Or, l’observation d’énoncés de jeunes locuteurs montre que de
nombreux exemples ne peuvent s’expliquer sous cet angle. En
effet, les énoncés concernés semblent plutôt impolis et véhiculent
un jugement négatif de la part du locuteur comme dans l’exemple
ci-dessous déjà observé supra.
Exemple 12 :
(L1 propose des fraises du jardin, L2 en goûte une)
L1 : Amai zô !
Sucré- particule finale zô
[Elles doivent être sucrées !]
L2 : Suppai shi !
Acide-particule conjonctive shi
[C’est acide !] (Corpus film)
Dans cette échange, l’impolitesse repose sur l’objection
du locuteur qui désapprouve ouvertement l’interlocuteur en
lui disant : ‘les fraises de ton jardin ne sont pas du tout sucrées
comme tu le penses. Au contraire, elles sont très acides et elles ne
sont pas bonnes !’
Par ailleurs, dans ce type de contexte, l’expression de reprise
« tteiuka [ou plutôt] » peut apparaitre en co-occurrence. Cette
expression indique que le locuteur reprend la parole en donnant un
autre avis ou pour reformuler les choses avec d’autres expressions.
390
Hisae Tressel-Akihiro
Exemple 13 :
tabetete iiyo tteiuka, mô tabeteru shi
Manger-et-bon-finale. Ou plutôt-déjà-manger-duratif-particule
conjonctive shi
[Tu pourras commencer à manger. Mais enfin, je vois que tu as
déjà commencé.] (Exemple entendu)
En fait, ici, la particule « shi » relie deux propositions ayant
sémantiquement un sens opposé. Le locuteur dit le contraire de
ce qu’il vient de dire. L’expression « tteiuka » montre qu’il s’agit
d’une reformulation.
L’exemple 14 est un peu différent en ce sens qu’il ne
contient aucune proposition à laquelle le locuteur veut
attacher la subordonnée. C’est plutôt par rapport à la situation
extralinguistique que ce dernier veut la relier.
Exemple 14 :
(en voyant un collègue qui dort au bureau)
Ne-teru shi…
Dormir-duratif-particule conjonctive shi
[Il dort…] (Corpus Film)
La subordonnée « shi » est employée pour décrire et expliquer
la situation extralinguistique. Cette utilisation semble se limiter
à des cas de commentaires de situations désagréables pour le
locuteur. Ces exemples semblent actuellement se répandre dans
le langage familier des jeunes. Dans le corpus, sept exemples
illustrent ce cas de figure. Par contre, aucun emploi ne peut
être interprété comme renvoyant à une situation agréable.
En élargissant le corpus, peut-être pourrait-on en rencontrer,
mais nous pensons que même s’il en existait, ces exemples
demeureraient marginaux et isolés.
4. CONCLUSION
Le rôle de la particule conjonctive « shi » est d’introduire des
propositions sémantiquement reliées (par le biais de l’analogie, par
celui de l’opposition ou par d’autres moyens) et de signifier qu’il
peut exister d’autres propositions qui ne sont pas explicitement
exprimées. Ce qui n’est pas du tout le cas lorsqu’on utilise la
particule conjonctive ‘te’ (cette dernière n’implique pas l’existence
de propositions cachées). Syntaxiquement, « shi » n’entretient
pas de rapport de dépendance fort avec la principale. Cette
particule a un statut plus ou moins indépendant. Elle peut avoir
De l’utilisation de la particule conjonctive « shi » en fin d'énoncé
391
une valeur modale « euphémique » dont l’utilisation se limiterait
à l’expression de la « politesse ». Or, en observant certaines de
ses utilisations familières chez les jeunes, nous avons relevé
d’autres valeurs. En contexte conversationnel, la subordonnée
« shi » s’emploie parfois pour répliquer ou reformuler ce que
l’interlocuteur a dit. Elle peut également impliquer une relation
avec un élément extralinguistique. Cependant, ce dernier emploi
reste encore très marginal. Pour en vérifier la généralisation ou
non, une étude sociolinguistique approfondie basée sur de grands
corpus oraux serait nécessaire. L’occasion d’une future recherche.
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LITTÉRATURE
Vers la poétique de Bambous
Vers la poétique de Bambous : une préhistoire de la poésie de Hagiwara Sakutarô
395
ANDRO-UEDA MAKIKO
INALCO-CEJ
VERS LA POÉTIQUE DE BAMBOUS :
UNE PRÉHISTOIRE DE LA POÉSIE DE
HAGIWARA SAKUTARÔ
1. UNE POÉSIE DANS UN LANGAGE « PEU HOMOGÈNE ET
DISTENDU »
En janvier 1918, six mois après la sortie de Tsuki ni hoeru
[Aboyer à la lune], le premier recueil de Hagiwara Sakutarô
(1886-1942), Saijô Yaso note, dans sa chronique littéraire, que
le poète « mérite d’être reconnu comme celui qui a conduit à la
perfection le "kôgo jiyû-shi [poésie libre en langue moderne]" »
(Sasaki et al. : 206). Cette image de poète fondateur va être
relayée et vulgarisée, surtout à travers les manuels scolaires.
Aujourd’hui, d’aucuns nient la place mémorable qu’occupe
Sakutarô dans l’histoire de la poésie moderne (Sasaki et al. : 26)1.
Mais comment approcher sa « modernité » siècle plus tard ?
Saijô avait dû percevoir dans Aboyer à la lune quelque chose
qui mettait un terme à la première période de la poésie non
versifiée née au contact de la poésie occidentale : une période
embrassant la poésie du « corps nouveau » (shintai-shi) des
années 1880, la poésie romantique (roman-ha) des années 1890,
jusqu’à la poésie symboliste (shôchô-shugi) des années 1900.
Cependant, cet éloge, placé à la fin d’un article plus que mitigé
quant à l’originalité des motifs, fut réservé au plan stylistique,
comme pour en atténuer le ton général. L’auteur y affirme que
l’« hypersensibilité exprimant des sensations délicates et
maladives » qui, « pour beaucoup, caractérise le recueil » serait
relativement banale ; serait louable, en revanche, le fait d’avoir
1. Fukunaga Takehiko témoigne en 1976 que : « tout ceux qui ont eu une
ambition poétique (dans le Japon moderne) ont au moins une fois suivi sa trace ».
(Sasaki et al.: 26)
396
Makiko Andro-Ueda
librement exprimé cette « sensibilité aigüe et maladive » et le
« frémissement nerveux » dans cette « langue moderne (kôgo),
peu homogène et distendue (futôitsu de daraketa) ». A la sortie du
livre, beaucoup s’en sont détournés en raison de ladite « sensibilité
maladive »2 - que Saijô situe dans la tradition du grotesque
remontant au xive siècle - , et pour le caractère érotique de certains
textes3. Le courant dominant du milieu poétique, représenté par
Miki Rofû, l’aurait même violemment attaqué (Sasaki et al.: 86)4.
A l’encontre de ce que pourrait suggérer l’idée de fondation
ou de perfection, le style du recueil Aboyer à la lune n’est guère
homogène, loin s’en faut : il évolue au long du recueil, comme
si la transformation stylistique constituait elle-même un enjeu du
livre.
Pour appréhender l’évolution langagière qui conduit à la
naissance du kôgo jiyû-shi, il convient de distinguer deux aspects,
étroitement liés mais distincts : le passage du bungo au kôgo d’une
part5, et l’abandon d’autre part du mètre fondé sur un rythme
composé d’unités de sept et cinq mores.
Des premières tentatives, isolées, de l’écriture poétique sans le
recours systématique au rythme 7/5 sont attestées dans le bungo,
vers la fin des années 18806. Mais c’est avec l’introduction du
kôgo, dans les années 19107 que la poésie libérée du rythme 7/5
voit véritablement le jour. Au début, le 7/5 fonctionnait souvent
comme une mesure de base à peine camouflée ; aujourd’hui, les
2. Voir par exemple le poème inaugural, Jimen no soko no byôki no kao
[Visage malade au fond de la terre].
3. Airen [Compassion] et de Koi o koisuru hito [Désireur du désir] ont
été censurés à la première édition. Compassion commence ainsi : « Regarde /
Ici des campanules balancent leurs têtes / Là-bas des gentianes minaudent avec
leurs mains / Ah j’embrasserai fermement tes seins / Toi tu brideras mon corps
de toute ta force / Ainsi dans ces champs déserts / Nous ferons un jeu comme des
serpents ».
4. Témoignage en 1972 de Kaneko Mitsuharu (Sasaki et al.: 84).
5.Le bungo, le langage dit écrit, désigne le japonais écrit d’avant l’ère
Meiji. Dans la poésie de cette période, en existaient deux veines : l’une provenant
du langage du tanka, l’autre élaborée par la tradition du shi, la poésie en langue
chinoise. Le kôgo désigne le japonais moderne, l’écrit forgé à l’ère Meiji sur le
modèle du langage parlé.
6. Yuasa Hangetsu, Jûni no ishizuka [Douze tombeaux], 1885 ; Kitamura
Tôkoku, Soshû no shi [Poèmes d’un prisonnier loin de son pays], 1889. 7.Le kôgo apparaît dans la poésie libre plus tard que dans le domaine
romanesque, où il apparaît dans les années 1880. Son emploi dans la poésie
versifiée est encore plus récent : dans le tanka, un style basé sur le kôgo
comportant certain vocabulaire du bungo fut élaboré vers 1970. En ce qui
concerne le haiku, malgré des tentatives d’introduction du kôgo dès la naissance
du genre, on ignore encore s’il peut y prendre racine. Vers la poétique de Bambous
397
poètes semblent éviter ce rythme qui demeure vivace ailleurs, par
exemple dans la publicité.
Quant à l’emploi du kôgo, il demeurera longtemps partiel et/
ou passager, comme c’est le cas chez Sakutarô, tandis que dans le
kôgo jiyû-shi actuel, le bungo n’est plus guère d’usage.
Des émulations pour faire de la poésie en langue moderne,
libre du rythme séculaire, existaient donc depuis une décennie au
temps d’Aboyer à la lune. Arrêtons-nous sur les travaux de trois de
ces prédécesseurs.
2. LE KÔGO ET LA PROSE
Kawaji Ryûkô (1888-1959), cadet de Sakutarô de deux
ans, publie en 1907 Hakidame [Décharge]. Cette étrange élégie
à la souffrance des insectes grouillant dans une décharge est
vraisemblablement le premier poème écrit en kôgo, de surcroît
entièrement libéré du rythme 7/5. (Kawaji : 514)8.
Il sera inséré dans Robô no hana [Fleurs au bord de la rue] en
octobre 1910, l’un des premiers recueils historiques entièrement
en kôgo, et sans versification9. On notera une bonne maîtrise du
style, une envergure certaine quant au ton et une grande netteté
des images. Mais ces vers libres étaient proches de la prose. On
obtient presqu’un poème en prose en réécrivant Décharge sans
découpage en lignes séparées (gyôwake).
En règle générale, la présentation en lignes séparées sert, dans
la poésie versifiée, à faire ressortir visuellement le découpage
métrique, qui ne coïncide pas nécessairement avec les unités
syntaxiques. Une fois la versification abandonnée, le changement
de lignes peut s’opérer selon l’articulation syntaxique, pourtant
perceptible sans celui-ci. Dans tel cas, les lignes ne feraient que
doubler les découpages grammaticaux, et le texte se rapprocherait
de la prose. Il en était ainsi pour Ryûkô, et c’est en ce sens que
ces poèmes n’attestent pas encore de la maturité du genre10.
L’intérêt de l’écriture en lignes séparées dans la poésie non
versifiée est à trouver ailleurs : ce dispositif permet de rendre
8. « Derrière la grange de la maison attenante / L’odeur d’un dépotoir
puant et pourrissant / Le dépotoir enfermant / La puanteur de déchets divers (..) ».
9. Habituellement, ce livre est cité comme le premier recueil de poésie
libre en kôgo, mais comme on le verra plus loin, Yamamura Bochô publia aussi
en 1910 deux plaquettes de kôgo jiyû-shi, quoique peu connues jusqu’à leur
numérisation récente par la bibliothèque de la Diète.
10. La régie de la prose s’assouplit dans d’autres poèmes du recueil Fleurs
au bord de la rue.
398
Makiko Andro-Ueda
signifiantes des unités extra-syntaxiques (enchaînement de
séquences syntaxiquement indépendantes, coupure de séquences
syntaxiquement associées, mise en valeur de chaînes sonores,
de séries d’images…). Le dispositif en lignes séparées devient
facteur de poéticité lorsqu’il contribue à atténuer la linéarité du
discours régie par la syntaxe, à complexifier le rythme, et à créer
des images qui ne proviennent pas exclusivement du sens véhiculé
par les phrases.
3. LE KÔGO DÉCLAMATOIRE
Avec Sakutarô, Takamura Kôtarô (1883-1956) est parfois
qualifié du fondateur du kôgo jiyû-shi. Dans Dôtei [Mon chemin],
son premier recueil publié en 1914, cohabitent aussi kôgo et
bungo. Mais à la différence d’Aboyer à la lune, ce recueil ne
procure pas de sentiment de terrain mouvant. La répartition des
deux styles de langage y est stable. Kôtarô écrit des textes à
caractère sentimental en bungo de la veine du tanka, et en kôgo
des textes qui relatent la vie, des réflexions sur l’art, etc. Le choix
du kôgo pour ces thèmes provenait d’un besoin de ton vigoureux
et de fluidité du discours, comme pour un texte de théâtre. Selon
l’auteur, il s’agit également d’une stratégie pour éviter le piège du
sentimentalisme codifié par la tradition du tanka. Dans ce poème
éponyme, son kôgo est déclamatoire : « Il n’y a pas de chemin
devant moi / Le chemin se fait derrière moi / Ô Nature / Ô Père /
Vous qui m’avez mis debout / Protégez-moi, ne me quittez pas des
yeux » (Takamura : 280-281).
4. UN ESPACE POÉTIQUE PROPRE AU KÔGO-JIYÛ-SHI
Tout se passe autrement avec Yamamura Bochô (1884-1924).
Comme Kitahara Hakushû (1885-1942) et Murô Saisei (18891962), Bochô fait partie des rares amis poètes que fréquente le
jeune Sakutarô.
En septembre 1910, il publie simultanément deux plaquettes
de cinq poèmes, La Bonne chanson et Natsu no uta [Chansons
d’été], totalement libérés du bungo et du rythme 7/511. Voici Senjô
[la raie], le premier poème de La Bonne chanson, que je cite en
respectant la présentation graphique (Yamamura 1910 : 1-2).
11. Le premier livret porte tel quel, en français, le titre d’un recueil de
Verlaine.
