le prix du savoir

Transcription

le prix du savoir
L’Enseignement Philosophique
Éditorial de mars - avril 2003
LE PRIX DU SAVOIR
"Le savoir et l’argent n’ont aucune commune mesure."
(Aristote, Ethique à Eudème, VII, 10)
Nul ne contestera que le savoir a un coût. Mais de quoi parle-t-on ? d’un coût moral ou
d’un coût financier ?
Le professeur de philosophie ne peut plus, avec Platon, condamner totalement les
Sophistes, lui qui est rémunéré - certes, par l’Etat et non par ses élèves - pour son
enseignement. Il vaut mieux ne pas songer à ce que deviendrait l’enseignement de certaines
disciplines s’il fallait que le professeur vive des dons de ses élèves ! Le savoir s’évalue aussi à
ce qu’il en coûte d’efforts, de sacrifices et de remises en cause de ses assurances ou certitudes.
C’est ce que M. Hénaff nomme le "prix symbolique de la vérité" (1). Mais qu’advient-il
lorsque la logique marchande en vient à occulter sinon à faire disparaître la valeur symbolique
du savoir ?
Le libéralisme et l’utilitarisme semblent gagner tous les secteurs d’activités des sociétés
développées, au point que l’O.M.C. envisage une application des lois du marché concurrentiel
à l’enseignement, dès lors soumis à la logique de l’offre et de la demande de savoir. Tout
comme la marchandise, le savoir pourrait bien prendre un caractère "fétiche" où il perd ses
qualités au profit d’une quantification abstraite, mathématique - son prix sur le marché.
N’assistons-nous pas, en France, à un semblable mouvement ?
Le local et le flexible
Les projets de dérégulation et de décentralisation qui ont pour objectif avoué une meilleure
"gestion de proximité" ne masqueraient-ils pas un abandon de l’enseignement à la logique
marchande ? La décentralisation en matière d’éducation est un phénomène européen aux
justifications multiples : lutte contre l’échec scolaire, rigueur budgétaire, refus des
bureaucraties centralisatrices au profit d’une gestion plus "humaine". La flexibilité est
toujours invoquée comme remède à la rigidité bureaucratique : des établissements plus
autonomes et concurrentiels permettraient une adaptation plus rapide et plus spontanée aux
besoins changeants de la production et des marchés. Ainsi le "proviseur-manager" peut
"piloter" son lycée comme une entreprise, en vue d’améliorer, "à coût constant", la
productivité dont la presse se fera l’écho dans ses tableaux annuels des performances
comparées, évaluées selon des instruments de mesures adéquats qui permettront aux parents
consommateurs d’effectuer rationnellement leur choix. Dans ce contexte, on comprend que la
détermination de la tâche du professeur en heures d’enseignement n’apparaît plus comme
compatible avec une bonne gestion des ressources humaines et que l’on songe à mieux
"diversifier" ses tâches.
Les vertus du local sont-elles si incontestables ? Adapter trop strictement les
enseignements d’un lycée technologique aux entreprises d’une région, n’est-ce pas se
soumettre aux aléas des faillites ou des reconversions ? Qu’entend-on au juste par
l’expression de "besoins différenciés" des élèves ? Si aptitudes et intérêts sont heureusement
divers, n’est-il pas dangereux de concevoir le lycée comme un supermarché du savoir où
l’offre est censée répondre aux demandes différenciées des consommateurs que sont alors les
élèves et leurs parents ? Qui décidera - et au nom de quoi - que telle classe de T.S n’a besoin
que de 3 heures de philosophie au lieu de 4 heures, qu’il est nécessaire de renforcer
-1-
l’enseignement de mathématique au détriment de l’histoire et géographie ? Prenons garde à ne
pas confondre la démocratie de proximité avec les jeux de pressions communautaires,
parentaux ou patronaux.
Une autonomie contre une autre.
En un sens économique, l’autonomie d’une entreprise ou d’un établissement, comme celle
du travailleur, réside dans la recherche de la performance dans un contexte hiérarchisé. Mais
pour le philosophe, l’autonomie est tout autre chose : c’est surtout la capacité à s’arracher aux
déterminations socioculturelles pour pouvoir exercer sa raison critique aussi bien dans la
pensée que dans l’action. Il est à craindre que le second sens s’efface au profit du premier.
Cette transformation de l’éducation en service mériterait un débat national : qu’attendonsnous de l’Etat ? quels savoirs communs pour des citoyens que la compétition économique
divise ?
Dans l’acte d’enseigner, tout autant que d’échange, il s’agit d’un partage qui instaure un
lien symbolique entre les individus. Serait-ce faire preuve d’un idéalisme impénitent que de
penser que l’enseignant authentique ne pourra jamais se réduire à un prestataire de service,
parce que dans la transmission du savoir, il y a toujours quelque chose de soi qui se donne et
qui est hors de prix. Rêvons un peu au jour où nos élèves pourraient consentir à cette
remarque d’Aristote : "Telle est encore, semble-t-il, la façon de nous acquitter envers ceux qui
nous ont dispensé leur enseignement philosophique ; car sa valeur n’est pas mesurable en
argent, et aucune marque de considération ne saurait non plus entrer en balance avec le
service rendu, mais sans doute suffit-il, comme dans nos rapports avec les dieux et avec nos
parents, de nous acquitter dans la mesure où nous le pouvons." (2)
Edouard Aujaleu
Président de l’APPEP
19 avril 2003
(1) M. Hénaff, Le prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie. Seuil, 2002
(2) Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 1, 1164 b 1-7
-2-

Documents pareils