L`acte d`apprendre - Forum Eduquer pour Demain – Toulouse 2012
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L`acte d`apprendre - Forum Eduquer pour Demain – Toulouse 2012
L’acte d'apprendre Bernadette Aumont Je suis heureuse de vous rencontrer ce matin. Vous me pardonnerez de faire l'économie d'une introduction générale de notre sujet, « l'acte d'apprendre ». Il me faut aller droit au but si je veux en une demi-heure vous brosser les grandes phases de l'acte d'apprendre, c'est-à-dire de la construction du savoir. Dire que le savoir se construit, c'est déjà affirmer qu’apprendre ne consiste pas à répéter pour retenir, à suivre ou à imiter, sauf exception, ou encore à appliquer des notions hâtivement repérées. Apprendre, c'est prendre. Et dire « l'acte d'apprendre », ça veut bien dire qu'apprendre est un acte. C'est prendre avec soi, c'est faire sien, c'est s'approprier une connaissance pour en faire son propre savoir. je différencierais volontiers connaissance et savoir dans ce sens-là: une connaissance, c'est quelque chose qui demeure extérieur à nous et un savoir ce sont des connaissances que nous nous sommes appropriées et que nous avons fait nôtres. Nous avons plein de connaissances dont ne pourrions pas nous servir. Nos savoirs, c'est ce dont nous disposons pour résoudre les problèmes que nous rencontrons, pour agir sur les objets de notre travail, ou encore, pour agir sur ce qui nous fait plaisir, ce qui nous permet de vivre quotidiennement. Connaissance d'un côté, savoir de l'autre. Et l'acte d'apprendre, c'est ce qui va transformer les connaissances qu'on nous propose en savoirs propres qui assurent nos compétences personnelles et singulières. Ces savoirs, c'est aussi ce qui nous donne le plaisir d'agir et de vivre. Vous savez bien comme c'est important, vous qui cherchez à donner du plaisir dans les activités que vous proposez. Par contre, les enseignants ne se posent pas toujours la question : est-ce que ce que je vais enseigner va faire plaisir ? Et si ça risque de ne pas faire plaisir, quels moyens vais-je mettre en oeuvre pour que, à un moment donné, ce que j'enseigne fasse plaisir, soit vécu comme quelque chose d'attractif, de vivant, d'utile et qui comporte aussi plein d'espoir de vivre ? La transmission a sa place au cours de l'acte d'apprendre, lorsque les questions posées la suscitent ou la demandent à l'enseignant. Mais nous constaterons qu'il est indispensable que l'apprenant commence par lui-même à se familiariser avec cet objet de connaissance, qu'il doit s'approprier grâce à des moyens qui sont mis à sa disposition. Vous connaissez bien la phrase de Piaget qui dit « connaître un objet, c'est agir sur lui et le transformer ». je vais utiliser le mot objet qui est un peu ambigu car c'est le terme qu'on utilise en psychanalyse quand on évoque un rapport à l'objet et que cet objet premier de connaissance, d'attraction, est la mère, la relation à la mère ou au substitut maternel, et paternel, bien entendu. Comme j'utiliserai le mot objet, ce sera toujours en pensant que cet objet a à la fois une valeur affective, cognitive et sociale. Il n'est pas d'objet de connaissance qui ne soit attractif pour l'apprenant, ou qui devrait l'être, s'il n'a pas à la fois une valeur affective, une valeur cognitive, ça veut dire de l'ordre intellectuel, de la connaissance, et une valeur sociale, c'est-à-dire qu'il permet d'entrer en relation avec les autres et avec le monde. J'essaierai de montrer, parallèlement à la définition de la construction du savoir quelles sont les conditions favorables pour construire son savoir. le m'attarderai seulement ce matin sur deux positions qui me paraissent primordiales : entreprendre et chercher. Entreprendre, vous voyez bien le sens du mot : agir, aller de l'avant. Et chercher : se mettre en situation de découverte. La construction du savoir est un processus, c'est-àdire un ensemble de phénomènes actifs et organisés dans le temps. C'est forcément de l'ordre de l'action et ça suppose du temps. le vais développer devant vous les quatre phases de la construction du savoir : la phase de la motivation, la phase de l'action sur l'objet de connaissance, d'apprentissage, la phase de la construction cognitive de l'objet savoir et, quatrièmement, la phase d'appropriation du nouveau savoir et sa mise à l'épreuve par la résolution du problème. La phase de la motivation Quand quelqu'un n'est pas motivé, ce n'est pas un reproche à lui faire, même si nous avons parfois tendance à le faire. Nous, éducateurs, formateurs, animateurs, enseignants, ce que nous avons à faire en premier, c'est de faire en sorte que l'apprenant soit motivé, c'est ce qu'il attend de nous et ce n'est pas ce que nous attendons de lui. C'est toujours important de se le rappeler. La phase de la motivation, c'est éveiller la curiosité qui est en toute personne, cette pulsion épistémophilique, qui veut dire l'amour du savoir. Si l'être humain a perdu