Les aventures du Dre Juliette
Transcription
Les aventures du Dre Juliette
46 Les aventures du Dre Juliette 48 La santé des médecins 52 Le monde du vin QUALITÉ DE VIE LES AVENTURES DU DRE JULIETTE PAR JOSÉE BOISSONNEAULT, MD [email protected] OMNIPRATICIENNE/URGENTOLOGUE À L'HÔTEL-DIEU DE SOREL GROSSESSE TOUS RISQUES Samedi matin, 9 h 45. Congé bien mérité après quatre gardes démentielles de réanimations non réussies, d’accidents de motoneige, de faux pères Noël en infarctus massif, etc., etc. Enfin! Repos... Et mal de cœur. Mon nouveau chaton, Pantoufle, un persan caramel aussi majestueux qu’entêté, ronronne joyeusement en s’adonnant à une bataille endiablée avec un lacet des chaussures de mon amoureux de chirurgien. Jamais je n’aurais cru boire autant de boisson gazeuse au gingembre. La nausée matinale inexorablement au rendez-vous depuis trois semaines semble rivaliser d’ingéniosité pour dénicher un nouveau truc qui me tombera sur le cœur. Ce matin, c’est le beurre d’arachide. Hier, c’était le café. Avant-hier, les chaussons aux pommes. Demain, qui sait? Pourquoi pas le nouveau DSP? Avec sa petite moustache d’officier de police, ses souliers pointus claquant sur la parquet et ses remarques désinhibées sur ma poitrine, vomir pour une cause se transforme tout à coup en un acte de noblesse. Pour ceux d’entre vous qui auraient manqué le scoop, je suis enceinte de neuf semaines! Et beaucoup trop terrifiée pour seulement commencer à faire semblant de me réjouir. J’ignore encore ce que je vais faire. Accoucher dans 30 semaines dans d’effroyables douleurs? Avorter en secret à l’hôpital voisin? Pour l’heure, j’ai décidé de réfléchir. David, le pèrechirurgien et opportuniste, y voit là une excellente occasion de me marier et s’imagine déjà scandant «ARBITRE POURRI!» les samedis matins dans un 46 Santé inc. mars / avril 2009 aréna régional bondé de parents déchaînés dans une atmosphère saturée de monoxyde de carbone et de relents de friture. Il se languit de me voir se distendre comme une montgolfière et bannir de mon périmètre olfactif tout verre de vin dans un rayon de 50 km. Il ne m’est donc d’aucune utilité pour apporter quelque éclairage objectif à ma décision. Espérant trouver réponse à mon dilemme, j’ai téléphoné à une consœur médecin de famille, Odile, mère débordée de quatre enfants de 10, 8, 6 et 4 ans. Pantoufle se bat déjà avec le fil du téléphone, lui assenant des coups de pattes bien sentis. Il aurait été terrifiant dans une arène de gladiateurs. J’empoigne le polisson et le flanque sur mes cuisses où, vaincu, il rend les armes en ronronnant les yeux fermés sous mes caresses. Au travers d’une incroyable cacophonie d’où je peux discerner: «Maman! J’ai échappé mon jus!», un vacarme de machine à laver, un épisode de Bob l’éponge, un chien qui aboie, un hurlement crescendo culminant en des pleurs stridents, je réussis à distinguer la voix de mon amie qui semble assourdie comme si elle parlait du fond d’une boîte (elle me confirmera le lendemain qu’elle était dans le placard de sa chambre, seul endroit où elle peut aspirer à un peu de silence.) - Juliette, tu sais, c’est pas évident notre travail et la famille. Même que je dirais que ce n’est pas compatible du tout! Je cours du matin au soir et presque du soir au matin. L’école, la garderie, les réunions de parents et professeurs, les bulletins, les devoirs, les activités parascolaires et je te quoi le sortilège qui nous est jeté au moment de la mise bas? taille lourde, la poitrine avachie et les varices explosives. Seigneur! Odile et ses images! La mise bas… - Non… - C’est la découverte de l’Amour Inconditionnel. Il vient avec le petit paquet emmailloté qu’on te blottit sur le ventre alors que tu es épuisée par les poussées, ruisselante de sueur et occupée à expulser le placenta. -L’Amour Inconditionnel? -Oui, oui! Tu sais, l’amour qu’on a pour nos parents, nos amis, notre chum, c’est de l’amour sous conditions. Si ta mère, par exemple, te fait une vacherie, ben tu vas moins l’aimer. Tu vas lui en vouloir. Si une amie te fait une vacherie, tu vas la flusher. Si ton chum te trompe, ben il viendra un temps où tu le haïras. Alors que tes enfants, ils te disent des énormités, ils te font endurer ce que tu n’endurerais de personne, et tu sais quoi? Chaque matin quand ils se lèvent et chaque soir quand