Vers la poétique de Bambous
399
Les flèches d’eau portent des fleurs blanches,
et dans un vase en cristal languissant
se penchent
quand brille l’avenue dans le crépuscule.
Le soleil couchant lèche la foule
et s’éteint
au carrefour l’ombre de la boîte aux lettres
quand se répand une couleur telle une mémoire.
Ô tout s’imbibe du poison de la nicotine.
Le ciel de la plage,
la chair d’une femme,
puis - je veux la guetter caché derrière le saule cette silhouette de dos de l’été !
Le poème donne à voir un espace, au lieu d’exprimer une
intériorité figée comme chez Kôtarô. Ne s’agissant pas d’un
récit construit, contrairement aux poèmes de Ryûkô, cet espace
est composé de plusieurs énoncés, relativement libres de la régie
de la narration. La répartition en lignes tient compte, timidement,
du déroulement des images, signe d’apparition d’une articulation
libre entre la syntaxe et la présentation graphique.
On note également l’usage de métaphores, figures encore peu
pratiquées à l’époque dans les textes poétiques.
Il s’agit là d’une véritable proposition de perception originelle
du monde : un pas, modeste certes, vers la poétique de la vision
qui caractérise une grande partie de la poésie moderne.
Dans son troisième recueil Sannin no shojo [Trois vierges] de
1913, Bochô fait marche arrière. La plupart des poèmes sont écrits
en bungo, parfois régulier avec un rythme 7/5.
C’est avec son quatrième recueil Sei-purisumisuto [Saint
Prismiste], publié en 1915, que Bochô se jette corps et âme dans
les formes de la modernité. Ce volume de trente-six poèmes est un
véritable laboratoire de kôgo jiyû-shi, et à nos yeux, c’est bien ce
recueil qui mérite le nom, non pas de fondateur, mais de celui qui
a sondé l’éventail des possibles de la poésie libre. Son ambition
de parcourir les terrains nouvellement aperçus s’exprime par la
diversité des textes réunis.La postérité retiendra de ce recueil
le poème Fûkei [paysage], tableau printanier, pour son usage
novateur des hiragana12. Les critiques, quant à eux, aiment à citer
12. « Fleurs de colza à perte de vue / Fleurs de colza à perte de vue /
On entend à peine la flûte en tige de blé / Fleurs de colza à perte de vue (…) »
(Yamamura 1915 : 88).
400
Makiko Andro-Ueda
Geigo [Radotage] pour s’interroger sur son illisibilité apparente13.
Bochô cite en préliminaire des versets de la Chândogya
Upanishad qui propose une description de l’univers. Ce faisant, il
a clairement l’intention de redéfinir le monde à travers le kôgo non
versifié.
Certaines pièces courtes rappellent les premiers poèmes
d’Aboyer à la lune par sa dimension de redéfinition de l’espace
– monde. Chez Sakutarô, d’autres images conçues dans une
spatialité singulière révèlent une ambition poétique de même
nature14. Sans parler de la source impossible, nous ne sommes
pas loin du Rimbaud des Illuminations et des lettres du voyant. Si
la poésie libre n’a pas l’apanage de cette pulsion de (re-)création
propre à la jeunesse, sans la contrainte métrique ni le joug absolu
de la syntaxe et d’une subjectivité figée, elle est du moins propice
à la mise en pratique de ce type de projet15.
Saint Prismiste sera accueilli par un quasi silence et l’auteur
changera d’optique dès le recueil suivant pour composer
des poèmes simples, limpides, qui ne sont pas sans évoquer
l’humanisme de l’école de Shirakaba.
5. HAKUSHÛ LE PRÉCURSEUR ET L’ÉMULATION POÉTIQUE
DE SES AMIS
Kitagawa Tôru fait remarquer que le potentiel des lignes
séparées et des propriétés non syntaxiques du langage avait été
pressenti par un poète qui avait, à l’époque, conservé le rythme
7/5 : Kitahara Hakushû. Auteur prolifique, Hakushû était un
fédérateur hors pair du milieu poétique. Bien qu’il appartînt
presque à la même génération qu’eux, il avait la position d’un
grand maître pour Bochô, Saisei et Sakutarô.
Voici les textes cités par Kitagawa qui témoignent de la
brèche entrouverte par Hakushû et explorée aussitôt par Bochô et
Sakutarô (Kitagawa : 13-24) :
13. « Vol poisson rouge / Cambriolage trompette / Raquette vièle /
Escroquerie coton/ Jeu chat (…) » (Yamamura 1915 : 1)
14. Voir par exemple Take [Bambou] ou Kame [Tortue] cités plus loin.
15. Bochô et Sakutarô de cette période partagent également une thématique
du péché, totalement absente chez Rimbaud. « La terreur du crépuscule / Un
oignon dans un coin de la cuisine / Imprégné d’un parfum sombre / Lève des
germes bleus / Péché de tous les êtres / Passe par le fil de fer de la fenêtre de
toit » (Kuregata [Le crépuscule]) (Yamamura 1915 : 67) ;« (…) Sur ce chemin
aérien du matin où brillent des feuilles vertes / Versant larmes, / Versant des
larmes, / Depuis les épaules ayant déjà confessé (…) » (Take [Bambous])
(Hagiwara : 40-41).
Vers la poétique de Bambous
401
* Senju no koma [Toupies dans mille mains] (1914) de Hakushû
(extrait)16 :
« Une main mille mains, mille toupies / Le chagrin de mille
mains est intarissable // Mais milles toupies dans milles mains / A
force de leur vœu s’unissent en un // Un cœur une main limpide /
Une toupie en platine une seule »
* Te [La main] de Bochô17 :
« Le tronc est en platine / Or des feuilles qui tombent / Tendant
une main de tristesse / Ebranlant l’arbre / Un bras du ciel / Une main
d’automne d’un parent. »
* Migakaretaru kinzoku no te [Une main en métal limée] de
Sakutarô (extrait)18
« La main : électrique, / La main : en platine, / La main : douleur
du rhumatisme, / La main brille au cœur de l’arbre / Brille au poisson
/ Brille à la pierre tombale / La main brille en clarté »
Toupies dans mille mains de Hakushû est cadencé d’un bout
à l’autre par le rythme 7/5. La force de ce poème repose sur une
structuration basée sur la répétition, comme des images en toupies.
Les images évoluent selon un schéma simple constitué de nombres
croissants, agencé autour des termes pivots (le cœur, la main).
La main n’offre pas facilement de prise pour une
interprétation, mais deux chaînes lexicales sont perceptibles : l’une
composée d’éléments minéraux (platine, or), l’autre de végétaux
(tronc, feuilles, arbre). Apparaît, au croisement des deux, une
« main de tristesse », qui introduit à son tour une ouverture vers ce
qui vient du haut (un bras du ciel).
Une main en métal limée est un inédit de Sakutarô qui précède
d’un an La main. L’influence de Hakushû est perceptible dans le
vocabulaire et dans la répétition de la séquence [nom + particule
+ nom] qui permet de mettre en valeur les nouveaux champs
lexicaux. L’association de l’image de la main avec celle d’un
élément de l’espace extérieur (arbre, poisson, tombe) préfigure
le « bras du ciel » de Bochô, mais évoque également certaines
images du silence des premiers poèmes d’Aboyer à la lune,
16. Isshu wa senju, sen no koma, / Senju no nageki iya tsukizu. // Saare
senju no sen no koma, / Omoi tsumureba ichi to naru. // Isshin isshu, sumiwataru,
/ Shirogane no koma, itsu no koma.
17. Miki wa shirogane / Chiru ha no kin / Kanashimi no te o nobe : Ki o
yusuru / Ippon no ten no te / Nikushin no aki no te.
18. Te wa ereki, / Te wa purachina, / Te wa raumachizumu no itami, / Te wa
jushin ni hikari, / Uo ni hikari, / Hakaishi ni hikari, / Te wa akiraka ni Hikaru,
402
Makiko Andro-Ueda
celle par exemple de la tortue qui dort dans la main, et dans la
profondeur du ciel (Hagiwara : 24)19. La main chez Sakutarô sera
rapidement affectée d’un symbolisme bien singulier, comme dans
le poème Kanshô no te [la main du sentimentalisme] (Hagiwara :
61-62)20.
Chacun des trois poètes crée son propre univers tout en
exploitant les mêmes méthodes et les mêmes mots.
6. CONCLUSION : UNE ÉCRITURE DE CRISE
Nous voici à présent devant l’écriture des premières pages
d’Aboyer à la lune.
Les textes des deux premières sections (Take to sono aishô
[Les bambous et leur affliction], Hibari ryôri [Plat alouettes]),
d’une intensité surprenante, et probablement les plus connus de
l’ensemble des textes de Sakutarô, sont écrits majoritairement en
bungo.
Quant à leur rythme, quoique certains y décèlent encore le 7/5
régulier comme rythme de base, ces mesures sont globalement
bien enfouies21. Voici le poème Bambous pour lequel l’on noterait
la dominance des unités de sept mores.
Masugu narumono jimen ni hae,
(3+4+4+2 = 7+5 avec une more surnuméraire ?)
Surudoki aoki mono jimen ni hae,
(4+3+2+4+2 = 7+2+4+2 ? 4+5+4+2 ?)
Kôreru fuyu o tsuranukite,
(4+3+5 = rythme 7/5 apparent)
Sono midoriha hikaru asa no soraji ni,
(2+4+3+3+4 = 2+7+7 dominance du 7 mais peu apparente)
Namida tare, (5)
Namida o tare,
(4+2, cette ligne est rythmiquement associée à la précédente)
19. « Sur la main humaine une sensation de poids, / dort en silence une
tortue en or pur. (…) La tortue coule en profondeur de l’azur du ciel ».
20. « Le sentimentalisme de mon sexe, / S’afflige de maintes mains, /
Ces mains toujours dansaient par-dessus la tête, / Et une lueur s’attristait sur la
poitrine, (…) Ô, oubliant la capitale, / Je ne joue plus de la cithare de Chine,
/ Mes mains à présent en acier, / Creusent la terre sinistrement, / Les mains
attendrissantes du sentimentalisme creusent la terre ».
21. Sauf pour le poème Tenkei [Paysage céleste], régulier en 7/5.
Vers la poétique de Bambous
403
Ima haya zange owareru kata no ue yori,
(2+2+3+4+3+4 = 2+2+7+7 dominance du 7 peu apparente)
Kebureru take no ne wa hirogori,
(4+3+2+4 = 7+ 5 avec une more surnuméraire ?)
Surudoki aoki mono jimen ni hae.
(4+3+2+4+2 = 7+2+5 avec une more surnuméraire ? )
« Choses droites poussent sur terre
Choses aigües, bleues, poussent sur terre
A travers l’hiver figé,
Sur ce chemin aérien du matin où brillent des feuilles vertes
Versant larmes,
Versant des larmes,
Depuis les épaules ayant déjà confessé Racines brumeuses du bambou se répandent Choses aigües, bleues, poussent sur terre. »
Les unités des sept mores de la ligne 4 ne ressortent guère,
parce que la présence du premier mot (sono) qui occupe deux
mores empêche de les percevoir. Les unités de 7/5 sont ainsi
dissimulées ici et là et demeurent en état de latence. La source de
la tension rythmique se trouve plutôt dans l’usage fréquent, à la
fin des lignes, des verbes en fonction suspensive, assortis d’une
virgule (six lignes sur dix, y compris la dernière). En plus de la
répétition sonore en i et e, l’impression de suspension, propre à
cette forme grammaticale, crée une sensation de débordement
du réel par rapport à notre cadre de perception. Il s’agit là
d’une écriture qui ne fige rien, ne juge rien, qui donne libre
cours aux flots de sensations et d’images. La mise en place de
cette rhétorique devait jouer un rôle décisif pour la réalisation
de ce recueil. Instable, nerveuse et tendue, cette « poétique de
Bambous », parfois rythmée en 7/5 et encore massivement écrite
en bungo, est traversée par des logiques nouvelles.
Même si aujourd’hui ces textes sont considérés par beaucoup
comme le sommet de l’œuvre, ce n’est pas grâce à eux qu’Aboyer
à la lune a connu un succès relatif à sa sortie. Malgré son
influence sur certains poètes d’avant-guerre22, cette écriture ne
semble pas avoir été comprise par la critique contemporaine. Ce
sont plutôt les poètes d’après-guerre, ceux qui ont édifié l’arsenal
rhétorique de la « poésie d’après-guerre », qui ont bénéficié de cet
héritage. Mais il s’agit fondamentalement d’une écriture de crise, à
un pas de l’arbitraire. Ni Sakutarô ni Bochô n’ont tenu longtemps
cette tension. Il semble que l’essentiel de cette technique ne
22. Fukunaga Takehiko cite les noms de Itô Shizuo, Nakahara Chûya,
Miyoshi Tatsuji et Tachihara Masaaki (Sasaki et al. : 26-27).
404
Makiko Andro-Ueda
pouvait s’enseigner ni se transmettre. Au contraire, la technique
de fragmentation et de multiplication d’images formellement
reproduite pouvait être considérée comme un danger, vers la fin
des années 1970 (Sasaki : 164-173).
A la différence de Bochô, Sakutarô continuera, tout au long
de sa carrière, à chercher des langages nouveaux, tenables dans la
durée, au fil de l’évolution de ses exigences esthétiques.
BIBLIOGRAPHIE
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œuvres complètes], tome 1. Tôkyô, Chikuma-shobô, 1976.
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Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne »
Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne » : autour de Shuju no Kotoba
405
MARIE-NOËLLE BEAUVIEUX
Université Jean Moulin Lyon III
AKUTAGAWA RYÛNOSUKE ET LE « ZUIHITSU
MODERNE » : AUTOUR DE SHUJU NO KOTOBA
INTRODUCTION
En janvier 1923 paraît le premier numéro d’une revue littéraire
éditée par Kikuchi Kan sous le titre de Bungei shunjû [L’Âge
littéraire]. Cette revue connaît un succès rapide grâce aux textes
qui y sont proposés, caractérisés par leur grande liberté de contenu
et de ton (DiNitto 2004 :253). Ce n’est que par la suite, avec la
création d’autres colonnes, que ce qui reste la partie principale
du journal sera intitulée zuihitsu – et malgré les nombreux petits
changements éditoriaux qui auront lieu entre 1923 et 1927, cette
période sera marquée par la présence constante d’Akutagawa en
première page.