cette pulsion centrale d'attraction pour le savoir, notre rôle d'éducateurs est de la lui faire retrouver car elle est toujours en lui. Des obstacles ont transformé cette épistémophilie en épistémophobie, en peur de la connaissance. On rencontre souvent dans les écoles des enfants qui, progressivement, perdent toute curiosité. Beaucoup de jeunes préfèrent l'ignorance à la connaissance. Ce désir intrinsèque d'apprendre que l'on doit normalement garder jusqu'à la mort est Jeunesse au Plein Air - 2007 - page 1 à rapprocher d'une motivation extrinsèque. L'objet de connaissance proposé doit l'être de telle façon qu'il établisse un lien avec ce désir intérieur, pour que l'apprenant retrouve une attraction pour cet objet de connaissance, pouvant être d'ordre sensoriel, d'ordre technique ou d'ordre purement cognitif, savoir ou savoir-faire, connaissances de tous ordres. C'est pourquoi chercher et entreprendre sont deux attitudes fondamentales pour maintenir ce désir d'apprendre. La recherche permet de circuler autour de l'objet à connaître, prendre le temps de toucher l'objet, de le regarder. Très souvent on montre, mais on ne laisse pas toucher, il n'y a pas d'activité sensorielle autour de l'objet. C'est tout aussi vrai -alors qu'il pourrait en être autrement- en histoire, en géographie, qu'en mathématiques ou en physique. C'est tout notre corps qui apprend. Regardez les tout-petits à qui on offre un cadeau : quelquefois ils s'en saisissent, ils vont d'abord se l'approprier corporellement. Les plus grands commencent par regarder et, petit à petit, ils vont toucher. Il y a un rapport affectif corporel avec l'objet que seule la recherche permet et qui est indispensable à la construction de la connaissance. Chercher et entreprendre sont complémentaires et sont deux conditions existentielles pour apprendre. L'action, moteur de l'apprendre Moteur de l'apprendre, moteur de la pensée. Penser et agir ne font qu'un, ce qu'on oublie souvent à l'école. On le comprend à l'école maternelle et on l'oublie ensuite. Or, la logique de l'action, c'est justement l'incertitude, la remise en cause, le tâtonnement. C'est aussi ce qui caractérise la recherche, car chercher c'est entrer dans une incertitude, un errement qui peut être de l'errance. Des chercheurs peuvent mettre des mois à saisir exactement l'objet de leur recherche. On ne sait pas bien ce que sera cet objet, mais on commence par tâtonner autour, en explorant. Quand on interroge des jeunes qui ont la chance d'être dans des formations qui comportent à la fois rechercher et entreprendre, en BTS par exemple, ils le disent : « on a été obligés de faire une recherche », « on cherche des améliorations », « on est toujours en train de chercher »... Cette démarche de recherche est véritablement entreprise et elle suppose un investissement affectif très fort. La structuration cognitive Construire son savoir... Apprendre, c'est un processus de construction. Qu'est-ce que construire ?... Si les connaissances se construisent, c'est que nous disposons de matériaux de construction et qu'il nous faut avoir des outils pour utiliser ces matériaux. Quels sont ces matériaux de construction dont dispose l'apprenant et sur lesquels il va travailler ? Dans notre appareil psychique, ce qui est présent, c'est ce qu'André Giordan appelle les " conceptions ». On connaît tous le mot et il est très fort. En effet, ce qui habite notre appareil psychique, c'est un stock de conceptions. Toutes les fois que nous avons à apprendre, nous faisons appel à ce stock. Mais comme tout stock, si on ne s'en sert pas, il n'est plus utilisable. Or, nous avons du mal à reconnaître que notre stock de conceptions puisse être dépassé. Nos opinions, les savoirs que nous avons acquis, nos expériences, nos sentiments, nos réactions affectives profondes, nos valeurs, nos idées philosophiques, tous nos acquis constituent notre stock et nous le défendons, comme n'importe quel bambin de 3-4 ans. Pensez par exemple aux difficultés qu'ont les instituteurs pour faire comprendre aux enfants que ce n'est pas le Soleil qui tourne autour de la Terre : toutes les années du primaire ne suffisent pas pour atteindre cet objectif. Les enfants arrivent en CP avec cette conception que c'est le Soleil qui tourne autour de la Terre et la plupart en sont encore persuadés en entrant en sixième. Pour arriver à changer cette conception, c'est tout le processus de construction d'un nouveau savoir qui doit s'enclencher. Il faut que les conceptions soient mises en question pour qu'un changement de conception soit possible. Il faut à ce moment mettre l'enfant en situation de recherche pour qu'il fasse un travail de discussion avec d'autres, pour chercher ensemble, en interaction sociale pour que ses conceptions puissent changer. Les instituteurs ont constaté que c'est seulement si on met les enfants en petits groupes de trois ou quatre et qu'ils échangent, qu'ils débattent des opinions qu'ils ont