Février 1941 La cible irakienne

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Février 1941 La cible irakienne
Février 1941
5 – L’Orient compliqué
La cible irakienne
17 février
L’affaire d’Irak
Frontière turco-syrienne – Citoyen suisse, M. Claude Régnier, ingénieur, originaire de
Zurich comme son nom ne l’indique pas, dirige depuis 1938 la représentation à Istanbul de la
puissante DDSG (Donau Dampfschiffart Gesellschaft, Compagnie de Navigation à Vapeur du
Danube, fondée en 1829)1. Une pointe d’accent alémanique, pleine de charme pour nombre de
jeunes dames, relève son français sans défaut.
Il a regagné l’avant-veille la capitale économique de la Turquie après un voyage à son goût
fastidieux malgré le confort des voitures-lits de la Mitropa. D’autant plus accablant, a-t-il dit à
ses employés, que ses obligations, ils le savent, le contraignent trop souvent à prendre le
rapide Istanbul-Téhéran – près de quarante-huit heures de trajet, à condition encore que les
neiges des monts de l’Anatolie ou de l’Azerbaïdjan ne bloquent pas les voies – pour visiter les
clients iraniens de la Compagnie. Ils sont nombreux. Il a l’habitude de rentrer par Bagdad. Ou
il emprunte le Taurus Express qui relie la Turquie à Damas. À partir de la Syrie, il rayonne
vers Beyrouth et Jérusalem. Là aussi, la DDSG ne compte plus sa clientèle. Mais si la guerre
semble ne pas avoir ralenti les échanges dans la région, au contraire, il lui faut sans fin
négocier, s’abandonner aux rites levantins et lantiponner jusqu’aux petites heures, dispenser
avec doigté, à qui de droit, le bakchich sans lequel le commerce dépérirait. Les hostilités, il
est vrai, ont renchéri les taux de fret et les primes d’assurances.
M. Régnier a donc expliqué à ses collaborateurs qu’il revenait du siège social de son
entreprise, à Vienne, où pour la première fois, il a assisté à la réunion biannuelle des
directeurs régionaux. Cette invitation, se flatte-t-il, présage une promotion.
Ce soir, en dépit des traîtrises du verglas et du vent qui, jurerait-on, a pris son élan sur les
piémonts de l’Elbrouz, il arpente le quai de la gare frontière de Midane-Ekbesse, sur le
tronçon Adana-Alep, proche du sandjak d’Iskenderun, que les Français nomment
Alexandrette. On pourrait l’y croire chez lui, tant il se montre aussi à l’aise qu’au cours d’un
de ces dîners qu’il offre à la bonne société stambouliote dans sa villa de la rive sud de la mer
de Marmara. Il apostrophe avec familiarité deux capitaines de la Türk Jandarma (oui, des
gendarmes turcs), offre une cigarette blonde à un lieutenant des douanes françaises et à
l’inspecteur de la Sûreté, et serre avec libéralité la main des cheminots sans s’arrêter à leur
nationalité.
À Midane-Ekbesse, on a appris, côté turc et côté syrien, à fermer les yeux sur le petit défaut
de M. Régnier : il arrondit ses fins de mois en se livrant, comme tant d’autres dans la région, à
des activités de nature plus personnelles. Il fait, par exemple, passer au Liban et en Syrie des
cartons de cigarettes turques, et en Palestine du raki, deux produits normalement grevés de
lourds droits de douane. Au retour, il rapporte en Turquie des pneus Michelin et des tweeds
écossais, plus taxés encore par les autorités d’Ankara. Mais tous apprécient que M. Régnier
sache ce qu’il en coûte à ses amis honnêtes de demeurer paupières closes et veille à
compenser, sans rechigner, le désagrément qu’ils en éprouvent.
Sa Laurens aux lèvres, emmitouflé dans son manteau à col d’astrakan, M. Régnier se donne
des airs de businessman à l’américaine. Il jette quelquefois un coup d’œil à l’oignon à chaîne
d’or accroché à son gilet. On le voit sourire quand les deux équipes de policiers turcs et
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La DDSG a été impliquée dans l’émigration forcée des juifs autrichiens et allemands à partir de la Nuit de
Cristal.
français qui ont passé les voitures et les fourgons au peigne fin en descendent sans même
escorter un voleur pris sur le fait, un contrebandier en flagrant délit, ou l’un de ces voyageurs
clandestins, venus du fin fond du Wadi Rum ou du Croissant fertile, qui espèrent tenter leur
chance ailleurs, ils ne savent même pas où.