Le premier numéro de la revue s’ouvre sur « Shuju no
kotoba » [Paroles d’un nain], annoncé comme une publication
régulière, et qui sera la plus longue – sa période de publication
s’étend de janvier 1923 à novembre 1925. Ensuite suivront, entre
autres, « Chôkôdô zakki », « Byôchû zakki », « Tsuioku » et
« Bungeiteki na amari ni bungeiteki na », jusqu’à la mort de
l’écrivain en juillet 1927. Tous ces textes seront ensuite regroupés
dans un volume intitulé Shuju no Kotoba [Paroles d’un nain] en
décembre 1927, qui constitue le cinquième recueil de zuihitsu
après Tenshin (mai 1922), Hyakusô (septembre 1924), Shina yûki
(novembre 1925), et Ume - Uma - Uguisu (décembre 1926).
Le texte de Paroles d’un nain repris dans ce volume comprend
non seulement les courts textes publiés sous ce titre dans Bungei
Shunjû, parfois modifiés de la main d’Akutagawa depuis leur
publication en revue, ainsi qu’une « suite », désignée couramment
sous le nom de Paroles d’un nain (posthume) et publiée dans
406
Marie-Noëlle Beauvieux
les numéros d’octobre et décembre 1927 de Bungei Shunjû.
De ce fait, il occupe une place quelque peu à part dans l’œuvre
d’Akutagawa, ainsi que dans les recherches sur Akutagawa.
C’est un texte peu connu et peu étudié, qui entretient pourtant
des relations complexes et fort intéressantes avec le champ
littéraire de Taishô, en particulier avec le zuihitsu qui connaît à
cette période une renaissance et des mutations – ce qui nous
conduit à le qualifier, à la suite de Rachel DiNitto, de « zuihitsu
moderne » (DiNitto 2004 :252) de manière à le différencier des
zuihitsu antérieurs. Il va s’agir de voir, à travers quelques extraits
de « Paroles d’un nain » (non posthume), quelle est la place de
ce texte dans le contexte du zuihitsu moderne et en particulier de
Bungei Shunjû, et comment la figure du « nain » présente dans le
titre en cristallise la spécificité.
I – UN ZUIHITSU MODERNE ?
Bungei Shunjû serait le magazine ayant popularisé et rendu
« rentable » le zuihitsu comme objet littéraire pendant l’ère Taishô.
Mais il paraît difficile d’y voir un genre littéraire spécifique, du
moins dans la façon dont le terme est utilisé dans les revues de
l’époque, étant donné la grande variété de formes et de contenus
qu’il recouvre. Yoshida Seiichi, dans Zuihitsu no sekai [Le
monde du zuihitsu], écrit d’ailleurs qu’on regroupe sous le terme
générique de zuihitsu tout ce qu’il est difficile de faire appartenir à
un autre genre littéraire déjà établi (Yoshida 1980 : 7).
Rachel DiNitto offre dans son article sur le zuihitsu moderne
une analyse intéressante : celui-ci serait loin d’être gouverné
uniquement par des intérêts littéraires, mais la demande des
lecteurs, les intérêts financiers gouverneraient également ce qui
a pu être assimilé à un « ramassis d’écrits idiots » (kudaranai
zatsubun), par Hagiwara Sakutarô. Dans Aforizumu ni tsuite [À
propos de l’aphorisme], Sakutarô définit le zuihitsu comme une
des deux polarités de l’essai ; le zuihitsu a la forme de l’essai
mais non l’esprit tandis que le traité en aurait l’esprit – critique,
philosophique – mais non la forme, trop didactique. L’aphorisme,
au milieu, serait une forme d’essai poétique – forme que seul
Akutagawa, au Japon, serait parvenu à exploiter, notamment au
travers de « Paroles d’un nain ».
Akutagawa lui-même a écrit sur le zuihitsu par le biais de
préfaces (pour Tenshin et Ume Uma Uguisu) et dans deux articles,
« Seikan » et « Kaichô » republiés dans Hyakusô. En particulier,
il fait une distinction entre le zuihitsu tel que le pratiquent ses
contemporains, et le zuihitsu d’avant : « Qu’est-ce que le nouveau
Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne »
407
zuihitsu ? C’est tout simplement un texte écrit au fil du pinceau. Il
s’agit d’écrire purement ce qui traverse l’esprit sans organisation
particulière1. » Ses recueils sont d’ailleurs constitués de textes
épars écrits pour des occasions différentes puis rassemblés et
organisés en un seul volume. Or, « Paroles d’un nain » est issu
d’une logique différente, puisque né d’une publication mensuelle
dont l’ordre chronologique a été conservé (on peut étendre cette
remarque au volume Paroles d’un nain dans son ensemble, mais
l’implication auctoriale est moins nette à cause du caractère
posthume de cette publication). Les textes théoriques touchant à
la nature du zuihitsu « moderne » semblent d’ailleurs définir autre
chose que ce que réalise « Paroles d’un nain ». « Seikan » insiste
sur la spontanéité du zuihitsu, sur sa contingence, or les indices
laissés par le tout premier paragraphe de « Paroles d’un nain »
sont tout autres ; il est en effet truffé de citations et d’allusions
cachées, non revendiquées, qui trahissent un travail littéraire bien
différent :
« Rien de nouveau sous le soleil », affirma catégoriquement un
homme d’autrefois. Mais qu’il n’y ait pas de choses nouvelles n’est
pas vrai uniquement sous un seul soleil. […] La vie et la mort, sur
la base de la loi du mouvement, se relaient en un cycle incessant.
Quand on y songe, on ne peut s’empêcher d’éprouver à l’endroit de
ces innombrables étoiles disséminées dans le ciel quelque compassion. Du moins, on peut penser que la lumière de ces étoiles vacillantes exprime les mêmes sentiments que nous. De cela aussi, le
poète nous a, avant quiconque, chanté au plus haut la vérité :
Innombrables étoiles de sable ; parmi elles, il y en a aussi qui
brillent pour moi
Mais les étoiles aussi, ne connaissent-elles pas comme nous les
transmigrations – du moins le fait de ne pas échapper au cycle des
transmigrations 2 ?
La première phrase est une citation de L’Ecclésiaste, mise
dans la bouche d’un « homme d’autrefois », par l’intermédiaire
d’une réécriture de l’ouverture du Jardin d’Epicure d’Anatole
France :
Nous avons peine à nous figurer l’état d’esprit d’un homme
d’autrefois qui croyait fermement que la terre était le centre du
monde et que tous les astres tournaient autour d’elle3.
Le poème cité à la fin est un tanka de Masaoka Shiki extrait
du recueil posthume Take no sato uta [Chansons d’un village de
1.
2.
3.
Akutagawa 1924 : 184. Notre traduction.
Akutagawa 2009 : 152. Notre traduction.
France 2004 : 5. Nous soulignons.
408
Marie-Noëlle Beauvieux
bambous]. On pourrait voir aussi dans cette loi du mouvement une
évocation d’un fragment de Schlegel qui compare la poésie dans
le système cosmique4, ou encore réalise le programme heuristique
mis en place dans ce fragment de Nietzsche :
71 Le Sage et l’astronomie. – Tant que tu considères les étoiles
comme quelque chose qui est « au-dessus de toi », il te manque le
regard de celui qui cherche la connaissance.5
Par le biais d’Anatole France, de Nietzsche et d’Héraclite,
Akutagawa s’inscrit dans un contexte littéraire riche très différent
du zuihitsu « moderne » et bien que la nonchalance de l’écriture
mime le « fil de la pensée », les nombreuses allusions, voire
citations plus ou moins soigneusement dissimulées montrent qu’il
ne s’agit que d’une apparence de simplicité savamment construite.
Si donc « Paroles d’un nain » semble essayer d’échapper au
zuihitsu moderne, il va s’agir de voir comment il s’insère dans
l’espace littéraire particulier que constitue Bungei shunjû.
II – BUNGEI SHUNJÛ ET « PAROLES D’UN NAIN »
La parution périodique permet deux choses ; un retour sur
l’actualité récente – en témoigne le numéro de novembre 1923
consacré au grand tremblement de terre du Kantô, où Akutagawa
publie sous sa rubrique « Paroles d’un nain » un paragraphe
intitulé « Aru jikeidan.in no kotoba » [Paroles d’un membre de
groupe d’auto-défense] ; elle permet aussi un dialogue plus
ou moins direct entre les écrivains. Si « Paroles d’un nain » ne
donnera pas lieu à un véritable débat littéraire tel qu’a pu en
connaître l’époque, il y a tout de même des traces de l’impact de
cette publication sur d’autres zuihitsu publiés dans Bungei shunjû.
Dans le registre de la parodie, on trouve « Sosharisuto no kotoba –
Akutagawa Ryûnosuke sama mairu ! » [Paroles d’un socialiste –
À Akutagawa Ryûnosuke] par Matsumura Zenjurô, publié en
juin 1923, pastiche de « Kôo » et « Shuju no inori » publiés dans
le numéro d’avril. Cette parodie est une forme d’éloge ironique
de la médiocrité (dimension déjà présente dans le texte original
d’Akutagawa) qui prend pour cible le cercle littéraire de Taishô,
4. « Mais dans l’univers de la poésie même rien n’est au repos, tout
devient et se transforme et se meut harmonieusement : et les comètes elles
aussi ont des lois de mouvements immuables. Mais avant qu’on ne puisse
calculer le cours de ces astres ; déterminer d’avance leur retour, le véritable
système universel de la poésie n’est pas encore découvert. » (Fragment 434 de
l’Athenaeum) (Lacoue-Labarthe. Nancy 1978)
5. Nietzsche : 155-156.
Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne »
409
fasciné par les idées socialistes mais qui refuse l’engagement
politique et la littérature prolétarienne. Cette parodie participe de
la dimension ironique légère à l’œuvre dans le zuihitsu moderne,
en particulier celui de Bungei shunjû qui, pour commercialiser
le magazine, use du terme « zatsubun » (écrits divers) (DiNitto
2004 : 280). Cette légèreté se reflète dans le choix des titres des
textes publiés dans le magazine – hormis « Paroles d’un nain »
(« shuju », en plus du sens de « nain », peut se traduire par
« idiot »), Sasaki Mosaku publie « Kudaranu kotoba » [Paroles
stupides], « Umekusa »6, Saitô Ryûtarô « Bakabanashi » [Histoire
bête], … Beaucoup insistent sur ce caractère léger, non sérieux,
non organisé, non terminé (avec des mots comme danpen
(fragment), zakki ou zatsuroku (notes diverses)) quand il ne s’agit
pas d’articles humoristiques sur le cercle littéraire (des rumeurs
aux mots croisés en passant par les jeux de mots sur les noms des
écrivains).
Cependant, Akutagawa semble dans une certaine mesure
refuser de se prêter au jeu de ce zuihitsu léger, moderne, né
de la diffusion rapide par la presse – ou du moins marquer
consciemment une distance grâce aux potentialités même de ce
zuihitsu. Le paragraphe « Critique – à Sasaki Mosaku », publié en
décembre 1923, rapporte les propos et les analyses d’un critique
littéraire peu scrupuleux, appelé « Méphistophélès », sur le dernier
ouvrage de Sasaki Mosaku. Il est suivi en février 1924 d’une
« annonce ». Akutagawa se sent obligé d’y préciser la cible de
son ironie, comme si elle était peu claire dans le texte de départ.
Or, si ce genre de pratique de réponse ou de rectification est assez
courante, on ne trouve dans aucun des trois numéros de décembre
1923, janvier 1924 ou février 1924 de texte faisant référence à une
quelconque polémique de cet ordre – que ce soit en réaction à la
conférence du critique mis en cause ou aux propos d’Akutagawa
dans « Paroles d’un nain ». Il est donc possible que cette
polémique ait été simplement montée de toutes pièces, mimant
ainsi le fonctionnement des revues littéraires - ou du moins il
reste possible de la lire comme telle étant donné que ces textes
ont été publiés, sortis de leur contexte, dans le volume. Et l’on
peut ajouter que la part ironique, et donc potentiellement factice de
cette annonce est redoublée par une deuxième, puis une troisième
annonce publiées à la suite de la première dans le même numéro :
Annonce
Dans « À Sasaki Mosaku » paru dans le numéro de décembre de
« Paroles d’un nain », je ne persiflais pas Sasaki. Je me moquais de
6.
Désigne, dans un journal, un petit article destiné à combler un blanc.
410
Marie-Noëlle Beauvieux
ce critique qui n’a pas su considérer Sasaki. Le fait de devoir faire
une annonce, c’est peut-être mépriser l’intelligence des lecteurs de
Bungei shunjû. Cependant j’étais absorbé par le fait que ce critique
ait, en réalité, persiflé Sasaki. Et j’ai d’ailleurs cru comprendre qu’il
n’était pas le seul. C’est pourquoi je fais une annonce. C’est en fait le
résultat d’un conseil que j’ai reçu de Monsieur Satomi Ton. Que les
lecteurs en colère rejettent la faute sur Satomi.
L’auteur de « Paroles d’un nain ».
Annonce (ajout)
Dans l’annonce précédente, « Que les lecteurs rejettent la faute
sur Satomi » est bien évidemment une plaisanterie de ma part. En
réalité, il serait bien de ne pas le blâmer. Je respecte tellement les
génies de ce groupe que représente ce fameux critique, qu’il semblerait que je me sois laissé emporter plus que de coutume.
Idem
Annonce (ajout supplémentaire)
Dans l’annonce précédente « Je respecte tellement les génies de
ce groupe que représente ce fameux critique » est bien évidemment
une antiphrase.7
Idem
Ces articles, signés par « l’auteur de « Paroles d’un nain » »,
signalent également la distance prise avec le propos par
l’intermédiaire de la figure du « nain ».
III – LA FIGURE DU NAIN
Il semble qu’il y ait, derrière le « nain » du titre, quelque chose
de plus que l’ironie légère propre au zuihitsu moderne. Le mot
« shuju » peut désigner une personne de très petite taille, un acteur
de théâtre ou une personne manquant d’intelligence. Shuju no
inori [La prière d’un nain] joue avec ces trois sens :
La prière d’un nain
Si je puis porter des vêtements gais et colorés, offrir humblement
quelque pirouette jouir de ma parole ainsi que je le fais, je suis un
nain qui ne manque de rien. Je vous prie de bien vouloir exaucer mes
souhaits.
Faîtes que je ne sois pas si pauvre au point de ne plus posséder
qu’un grain de riz. Faîtes aussi que je ne sois pas si riche que je ne
sois comblé que par de la paume d’ours […]8.
7.
8.
Akutagawa 2009 : 211-212. Notre traduction.
Akutagawa 2009 : 159-160. Notre traduction.