tu les bordes, tu es envahie d’un amour qui te coupe le souffle et te jette par terre. Il n’y a pas un film d’amour, à part bien sûr Michael Corleone dans Le Parrain 3 qui déclare à sa fille: «Je brûlerais en enfer pour qu’il ne t’arrive rien», qui n’a encore réussi à rendre fidèlement la puissance de ce sentiment. C’est de la sorcellerie, Juliette… - Tu devrais demander comment c’est pour leurs collègues, Juliette! Quand elles commencent leur grossesse, la plupart saignent. Elles doivent être mises au repos. Qui prend la relève? Le jeune ou plus très jeune collègue masculin. Ensuite, elles accouchent et la plupart ont des complications… Elles ne reviennent pas avant 6-7 mois sans compter que, par la suite, elles doivent courir chercher le petit chez la gardienne qui ferme à 17 h. Ce n’est pas de la tarte pour elles ni pour nous! Mais je ne devrais pas te dire ça, ma belle, ça risque de t’influencer… Je dois te laisser, j’entre en salle d’op. Ciao. Bisous. - Bisous, à plus. La conversation se termine abruptement, car un des objets d’amour de Maman Odile a mis un des deux hamsters dans la machine à laver. Bon. L’amour inconditionnel, hein? Mais comment s’articule l’Amour Inconditionnel avec la pratique médicale? J’appelle l’objet principal de mon amour conditionnel, David. Il est à l’hôpital car il est de garde pour le remplacement inopiné d’une collègue dont le fils de 13 ans s’est fracturé le tibia et le péroné en ski hier soir. Un exemple éloquent de l’impossible conciliation travail-famille pour les chirurgiennes… passe sous silence les nuits de fièvre, les gastroentérites, les cris au supermarché et à l’animalerie («maman on l’achète-tu le hamster? - maman on l’achète-tu le hamster?» et même si tu n’as jamais même pensé posséder un hamster, un jour tu ressors avec deux hamsters)… J’ai l’impression qu’on m’a immergée dans une marmite de fatigue lors de mon premier accouchement et qu’on m’a oubliée dedans. Sans compter que je compense dans la nourriture. J’ai pris 30 livres en 10 ans! Si c’était à refaire… Son conjoint est dentiste et un désespérant amateur de golf. Golf dès la fonte des neiges, golf l’été durant, golf parmi les feuilles mortes, golf l’hiver en Floride. Autant dire qu’Odile, plus souvent qu’autrement, est seule avec sa marmaille. Entêtée, je réitère: - Mais Odile, il doit bien y avoir du positif dans tout ça… Sans ça, tu n’en aurais pas eu quatre, j’imagine… - Namour? - Namour?! Tu ne m’as jamais appelé comme ça… Ton état gravide te monte à la tête, ma chère! - Très drôle. Parlant d’état gravide... Comment c’est pour tes consœurs chirurgiennes d’avoir des petits, David? Dubitative, je murmure: – Mais… ton conjoint, il ne t’aide pas? Petit reniflement et trémolos dans la voix: - Bien sûr, Juliette, bien sûr. Sais-tu c’est Gloussements amusés. Il fantasme déja sur moi en robe de mariée immaculée la - Ouin… Il paie la femme de ménage! Bon, en résumé: un bébé et une mère docteur, ça risque d’être compliqué. Un bébé et deux docteurs - une maman urgentologue et un papa chirurgien - c’est l’inconscience. Le sabotage professionnel et le désastre parental. Que faire? Une vague de nausée me submerge et mes seins sont atrocement douloureux. Je le sens déjà grandir en moi, ce petit Namour Inconditionnel. Bon! Ça semble donc parti pour aller hurler «arbitre pourri» les samedis dans tous les arénas du Québec ou encore jouer des parties de Barbie endiablées dans lesquelles Ken sera l’amant de Barbie en croisière ou de Barbie vétérinaire. Qui a dit que devenir mère était une décision cérébrale et réfléchie? C’est un choix complètement fou, irrationnel, et totalement inconscient. Toutefois, quelques questions fondamentales se posent: comment pourrai-je intuber avec un ventre de 35 semaines? Vais-je contrôler mes humeurs avec le nouveau DSP? Serais-je un peu plus tolérante envers mes confrères misogynes? Ou encore mes mastalgies titanesques me rendront-elles prête à mordre la première Madame Docteur osant me signifier au BBQ du CMDP, avec un petit sourire perfide: «Juliette, mais il me semble que tu as pris beaucoup de poids, non?» Et plus cruciale encore: la grossesse et l’enfantement ramolliront-ils le franc-parler et la fougue du Dr Juliette Macchabée, trop occupée à roucouler en allaitant Namour Inconditionnel ? ⌧ mars / avril 2009 Santé inc. 47