I. Malgré le refus du Conseil constitutionnel de

Transcription

I. Malgré le refus du Conseil constitutionnel de
POUR LA PREMIERE FOIS,
LA CJUE REPOND
A UNE QUESTION PREJUDICIELLE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
JUIN 2013
Ce que le Conseil constitutionnel a longtemps écarté –
à savoir la possibilité de saisir la Cour de Justice de
l’Union européenne (« CJUE ») d’une question
préjudicielle – est devenu réalité : la Cour européenne a
rendu le 30 mai 2013 son arrêt « Jeremy.F contre
1
Premier ministre » , sur renvoi préjudiciel du Conseil
constitutionnel qui lui avait demandé, par une décision
2
QPC du 4 avril 2013 , son interprétation de la décision3
cadre sur le mandat d’arrêt européen (introduit à
4
l’article 695-46 al. 4 du Code de procédure pénale ).
I. Malgré le refus du Conseil
constitutionnel de contrôler la
conventionalité des lois…
La QPC enserrée dans des délais très brefs
Rappelons que la Question Prioritaire de
Constitutionnalité (QPC) peut être soulevée devant tout
juge (sauf la Cour d’assises). Elle permet à tout
justiciable d’invoquer le fait qu’une disposition
législative qui lui est opposée dans le cadre d’un
litige « porte atteinte aux droits et libertés que la
Constitution garantit » afin que, via le Conseil d’Etat ou
la Cour de cassation, selon le cas, le Conseil
constitutionnel puisse être saisi et tranche le point de
savoir si effectivement la disposition dont il s’agit
5
méconnaît la Constitution . Le juge, devant qui la QPC
est soulevée, statue « sans délai » sur la transmission.
1
CJUE, 30 mai 2013, Jérémy F. c/ Premier ministre, C-168/13.
2
Décision n°2013-314P QPC du 4 avril 2013, Absence de recours
en cas d’extension des effets du mandat d’arrêt européen –
Question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
3
Décision-cadre n°2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative
au mandat d’arrêt européen et aux procédures.
4
Article 695-46 alinéa 4 « La chambre de l'instruction statue sans
recours après s'être assurée que la demande comporte aussi les
renseignements prévus à l'article 695-13 et avoir, le cas échéant,
obtenu des garanties au regard des dispositions de l'article 695-32,
dans le délai de trente jours à compter de la réception de la
demande ».
5
Article 61-1 de la loi constitutionnelle n°2008-724 du 23 juillet 2008
de modernisation des institutions de la Ve République.
May 2013
www.kramerlevin.com
Il apprécie si la disposition législative critiquée est
applicable au litige, vérifie qu’elle n’a pas déjà été
déclarée conforme à la Constitution (sauf
« changement de circonstances » auquel cas un
réexamen de la disposition est possible) et si elle a un
caractère « sérieux ».
S’il en décide, la question est transmise à la Cour de
cassation ou au Conseil d’Etat, lesquels disposent alors
de trois mois pour statuer sur le renvoi ou non au
Conseil constitutionnel, en fonction de critères
analogues à ceux indiqués ci-dessus (la question doit
être sérieuse et « nouvelle »). Une QPC peut au
demeurant être directement soulevée à l’occasion
d’une instance devant le Conseil d’Etat ou la Cour de
cassation.
Saisi d’une QPC (en pratique, 20% environ des QPC
soulevées sont transmises à la juridiction
constitutionnelle), le Conseil constitutionnel a alors
lui aussi trois mois pour se prononcer sur la
constitutionnalité de la disposition incriminée. Les
délais sont donc très brefs – un peu plus de six mois au
maximum au total – ceci pour éviter les manœuvres
dilatoires et ne pas trop retarder le jugement de l’affaire
dont la procédure est interrompue durant l’examen de
la QPC.
La levée des réticences du Conseil constitutionnel
à renvoyer des questions préjudicielles à la CJUE
Le Conseil semblait considérer jusqu’ici que la brièveté
des délais impartis pour traiter une QPC lui
interdisait tout recours préliminaire à la CJUE. Mais
cette difficulté a été surmontée: le Conseil
constitutionnel, dans sa Décision QPC du 4 avril, a
demandé « la mise en œuvre de la procédure
d’urgence prévue par l’article 23 bis du protocole n°3 »
au TFUE sur le statut de la CJUE. La demande a été
accueillie puisque l’arrêt de la Cour européenne du 30
mai intervient moins de deux mois après le renvoi par le
Conseil constitutionnel.
Attorney Advertising
© 2013 Kramer Levin Naftalis & Frankel LLP
La seconde raison invoquée pour justifier ces
réticences était plus fondamentale. Elle se référait au
refus par le Conseil constitutionnel de contrôler la
conformité des lois aux traités, y inclus le droit de
l’Union de manière générale (traités et normes dérivées
que sont les directives et les règlements).
Dans sa fameuse décision relative à la loi sur
l’interruption volontaire de grossesse, le Conseil
constitutionnel a montré en effet qu’il entendait fermer
la porte à toute articulation entre le droit constitutionnel
interne et le droit international - ou européen - en
affirmant « qu'une loi contraire à un traité n’ [est] pas,
6
pour autant, contraire à la Constitution » .