Akutagawa Ryûnosuke et le « zuihitsu moderne »
411
Le texte construit ici un ethos de la simplicité, de la médiocrité
à l’aide du refus des extrêmes par des constructions parallèles,
et par l’attitude de soumission à un dieu non nommé dans les
formules répétées. Il s’agit, par l’intermédiaire de la figure du
« nain »/ de l’ « idiot » en lieu et place de celle de l’écrivain de
refuser l’ethos habituel d’autorité (d’autant plus dans le cas d’un
écrivain reconnu depuis longtemps par le cercle littéraire comme
Akutagawa). Cependant, « shuju » désigne un personnage simple,
« bas », dont le signifié donc contraste avec le signifiant même,
mot chinois d’emploi rare, ce contraste étant renforcé par les
tournures archaïsantes du texte – le choix même de ce mot signe
la distance de l’auteur réel avec le locuteur à l’intérieur du même
« je ». Ce paragraphe peut ainsi être lu comme l’ « art poétique »
de « Paroles d’un nain » : liberté de forme, de contenu, mise à
distance et ironie généralisée.
Le nain n’est qu’une autre forme de ce qui semble parcourir la
plupart des dernières œuvres d’Akutagawa, à savoir une esthétique
de la distance – distance par rapport à la figure de l’écrivain et par
rapport au texte :
Ce que l’écrivain de « Paroles d’un nain » construit, c’est une
esthétique de la distance. Ce qui a d’abord été nécessaire, c’est la
distance entre l’ennemi visé et le sujet qui critique, puis dans un deuxième temps, la distance avec le « je », sujet critique qui a du s’adapter à sa cible. (Miyoshi 1976 : 290-1)
C’est la même distance qui se construit à travers la figure
de l’idiot mise en place dans le titre La Vie d’un idiot (Aru ahô
no isshô). Les deux enclenchent un discours auto-ironique qui
permet, au-delà d’un ethos d’humilité, de dédoubler la parole
de l’écrivain. Ce regard spéculaire opère à l’intérieur des textes,
mais aussi à l’échelle de l’œuvre d’Akutagawa. « Paroles d’un
nain » trouve une réalisation fictionnelle dans la nouvelle Les
Kappa, où le philosophe Mag est l’auteur de courts textes très
semblables à leur modèle, publiés sous le titre « Ahô no kotoba »
[Paroles d’un idiot] – où l’idiot et le nain (« ahô » et « shuju ») se
retrouvent donc bien équivalents, superposés à travers un jeu de
réécriture. C’est par la réécriture, et par la figure macrostructurale
de l’ironie qu’il partage avec d’autres textes que « Paroles d’un
nain » échappe au champ du zuihitsu moderne et prend pleinement
sa place dans la production littéraire d’Akutagawa.
412
Marie-Noëlle Beauvieux
CONCLUSION
« Paroles d’un nain » semble échapper à la fois au genre
duquel il procède, le zuihitsu moderne, ainsi qu’au cadre
communicationnel de Bungei shunjû – s’il provoque l’écriture
d’autres textes, lui-même semble rester hermétique à toute
intrusion – le seul exemple de réaction semble être factice et
avoue sa dimension ironique. S’opère un double mouvement
contradictoire. Le texte se construit conformément aux « normes
génériques », au demeurant très lâches, du zuihitsu moderne :
l’ethos d’humilité, la nonchalance apparente de l’écriture, la
parution en magazine en sont quelques marques. Cependant, la
spécificité de l’ethos d’humilité de Paroles d’un nain, qui est de
mettre en péril l’autorité même de l’écrivain assimilé à un « nain »
est contredite par la littérarité du mot choisi – cela crée dès lors
une posture d’ironie généralisée qui mine de l’intérieur la forme
du zuihitsu, et contamine d’autres textes. C’est ce qui pourrait être
interprété par le biais du fragment, comme une forme qui « vaut
davantage par son intention et le geste qui la sous-tend que par son
contenu. La fragmentation comme démarche l’emporte, en effet,
de très loin sur le fragment comme produit ou résultat » (SusiniAnastopoulos 2008 :43). Cette démarche permet d’intégrer la
posture ambivalente que nous venons de décrire à l’égard du texte
et des attentes génériques dans le contexte plus large des œuvres
d’Akutagawa, Paroles d’un nain réalisant ce programme de
manière spécifique – très différente, par exemple, de La Vie d’un
idiot – grâce aux potentialités formelles offertes par le zuihitsu de
Taishô.
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La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô
La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô
415
ESTELLE FIGON
École normale supérieure, CEJ
LA LECTURE OU L’AMOUR : LA CLEF
DE TANIZAKI JUN.ICHIRÔ
La lecture du roman Kagi (La clef, 1956) de Tanizaki Jun.
ichirô, réputé sinon « érotique », en tout cas sulfureux, surtout en
son temps, a pour effet paradoxal d’inciter le lecteur à élucider un
certain nombre d’équations. Car, s’il s’agit bien de sexualité dans
ce roman, celle-ci est immédiatement, dès les premières lignes,
associée au fait de lire, et par conséquent bien sûr au fait d’écrire,
dans un système d’équivalences.
La Clef évoque une situation érotique alambiquée dans
laquelle on retrouve bon nombre de topoï tanizakiens. Un vieux
professeur d’université, fou de désir pour son épouse, plus jeune
que lui et, selon lui, maladivement insatiable, craint de ne plus
pouvoir la satisfaire et favorise son rapprochement avec un
homme beaucoup plus jeune, Kimura, qui est peut-être aussi
le prétendant de leur fille Toshiko. L’épouse, Ikuko, et Kimura
finissent par devenir amants, avec la complicité du mari excité par
la jalousie, et celle de leur fille, dont les motivations paraissent
plus troubles. Le mari va cependant tomber malade, puis mourir.
La femme, qui continuera sa relation avec Kimura pendant la
maladie de son mari, précise à la fin du roman qu’elle a sciemment
entraîné celui-ci à sa perte et qu’un faux mariage sera conclu entre
sa fille et Kimura pour leur permettre de vivre tous les trois sous le
même toit.
Toute l’affaire se déroule sur quelques mois, du 1er janvier,
date de la première entrée du journal du mari, au 11 juin, mais
le roman se divise en deux parties très nettes. Dans la première,
qui va du 1er janvier au 17 avril, le mari et sa femme tiennent
chacun leur journal donné alternativement à lire. À partir du 17
avril, seule la femme écrit car le mari a eu une attaque dans la nuit
du 17 au 18.
416
Estelle Figon
On ne connaît les « faits » que par ce qu’en dévoilent les deux
protagonistes, le mari et son épouse, dans leurs journaux intimes
respectifs. Or ces deux mêmes protagonistes sont littéralement
obnubilés par le journal de l’autre, comme l’annoncent d’ailleurs
d’emblée les deux premières entrées.
Le fait que l’un lit peut-être en cachette le journal de l’autre,
et qu’il faut donc tenter de le dérober ou de l’exposer à son regard,
est une préoccupation constante. Cependant si le mari laisse à la
femme des signes clairs l’encourageant à le lire, la femme met
apparemment toute son énergie à dissimuler son journal, selon
divers stratagèmes, et à faire croire qu’elle ne lit jamais celui de
son époux. Ainsi, à la question qui vient hanter le texte des deux
journaux, et qui est aussi un des premiers horizons de lecture
de La Clef, (« couchera/couchera pas avec Kimura ? ») vient se
superposer une autre double question encore plus obsédante que
la première, présente dès le départ : qui lit quoi ? (« Suis-je ou non
lu ? » / « Vais-je ou non lire ? »), et qu’est-ce qu’écrire un journal
dans une telle situation ?
Si la question de la lecture est véritablement au centre de ce
récit, la sexualité, elle, fonctionne davantage comme un écran,
d’autant plus opaque qu’il agit sur ce qu’il y a de plus trouble
chez le lecteur, au point d’en faire oublier parfois la deuxième
partie du roman. Or, pour en être plus courte, cette partie qui traite
largement de la maladie du mari, n’en a pas moins d’importance.
Qu’advient-il alors de l’équation sexe = lecture lors de cette
maladie qui sera suivie de la mort de l’époux ? Quel va être le
nouveau pacte de lecture mis en place par l’unique narratrice et
pour quel lecteur ? S’agit-il d’ailleurs d’un pacte unique ? Et que
devient le lecteur du roman lui-même ?
L’obsession du journal dans sa matérialité, les descriptions
incroyablement détaillées des stratagèmes adoptés pour voir
si l’autre l’a lu, ou encore pour masquer qu’on l’a bien ouvert,
interviennent précisément à des moments où le récit des rapports
sexuels entre époux marque une pause, est le plus souvent omis,
ou cantonné à un sommaire. La lecture du journal de l’autre
vient en somme remplacer le rapport sexuel comme objet de la
narration, d’où une sorte d’équivalence entre les deux termes : lire
ou faire l’amour. Hormis le traitement très symétrique de la lecture
et de l’acte sexuel tels qu’ils sont présentés dès le début du roman,
c’est d’ailleurs le corps même du journal qui va fonctionner
comme une métaphore du corps sexuel. Car non seulement
les protagonistes font l’amour par le biais du journal, mais les
journaux eux-mêmes miment l’acte sexuel : une alternance
parfaitement symétrique des entrées est respectée et celles-ci
La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô
417
sont littéralement entrelacées ; les journaux sont scandés par une
ponctuation haletante ; enfin, c’est l’objet lui-même du journal
qui est présenté comme un corps à déshabiller, à effeuiller. Et ce
corps du journal est lui-même pétri par les fantasmes familiers
de l’œuvre de Tanizaki : obsession, rapport sado-masochiste
ambivalent des partenaires, voyeurisme et exhibitionnisme,
fétichisme…
Mais le roman va plus loin. En établissant tacitement un pacte
érotique entre les deux époux, il établit leur pacte de lecture.
La feinte et la dissimulation en sont les ressorts. Comme le mari,
qui tout en disant ne pas souhaiter que sa femme le trompe « complètement » avec Kimura, la pousse continûment dans ses bras, comme
la femme, qui feint de dormir dans les bras de son mari et le laisse
se livrer à tous les fantasmes qu’elle disait abhorrer jusque là, tous
deux feignent de ne pas se lire mutuellement tout en s’encourageant
constamment à le faire. Tout un système du discours est donc vicié
(Yamada : 155)
Pacte érotique et pacte de lecture se rejoignent puisque c’est
par le biais du journal que les directives érotiques vont être
données et leurs conditions de réalisation « discutées ». La femme
le dit d’ailleurs très explicitement en parlant de son journal :
Autrement dit, désormais, je m’adresserai indirectement à mon
mari par ce moyen (Tanizaki : 1050)
En d’autres termes, il ne s’agit plus de lire le journal intime
selon la lecture « réflexive » qui est, par essence, la sienne mais
de mettre en place une forme de communication particulière.
Cet échange d’entrées se donne à lire comme une sorte de
conversation, et cette impression est d’autant plus forte que
les sujets sont souvent repris par l’un, puis par l’autre, de ces
interlocuteurs. Cependant le plus curieux est que cet échange n’est
guère productif. Constitué la plupart du temps d’injonctions, il
tourne plutôt au dialogue de sourds, tant les récits qu’il développe
ne favorisent pas un nouement de l’intrigue.
En plaçant le désir de lecture au cœur de son récit sous cette
forme particulière, Tanizaki expose aussi un désir d’écrire stimulé
par la feinte, c’est-à-dire par un code de communication masqué.
Que va-t-il se produire lorsque l’un des deux protagonistes
ne feint plus, quand la maladie de l’époux, lui ôtant toute liberté
de mouvement, ne va plus lui permettre d’écrire ? La femme va
assurer seule la narration.
Cette prise de possession du récit se déroule cependant en
quatre temps nettement distincts, organisés autour de l’entrée
charnière du 1er mai. Sur une douzaine d’entrées entre le 17 et le
418
Estelle Figon
30 avril, l’épouse continue son journal, a priori sans lecteur. Dans
l’entrée du 1er mai, elle dit prendre conscience que sa fille l’a
trompée et a lu son journal à son mari. S’ensuit un saut de plus
d’un mois sans aucune entrée. On apprendra que le mari est mort
dans la nuit du 1er au 2 mai. Enfin, sur les trois dernières longues
entrées des 9, 10 et 11 juin qui suivent la mort du mari, il n’est
plus fait allusion à un lecteur possible dans la famille (la question
est en suspens, et on peut même penser que l’épouse a réussi à
cacher son journal). Ikuko reprend son récit sous la forme d’une
relecture commentée des deux journaux.
De ce fait elle change de statut : de partenaire d’écriture, elle
devient la narratrice du roman. Cette mutation induit un profond
changement des pactes de lecture et une nette évolution de la
narration.
En effet, à ces quatre temps du « devenir-narratrice » de la
femme, correspond une forme d’errance narrative. Si dans
un premier temps en effet, alors qu’elle donne de ses ébats
une description assez détaillée, on peut imaginer que le mari
est encore une lecteur potentiel et qu’elle écrit encore pour lui,
dès l’installation de la maladie et la consignation minutieuse
des soins et examens pratiqués, au détriment des récits sexuels
qui s’étiolent, il est évident qu’il ne pourra plus être un lecteur.
On pourrait donc assister à l’émergence d’un journal intime à
proprement parler, mais la narration se défait. Le journal intime
est ainsi nié dans sa nature : sans lecteur, son écriture s’avère
impossible. Elle ne se trouve ressourcée que quand la mère
acquiert la certitude que leur fille a lu son journal au père. Un
nouveau pacte de lecture devient possible par le biais de lecteurs
« gigognes » et, s’il n’est pas érotique et ne se formule pas sous
la forme d’injonctions, il reste une forme de communication.
Cependant ce pacte est mort-né, puisque le père décède aussitôt :
la lecture entraînerait-elle la mort ?
Avec la mort du père et le long silence qui s’ensuit, le récit
pourrait s’éteindre, mais il reprend sous une forme inattendue.
La mère, réitérant la profession de « tout révéler sans rien
dissimuler », va en effet reprendre sur trois longues entrées des
morceaux choisis de leurs deux journaux dont elle va opérer une
relecture « critique »
Le destinataire de ce bilan est obscur. Serait-ce sa fille ? Dans
ce cas, cette relecture serait destinée à lui ouvrir les yeux. Elle
suppose un pacte de lecture différent de celui conclu par les époux
(ce n’est plus un pacte érotique).
Tout ce qui était de l’ordre de la prolepse bascule dans
l’analepse (sauf l’annonce du mariage de la fille à la fin) et, du
La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô
419
point de vue narratif, c’est un changement radical. Dans la
première partie du roman, une forme de dialogue empêchait
l’intrigue de se nouer. A partir du moment où elle reprend
des morceaux des entrées précédentes, la mère se livre à une
manipulation des faits et des temporalités, en d’autres termes à
une mise en intrigue dont le point culminant réside dans l’aveu de
l’assassinat de son mari : le roman « érotique » devient roman à
énigme.
