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LES AVENTURES DU DRE JULIETTE
LA NAISSANCE DE JUNIOR
PAR JOSÉE BOISSONNEAULT, MD
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OMNIPRATICIENNE/URGENTOLOGUE À L'HÔTEL-DIEU DE SOREL
ESCALIER MORTEL
ET LOMBALGIE
EXPLOSIVE
Lundi matin, 7 h 30. Je termine ma
dernière nuit de femme-docteure-engestation. J’en suis à ma 37e semaine de
grossesse. Dans 7 jours, je serai en congé
de maternité pour 4 mois. En nage, haletant comme un phoque, je gravis péniblement l’escalier menant au second étage.
Je dois aller constater un décès pour une
consœur. Je m’arrête au palier sur lequel
se tient Grégoire, le concierge. Flurk, flurk,
flurk. Sa vadrouille glisse, joyeuse entre
ses mains calleuses. Il m’adresse un signe
de la tête ponctué d’un tonitruant : « Bon
matin Docteure Juliette! Me semble que
vous prenez du volume, vous! »
Je me sens comme un lutteur sumo contraint de s’asseoir en classe économique
dans un siège d’avion de la rangée du milieu : jamais je ne me suis sentie aussi
grosse, balourde, bref, aussi enceinte. Je
crains qu’éternuer ne me fasse rompre
mes membranes et que Namour – je sais
maintenant que ce sera un garçon – n’atterrisse au pied de la vadrouille de Grégoire. Dans un sourire forcé, je lui réponds
d’une voix essoufflée :
-Oui plutôt! Je dois mettre bas dans 3 semaines!
-Vous, par exemple, vous en avez de ces
expressions! Mettre bas…
Et il s’éloigne en hochant la tête de droite
à gauche. Au même instant, dans un terrible fracas, atterrit à l’endroit même ou
Grégoire se tenait il y a deux secondes, ce
qui ressemble à un corps. Par réflexe, je
recule et, presque à mes pieds, gît une
femme ensanglantée et inconsciente. Je
m’accroupis près de la malheureuse. Elle
grogne et son cou a une angulation non
anatomique. Un placard de sang s’élargit
32 Santé inc. septembre / octobre 2009
dangereusement sous sa tête. Je lève les
yeux vers Grégoire :
-Vite! Allez demander de l’aide! Faites
lancer le code bleu par la téléphoniste.
Puis, m’adressant à la dame d’une voix
forte, mais tremblante :
- Madame! Madame!
Pas de réponse. Des gargouillis inintelligibles émergent de sa bouche ensanglantée.
Merde! Je n’ai rien d’autre que mon stéthoscope! Pas de succion. Rien. Je tente un
chin lift en prenant la précaution de ne pas
bouger sa colonne cervicale. Elle fait de
dangereuses pauses respiratoires. En
sourdine, j’entends l’appel général pour le
code bleu dans l’escalier du premier étage.
Au même instant, une porte s’ouvre avec
fracas, Geneviève l’assistante-infirmière
chef surgit avec une autre infirmière et le
chariot à code qui menace de dévaler les
marches à tout moment :
- Juliette, c’est quoi?
L’infirmière arbore une papule d’acné bien
mûre au milieu du front et je m’accroche à
ce détail. Je sais que quand j’écrirai mes
mémoires d’urgentologue, cet incident de
l’escalier restera indissociable du bouton de
Geneviève. La vie et ses moments cruciaux
s’articulent autour de détails insignifiants.
Tirée de mes réflexions dermatologiques, je
m’entends lui répondre :
- Une patiente qui semble s’être jetée du
haut du 4e. Elle a un gros trauma crânien.
L’ihnalo est là?
Une frimousse constellée de taches de
rousseur surgit :
- Oui doc. Vous allez l’intuber?
J’ai soudain conscience que la patiente ron-
fle et que mon ventre prêt à fendre me fera
tout un obstacle à contourner pour intuber
cette patiente à genoux… On me passe un
masque et des gants. Les infirmières installent le soluté, injectent la médication appropriée et on immobilise le cou afin de ne
pas endommager la colonne cervicale plus
qu’elle ne l’est sans doute déjà.
Faute de succion, je n’y vois rien, c’est
comme essayer de me diriger dans un
placard les yeux fermés. Je me tourne de
côté, car mon abdomen gravide nuit considérablement à la manœuvre. Puis
soudain, l’inhalo :
-Docteure, la patiente sature à 78%...
Impérative, j’ordonne :
-Trouvez-moi un combitude, vite!