recueillies dans leur entourage qu'un nouveau savoir peut se constituer. C'est nécessairement à partir du conflit, intracognitif et sociocognitif, que de nouvelles conceptions se construisent. Le conflit intracognitif va faire que l'enfant va s'interroger, que le conflit s'installe en lui et va remettre en question sa conception préalable sur une question. On est intérieurement révolutionné et ce conflit cognitif est aussi affectif. Intracognitif au sein de le même personne, ce conflit est aussi sociocognitif, c'est-à-dire avec d'autres. Le travail en groupes, que vous pratiquez aussi dans les activités de loisirs, est nécessaire et permet d'apprendre beaucoup plus vite, Il s'agit de chercher ensemble, d'hésiter, de tâtonner, de faire des hypothèses. C'est ce que permet la recherche : que les conceptions se confrontent et puissent changer, que quelque chose de neuf se construise et se mette en place. Toute nouvelle connaissance met en question les conceptions antérieures. Il y a donc forcément nécessité de rupture, de décentration. Le regard distancié doit s'appliquer, ce que Giordan appelle la « métacognition », qui fait que je m'interroge sur ce Jeunesse au Plein Air - 2007 - page 2 qui me différencie des autres, pourquoi je pense comme ça et pas autrement. Il est important à ce moment de questionner des personnes ressources, d'intégrer une connaissance comme un savoir. Par exemple l'instituteur, comme personne ressource, doit intervenir et au terme du débat entre enfants, ce qu'il dira sera retenu parce qu'il y aura eu construction du savoir. On ne retient que ce que l'on a construit. On apprend très vite le reste mais... rappelez-vous ce qui reste trois mois après le baccalauréat ! Il ne reste que les savoirs, pas les connaissances. Ce dont on se souvient à 60 ans, à 70 ans, ce sont les savoirs pas les connaissances. Quand on dit qu'on oublie tout en vieillissant, on oublie les connaissances, pas les savoirs. C'est très important et je peux en témoigner... La phase d'appropriation C'est à partir du moment où un nouveau concept nous paraît acceptable, que nous nous retrouvons bien dans ce concept, qu'on va pouvoir l'utiliser pour résoudre des problèmes que nous rencontrons, qu'il va nous permettre d'agir, qu'il va changer notre façon d'être. Un moment très important pour moi par exemple a été celui où j'ai compris qu'« apprendre », c'est « prendre ». « Apprendre », c'est « à prendre » ; ou « à laisser » d'ailleurs ! Un savoir n'est approprié qu'à partir de l'instant où nous pouvons nous en servir pour résoudre des problèmes, pour aller de l'avant, y compris dans nos combats, pour réaliser nos projets. L'acte d'apprendre m'a toujours passionnée, aujourd'hui encore, mais il est vrai qu'avoir travaillé sur le sujet a justifié cette démarche. C'était à la fois un « entreprendre », un projet toujours à développer, à repenser, à continuer, et une recherche parce que nous n'avons jamais fini d'enrichir un concept. Certains concepts comportent de nombreux attributs et, au fur et à mesure des années, de la modernisation, des changements de mœurs et d'habitudes, ces concepts vont se transformer eux-mêmes. Pour moi, apprendre voulait dire me mettre devant un cahier, écrire ou apprendre par cœur une leçon. À partir de l'instant où nous le pensons autrement, cela veut dire aussi que ce concept va contenir des attributs nouveaux. Par exemple, un des attributs d'apprendre c'est découvrir, explorer, investiguer, et ce n'est pas évident pour tout le monde. Si vous enrichissez ce concept par de nouveaux attributs, vous passez d'une conception antérieure à un concept neuf. Avec lui, vous sentez bien que vous allez agir autrement, résoudre les problèmes autrement, vous confronter aux autres différemment. Intérieurement, votre plaisir d'agir, de réfléchir, va également être transformé, modifié. Pour terminer, nous en revenons à ce que je disais en introduction, apprendre est à la fois d'ordre affectif, cognitif et social et, par conséquent, les trois sont forcément conjoints. En même temps, c'est être toujours convaincu que construire un savoir c'est traverser des zones d'incertitude où l'on est sur le fil du rasoir. Plus on se dit que ce que l'on apprend est toujours en train de se transformer, plus nos conceptions sont malléables, et plus nous avons de chances de réussir à toujours apprendre de façon nouvelle, toute notre vie. Je souhaite que vous puissiez, avec les enfants et les jeunes, convaincus vous-mêmes de ce plaisir d'apprendre, mettre en œuvre ce qui leur permettra de faire le lien entre les loisirs et l'école. D'ailleurs, les témoignages qui vont suivre vont être très intéressants parce qu'ils vont vous permettre de voir que des objets de connaissance proposés à des jeunes, dans la façon dont ils vont être travaillés, élaborés, construits, vont effectivement aboutir à des savoirs nouveaux sur des questions fondamentales. Jeunesse au Plein Air - 2007 - page 3