Note sur les me´thodes quantitatives en sociologie des valeurs
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Note sur les me´thodes quantitatives en sociologie des valeurs
Note sur les méthodes quantitatives en sociologie des valeurs1 Bulletin de Méthodologie Sociologique 108 5–13 ª The Author(s) 2010 Reprints and permission: sagepub.com/journalsPermissions.nav DOI: 10.1177/0759106310378467 http://bms.sagepub.com Nathalie Heinich CNRS-EHESS Abstract Note on Quantitative Methods in the Sociology of Values: The sociology of values, once confined to a mere extension of ‘‘moral philosophy’’, has been profoundly renewed by the application of empirical methods of research. Developed in the United States in the 1970s by large-scale statistical surveys, it has also resulted in France, over the past twenty years, in regular investigations. However, these surveys suffer from a number of problems: the lack of thought concerning methods, the lack of a definition of the concept of values, the restriction of conscious awareness, authors not taking into account consideration of pertinence, and the absence of contextualization. We will discuss in conclusion the effects of these methodological problems in terms of results, and we present some ideas for a more rigorous empirical study of values. Résumé La sociologie des valeurs, jadis confinée à une simple extension de la « philosophie morale », a été profondément renouvelée par l’application des méthodes d’enquête empiriques. Développée aux Etats-Unis dans les années 1970 par des enquêtes statistiques à grande échelle, elle a également donné lieu en France, depuis une vingtaine d’années, à des investigations régulières. Toutefois, ces enquêtes pâtissent d’un certain nombre de problèmes : absence de réflexion sur les méthodes ; manque de définition de la notion de valeur ; écrasement du degré de conscientisation ; non prise en compte de l’épreuve de pertinence pour les acteurs ; absence de contextualisation. On évoquera en conclusion les effets de ces problèmes de méthode en matière de résultats, et on suggèrera quelques pistes pour une approche plus rigoureuse de Corresponding Author: Nathalie Heinich, CRAL, 96 boulevard Raspail, 75006 Paris, France Email: [email protected] 6 Bulletin de Méthodologie Sociologique 108 l’étude empirique des valeurs. Keywords Statistical Surveys, Methodology, Opinions, Questionnaires, Values Mots clés Enquêtes statistiques, Méthodologie, Opinions, Questionnaires, Valeurs La sociologie des valeurs, jadis confinée à une simple extension de la « philosophie morale », a été profondément renouvelée par l’application des méthodes d’enquête empiriques. Développée aux Etats-Unis dans les années 1970 par des enquêtes statistiques à grande échelle, elle a également donné lieu en France, depuis une vingtaine d’années, à des investigations régulières2. Il n’existe guère toutefois de réflexion de fond sur l’adéquation de ces méthodes par questionnaires à la spécificité de la question des valeurs. Une critique de ces enquêtes sur le plan méthodologique devrait permettre de corriger leurs biais par la prise en compte des apports offerts par des approches plus qualitatives (entretiens, analyse de corpus, observations en situation). Notre analyse critique portera sur sept enquêtes statistiques consacrées aux « valeurs »3. Elles ont été menées dans les quarante dernières années, soit aux États-Unis, soit en France, soit dans un grand nombre de pays. Ce sont elles qui alimentent notamment les «Euro-baromètres», réalisés à partir des années 1970, et les World Values Surveys, menées sous l’égide de l’European Value Systems Study Group (1981–82). Il s’agit de : Milton Rokeach (1973, 1976) ; Ronald Inglehart (1977, 1993, 1997) ; Donald E. Super et Branimir Sverko (1995) ; Pierre Brechon (2000) ; et Olivier Galland et Bernard Roudet (2005). Les apports A l’instar de tout sondage obéissant à des protocoles rigoureux, ces enquêtes présentent plusieurs qualités essentielles, que nous nous contenterons de rappeler ici : 1) elles sont empiriques et non pas théoriques (par opposition à une longue tradition de « sociologie morale » issue directement de la philosophie) ; 2) elles se tiennent à l’écart de toute tentative pour dégager une « essence » des valeurs