On farfouille dans le chariot à code et on finit
par m’en dénicher un. Je lui insère dans la
gorge, menaçant à tout instant de lui chatouiller les hémorroïdes. Je suis en nage,
mon cœur palpite à tout rompre et mon estomac à jeun depuis plus de 6 heures me
donne du fil à retordre côté reflux.
Sur le moniteur, ce n’est pas de la tarte.
Elle est bradycarde à 50, puis 45, puis
30… Je réagis :
-Vite on masse. Donnez une ampoule d’atropine.
Geneviève s’exécute et la jeune infirmière
qui l’accompagne injecte la médication.
On arrête le massage et c’est maintenant
une ligne droite qui tient lieu de rythme.
On pratique la réanimation durant une
bonne quinzaine de minutes. Peine perdue. Je déclare l’arrêt des manœuvres.
Décès constaté à 8 h 15 min.
On enlève les tuyaux, tubes, etc., branchés
plus tôt et on appelle le brancardier. Nous
allons l’emmener à l’urgence, car je dois
rencontrer la famille et aviser le coroner
avant de la faire descendre à la morgue.
Une fatigue titanesque me terrasse. Je ne
serai pas partie d’ici avant 10 h minimum
et j’ai un sacré mal de dos, résultat de mes
contorsions dans la cage d’escalier. Mais
quelle profession exige autant de ses travailleuses enceintes?
***
Arrivée aux urgences, l’assistante de jour
m’attend flanquée du DSP. Cette mort
s’annonce tout sauf banale et entraînera
dans son sillage son cortège de désagréments à gérer par l’administration. Dans
quelques heures, les médias seront aux
abois et une famille sera anéantie. La
sécurité de cette fichue cage d’escalier
sera revue sur tous ses angles. Seigneur!
Au secours! Pourquoi ne peut-on pas se
bercer en tricotant de la layette, nous les
docteures enceintes? Ne pourrions-nous
pas être comme ces enseignantes placées
en retrait préventif quelques heures à
peine après le postcoïtum?
Ma satanée lombalgie semble prendre de
l’ampleur. Je m’assois afin de rédiger ma
note au dossier et finaliser mes autres cas
demeurés pendants lors de mon escapade. Le DSP s’approche avec un
sourire politique qui ne m’augure rien de
bon. Il s’exclame :
— Hé! Juliette, ça semble pour bientôt ce
poupon-là?
Bon, la petite note personnelle pour m’amadouer et ensuite vlan! Les exigences!
Je marmonne, laconique, les dents serrées
par la douleur, l’agacement et la fatigue :
— Trois semaines.
Mon dos n’est maintenant que douleur et
brûlure. Geneviève qui n’a pas encore
quitté son quart de travail, occupée à rédiger sa note, me jette un regard inquiet : septembre / octobre 2009 Santé inc. 33
LES AVENTURES DU DRE JULIETTE
- Juliette, tu es bien pâle toi. Ça ne va pas?
Je fais signe que non. Une vague de
douleur accompagnée d’une forte nausée
me submerge. La souffrance surgit par
vagues me causant des spasmes d’une
rare violence.
Je balbutie :
— Je crois que je me suis coincé quelque
chose dans ce fichu escalier…
Puis… une accalmie!
Le DSP, déterminé, m’interroge :
— Juliette, vas-tu être prête pour aller voir
la famille avec moi? La dame avait deux
enfants de 10 et 8 ans et un mari… Ils
sont là. Elle était hospitalisée en psy pour
une dépression majeure.
Seigneur! Deux orphelins! Un mari qui
sera sans doute très en colère. Comment
vais-je faire pour affronter ça? Je lui
réponds dans un souffle :
-Oui oui je vais à la salle de bain et me
chercher un café et j’y serai dans… disons 10 minutes?
Il opine du bonnet, visiblement satisfait.
La vague de douleur reprend et cette fois
c’est un tsunami qui me cloue sur place.
Je suis pliée en deux. Mais qu’est-ce que
j’ai? Geneviève s’approche et me déclare,
la mine soucieuse :
— Viens Juliette on va t’allonger ça n’a pas
l’air d’aller…
— Vous permettez que je vous examine?
J’acquiesce. Elle tire le rideau et me fait
un toucher vaginal.
perturbable :
— Tu pourras commencer à pousser. Tu
es complète.
Elle sourit? Mon placenta décolle entraînant Namour junior dans la mort et elle
sourit?
La porte s’ouvre sur le Dr Larivière, mon
gynéco.