Ce qui a eu pour conséquence de laisser libre champ à
7
toutes les autres juridictions, de l’ordre judiciaire
8
comme administratif , pour apprécier la conventionalité
des lois.
Le Conseil constitutionnel est resté constant à cet
égard. Dans une Décision QPC du 3 février 2012, il a
par exemple confirmé qu’ « un grief tiré du défaut de
compatibilité d’une disposition législative aux
engagements internationaux et européens de la France
ne saurait être regardé comme un grief
9
d’inconstitutionnalité » .
Mais cette position très tranchée s’est
nécessairement assouplie, car aucune juridiction,
même de niveau constitutionnel, ne peut plus
aujourd’hui ignorer l’interpénétration entre droit interne
et droit de l’Union. Le Conseil constitutionnel a ainsi
reconnu valeur constitutionnelle à l’exigence de
transposition des directives européennes. Ce qui veut
dire qu’une loi contrevenant aux dispositions d’une
directive « inconditionnelles et précises» n’est pas
10
conforme à la Constitution .
Cependant en l’état, ce moyen en tant que tel ne peut
être invoqué que dans le cadre du contrôle a priori de la
loi, car il ne concerne pas directement la garantie des
droits et libertés.
6
Décision n°74-54 du 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption
volontaire de grossesse, cons.5.
7
Cour de Cassation, 24 mai 1975, Jacques Vabres, n° 73-13.556.
8
Conseil d’Etat, 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243.
9
Décision n°2011-217 QPC du 3 février 2012, Délit d’entrée ou de
séjour irrégulier en France, cons. 3. Le Conseil s’est contenté de
rappeler aux juridictions judiciaire et administrative leur mission
d’assurer, dans le cadre de leurs compétences, le respect des
engagements internationaux de la France.
10
Décision n°2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance
dans l’économie numérique, cons. 7.
www.kramerlevin.com
II. … le dialogue est engagé entre la Cour
constitutionnelle française et la Cour de
Justice de l’Union européenne via la
question préjudicielle
Les enseignements à tirer de l’arrêt « Jeremy.F
contre Premier ministre » de la CJUE
C’est une nouvelle étape, bien plus importante que les
précédentes, que vient de franchir le Conseil
constitutionnel en renvoyant une question préjudicielle
à la CJUE. Ce dernier a par-là admis en effet que son
appréciation de la constitutionnalité d’une loi nationale
pouvait passer par la détermination du point de savoir si
les dispositions critiquées de cette loi sont la traduction
directe d’une législation européenne ou si elle peut se
rattacher à la marge de manœuvre laissée aux Etats
pour transposer ces dispositions dans leur loi nationale.
Cette affaire concernait un enseignant britannique
poursuivi pénalement pour des faits qualifiés en droit
anglais d’enlèvement d’enfant puni de sept ans
d’emprisonnement. Après qu’il ait été remis aux
autorités judiciaires britanniques, ces dernières ont
demandé aux juridictions françaises la possibilité
d’étendre les poursuites à l’incrimination d’activités
sexuelles sur mineur de 16 ans. Il s’agissait par
conséquent pour le Conseil constitutionnel, saisi d’une
QPC via la Cour de cassation, de savoir si l’absence de
recours contre la décision d’extension des effets du
mandat d’arrêt à des incriminations autres que celles
ayant justifié la remise de l’individu aux autorités
judiciaires de son pays, prévu par le code de procédure
pénale français, ne violait pas le droit au recours effectif
et le principe d’égalité devant la justice.
L’arrêt en date du 30 mai 2013 de la CJUE
une portée historique.
11
a ainsi
Il montre d’abord qu’il est possible de concilier la
nécessité d’un dialogue entre le juge de l’Union et
le Conseil constitutionnel avec les exigences en
matière de délais de la procédure devant le juge
constitutionnel français. Comme il a été indiqué, en
effet, la QPC doit être tranchée par le Conseil
constitutionnel au plus tard dans les trois mois, alors
qu’en principe les procédures devant la CJUE dans le
cadre de recours préliminaires peut durer jusqu’à deux
ans.
La mise en œuvre de la procédure d’urgence prévue
par le statut de la CJUE a apporté la solution. On se
demande d’ailleurs s’il ne serait pas intéressant que le
statut de la CJUE fasse référence aux impératifs de
délais de certaines cours nationales afin d’éviter des
retards qui mettraient à mal le dialogue entre ces cours
et la CJUE.
11
CJUE, 30 mai 2013, Jérémy F. c/ Premier ministre, C-168/13.
2
Deuxième enseignement de la réponse donnée en
l’espèce par la CJUE : le respect des principes
fondamentaux issus de la CEDH, des traités
européens et de leur droit national s’impose en tout
état de cause aux Etats quelle que soit la marge de
manœuvre qui leur est laissée pour adapter les
législations européennes.