et, corrélativement, pour édicter des normes (contrairement à une tradition de « philosophie morale » développée en Allemagne, ainsi qu’aux Etats-Unis) ; 3) elles sont sensibles à la stratification sociale (contrairement à maintes enquêtes de psycho-sociologie réalisées dans le contexte universitaire) ; 4) en proposant aux enquêtés un petit nombre d’options prédéterminées, elles autorisent des agrégations simples, qui permettent, premièrement, le croisement avec les données socio-démographiques de base, donc des hypothèses explicatives ; Heinich 7 deuxièmement, la mesure longitudinale, avec la comparaison des réponses dans le temps ; et troisièmement, une certaine prédictibilité des conduites. Ce sont là les atouts fondamentaux de toute enquête d’opinion, dont la sociologie, tout comme le marketing commercial ou électoral, ont depuis longtemps fait d’excellents usages. Le problème est que ces méthodes ne sont pas forcément adaptées à d’autres types de problématiques sociologiques et, notamment, à la question des valeurs – d’où d’importantes carences méthodologiques. Nous les examinerons dans l’ordre suivant : absence de réflexion sur les méthodes d’élaboration des questionnaires ; manque de définition de la notion de valeur ; écrasement du degré de conscientisation ; non prise en compte de l’épreuve de pertinence pour les acteurs ; absence de contextualisation. L’absence de réflexion sur les méthodes d’élaboration des questionnaires Les rapports d’enquête sont tous très précis concernant les méthodes de calcul. Mais l’importance de l’échantillonnage tend à masquer la faible problématisation des questions de méthode en matière d’élaboration des questionnaires, qui ne sont d’ailleurs pas toujours reproduits. Les items proposés aux enquêtés sont construits à partir de typologies abstraites (« values scale »), qui semblent avoir été élaborées sans enquête préalable, et ne sont à aucun moment discutées ou justifiées. Par exemple, dans le très volumineux rapport d’une de ces enquêtes, on ne trouve qu’une seule allusion au questionnaire lui-même, à la page 536. On y apprend que les « valeurs » considérées par les auteurs de l’étude comme pertinentes sont : sécurité de la famille, monde en paix, liberté, respect de soi, bonheur, sagesse, sentiment de réussite, vie confortable, amitié vraie, rédemption, harmonie intérieure, égalité, sécurité nationale, maturité amoureuse, monde de beauté, plaisir, vie excitante, reconnaissance sociale. Retraduit en des termes susceptibles de faire sens pour les enquêtés, cela donne ces options, présentées sous formes de « cartes » : « Parmi ces cartes, quels sont les choix qui vous paraissent les plus désirables pour tous ? La croissance économique, une défense forte, que les gens aient plus à dire, qu’il y ait davantage de belles cités et de belles campagnes, le maintien de l’ordre, que le gouvernement s’exprime davantage, lutter contre la hausse des prix, liberté d’expression, une économie stable, lutter contre la délinquance, une société humaine . . . ». Comment s’étonner dans ces conditions que les écarts entre les taux de réponses soient infimes ? Et quel crédit accorder à l’interprétation de ces minuscules écarts ? Cet exemple, révélateur de l’absence de réflexion sur les méthodes, introduit à deux autres problèmes : d’une part, celui de la pertinence pour les acteurs des choix de réponse proposés ; d’autre part, celui du manque de définition de la notion même de valeur. Commençons par ce dernier. Le manque de définition de la notion de valeur Les enquêtes américaines trahissent une définition particulièrement élastique et peu élaborée de la notion de « valeurs », qui oscille entre « besoins », « intérêts », « rôles » et « préférences ». En outre, cette notion semble issue d’une conception naı̈vement 8 Bulletin de Méthodologie Sociologique 108 utilitariste, lorsque les valeurs sont définies comme des « types d’objectifs que les gens recherchent pour satisfaire leurs besoins ». Les enquêtes françaises ne sont guère plus rigoureuses : ainsi, un auteur explique que sous le terme de « valeurs », il faut entendre aussi bien des « convictions politiques ou religieuses » que des « attitudes » envers la famille ou le travail, des « perceptions de soi et d’autrui », des « valeurs relationnelles et amicales », des « rapports aux normes sociales », des « conceptions morales de l’action » . . . A ce flou sur la définition s’ajoute une confusion entre les principes de valorisation et les objets valorisés. On confond ainsi les principes abstraits au nom desquels s’exprime un jugement positif ou négatif (par exemple la liberté, l’égalité, la solidarité), et les objets ou les contextes effectifs considérés comme porteurs de ces valeurs (par exemple, le travail, la famille, la religion). Sont ainsi traités sur le même plan le principe de valorisation et l’objet valorisé, sans qu’il soit possible de remonter du second au premier. Par exemple, comment savoir si « la famille » (objet) est valorisée en tant que telle, ou en tant qu’elle incarne la solidarité, ou bien la tradition, ou encore la proximité (principes) ? Comment savoir si l’objectif de « bien gagner sa vie » est valorisé au nom de la richesse ou au nom de l’autonomie ? Et pour interpréter les réponses à des questions telles que « pour développer pleinement ses capacités, il faut avoir un travail », ou « à quel point Dieu est-il important dans votre vie », faut-il considérer que « le travail » ou « la religion » sont des valeurs en eux-mêmes, c’est-à-dire, des principes de valorisation (auquel cas, on doit pouvoir leur trouver des objets d’application), ou bien comme les objets d’application de valeurs plus générales (auquel cas, celles-ci doivent être dégagées par l’analyse) ? La question n’est jamais soulevée. L’écrasement du degré de conscientisation Une autre confusion porte sur le degré d’explicabilité des « valeurs » proposées par les enquêteurs ; sont en effet traités sur le même plan des « valeurs » explicitées comme telles dans les questionnaires, et des « valeurs » induites par les auteurs de l’enquête à partir de questions indirectes. Ainsi, au titre des éléments de réponse proposés aux enquêtés, on trouve : 1) des déclarations sur les sentiments, le vécu, l’état de la personne, les dispositions : « diriez-vous que vous êtes heureux », « peut-on faire confiance à la plupart des gens », « sentiment de liberté », « sentiment d’être quelqu’un de religieux », « intérêt pour la politique », « confiance en l’Eglise, l’armée, la presse etc. », « sentiment d’appartenance à une ville, une région, un pays . . . » ; 2) des déclarations sur les comportements, les activités : « vous arrive-t-il de discuter politique ? » ; activités associatives ; assistance aux services religieux ; activités politiques ; 3) des opinions sur des faits d’ordre quantitatifs, autrement dit des estimations : « A votre avis, combien de vos concitoyens font les choses suivantes . . . » ; 4) des opinions sur des faits d’ordre qualitatif, autrement dit des évaluations, des interprétations, des croyances : explications de l’inégalité ; apports de l’Eglise aux Heinich 9 problèmes des individus ; croyance en Dieu ; confiance en l’horoscope ; satisfaits de la démocratie ; 5) des opinions sur des actions à venir, autrement dit des prescriptions, d’ordre plus ou moins général (politique de l’Etat en matière d’environnement, embauches privilégiées des proches, politique migratoire . . . ) ou particulier (« vous n’aimeriez pas avoir comme voisins » ; « prêt à se battre pour le pays » . . . ). Toutes ces catégories de réponses ne désignent pas directement des « valeurs », mais celles-ci doivent être induites indirectement par l’analyste, car elles ne sont qu’implicites. En revanche, la sixième catégorie de réponses renvoient à des valeurs quasi-explicites : 6) le travail (« Pour développer pleinement ses capacités, il faut avoir un travail ») ; la religion (« à quel point Dieu est-il important dans votre vie ») ; la fidélité, l’argent, la proximité sociale, le respect mutuel, les convictions religieuses, les conditions matérielles, les convictions politiques, la tolérance, l’indépendance familiale, l’entente sexuelle, l’égalité, la parentalité, la communication, le partage (« importance pour la réussite d’un mariage ») ; les bonnes manières, l’indépendance, le travail, la responsabilité, l’imagination, la tolérance, l’économie, la détermination, la foi, la générosité, l’obéissance (« qualités à développer chez les enfants ») ; etc. 7) Enfin, une dernière