Par cette relecture commentée, la mère confond en sa seule
personne les deux instances, la narratrice et la lectrice, et par la
bouche de la narratrice vient expliquer à la fois ce qu’il aurait fallu
qu’elle lise lorsqu’elle était la lectrice de son mari et ce qu’elle
a effectivement lu. En d’autres termes, au moment même où elle
expose les différents types de lectrice qu’elle a pu être, elle livre
aussi les manipulations qu’elle a pu opérer en tant qu’auteur.
Doit-on voir dans ce souci panique et maladif de relecture
et de réécriture une mise en scène d’une volonté de contrôle
maximum, d’une forme de délire mégalomane où narrateur, auteur
et lecteur sont réunis dans une seule et même instance, tentant
de verrouiller le récit de la manière la plus serrée possible, pour
aboutir finalement à un ressassement stérile ?
La mère devient une sorte de narratrice en chef, distribuant
la parole et reprenant à son seul compte les narrations jusque là
effectuées. Cependant en opérant cette relecture, elle manipule
l’ensemble des éléments que le lecteur pouvait jusque là retirer des
différents récits. Dès lors, elle ne s’adresse plus à sa fille comme
un destinataire possible, comme dans le deuxième temps - les
questions déguisées qu’elle lui posait ont disparu du récit - mais
bien au lecteur du roman La Clef.
Le labyrinthe des lectures à plusieurs niveaux à l’intérieur de
la diégèse est toujours l’objet d’une autre lecture, celle du lecteur
du roman.
Les premières lignes du roman convient à découvrir dans tous
ses détails la vie intime d’un couple. L’accroche au lecteur est
donc celle d’une sorte de roman érotique.
Or ces premières lignes sont justement celles que le mari note
dans son journal le 1er janvier. Il propose donc à sa femme, en fin
de compte, le même programme que celui que l’auteur propose au
lecteur.
Ces pactes de lecture imbriqués, qui sont tout à fait similaires,
provoquent une sorte de confusion entre le lecteur du roman et la
lectrice du journal du mari. Et ce lecteur sera lui aussi trompé dans
son attente lorsque sera mise à mal la promesse de récit érotique,
lorsque la provocation, devenue une incitation à braver l’interdit
420
Estelle Figon
de la lecture du journal de l’autre, va l’emporter.
En toute logique, le lecteur devrait alors être, lui aussi, associé
aux défis que se lancent les protagonistes.
Mais à quoi d’autre est-il convié depuis le début du roman par
le biais de la différence des graphies ?
L’homme écrit en katakana avec des sinogrammes, la femme
écrit non pas avec le seul syllabaire hiragana complété par des
sinogrammes, comme il est souvent dit, mais en langue standard
(combinaison des trois systèmes graphiques, comme partout
aujourd’hui.)
La graphie utilisée par le mari se caractérise donc par une
absence. Cette différence formelle est si puissante dans sa
matérialité et sa dynamique qu’elle éblouit littéralement la lecture,
sature le regard.
Les journaux sont aisément identifiables. À chaque entrée
qu’il découvre, le lecteur est informé au premier coup d’œil.
Les divers éléments explicatifs justifiant l’usage des katakana
par le mari (histoire du journal intime masculin, volonté de
manifester son éducation ou un goût pour un certain démodé, désir
d’affirmer sa virilité) n’épuiseraient pas pour autant le sujet.
Il était inutile en effet d’utiliser les katakana, pour caractériser
le mari, la langue japonaise disposant de bien d’autres moyens
(emploi d’un mot différent pour marquer la première personne,
tournures spécifiques, etc.).
Cet usage des syllabaires, non motivé par la fiction, met à nu
le corps du texte, le montre dans sa crudité, constitue un élément
supplémentaire à apporter au mimétisme sexuel des journaux.
Ce sont bien deux corps textuels sexués qui se répondent et se
provoquent, et dont la lutte est ressentie par le lecteur du roman
dans son corps même.
Cependant, qui peut au fond être réellement concerné par cette
distinction graphique ?
Les deux protagonistes savent bien qu’ils lisent le journal de
l’autre, et n’ont aucun besoin de signe distinctif. Celle-ci ne peut
s’adresser qu’au seul lecteur du roman. C’est son regard, dans sa
faculté littéralement discriminante, qu’elle met en scène, et par
là sa corporéité. L’introduction du corps du lecteur dans la fiction
réalimente les fantasmes érotiques : voyeurisme de la lecture,
fétichisme de lire des morceaux choisis du journal… En outre, le
sentiment d’une temporalité infiniment dilatée dans le présent, que
procurent la disposition des journaux et leur contenu, fait écho à la
temporalité de la lecture.
Et, posé d’emblée par la forme même du texte, le lecteur peut
donc jouer pleinement son rôle, comme un nouveau personnage, et
La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô
421
être tour à tour manipulé ou manipulant.
Manipulé, on s’en doute, à commencer justement par ces
graphies qui, en affirmant très haut une identité sexuelle ont
l’air trop sexuées pour être honnêtes. Elles semblent clamer leur
genre, comme pour faire oublier qu’elles pourraient être écrites
par l’autre. Leur contenu et leur langue même sont si proches
qu’un effacement des signes sexués distinctifs pourrait conduire à
penser qu’il n’y a qu’un seul narrateur, s’essayant à des exercices
de style. La relecture par la femme des deux journaux irait
plutôt dans ce sens. On pourrait très bien imaginer une narratrice
bicéphale qui, à partir d’un certain moment du récit, décide de
tuer littéralement et métaphoriquement son alter ego masculin
pour s’emparer seule de la narration. Et les séries de points, qui,
comme le remarque très justement Anne Bayard-Sakai1, clôturent
le texte en en supprimant peut-être tous les passages plus banals,
enferment le lecteur dans leurs remparts2. De même, différentes
thématiques comme celle de la maladie ou de l’ambigüité du
comportement de la fille sont présentes depuis le tout début du
roman, mais vont être traitées dans une sorte de crescendo.
Le lecteur peut donc à juste titre penser qu’il a été de bout en
bout abusé avec cette histoire de roman érotique (et la confession
du « crime » de la femme le conduit aussi à cette conclusion) et
qu’il devrait reprendre sa lecture pour voir de quelle manière on
l’a manipulé.
Pourtant, alors même que le lecteur semble happé par un
processus vertigineux dont les tenants et les aboutissants lui
échappent, rarement roman aura affirmé avec autant de conviction
la puissance de la lecture.
Après les trois entrées très longues où la femme reprend les
événements qui viennent de se produire, le roman se termine sur
une unique prolepse :
Le plan de Kimura consiste à épouser Toshiko quand le moment
paraîtra propice, de manière que, les formes étant ainsi respectées, nous puissions vivre tous trois dans cette maison. Toshiko, en
somme, accepterait de se sacrifier pour sa mère, afin de sauver les
apparences. […](Tanizaki : 1122)
Si le lecteur fait le pari que ce discours de l’épouse est vrai,
et s’il veut croire littéralement ce qui lui est dit, il comprendra
que la fille, Toshiko, est la grande perdante de toute cette affaire.
On pourrait ainsi lire La Clef La clef comme une œuvre mettant
1. Anne Bayard-Sakai, notice de La Clef, La Pléiade.
2. De ce point de vue aussi, les journaux de La Clef sont véritablement un
univers sadien. (Roland Barthes).
422
Estelle Figon
magistralement en scène le désir féminin dans toute sa force
destructrice.
Mais, comme il est possible que le lecteur ait été en quelque
sorte éduqué par l’intégralité du roman qu’il est en train d’achever,
il pourra aussi comprendre qu’il y a une autre logique du texte,
que la mère a menti de bout en bout et que c’est elle au contraire
qui va perdre la partie : les deux coquins, Kimura et sa fille, vont
sans doute user du même stratagème pour la faire mourir à son
tour, puisqu’elle est plus âgée, peut-être malade…
Enfin, un lecteur féru de psychanalyse comprendra en
revanche que, une fois le père tué, il ne reste plus qu’à faire mourir
l’amant pour que le couple fusionnel mère-fille s’épanouisse en
toute liberté, et que c’est donc Kimura qui va mourir, ce qu’une
autre foule d’indices permet de conclure.
Bien entendu, aucun de ces lecteurs n’aura tort.
Autrement dit, au moment même où la narration qui ne peut
plus que tourner en rond en reprenant uniquement ce qui a déjà
été raconté, s’épuise et meurt3, la lecture, elle, extraordinairement
vivace, s’épanouit dans une multitude de possibles.
Bien que ce ne soit pas tout à fait le dernier roman de son
auteur, grande est la tentation de faire de La Clef, à divers titres,
un ouvrage testament. Il offre en effet une forme de bilan,
ne serait-ce que dans le panel très complet des thématiques
tanizakiennes qu’il présente, ou dans la reprise de diverses
problématiques formelles maintes fois développées dans son
œuvre, et notamment celle du quatuor du désir. Il est aussi
frappant de constater combien la lente évolution de la narration
dans cet ouvrage, de la joute des deux protagonistes à la
folie possible de la dernière voix unique, révèle une sorte de
découragement narratif, comme une aphasie. Le constat pourrait
être accablant : en mettant en scène une lutte érotique sans merci
entre ses deux protagonistes, Tanizaki met à nu l’importance
du désir et la violence nécessaire au processus de l’écriture,
jusqu’à la mort. Et l’épuisement érotique de l’homme vieillissant
reflète l’épuisement du désir même d’écrire, qui se traduirait ici
dans l’exposition un peu grotesque d’un bric-à-brac thématicoformel. Pourtant à l’instant même où l’auteur semble céder à cette
incommensurable fatigue, s’en remettant doucement aux mains de
ses lecteurs, il réaffirme la puissance créatrice de la lecture et la
survie même de son œuvre.
3. L’économie textuelle est encore une fois significative. Le 1er
mai, regain de l’écriture : 4 pages, qui va crescendo : 9 pages le 9 juin, puis
decrescendo : 6 pages le 10 juin, et à nouveau 4 pages le 11 juin, pour la dernière
entrée.
La lecture ou l’amour : La Clef de Tanizaki Jun.ichirô
423
BIBLIOGRAPHIE Barthes, Roland. Sade, Fourier, Loyola. Paris, Éditions du Seuil, 1971.
Bayard-Sakai, Anne. « Notice de La clef ». In Tanizaki Jun.ichirô, Œuvres,
op. cit. pp. 1508-1513
Figon, Estelle. « Yomukoto mata wa seiai ». In Monogatari no gengo.
Jidai o koete (« La Lecture ou l’amour », in La Parole romanesque à travers
les siècles), sous la direction de Terada Sumie, Kojima Naoko, Hijikata Yôichi, .
Tôkyô, Seikansha, 2013.
Tanizaki Jun.ichirô. La Clef, Fûten rôjin nikki. Tôkyô, Shinchô bunko,
1986 (tr. fr. par Anne Bayard-Sakai, in Tanizaki Jun.ichirô, Œuvres, Tome II,
Gallimard, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1998).
Yamada Hiroaki. « Tanizaki, ou les effets d’un quatrième terme », in Lire
avec Freud, Pour Jean Bellememin-Noël. Sous la direction de Pierre Bayard.
Paris, PUF, 1998 : 149-164.
Scènes de ménage de l’ère Taishô
Scènes de ménage de l’ère Taishô
425
EMMANUEL LOZERAND
Inalco-CEJ
SCÈNES DE MÉNAGE DE L’ÈRE TAISHÔ1
La scène, « au sens ménager du terme », semble étroitement
liée à la conception occidentale de l’amour (Barthes 1977 : 243248). Ses représentations oscillent entre deux pôles : un plus léger,
qui en fait un ingrédient haut en couleur de la comédie conjugale ;
un autre plus sombre, à partir de la fin du xixe siècle, depuis
qu’« une immense scène de ménage traverse […] la vie privée des
Européens » (Agacinski : 7).
Mais qu’en est-il du Japon ? Pris au pied de la lettre, un
certain nombre de discours devraient y rendre ce type d’épisodes
difficilement imaginables. En effet, si la langue japonaise implique
une « dilution du sujet », si l’archipel offre une individualité
« pure de toute hystérie » (Barthes 2007 : 16, 137), si le sujet
japonais est infiniment « adaptable » (Berque : 29-60), si les
femmes, là-bas, sont sagement soumises à une autorité patriarcale
d’origine confucéenne, ou s’« il n’y a pas d’amour au Japon »
(Butel : 4), en toute logique il ne devrait pas non plus y avoir de
scènes de ménage.
Or il y en a. Dans la vie, comme dans les représentations. Pour
inaugurer l’enquête2, on se concentrera ici sur un microcorpus
emprunté à de grands auteurs modernes :
• Je suis un chat (Wagahai wa neko de aru, 1905), de
Natsume Sôseki ;
• Une demi-journée (Hannichi, 1909), de Mori Ôgai ;
• Un couple de braves gens (Kôjinbutsu no fûfu, 1917), de
Shiga Naoya ;
• Svastika (Manji, 1928-1929), de Tanizaki Jun.ichirô.
1. Une version longue de ce texte est disponible sur le site du Centre
d’études japonaises de l’Inalco (http://www.cej.fr/).
2. Je remercie vivement mes étudiants de master de l’Inalco et de
l’Université de Genève, ainsi que les collègues et amis, qui m’ont déjà beaucoup
aidé dans ce travail.
426
Emmanuel Lozerand
L’échelonnement chronologique de ces textes permet
de baliser une ère Taishô (1912-1926) un peu élargie, avec
l’hypothèse, toute provisoire, qu’en ce premier tiers du xxe siècle
la « scène de ménage » s’est cristallisée au Japon comme un objet
littéraire caractéristique, au croisement de deux évolutions : celle
des couples, dans la vie réelle, celle de la littérature.
I. POUR UNE HISTOIRE DES SCÈNES DE MÉNAGE
Même si son usage est délicat, la littérature constitue une
« source tentante » (Lyon-Caen et Ribard : 15) pour esquisser
une histoire des scènes de ménage. Un ancrage dans la réalité
vécue caractérise d’ailleurs certains des textes ici retenus. Une
demi-journée par exemple est un texte singulier dans la production
d’Ôgai puisqu’il ne fut pas repris en volume avant 1953, au motif
qu’il mettait en cause des membres de sa famille.
De manière générale, le début du xxe siècle constitue
une époque essentielle pour les couples japonais (Galan et
Lozerand : passim). Sur le plan légal, le Code civil a été
promulgué en 1898, ainsi qu’un nouveau Code pénal en 1907 : ils
ont institué un modèle juridique patriarcal de la famille, confirmé
la monogamie, ainsi que le traitement inégalitaire des époux face à
l’adultère. D’autre part, les idéologies de la « maison » (ie), mais
aussi du katei, « foyer » restreint harmonieux, structuré autour du
couple et de l’enfant, se répandent. Dans les classes moyennes et
supérieures, en milieu urbain, de nombreuses femmes ont accédé
à une éducation de qualité. Beaucoup sont de grandes lectrices3.