Grâce aux enveloppes qu’il a distribuées sans barguigner, sous couleur de contrebande,
précisément, M. Régnier a obtenu que les deux patrouilles omettent de visiter, en queue de
rame, le réduit du chef de train. Là, ni raki ni tabac de Trébizonde, mais quatre hommes, pour
le moment serrés comme des sardines, qui pénètreront ainsi sans encombre en “Syrie
mandataire”. Tout à l’heure, pendant les vingt minutes d’arrêt à Alep pour le changement de
machine, M. Régnier s’assurera qu’ils sont descendus à contre-voie, à la faveur de la nuit,
pour disparaître vers les souks et la citadelle où ils sont attendus par un comité d’accueil
formé de gens dont, de longtemps, il s’est acquis la fidélité.
À la vérité, l’aimable M. Régnier est plus connu dans les bureaux de la Tirpitzufer sous le
nom d’Oberstleutnant Klaus Rahn-Wencke, chef du Zentralast2 de l’Abwehr en Turquie. Son
diocèse – mot qu’il aime d’autant plus à utiliser que, Prussien, il se veut bon luthérien –
s’étend à tout le Moyen Orient. S’il s’est rendu à Vienne, comme il l’a affirmé, il n’y est resté
que deux heures. Il avait été surtout convoqué à Berlin par l’amiral Canaris pour achever la
mise au point des préparatifs d’une opération d’envergure, conçue par l’amiral lui-même avec
ses deux adjoints, les généraux Hans Oster et Erwin von Lahousen.
La gare de Midane-Ekbesse, quoique minable, revêt ce soir pour M. Régnier la gloire épique
de Leipzig ou de Gravelotte. Il vient de réussir la première des actions d’infiltration que
prévoit “Ostmond”. Il a conduit à pied d’œuvre un officier et trois sous-officiers du
Brandenburg Regiment, qui doivent apporter leurs compétences aux plus anti-anglais des
officiers irakiens.
19 février
L’affaire d’Irak
Rome – Kemal Hadad, secrétaire du grand Mufti de Jérusalem Ali Husseini, est en tournée
dans les capitales de l’Axe pour le compte du dignitaire religieux, réfugié à Bagdad. Il fait
également office d’intermédiaire pour l’ex Premier ministre irakien Rachid Ali et les partisans
que ce dernier compte dans l’armée de son pays. Après un premier voyage à Berlin en été
1940 et un autre en décembre, destinés à quémander un soutien financier, il est cette fois-ci
venu réclamer de surcroît une assistance militaire. À Berlin, on l’a écouté avec une attention
polie, mais sans s’engager autrement que par l’habituelle valise de devises et de vagues
promesses – sans révéler bien entendu l’opération d’infiltration en cours en Irak. En réalité,
l’Allemagne n’a – pour le moment – que faire du Moyen-Orient : tant que le sort de l’URSS
n’est pas réglé, la région est considérée comme le terrain de jeu des Italiens. Tout au plus le
Reich peut-il y organiser une diversion. Hadad espère une meilleure compréhension de la part
du gouvernement de Mussolini.
La voie ferrée empruntant le col du Brenner étant réservée prioritairement aux convois
militaires destinées à soutenir Merkur et le réseau ferroviaire du sud de la France n’étant
encore que partiellement remis en état après les destructions de juillet 1940, Hadad a mis
presque une semaine à effectuer le trajet Berlin – Rome. Ayant appris en chemin l’attaque
contre la Corse et la Sardaigne, il se doute que ses interlocuteurs vont avoir d’autres chats à
fouetter, mais décide néanmoins de tenter sa chance auprès du comte Ciano, ministre des
Affaires Etrangères de Mussolini. Celui-ci le reçoit avec une grande cordialité et lui confirme
que l’Italie garde comme objectif de miner l’influence britannique au Moyen-Orient, mais il
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Les bureaux extérieurs de l’Abwehr étaient appelés Abwehrstelle, Ast en abrégé.
lui signifie néanmoins que le Duce a été formel : il n’est pas question de détourner un seul
avion, navire ou homme de la mission sacrée de reconquête de la Sardaigne, d’autant que
l’ennemi reste pour le moment dangereusement proche de Rome : « Hannibal ante portas »,
répète souvent ces temps-ci Mussolini, ce qui à vrai dire change un peu du sempiternel
« Delenda est Carthago » qui rythme ses discours depuis l’automne dernier.
L’entretien se conclut sur la promesse d’une assistance, vraisemblablement par la voie
aérienne, mais sans pouvoir – et pour cause – fixer de date précise.