— Ha! La belle Juliette! On va voir ce beau
poupon-là bientôt!
— Ça a tout l’air qu’il arrive plus tôt que
prévu le poupon! Vous êtes à un gros 6
cm! Vous êtes en travail!
-Hein? Mon Dieu! Mais je ne suis pas
prête moi!
-On va appeler votre conjoint OK? Il est
chez vous ou il opère ce matin?
Je déglutis avec peine, la bouche soudain
remplie de carton :
— Il est à la maison… C’est son jour de
congé…
Seigneur! Cette grossesse va finir aujourd’hui et rien ne sera plus pareil. Je suis
terrifiée. Des larmes ruissellent sur mes
joues. Je suis si fatiguée. Je souhaite que
David soit là au plus vite. La douleur
reprend et ma civière est activée par un
brancardier direction obstétrique. La
douleur rejoint des lieux inexplorés. Je
semble atteindre un niveau de conscience
altéré, voire émoussé. Ainsi, accoucher
fait mal à ce point? C’est indescriptible. Je
sens que je perds le contrôle.
-Respire Juliette… Respire.
-Un épidural, ça presse!
En me couchant sur une civière, mon bras
gauche s’agite en cherchant frénétiquement un contenant ou dégobiller mon
dernier repas. La nausée ahurissante par
sa violence me fait rendre mon repas de la
veille. Mais qu’est-ce que j’ai? La terreur
s’empare de moi. Et si j’avais un décollement placentaire? On m’installe un soluté
et je discerne la voix de Geneviève qui
parle au téléphone à l’infirmière en obstétrique. Elle la prie de descendre et d’appeler le gynéco. Je suis inquiète, mais la
douleur semble relâcher son emprise.
Je ferme les yeux.
Quelques minutes ou quelques heures
plus tard, je ne sais plus, je suis en jaquette bleue d’hôpital dans une chambre
de naissance. La douleur ne me donne
plus aucun répit. David est là. Depuis
quand? Sa main apaisante caresse mes
cheveux et je me laisse aller à sangloter
de peur et de douleur.
Une petite infirmière vive et replète apparaît. Si elle n’était pas vivante, je la
prendrais pour un nain de jardin.
-Docteure, je suis Carole l’infirmière en
anté. C’est quand votre date prévue d’accouchement?
Celle-là, je rêve de la séquestrer et de lui
prendre des températures rectales aux 10
minutes pendant 3 heures. Une déferlante vient pulvériser mon fantasme de
vengeance au moment de l’examen.
— AWWWW! S’TIE!
— Trois semaines.
Ignorant mes blasphèmes, elle déclare im-
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— C’est la pire journée de ma vie Namour!
— Je sais ma belle. Je sais.
La naine de jardin revient.
— On va t’examiner Juliette.
Il salue David et lui serre la main. Il m’examine et confirme les dires de l’infirmière.
On m’installe dans les étriers et je pousse
en m’en sortir le cœur par le nez. J’ai la
très nette impression de déféquer une citrouille. Pendant des instants atroces de
douleur et au bout d’une éternité, David
m’encourage :
-Continue ma belle on voit ses cheveux!
Et je pousse et repousse avec tout ce qui
me reste de forces.
Puis… un POP!
Je sens qu’on sort la petite tête et ensuite
le corps gluant de mon Namour junior devant un David qui pleure à chaudes
larmes. On me place cette masse chaude
sur le ventre. Je peux lui voir le sommet
du crâne et le voilà qui commence à
pleurer! Mon bébé! Incroyable! J’ai fait ça
moi?
-Une belle fille Juliette! s’écrie mon gynéco.
J’articule, la voix faiblarde de tant d’efforts
et de cris :
— Hein? On a vu un garçon à l’écho!
David, l’œil humide, mais à l’humour toujours aussi alerte éclate de rire :
— Le radiologiste, il en avait fumé du bon!
Tout un gars! On a une Namoureuse ma
belle!
J’ai une brève pensée pour ma chambre
bleue décorée de petits camions et pour
cette multitude de pyjamas bleus de
toutes les tailles qui la peuplent. Ignorant
tout de mon drame d’aménagement intérieur, ma fille arbore une petite tuque sur
la tête et je sanglote en l’embrassant sur le
front. Elle est splendide.
-C’est Léa hein, Namour?
-Oui Léa, c’est tout elle ça! Belle comme
sa maman.
Il m’embrasse tendrement en me murmurant des douceurs.
Ça y est, le sort en est jeté : nous sommes
maintenant une famille. Et moi, une
mère… ⌧