Quels échos de ces transformations, propices à l’explosion des
scènes de ménage, entend-on dans nos récits ?
Je suis un chat met en scène un « couple au dessus des
contingences » (chôzenteki fûfu), « qui a abandonné le terrain
fastidieux des bonnes manières avant sa première année de
mariage » (Natsume : 130). Est-ce le modèle tout récent du
« foyer » qui est ici visé ? Ou un idéal plus ancien de « fidélité
jusqu’à la mort et au-delà » (kairô dôketsu), selon l’expression
issue du Classique des vers qui traverse la tête de Kushami ?
Dans Une demi-journée, la scène a pour moteur la détestation
d’une femme à l’égard de la mère de son époux. Or il semblerait
que « les conflits belles-filles/belles-mères ne [soient] rien
d’autre qu’un phénomène moderne » (Ueno : 114-116), qui vient
3. Voir aussi Christine Lévy (sous la direction de), « Dossier : Naissance
d’une revue féministe au Japon : Seitô (1911-1916) », Ebisu, no 48, automnehiver 2012.
Scènes de ménage de l’ère Taishô
427
ici décevoir les attentes d’un mari « progressiste » : « Lui qui
avait souhaité, en prenant femme, jouir des plaisirs d’un foyer
harmonieux (ikka danran), avait totalement échoué. » (Mori :
465)
Chez Shiga, c’est la jalousie de l’épouse à l’égard des
aventures possibles du mari, en voyage, avec des prostituées, qui
déclenche la querelle. On reconnaît là l’irruption de ce « Sexual
Double Standard » (Ueno : 112), qui, d’après le droit moderne,
interdit aux femmes mariées toute liaison extraconjugale, alors
qu’il autorise à leurs conjoints des relations avec des femmes non
mariées. Cette norme entre ici en conflit avec un idéal du couple
plus égalitaire, auquel les deux protagonistes paraissent sensibles,
comme l’indique le titre d’un récit qui les qualifie de « braves
gens » (kôjinbutsu).
Dans Svastika la jalousie est également centrale, mais c’est à
présent celle du mari à l’égard des relations homosexuelles de son
épouse, or c’est précisément à l’ère Taishô que, dans une certaine
mesure, l’homosexualité féminine a commencé à s’affirmer au
grand jour.
Ces scènes de ménage ne prennent donc pas leur essor hors
de toute détermination historique. Bien qu’il soit difficile de
déterminer si elles se font l’écho de conflits réels, si elles les
annoncent ou si elles tentent de les conjurer, elles ne semblent pas
pouvoir être isolées des évolutions d’une société en proie à des
tensions entre idéaux, normes, sentiments et pratiques, dont les
contradictions passent souvent à l’intérieur même des individus.
Si le couple y a une dimension désormais centrale, il devient
également l’objet de soupçons, qui fournissent de nouveaux sujets
de disputes4.
II. LA DYNAMIQUE DES SCÈNES DE MÉNAGE
C’est la scène qui fait le couple : « Lorsque deux sujets se
disputent selon un échange réglé de répliques et en vue d’avoir
le dernier mot, ces deux sujets sont déjà mariés » (Barthes
1977 : 243). Cette « schismogenèse complémentaire », comme
4. Une forme de conjugalité moderne est sans doute apparue plus tôt au
Japon. L’expression moderne fûfu genka elle-même, « querelle entre époux »,
daterait du xviiie siècle, et d’autres types de conflits dans d’autres types de
couple, apparaissent dans la littérature de l’époque de Heian, voire dans
le Kojiki. Certains critiques voient néanmoins apparaître une « lutte entre les
sexes » (ryôsei no sôkoku) vers 1906 (d’après Claire Dodane, De Higuchi Ichiyô
à Tamura Toshiko, mémoire pour l’habilitation à diriger des recherches, Lyon 3,
2007, p. 163).
428
Emmanuel Lozerand
disait Gregory Bateson, possède sa logique discursive propre
(Watzlawick et al. : 149-185), psychologique, linguistique,
voire ontologique (Flahault : 154-155). La scène démarre
sur une situation de tension, qui crée un différentiel entre les
protagonistes. Il faut ensuite un « leurre », pour que tous deux
entrent dans la partie. La logique de la surenchère entraîne alors
une escalade que de fausses solutions (silence, raison, métascène,
fuite) ne peuvent que provisoirement ralentir. On atteint une acmé.
La violence verbale ne peut plus déboucher que sur le défi, la
menace, voire l’affrontement physique. Seuls la fatigue des deux
protagonistes, une intrusion extérieure ou le basculement dans la
relation charnelle sont susceptibles d’y mettre fin.
Dans Je suis un chat, la scène survient sur fond de
l’indifférence qui semble s’être installée entre les deux
époux. Un hasard permet le déclenchement du conflit : le mari
découvre la calvitie naissante de son épouse. Il la prend alors
à partie, considérant cette alopécie comme le signe d’une sorte
de tromperie, et, malgré son peu de réaction initiale, il finit par
l’amener à réagir. Contraint de battre en retraite, face à la violente
contre-attaque qu’il a déclenchée, il est sauvé par un coup de
sonnette annonçant un visiteur.
Occupant la totalité d’Une demi-journée, la scène s’y déroule
sur quelques heures. Réveillée par la voix désagréable de sa bellemère, l’héroïne, mécontente de l’absence de réaction de son mari,
vient prendre place face à lui après une muette escarmouche de
regards. Elle l’interpelle à cinq reprises, menaçant de quitter le
domicile conjugal avec leur fillette, mettant en cause la voix
de sa belle-mère, réclamant la gestion des comptes familiaux,
s’inquiétant de ce qui pourrait advenir d’elle si son époux
disparaissait, accusant de folie la mère de son époux. À chaque
fois, ou presque, le mari contre ses arguments et un silence morne
s’installe. La scène est comme sans cesse avortée.
La dispute occupe la séquence d’ouverture d’Un couple de
braves gens. Naissant de la tension créée par le silence pesant
du mari, elle se noue très rapidement, quand ce dernier annonce
son intention de partir pour un long voyage. Comme l’épouse s’y
oppose, au motif des « choses » auxquelles ce dernier pourrait
se livrer en chemin, on débouche presque instantanément sur
un face-à-face tendu. L’habileté de l’épouse consiste alors à
déplacer l’objet du conflit, en demandant une promesse de
fidélité. Toutefois, au moment où son mari, lassé, semble céder,
elle commet l’erreur d’aller trop loin et de réitérer sa demande,
ce qui provoque un retournement inattendu : le mari renonce à
son voyage ; et une conversation à front renversé s’engage : c’est
Scènes de ménage de l’ère Taishô
429
maintenant son épouse qui le pousse à partir. L’apaisement des
époux sera difficile et tout provisoire.
La scène extraite de Svastika est précédée de la découverte
fortuite par le mari, rentré plus tôt qu’à l’accoutumée à la
maison, du caractère trouble des liens de son épouse avec la
jeune Mitsuko. Le lendemain soir, l’époux la presse de questions
insistantes : que se passe-t-il exactement entre vous ? ne crains-tu
pas de prêter le flanc à la rumeur et aux malentendus ? Elle tente
d’éluder, mais le mari s’entête, surmonte ses défenses et finit par
obtenir des détails sur les heures qu’elle a passées à contempler la
nudité de son amie. À ce moment, le mari met en cause la moralité
de Mitsuko, déclenchant lui aussi une très violente contre-attaque
de son épouse, qui met en cause sa virilité et l’accuse de l’avoir
épousée pour de l’argent. Une explosion de violence physique
clôt provisoirement l’affrontement, laissant les deux protagonistes
hébétés.
Le schéma-type, mis en évidence par Barthes par exemple à
partir de l’analyse d’une scène du Werther de Goethe, se retrouve
ainsi quasiment tel quel chez Sôseki et Tanizaki. Il présente de
légères variantes chez Shiga et est comme latent, mais entravé
dans son épanouissement, dans la nouvelle d’Ôgai.
III. UNE ORGIE LANGAGIÈRE
Les passages dialogués occupent une place centrale dans
ces scènes de roman. Je suis un chat et Une demi-journée sont
d’ailleurs les tout premiers récits composés en « langue parlée »
par Sôseki et Ôgai.
De cette jubilation, on ne peut donner ici que quelques
aperçus. Ainsi, au fil de la quinzaine de répliques, brèves, qui
constituent la scène de Je suis un chat, la volonté d’assener le sens
pousse le mari à une mauvaise foi caricaturale :
« Aucune loi n’interdit de grandir après vingt ans. Je croyais
qu’en te donnant des choses nourrissantes à manger après le
mariage tu pourrais grandir encore un peu. » (Natsume : 133)
Si Une demi-journée traduit une moindre sensibilité à la
langue parlée, et glisse souvent à la « discussion » sérieuse
(mondô) (Mori : 470) ou au silence, la nouvelle de Shiga accorde
en revanche une grande importance aux tours de langage. Ainsi,
après avoir annoncé sobrement son voyage, le mari est-il contraint
de sortir de son mutisme. Sa femme, à l’inverse, perd de sa
volubilité et de son contrôle :
430
Emmanuel Lozerand
« Que dites-vous ? Voilà donc à quoi vous songiez depuis tout à
l’heure ?
– En effet.
– Et combien de temps comptez-vous être absent ?
– Trois semaines environ.
– Si longtemps ?
– Oui, de Kyôto je compte gagner Kyûshû, puis la Corée, Je
pousserai sans doute jusqu’à la Montagne de Diamant. » (Shiga : 35)
Ce croisement se manifeste concrètement dans l’allongement
des répliques de l’homme comme dans le raccourcissement des
répliques de l’épouse, dont la langue devient également moins
soutenue.
Un autre passage permet à l’épouse d’évoquer sa souffrance
par le recours à une double hypotypose contrastée qui constitue
une arme rhétorique efficace :
« Mais que moi je reste là toute seule, toute triste à vous
attendre, pendant que vous, à la même heure, vous serez je ne sais
où, en train de faire dieu sait quoi… » (Shiga : 35)
Le mari est contraint de louvoyer, entamant une variation
grammaticale sur l’expression de la modalité conjecturale en
japonais :
« (a) Je ne dis pas que je n’en ferai pas à coup sûr. (b) Il se peut
que je n’en fasse pas. (c) Il est probable même puisque tu prends la
chose comme ça que je n’en ferai point. (d) Je ferai tout mon possible pour n’en pas faire.… (e) Mais ça ne veut pas dire non plus que
je n’en ferai pas. »
(a) Shiyô to iu n ja nai
(b) Shinai ka mo shirenai
(c) Tabun shinai
(d) Narubeku sô suru
(e) Kanarazushimo shinakunai kamo shirenai (Shiga : 35-36)
La dépense langagière est également manifeste chez Tanizaki,
sous la forme d’une pléthore d’insultes par exemple, comme
« fossile humain » (ningen no kaseki). Mais retenons seulement
l’habileté dont fait preuve le héros pour « encaisser » les tentatives
d’évitement de sa femme et poursuivre avec acharnement son
enquête :
« Si c’est moi qui suis vulgaire, je te présenterai toutes mes
excuses, je souhaite de tout cœur que ce ne soit que le fruit de ton
imagination, mais avant de me taxer de vulgarité, ne vaudrait-il pas
mieux que tu interroges ta conscience. Es-tu sûre de n’avoir rien à te
reprocher ? » (Tanizaki : 52)
Scènes de ménage de l’ère Taishô
431
À l’exception significative d’Ôgai, nos auteurs sont donc
sensibles à cette « jouissance perverse » de la scène de ménage
qui consiste à « se donner du plaisir sans le risque de faire des
enfants » (Barthes 1977 : 243), c’est-à-dire à faire de la
littérature.
IV. LA MISE EN REGARD ROMANESQUE
Insérées dans des fictions narratives, qui accordent une
place parfois essentielle au point de vue d’un tiers, ces scènes de
ménage ne sont pourtant pas de simple scènes de théâtre.
L’étrange narrateur de Je suis un chat observe, mi-étonné,
mi-ironique, la dispute du couple Kushami. Son regard se
superpose avec cocasserie à celui du mari, couché à plat ventre sur
les tatamis, le visage au ras du… postérieur de son épouse occupée
à repriser un vêtement d’enfant. Ce dispositif incite d’emblée à
une lecture amusée d’une dispute en quelque sorte archétypale et
grotesque.
En mentionnant régulièrement la fillette du couple d’Une
demi-journée, le narrateur fait exister en filigrane le point de vue
d’une enfant sur un conflit qui commence à son réveil et s’arrête
quand elle quitte la pièce. Son regard, tel que le père l’imagine
posé sur ses parents, est le signe même du tragique de la situation :
« Et dire que Tama n’a jamais entendu ses parents rire ! » (Mori :
474).
Au début d’Un couple de braves gens, le narrateur donne toute
la place aux répliques des deux protagonistes, caractérisées par
une extrême vraisemblance et la dimension très sexuée de leurs
langages respectifs. Proches, mais maintenus dans un certain
flou, cette « épouse » (saikun) et ce « mari » (otto) anonymes
n’en constituent pas moins des supports disponibles pour un
mouvement d’identification empathique de lecteurs ou de lectrices
conviés à adopter tour à tour le point de vue de chacun des deux
époux.
Svastika enfin propose un dispositif sophistiqué. Le récit est
censé être raconté en direct, en dialecte d’Ôsaka, à un écrivain
par une femme, « la veuve Kakiuchi »…, qui précise avoir tenté
préalablement de coucher ses souvenirs sur le papier, « comme
si elle écrivait un roman » (Tanizaki : 5), mais sans y parvenir
complètement… Retranscrit on ne sait comment, ce récit est
accompagné de « notes de l’écrivain », en langue écrite standard
de la capitale, mais aussi de documents « authentiques », comme
des lettres : la scène de ménage entre Sonoko et son mari a ainsi
432
Emmanuel Lozerand
été relatée préalablement à son amie, lui révélant la curiosité de
son mari pour leurs exhibitions.
Les relations « sexuelles », placées sous le sceau de
l’impuissance ou de la non consommation, existent donc ici
surtout sur le mode de la vue, de l’exhibition ou de l’imagination.