catégorie renvoie à des valeurs présentées de façon totalement explicite, exprimées par des opinions générales : liberté, égalité, démocratie, citoyenneté française, sécurité, construction européenne . . . Opinions, représentations, croyances et comportements sont donc sollicités au même titre, sans que soient justifiées par l’analyste les inférences permettant de remonter à partir de là aux principes ; sans que ces principes soient clairement différenciés de leurs objets d’application ; et quel que soit le degré auquel ce qui est ainsi confondu sous le terme fourre-tout de « valeurs » est susceptible d’être perçu comme une valeur par les acteurs eux-mêmes. Cet écrasement du degré d’explicabilité ou de conscientisation des valeurs s’appuie sur l’idée que les valeurs ainsi visées seraient toutes également accessibles à la conscience : ce que dément l’observation concrète des situations dans lesquelles les acteurs sont amenés à justifier ou à critiquer des êtres ou des actions, au nom de principes dont la logique, loin d’être immédiatement lisible, ne s’impose au chercheur qu’au terme de patientes analyses4. La non prise en compte de l’épreuve de pertinence Cette impossibilité d’expliciter le sens que peuvent avoir pour les acteurs les propositions amenées par les chercheurs, s’ajoute ainsi au manque de réflexion sur l’élaboration des questionnaires, au flou dans la définition de l’objet, et à la non prise en compte du degré de conscientisation de ces valeurs. En effet, les catégorisations indispensables au comptage à grande échelle semblent toujours construites a priori, de façon non inductive, court-circuitant l’explicitation des valeurs à partir de l’expérience des acteurs 10 Bulletin de Méthodologie Sociologique 108 eux-mêmes. On n’a donc ainsi aucune garantie quant à la pertinence des choix proposés aux acteurs5. Par exemple : que signifie la reconnaissance du droit des homosexuels à « vivre selon leurs préférences en matière de sexualité » ? Pour le sociologue qui interprète les réponses à cette question, cela « revient à reconnaı̂tre l’égale dignité de tout être humain [ . . . ] et son droit inaliénable de vivre comme il l’entend ». Mais pourquoi ne s’agirait-il pas plutôt pour l’enquêté d’affirmer son progressisme en se démarquant des valeurs traditionalistes ? Autre exemple, s’agissant non plus d’une question d’opinion mais d’une attitude : estce vraiment pour les acteurs que l’appartenance associative est synonyme de « valeurs démocratiques », comme l’affirme l’auteur de l’enquête ? Cette interprétation typiquement politologique ne vaut-elle pas plutôt pour le sociologue, alors que l’activité associative peut fort bien partir de motivations moins élevées, telles que le désir de sociabilité ou, plus simplement, le besoin d’éviter l’ennui ? Le problème se pose d’autant plus que le sociologue vise des valeurs à la fois très générales et très investies en tant que problématiques savantes, tel, typiquement, l’individualisme : tout en reconnaissant que celui-ci fait l’objet de « définitions variables » chez les grands auteurs, le commentateur de ces lourdes enquêtes n’hésite pas à subsumer sous cette même « valeur » supposée – l’individualisme – un large éventail de propositions pour le moins hétéroclites, telles que la défense de l’espace privé, l’indifférence à la société globale, le désir d’autonomie, le choix individuel, l’intérêt personnel. Le seul énoncé de ces items suggère en outre combien il est difficile de leur donner sens hors de leur contexte concret d’activation : absence de contextualisation qui constitue la cinquième et dernière catégorie de problèmes méthodologiques. L’absence de contextualisation et le haut degré de généralité L’inconvénient du protocole quantifié est qu’il fait forcément abstraction des types de situations ou d’épreuves dans lesquelles les acteurs auraient à activer les valeurs en question : compte tenu du formatage rigide nécessité par le traitement statistique, il est inenvisageable de prendre en compte la dimension contextuelle. Le questionnaire statistique est, par son inévitable artificialité, le plus éloigné de l’approche pragmatique, donc le moins à même de restituer les ambivalences, les contradictions, les incertitudes qui, le plus souvent, affectent