La CJUE a rappelé en l’espèce qu’effectivement la
décision d’extension des poursuites ayant justifié la
remise d’un individu suivant la procédure du mandat
d’arrêt européen devait selon la décision-cadre
intervenir dans les 30 jours, soit un délai bref. Elle a
estimé que la décision-cadre ménageait aux Etats la
possibilité de prévoir ou non un recours suspensif
contre les décisions relatives au mandat d’arrêt
européen, tenant compte en l’occurrence de la brièveté
des délais impartis au juge de l’Etat d’arrestation de
l’intéressé pour accepter l’extension des poursuites
demandée par le juge à qui l’intéressé a été remis. La
CJUE a souligné qu’indépendamment de l’existence ou
non d’un recours suspensif, les législations des Etats
devaient respecter les droits fondamentaux, citant en
particulier « le droit à un double degré de juridiction des
personnes déclarées coupables d’une infraction par un
tribunal » ou encore « le droit à un procès équitable »
Enfin et surtout, l’arrêt de la CJUE réaffirme de
manière éclatante la primauté du droit de l’Union.
Ce principe a été pour la première fois consacré dans
toute sa plénitude dans le fameux arrêt « Simmenthal »
12
du 9 mars 1978 , la CJUE qui a fait du juge national,
un juge européen de premier rang. Aussi celui-ci a-t-il
« l’obligation d’assurer le plein effet de[s] normes
[européennes], en laissant au besoin inappliquée, de sa
propre autorité, toute disposition contraire de la
législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à
demander ou à attendre l’élimination préalable de celleci par voie législative ou par tout autre procédé
constitutionnel ».
Cette approche a fondé le contrôle de conventionalité
en tant que tel, qui n’est cependant pas propre au droit
de l’Union, mais concerne toute norme internationale de
portée obligatoire, et en particulier les stipulations de la
Convention européenne des droits de l’homme. Elle se
reflète, pour ce qui est du droit de l’Union, dans
l’institution de la procédure de renvoi préjudiciel de
13
l’article 267 du TFUE .
12
CJUE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77.
13
Article 267 du TFUE : « La Cour de justice de l'Union européenne
est compétente pour statuer, à titre préjudiciel:
a) sur l'interprétation des traités,
b) sur la validité et l'interprétation des actes pris par les institutions,
organes ou organismes de l'Union.
Lorsqu'une telle question est soulevée devant une juridiction d'un
des États membres, cette juridiction peut, si elle estime qu'une
décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement,
demander à la Cour de statuer sur cette question.
Lorsqu'une telle question est soulevée dans une affaire pendante
devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas
www.kramerlevin.com
C’est d’ailleurs ce mécanisme du renvoi préjudiciel
qu’avait utilisé la Cour de cassation en 2010 en
demandant à la CJUE si le caractère prioritaire de la
QPC était conciliable avec le principe de primauté du
droit de l’Union et l’obligation des juges nationaux
d’écarter sans délai toute loi contraire à ce droit.
On se souvient que la CJUE, dans un arrêt du 22 juin
14
2010 , avait considéré que la procédure de la QPC
était conciliable avec la primauté du droit de l’Union,
dès lors que les juridictions nationales restaient libres
« de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles
jugent approprié, et même à l’issue de la procédure
incidente de contrôle de constitutionnalité, la [CJUE] de
toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire
(…) et de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle
procédure incidente, la disposition législative nationale
en cause si elles la jugent contraire au droit de
l’Union ».
Pour conclure, il importe de constater que la Cour
constitutionnelle française, en engageant un dialogue
direct avec la CJUE, s’inscrit dans la ligne suivie par les
autres Cours constitutionnelles en Europe qui n’hésitent
pas en effet à saisir la Cour européenne d’un renvoi
préjudiciel. Hasard des circonstances, trois mois avant
l’arrêt « Jeremy », la CJUE répondait, dans un arrêt
15
« Melloni contre Fiscal » du 26 février 2013 , à la
question préjudicielle que lui avait posée le Tribunal
constitutionnel espagnol à propos de l’interprétation de
la décision-cadre sur le mandat d’arrêt européen.
Considérant que le droit national devait prévoir, en cas
de remise d’une personne condamnée par défaut, la
possibilité que « la condamnation prononcée par défaut
puisse être révisée dans l’Etat membre d’émission », la
Cour européenne a saisi l’occasion pour rappeler que
« le fait pour un Etat membre d’invoquer des
dispositions de droit national, fussent-elles d’ordre
constitutionnel, ne saurait affecter l’effet du droit de
l’Union sur le territoire de cet Etat ».
Comment mieux exprimer le souci de voir – un jour –
s’articuler véritablement les deux ordres juridiques,
l’ordre du droit de l’Union et l’ordre constitutionnel
interne ?
Contacts
Noëlle Lenoir, Partner
[email protected]
Hubert Dunoyer de Segonzac, Associate
[email protected]
susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne, cette
juridiction est tenue de saisir la Cour.
Si une telle question est soulevée dans une affaire pendante devant
une juridiction nationale concernant une personne détenue, la Cour
statue dans les plus brefs délais ».
14
CJUE, 22 juin 2010, Aziz Melki et Selim Abdeli, aff. C-188/10.
15
CJUE, 26 février 2013, Stefano Melloni c/ Ministerio Fiscal, aff. C399/11.
3