Désir mimétique et jalousie jouent un rôle essentiel. La « roue
bouddhique » peut se lire comme un tourniquet des récits
intriqués : la scène (de ménage) a lieu parce que le mari a
soupçonné (imaginé) une autre scène (érotique) entre son épouse
et Mitsuko sur la base de maigres indices. Alors qu’il désire en
(sa)voir plus, son épouse commence par lui refuser ce récit espéré,
puis, acculée, par lui raconter ce que finalement il n’aurait peutêtre pas souhaité entendre, c’est-à-dire la manière dont Mitsuko se
dévoile… Devenue veuve, Sonoko donne à son tour à entendre à
« l’écrivain » l’entrelacs de ces différents désirs de voir, d’être vu
ou de donner à voir. Et l’écrivain à son tour le redonne à lire aux
lecteurs, qui pourront à leur tour le redonner à d’autres, suscitant
la complicité (ou le rejet) de nouveaux auditeurs ou lecteurs
entraînés dans la spirale de la curiosité voyeuriste.
DE LA CIVILISATION DES SCÈNES ?
Au vu des quatre exemples analysés, la scène de ménage
semble bien avoir constitué dans le Japon du premier tiers du
xxe siècle un objet littéraire bien peu dépaysant. N’y témoignet-elle pas d’une forte capacité d’affirmation personnelle, jusque
dans l’hystérie ? d’une excellente capacité au conflit ? de
l’intrépide résistance des épouses à la soumission conjugale ?
d’une forme de passion au cœur des vies domestiques ?
Mais cette cristallisation n’est-elle pas le résultat, ou la
prise de conscience, d’un double processus de civilisation et de
privatisation des conflits conjugaux ? Dans un « récit au creux
de la main » de 1932, La Querelle (Kenka), Kawabata Yasunari
campe ainsi un jeune couple en voyage de noces. À son épouse qui
croit que les scènes de ménage n’existent pas à la capitale, le mari
laisse entendre qu’elle se trompe, et que ce qui fait défaut dans la
grande ville, c’est seulement un certain type de disputes :
« Tu ne peux imaginer combien les gens de la campagne sont
plus heureux de pouvoir s’empoigner à bras le corps, avec leurs cris
qui traversent les murs et qui ameutent le voisinage. » (Kawabata :
379)
Scènes de ménage de l’ère Taishô
433
Les gens des villes, à l’inverse, « intelligents et réservés »,
semblent donc se disputer en privé, sans (trop) élever la voix, et
en mettant à distance (le plus souvent) la violence physique. On
peut juger « étouffantes » (semakurushii), comme le mari, ces
mœurs urbaines, mais elles peuvent aussi être lues comme le signe
d’une domestication des conflits, typique d’un « processus de
civilisation » (Elias), et de ses ambivalences. N’appartenait-il pas
désormais logiquement à la littérature de redonner une dimension
publique à ces nouveaux drames de l’intimité ?
BIBLIOGRAPHIE
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Barthes, Roland. Fragments d’un discours amoureux. Paris, Seuil, 1977.
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Watzlawick, Paul. et al.. Une logique de la communication. Paris, Seuil,
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Les Meriken jappu mono de Tani Jôji
Les Meriken jappu mono de Tani Jôjiun premier cas de littérature globale au Japon ?
435
GÉRALD PELOUX
CRCAO
LES MERIKEN JAPPU MONO DE TANI JÔJI :
UN PREMIER CAS DE LITTÉRATURE GLOBALE
AU JAPON ?
Au début de l’année 1931 paraît à San Francisco un ouvrage
singulier. Imprimé à Tôkyô, il répond au titre de Manga yonin
shosei [Le manga des quatre immigrants] et a été écrit par Henry
Kiyama Yoshitaka (1885-1951). Vendu aux USA, cet ouvrage ne
s’adresse visiblement pas aux Américains anglophones mais à la
communauté japonaise du pays. Le plus étonnant reste cependant
son format : une bande dessinée en 52 planches composées
chacune de 12 vignettes et de dialogues qui mélangent allègrement
l’anglais et le japonais. Kiyama y raconte sa vie d’immigrant
à San Francisco depuis le début du siècle, ses difficultés
d’intégration, ses rencontres avec les autres membres de sa
communauté.
S’il s’agit d’un ouvrage à la valeur historique incontestable, la
thématique de l’immigration et ce format linguistique particulier
se retrouvent cependant dès 1925 dans les premiers textes d’un
jeune écrivain, Hasegawa Kaitarô (1900-1935). Il relate sous le
pseudonyme de Tani Jôji son expérience d’immigrant aux USA
de 1920 à 1924, sous la forme de ce qu’il est convenu d’appeler
Meriken jappu mono (les récits des Jap’ américains).
Né en 1900 sur l’île de Sado, Hasegawa Kaitarô suit sa famille
dès 1902 à Hakodate. Il baigne durant toute son enfance et son
adolescence dans une ambiance internationale et politisée. En
1917, il gagne Tôkyô pour suivre des études de droit à l’Université
Meiji. En 1924, quand il rentre des USA, il pense déjà y retourner
mais les lois anti-immigration, votées la même année, l’en
empêchent. Sa carrière littéraire est lancée en 1925 dans la revue
Shinseinen [Le jeune homme moderne] avec ses récits américains.
Le choix de ce support est parfaitement approprié : son premier
objectif lors de son lancement en 1920 consistait à présenter les
436
Gérald Peloux
possibilités d’expatriation aux jeunes hommes ruraux. Si, sous la
houlette de Morishita Uson (1890-1965), la revue devient le fer de
lance du roman de détective japonais, elle a longtemps gardé cette
image de « pionnier ».
Hasegawa est rapidement repéré par les éditeurs et s’engage
dans une production très intense, caractérisée par une partition de
son œuvre entre trois pseudonymes : Tani Jôji pour les Meriken
jappu mono (plus généralement des textes de type moderniste),
Maki Itsuma pour les traductions, les faits divers novellisés
et les mélodrames, et Hayashi Fubô pour les récits de l’époque
d’Edo. Lors de sa mort brutale en 1935, il était un des écrivains de
littérature populaire les plus en vue et l’un des plus fortunés.
L’AVENTURE AMÉRICAINE ET LES MERIKEN JAPPU MONO
DE TANI JÔJI
Durant ces presque quatre années de vie sur les routes
américaines, Hasegawa n’intègre pas les communautés japonaises
très structurées de l’Ouest américain. Son expérience le mène
dans les états du Midwest et s’achève à New York. Il rencontre
d’autres Japonais, d’autres communautés migrantes (mais aussi
des Américains installés depuis plusieurs générations) au cours
de ses longues pérégrinations et de ses multiples emplois. Dans
un essai, publié en août 1925 dans Shinseinen, il revient sur
sa période de « vagabondage ». Son titre est un de ces habiles
jeux de mot dont il se fera la spécialité : Hôbôki [Récit de mes
pérégrinations]. Il joue sur l’homophonie avec « hobo », terme
américain désignant la main d’œuvre saisonnière migrante. Il sera,
entre autres, assistant-dentiste, plongeur dans divers restaurants,
aide dans une fabrique clandestine d’alcool, vendeur, peintre en
bâtiment, domestique, marin (Tani 2003 : 2-8).
Comment s’organisent les Meriken jappu mono ? Publiés pour
leur majorité entre 1925 et 1927, ils sont réunis dès 1929 dans
deux recueils :
- Tekisasu mushuku [Sans domicile au Texas] : 32 récits,
publiés dans Shinseinen (janvier 1925 à décembre 1927) sauf Men
only paru en août 1927 dans la revue Bungei Shunjû [Le temps des
lettres]. Ils sont réunis en un volume chez Kaizôsha, en mars 1929.
- Modan dekameron [Le décaméron moderne] : 10 récits
publiés dans Chûô kôron [Revue centrale] de mai à décembre
1927, puis réunis en un volume chez Kaizôsha, en mars 19291.
1. L’édition la plus facilement accessible de ces récits à l’heure actuelle
est celle de la Shakai shisôsha, sortie en 1975. Les récits de Tekisasu mushuku y
Les Meriken jappu mono de Tani Jôji
437
Ces nouvelles de quelques pages possèdent une structure
commune : un narrateur s’adresse au lecteur et raconte l’histoire
d’un immigrant japonais appelé meriken jappu (parfois plus
simplement MJ). Ce sont souvent des histoires rocambolesques
où l’humour est lié à la nature souvent dramatique du statut
des migrants japonais décrits par Tani Jôji : activités parfois
illégales, difficultés financières, tensions raciales. On ressent
aussi à la lecture de ces récits, paradoxalement, la quête d’une
certaine respectabilité (fût-elle limitée au monde des migrants),
une volonté de s’intégrer à la société américaine mais sans jamais
rejeter entièrement ses origines.
Un des exemples les plus caractéristiques de ce paradoxe
se retrouve dans le premier récit du Modan dekameron, « Dyu
deboa fujin no yûrei » [Le fantôme de Madame Du Debois] :
deux meriken jappu, versés dans les paris illégaux, s’achètent
une maison, désireux de vivre comme un banal couple d’une
banlieue américaine. Apparaît alors un fantôme qui renforce
paradoxalement l’aspect ordinaire du quotidien de la vie des deux
hommes : il range, nettoie, etc.
Nos deux compères décidèrent donc d’acheter une maison
pour se laisser bercer quelque temps par l’impression d’une vie de
famille. […] Tous deux commencèrent alors leur vie commune,
totalement absurde et sans queue ni tête, sans faire appel à une
bonne ou à une domestique. Ils confièrent le magasin d’art oriental
du quartier chinois à un groupe de parieurs chinois, vécurent des
plus tranquillement dans la maison aux saules pleureurs et jouèrent
jusqu’au bout les deux membres d’un « foyer » : jour après jour, ils
ne sortaient pas de chez eux, ne portaient pas de cravate et pliaient
le col de leur chemise vers l’intérieur. Lorsque l’un des deux prenait des airs d’épouse, le second, aussitôt, devenait par réflexe et
de manière inconsciente le mari. S’était engagé un étrange jeu entre
adultes d’autant plus désagréable qu’ils étaient sérieux. (Tani 1975
D : 20-22)
Cette ambigüité de la situation sociale (sans parler de celle
de genre ici) constitue une composante essentielle des héros de
ces récits : souvent déclassés, ils veulent cependant absolument
garder une certaine fierté même si celle-ci doit passer par des
actes illégaux. De plus, ses personnages se trouvent constamment
sont désormais publiés dans deux volumes (Tekisasu mushuku et Meriken shôbai
ôrai [Guide de commerce du Jap’ américain]). De plus, d’autres récits ont été
ajoutés à chacun des trois recueils. Il existe enfin d’autres Meriken jappu mono
qui n’ont pas été intégrés à ces volumes (par exemple Hôbôki). Nous utilisons ici
l’édition de 1975. Pour le système de référence, la lettre après la date de parution
(1975) correspond au volume utilisé : T pour Tekisasu mushuku, M pour Meriken
shôbai ôrai et D pour Modan dekameron.
438
Gérald Peloux
confrontés à la restructuration de leur propre identité2. Ce conflit
entre japonité et américanité, le statut précaire de migrant, sont
exprimés de manière très poussée par la mise en avant des
questions linguistiques et des jeux de langage, symptomatiques
d’une identité intangible qui s’estompe. Alors que dans la bande
dessinée Yonin manga shosei le mélange d’anglais et de japonais
forme une composante importante de l’identité des personnages,
ce phénomène est acté, mais n’est pas expliqué. L’absence de
narrateur omniscient qui prendrait la parole empêche la mise en
place d’un discours sur l’interaction des deux langues, motif en
revanche absolument majeur des Meriken jappu mono.
LA LANGUE ANGLAISE AU CŒUR DU JAPONAIS
Lire les Meriken jappu mono, c’est avant tout faire
l’expérience d’une écriture particulièrement libre où la langue
entière est régie par la vie intérieure du texte, par les nécessités
ponctuelles du récit, plutôt que par la grammaire. Le texte est
clairement défini comme une entité indomptable qu’il faut parfois
remettre dans son droit chemin. Parallèlement, de très nombreux
récits sont parsemés de réflexions linguistiques axées sur la
relation entre le japonais et l’anglais : on pourrait presque parler
d’une obnubilation de la question linguistique. Cette dernière part
d’une double constatation, la première étant thématique :
Le trois juillet, veille de la Fête de l’Indépendance.
L’angle de l’avenue Jean du Bois et du boulevard Saint Francis,
midi au Bar Cadillac, de nombreux ouvriers et employés des environs voulaient prendre un rapide déjeuner. A travers l’air vicié tel un
incube par la fumée du tabac fort et par l’odeur des vieux alcools,
un anglais sale, imprégné des accents de différents pays, coulait bruyamment et de manière insistante, grassement, doucement, vivement,
tel le bourdonnement des abeilles, tel un train de nuit qu’on entend
au loin ou tel la chambre basse du parlement où l’on débat de la
réforme des impôts. (Bonsâ Jimî [Le portier Jimmy], Tani 1975 T :
30)
Ce mélange de langues et la « corruption » de l’anglais
présentés ici permettent de prendre la mesure du choc linguistique
de l’auteur à son arrivée aux USA.
Mais aspect autrement plus intéressant, la seconde constatation
est formelle. Tani Jôji propose un contrat de lecture tout à fait
2. Ômori Kyôko évoque l’ « identité ethnique fluide » de Tani Jôji qui se
fait aussi souvent appeler dans ses récits George Tani (Ômori 2003, 184).
Les Meriken jappu mono de Tani Jôji
439
particulier, intrinsèquement lié à l’inclusion de l’anglais dans le
texte japonais3 :
« Hello, you a acheté des shoes aujourd’hui, non ? Ouais, je t’ai
vu les acheter. Même si tu les caches, won’t do it ! Montre-les-moi !
[…]
- May be so ! dit-il en tendant la main vers mes cigarettes de
luxe, ---- But look at mine and have a heart…
C’est ainsi que j’essaie de respecter au plus près la langue utilisée par ces hommes de couleur jaune, si vivants et culottés, les
Japonais ou ceux qu’il conviendrait plutôt sans doute d’appeler Jap’.
Mais comme cela sera sans doute difficile à lire, je préfère m’arrêter
ici sans coup férir, […]. (Kanshô no kutsu [Chaussures émouvantes],
Tani 1975 T : 40-41)
Un premier aspect linguistique est en rapport avec
l’appropriation de l’anglais. Si l’intérêt artistique de cette question
n’échappe pas à l’auteur, un autre objectif fondamental propre
aux statuts fondateurs de Shinseinen reste constamment présent :
le didactisme des récits. Le fait d’intégrer des termes, voire des
phrases entières, de cette langue œuvre à la présentation du pays.