le rapport effectif aux valeurs. Or, celles-ci sont – quoique inégalement – vulnérables au contexte, comme cela apparaı̂t à l’évidence lorsqu’on fait appel aux capacités réflexives des acteurs, en leur demandant de revenir après coup sur des situations d’évaluation. On découvre ainsi que la plupart des principes au nom desquels sont exprimées des évaluations, en situation réelle, sont réversibles : ainsi, selon les contextes, une conduite perçue comme individuelle pourra être stigmatisée ou, au contraire, valorisée pour cette raison même6. Mais cette dimension contextuelle n’apparaı̂t que dans l’observation de terrain, ou dans la restitution de l’expérience par le retour réflexif que peut solliciter le chercheur en situation d’entretien. En proposant aux enquêtés de se prononcer sur des énoncés axiologiques totalement décontextualisés, avec des questions fermées très générales (du type « croissance Heinich 11 économique », « défense forte », « liberté d’expression », ou encore importance du travail, de la famille, des amis et relations, des loisirs, de la politique, de la religion), le questionnaire produit forcément des adhésions massives, qui rendent peu significatifs les rares écarts constatés et, plus généralement, l’opération même de comptage. A demander aux acteurs dans quelle mesure ils considèrent « en général » (« generally speaking . . . ») le « bonheur » ou l’« honnêteté » comme des valeurs, on ne risque guère d’obtenir autre chose que des approbations consensuelles, qui n’apprendront rien sur la façon concrète dont ces principes ou ces visées sont identifiés, partagés, mis à l’épreuve et observés dans tels ou tels contextes et par telles ou telles catégories d’acteurs. Ce qui donne, au terme de longs commentaires de ces interminables tableaux de résultats, obtenus durant de longues années de travaux collectifs engageant plusieurs équipes dans différents pays, le résultat suivant : « Les valeurs occidentales sont passées de l’accent mis sur le bien-être matériel et la sécurité physique à une importance accrue accordée à la qualité de vie ». Conclusion Ces enquêtes, certes, mesurent bien quelque chose. Mais on est donc en droit de se demander si elles mesurent bien une réalité : n’est-ce pas plutôt les conceptions des valeurs propres à leurs auteurs qui se trouvent ainsi soumises à l’approbation variable des enquêtés ? La méthode des sondages d’opinion est bien adaptée à l’explication et à la prédictibilité des conduites, dès lors que celles-ci sont relativement bien identifiées, et par les sujets eux-mêmes, et par les analystes : voter pour un tel, acheter tel produit, aimer telle musique. En revanche, une telle méthode n’a aucun sens lorsqu’il s’agit de découvrir ce qui est pertinent pour les acteurs, avant même de le mesurer. En l’occurrence, l’adhésion à telle valeur n’a rien d’immédiat, et n’est même pas forcément consciente ; et même si elle est explicitable par les intéressés, elle le sera dans des termes spécifiques, dont rien ne dit qu’ils correspondent aux entrées sélectionnées par les enquêteurs ; Enfin, l’interrogation ne mesure pas l’adhésion effective à telle ou telle valeur dans un contexte donné, mais la propension des personnes interrogées à désigner telle valeur comme légitime dans le contexte abstrait du questionnement. Bref, la définition qualitative de l’objet a été écrasée sous sa mesure quantitative, parce qu’on a voulu mesurer avant de définir et de décrire. Dans ces conditions, il serait miraculeux que les résultats de l’enquête produisent autre chose que des généralités assez vagues . . . Le problème vient du fait que les auteurs ont traité leur objet selon une méthode qui, pour cet objet, est inadéquate. En prétendant appliquer à ce que le philosophe américain Ronald Searle (1995) nomme des « faits ontologiquement subjectifs » (le rapport aux valeurs), les mêmes protocoles d’enquête, explicatifs et prédictifs, que ceux expérimentés sur les « faits ontologiquement objectifs » (les comportements, notamment électoraux), la sociologie par sondages d’opinion, devenue la norme en sociologie quantitative, se heurte inévitablement à des biais méthodologiques qui rendent peu crédible cette sociologie des valeurs, pourtant empirique et descriptive. Imposée par les contraintes