L’anglais forme une composante inaliénable de la langue
de Tani Jôji. Non seulement les dialogues sont marqués par les
anglicismes, les termes anglais repris tels quels, mais aussi par des
dialogues entièrement écrits en anglais. L’effet produit est avant
tout un effet de réel et la langue très libre de l’auteur ne peut que
conforter le lecteur dans son impression de faire l’expérience d’un
véritable échange. En parallèle, le japonais est « anglicisé » dans
le sens où de nombreux termes sont doublés en furigana par leur
correspondant américain. Rien de fondamentalement particulier
à Tani Jôji – il s’agit d’une technique courante dans la littérature
moderniste (Freedman 2009 : 26) – mais la très haute récurrence
chez cet auteur le distingue de ses compatriotes.
Dans Shiroi eri o shita wataridori [Les oiseaux migrateurs au
col blanc], on assiste ainsi à la discussion entre un meriken jappu
(MJ) et un oyabun (membre de la communauté japonaise qui joue
le rôle d’entremetteur entre les migrants et les employeurs). La
transcription est particulièrement complexe et fait intervenir toutes
les possibilités de l’écriture japonaise. Nous ne gardons que la
partie dialoguée :
3. Dans les traductions proposées ici, les différents jeux typographiques
sont rendus de la manière suivante en français : le texte anglais est transcrit en
caractères romains tandis que les furigana, indiquant la prononciation anglaise
de termes écrits en hiragana ou kanji, sont retranscrits en italiques. Enfin certains
mots (anglais) transcrits tels quels en hiragana dans le texte d’origine sont
présentés dans une orthographe phonétique propre au français.
440
Gérald Peloux
« Be cheated, young feller –.
- Where you from ?
- Me ? Denver.
- Denver, Colorado – you know.
- Sure. I been here too.
- Ouais ?
- Ouais. Il y sept ans.
- Long ago – c’était them good old days ?
- You said it, et tu as l’intention d’aller ensuite à New York ?
- Iesse ! Mais pour le moment, c’est ici…
- Mais pour le moment il n’y a rien d’important ! Même pour les
paris. Le nouveau maire est tatillon.
- Non, pas de problème. Pliize.
- Ouais ?
- Ouais !
- Tu peux faire quoi ? Ouéta ?
- J’ai travaillé dans un Country Club de Saint Louis. Ouais ! »
(Tani 1975 M : 91-92)
Tani Jôji explique certains traits de la culture américaine, ou,
comme ici, celle des migrants japonais. Plus loin, il explique à
ses lecteurs plusieurs particularités de la prononciation américaine
(Tani 1975 M : 93, 97). D’autres développements de ce type
émaillent les Meriken jappu mono : la différence entre le oui/non
japonais et américain dans Gî hoizu [Gee-whiz] (Tani 1975 M :
74), des explications grammaticales dans Dassô [La fuite] (Tani
1975 T : 131). Dans d’autres récits, ce sont les différents accents
de l’anglais-américain, par exemple dans Gî hoizu (Tani 1975 M :
71), et l’argot qui sont explicités.
Tani Jôji ne cesse de corriger, de faire des commentaires,
parfois comiques, sur cette langue américaine qui semble l’avoir
fortement marqué. Dans la nouvelle Tekisaku mushuku, cela donne
naissance à un dialogue surréaliste entre un vieux japonais installé
depuis longtemps aux USA et le narrateur : on assiste à un cours
d’étymologie absurde entre « certainly » qui viendrait de « setsu
ni » (Tani 1975 T : 81-82). Cette remarque sur l’étymologie
imaginaire conduit à faire une autre constatation à propos de
l’écriture de Tani Jôji. Ce ne sont pas seulement ses personnages
qui « jouent » avec les mots. Lui-même se permet de nombreux
écarts comico-linguistiques, surtout à propos de la sémantique des
mots : « burabura suru » devient pour Broadway « burobura suru »
(Kon geimu [Le plaisir de l’arnaque], Tani 1975 T : 267) ; dans
Shiroi eri o shita wataridori, la quasi homophonie de « nansensu »
et « insensu » déclenche une nouvelle réflexion sur les différentes
prononciations de l’anglais-américain et du pidgin anglais né à
Shanghai (Tani 1975 M : 102).
Les Meriken jappu mono de Tani Jôji
441
Cette imbrication de l’anglais dans la langue des JaponaisAméricains, mais aussi de Tani Jôji, débouche sur plusieurs
phénomènes : d’une part, le japonais disparaît totalement chez
certains personnages (Henpô [Revanche], Tani 1975 T : 51-52) et,
d’autre part, les deux langues finissent par s’unir de manière très
intime en « attaquant » le cœur même de chacune d’entre elles :
les expressions idiomatiques (par exemple dans Meriken ichidai
otoko [La vie d’un Jap’ américain]4). Ainsi, l’expression japonaise
« mushi no shirase » (« pressentiment ») devient « mushi no
nyûsu » (Tani 1975 M : 208), « nyûsu » correspondant au furigana
sur le caractère chinois « hô ». Plus loin, la transformation
s’intensifie : l’expression « hito o kuu » (prendre par surprise »)
devient « MAN o kuu » (Tani 1975 M : 213).
LA PLASTICITÉ DE LA LANGUE JAPONAISE
L’écrivain de roman policier Ôshita Udaru (1896-1966)
évoque la chanson jazz pour définir le style de Tani Jôji (Ozaki
1975 : 313). Difficile de dire précisément ce qu’est une écriture
jazzy tant cette expression est protéiforme. De plus, ce qualificatif
a été durant les années vingt et trente très largement utilisé pour
définir tout ce qui avait une ressemblance – même lointaine –
avec la littérature moderniste. Les textes de Tani Jôji, fortement
influencés par les USA et par leur langue, constitueraient, d’un
certain point de vue, des types parfaits de ce que pourrait être ce
genre d’écriture. L’aspect syncopé des phrases dans ses œuvres,
l’utilisation et la répétition de certains motifs et l’improvisation
semblent aller dans ce sens.
Certaines parties de son texte, particulièrement celles prises en
main par le narrateur, sont composées de phrases longues, voire
très longues, semblables à un flux de parole ininterrompu marqué
par des soubresauts, des changements de cap. La langue de Tani
Jôji précipite ainsi le lecteur dans les méandres de la réflexion du
narrateur et le tiret est abondamment utilisé à cet effet. Pour saisir
toute l’étonnante vivacité de cette technique, il faut envisager le
texte dans sa durée : nous donnerons quelques exemples situés
dans un même paragraphe d’un texte déjà cité, Jî hoizu. Cette
nouvelle commence simplement, mais, très rapidement, le texte
s’emballe :
4. Meriken jappu mono, plus tardif, publié en 1931 dans la revue Modan
nihon [Le Japon moderne]. Son titre est une référence claire aux deux grandes
œuvres de Ihara Saikaku (1642-1693) : Koshoku ichidai otoko (L’homme qui ne
vécut que pour aimer) et Koshoku ichidai onna (Vie d’une amie de la volupté).
442
Gérald Peloux
Alors, le gentil professeur Chapman m’acheta un gentil billet de
train, et accompagné par le gentil Chapman, un gentil – bref, je pris
le train. Il s’agissait d’un train de banlieue. (Tani 1975 M : 60).
Suit une série de commentaires sur l’aménagement des
wagons, sur les activités des passagers qui s’interrogent sur
la nationalité du narrateur. Cette question provoque une longue
digression – avec une phrase qui commence à s’étirer – sur la
manière dont les Américains perçoivent les Japonais.
Il n’y avait rien d’étonnant [à ce qu’on le prenne pour un
Chinois]. Lorsqu’on demande à un Américain de dessiner un
Japonais, le résultat est un personnage aussi petit qu’un lit pour
enfant avec des épaules rentrées telles une cible de tir, des mains –
seulement les mains – mignonnes comme un crocodile, des jambes
en forme d’arche, faisant pousser sous son nez une petite moustache
noire telle une brosse à chaussures, avec des yeux tirés vers le haut
comme une épingle, avec deux lèvres reposant comme des coussins,
le tout arborant une couleur comme s’il était passé dans une cheminée, tenant dans sa main un drapeau japonais et portant croisé par
la gauche un kumona – kimona – ressemblant à la veste épaisse des
pirates ; rien que par ce kimono, je ne ressemblais pas à un Japonais
et pour ma part, je n’ai jamais vu de Japonais ressemblant à ceux des
bandes dessinées américaines. (Tani 1975 M : 61)
Finalement, après cette critique à peine voilée du racisme
américain, le texte, quelques lignes plus loin, « enfle » davantage
encore, en faisant intervenir les tirets, au point d’atteindre la limite
de la compréhension :
Alors, comme je ne portais pas de sabre à la hanche, comme je
n’avais ni chignon ni moustache, comme ma lèvre inférieure dépassait bien de deux pouces – c’est pour cela que je donne toujours
l’impression d’avoir subi une injustice – comme mes yeux, qui, s’ils
ressemblent à une épingle, sont plutôt tombants – votre serviteur est
marié, soyez tranquille – mes jambes – mon dos aussi – etc., etc., et
puisque mon visage et mon corps semblent être passés 17 fois dans
une cheminée, rien de plus normal que l’on pense que je sois un étudiant boursier du ministère de l’Education du côté de l’Indochine – il
doit bien y avoir un tel ministère en Indochine. Sinon, peu importe –
et comme nous sommes dans un train, je laissais à l’appréciation de
tous les voyageurs la couleur de mon visage, mais je ne pensais pas
qu’ils puissent deviner la couleur de mon corps ; or question préoccupante s’il en est, je l’avoue maintenant : j’ai la peau sombre. (Tani
1975 M : 61-62)
Ce type de phrase, courant dans l’œuvre de Tani Jôji,
caractérise une langue qui se veut libre. Comme avec l’intégration
de la langue anglaise, le texte semble filer seul, telle une
Les Meriken jappu mono de Tani Jôji
443
improvisation. Le lecteur ne peut qu’être entraîné dans ce qui
s’apparente à la mise à jour de la psyché du narrateur.
Cette écriture qui donne libre court à l’esprit n’est cependant
pas totalement anarchique. On constate des tentatives de reprises
en main par le narrateur dans le cours du texte (par exemple,
Tani 1975 M : 68, 72). On remarque aussi parfois la répétition de
mêmes motifs comme dans la musique jazz où l’improvisation est
cadrée par un thème musical répété. Dans Meriken ichidai otoko,
les remarques quasiment identiques des deux héroïnes du début du
récit, Evelyn et Gladys, s’apparentent à cette technique.
« Dis Dabes ! On n’est pas bien ici ? C’est calme […] Rien que
parce qu’on est loin du vacarme de la ville, je me sens reposée. Ne
rien faire, juste tous les deux, voilà les moments que je préfère ! »
(Tani 1975 M : 205).
« Dis Suzuki ! On n’est pas bien ici ? C’est calme […] Rien que
parce qu’on est loin du vacarme de la ville, je me sens reposée. Se
promener en voiture, juste tous les deux, voilà les moments que je
préfère ! (Tani 1975 M : 211).
L’effet d’écho que produit ce type de répétitions peut
s’expliquer par la volonté de l’auteur de donner une certaine
unité à son texte. Malgré cette liberté textuelle, ces répétitions
permettent de donner un fil conducteur au récit. Cependant, elles
participent tout autant de cette volonté de flouter davantage le
texte. En effet, dans cet exemple précisément, les mêmes paroles
sont prononcées par deux femmes que tout oppose. Comment
cela peut-il être possible ? Telle semble être la question que veut
soulever Tani Jôji. Le texte (ou la langue) émerge tel un continent
totalement instable, aux contours indéfinis. D’ailleurs, plus
généralement, Meriken ichidai otoko est un récit de l’inversion
des statuts : les femmes de la haute société sont vendues telles
de la marchandise, Suzuki, l’escroc japonais, tient dans ses mains
les grands hommes de la société américaine. Cette inversion des
statuts sociaux est à rapprocher de l’anarchisme d’Ôsugi Sakae
(1885-1923) dont Hasegawa Kaitarô s’était rapproché durant ses
trois années d’études à Tôkyô (Muro 1985 : 63-67). De même,
le nihilisme de son célèbre héros Tange Sazen dans ses récits de
l’époque d’Edo répond aux mêmes critères. Suzuki, qui cherche à
se venger de l’humiliation subie, trouve aussi du plaisir dans son
comportement antisocial. La conclusion de Meriken ichidai otoko
ne laisse aucun doute :
Frisco Suzuki n’est pas du genre à se laisser attraper. […] Un
jour, un soleil brûlant brille. Le lendemain survient un ouragan. Nous
444
Gérald Peloux
sommes dans le Kentucky, dans cette ville de Louisville – et nous
voilà en train de commencer une nouvelle aventure amoureuse de
Suzuki de San Francisco – well that’s that. (Tani 1975 M : 282)
L’objectif de Hasegawa Kaitarô, alias Tani Jôji, semble a priori
clair : donner à voir à ses lecteurs une image de l’Amérique du
début des années vingt en s’appuyant sur sa propre expérience. Ses
Meriken jappu mono ne sont ni autobiographiques ni fictionnels :
ils se situent dans un entre-deux flous et mettent en place une
Amérique très personnelle, où les problèmes économiques,
sociaux et raciaux ne sont pas évités. S’appuyant sur un des
fonds de commerce de Shinseinen (la littérature d’expatriation),
il ouvre déjà la voie à un type d’écriture qui annonce les grandes
heures de cette revue : la littérature moderniste légère, volontiers
humoristique, symbolisée par l’américanisation de ses thématiques
qui va s’affirmer au début de l’ère Shôwa. Ainsi les descriptions
des USA, et particulièrement de la ville américaine « à la Tani »,
vont s’épanouir durant cette période.
Hybridation de la langue, indépendance formelle du texte
par rapport à l’auteur, imbrication des identités des personnages,
l’œuvre américaine de Hasegawa Kaitarô annonce en cela –
au-delà de la littérature de voyage moderniste des années 30 –
une littérature qui va s’épanouir au Japon à partir des années
80 et continue à y faire sa place de nos jours. Quand Murakami
Haruki écrit ses textes de voyages en Grèce ou aux USA, quand
Mizumura Minae publie son Shishôsetsu From Left to Right où
l’anglais et le japonais se côtoient, voire quand Tawada Yôko
mène de front une double carrière en japonais et en allemand, on
voit poindre derrières ces figures de la littérature contemporaine
des techniques, des questionnements, des attitudes d’une
littérature globale que Hasegawa Kaitarô avait déjà pressentis,
voire appliqués. Ne se limitant pas simplement à une écriture
jazzy/moderniste, Tani Jôji, dans ses récits, exprime un rapport
critique, désabusé envers la création littéraire : il n’hésite pas,
dans ses textes, à intervenir, à accélérer son rythme, à justifier
son style, etc. Il met en place un discours sur la création littéraire
à l’intérieur même de son récit, et en cela, il est très proche des
écrivains de la fin du xxe siècle et début du xxie siècle.
Les Meriken jappu mono de Tani Jôji
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