de la quantification, la nécessité de proposer aux enquêtés des formules pré-déterminées, empruntant au modèle des enquêtes d’opinion ou des échelles 12 Bulletin de Méthodologie Sociologique 108 d’attitudes, n’aurait de sens qu’à condition d’avoir préalablement travaillé sur ces problématiques, fondamentales en l’occurrence, que sont le degré d’explicitation ou de prise de conscience des valeurs en question, leur degré de pertinence pour les acteurs, ainsi que les modalités pragmatiques de leur activation en situation vécue. Plus généralement, cette approche confond la visée d’explication et de prédiction des conduites avec la visée d’explicitation et de compréhension des représentations et des logiques qui les sous-tendent ; visée qui exige une tout autre méthode, procédant soit (idéalement) par observation, soit par recueil et analyse de récits d’expériences vécues. L’approche compréhensive, en explicitant des cohérences, des logiques, des déterminations qui ne sont pas forcément conscientes aux acteurs, convient particulièrement à toute problématique qui – comme celle des valeurs – nécessite de mettre au jour, par la méthode de l’entretien, les phénomènes étudiés ; phénomènes qui ne sont pas directement accessibles à l’observation, ni même au questionnement, contrairement aux opinions ou aux attitudes qu’enregistre et mesure, dans une perspective explicative, l’investigation quantitative à grande échelle. Une autre méthodologie est donc possible en matière d’étude empirique des valeurs. Elle consiste, premièrement, à se donner une définition pragmatique de la notion de valeur, comme étant le principe en fonction duquel est opéré un attachement ou énoncée une évaluation ; deuxièmement, à observer les modalités de ces attachements, ou de ces énonciations normatives (qu’elles soient évaluatives ou prescriptives) dans leur contexte de formulation, soit (de préférence) par l’observation directe, soit par le retour réflexif sur la situation d’évaluation ; troisièmement, à mettre en évidence le degré auquel ces opérations d’évaluation sont portées par des critères explicitables ou, au contraire, implicites, donc induits par l’analyste à partir des propos des acteurs – ce qui permet de déterminer le caractère plus ou moins « public » ou « privé » des principes axiologiques ainsi mis en œuvre par les acteurs. Cette méthode relève d’une sociologie pragmatique, au sens de la linguistique pragmatique ; c’est-à-dire, à la fois située dans son contexte effectif (contrairement aux questionnaires), et attentive aux actions produites (en particulier, cette catégorie particulière d’action qu’est l’acte de langage, ainsi que ses conséquences pratiques). C’est, me semble-t-il, vers ce type de méthodes que les spécialistes des valeurs devraient se tourner, s’ils veulent donner un fondement réaliste aux opérations de mesure à grande échelle des principes auxquels les acteurs obéissent lorsqu’ils s’adonnent à leur activité de prédilection : l’énonciation d’une opinion. Notes 1. Cette note reprend l’essentiel de la communication présentée au IIIème congrès de l’Association Française de Sociologie, Réseau Thématique « Méthodes » (RT20), avril 2009. 2. Cette question a été développée dans Heinich (2006). 3. Dans la mesure où ces observations visent les défauts communs à ces enquêtes (même si elles sont différentes sous d’autres aspects), les exemples seront pris indifféremment à l’une ou l’autre, sans détailler les références. Il ne s’agit pas en effet de stigmatiser les responsables de mauvaises pratiques, mais de réfléchir aux moyens d’améliorer nos outils de connaissance. Heinich 13 4. On peut trouver ce type d’analyses notamment dans Michael Walzer (1997), Tzvetan Todorov (1994), L. Boltanski et L. Thévenot (1991) et N. Heinich (1998a, 1999, 2009). 5. Cette critique rejoint celle qu’a faite en son temps Pierre Bourdieu de l’imposition de problématique par les sondages d’opinion : voir Pierre Bourdieu (1973). La notion d’« épreuve de pertinence » a été développée in N. Heinich (1998b). 6. Voir N. Heinich, avec Pierre Verdrager (2006). Références bibliographies Boltanski L et, Thévenot L (1991) De la justification. Les e´conomies de la grandeur. Paris: Gallimard. 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