Le Travestissement ou la Suspension de l`Identité

Transcription

Le Travestissement ou la Suspension de l`Identité
UNIVERSITEIT GENT
FACULTEIT LETTEREN EN WIJSBEGEERTE
LE TRAVESTISSEMENT OU LA
SUSPENSION DE L’IDENTITÉ
Le problème de l’identité de genre dans
Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet
Karen Vandersickel
Promotor : Dr. Marianne Van Remoortel
Copromotor : Prof. Dr. Jean Mainil
Masterproef voorgedragen tot het bekomen van de graad van
Master in de Taal- en Letterkunde : Frans-Spaans
Academiejaar 2010-2011
UNIVERSITEIT GENT
FACULTEIT LETTEREN EN WIJSBEGEERTE
LE TRAVESTISSEMENT OU LA
SUSPENSION DE L’IDENTITÉ
Le problème de l’identité de genre dans
Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet
Karen Vandersickel
Promotor : Dr. Marianne Van Remoortel
Copromotor : Prof. Dr. Jean Mainil
Masterproef voorgedragen tot het bekomen van de graad van
Master in de Taal- en Letterkunde : Frans-Spaans
Academiejaar 2010-2011
« Chacun est un groupuscule et doit vivre ainsi »
(Gilles Deleuze)
i
Remerciements
La profondeur et la richesse de la pensée de Genet sont telles que j‟ai la certitude de lui faire
tort en le réduisant aux théorisations que j‟ai envisagées dans ce mémoire. Néanmoins, les
conseils précieux de quelques personnes m‟ont permis de progresser le mieux possible dans
la rédaction. Ce mémoire n‟aurait jamais abouti sans leur soutien actif.
Je tiens à adresser ma gratitude et ma reconnaissance à Dr. Marianne Van Remoortel,
ma directrice de mémoire, pour son encadrement, sa disponibilité et ses conseils judicieux
pendant la rédaction.
Je tiens également à exprimer mes sincères remerciements à Prof. Dr. Jean Mainil,
co-directeur de ce mémoire, pour sa disponibilité malgré son calendrier chargé. Son apport et
son intérêt enthousiastes pour ce sujet ont été une source d‟inspiration et de motivation.
Je voudrais remercier également Matthieu Trotin et Christiane Gavage pour avoir accepté de
lire ce texte et pour la correction du français.
Karen Vandersickel
Gand, 29 mai 2011
ii
Table des matières
INTRODUCTION ............................................................................................................................... 1
CHAPITRE I : CONTEXTE HISTORICO-CULTUREL................................................................ 3
1.1. L’histoire du travestissement et les liens avec l’homosexualité ......................................... 3
1.1.1.
Le travestissement du XVIe siècle au XXe siècle ........................................................... 3
1.1.2.
La littérature homosexuelle française de la première moitié du 20e siècle............... 6
1.2. L’univers romanesque de Jean Genet ...................................................................................... 7
1.3. Dandysme et Travestissement .................................................................................................. 8
1.4. La publication de Notre-Dame-des-Fleurs .............................................................................. 9
1.4.1.
Publication ......................................................................................................................... 9
1.4.2.
Attitude envers le lecteur .............................................................................................. 10
1.4.3.
Une attitude masochiste envers le pouvoir ................................................................ 11
1.4.4.
Interprétation Sartrienne ............................................................................................... 13
1.4.4.1.
Interprétation biographique.................................................................................. 13
1.4.4.2.
Homosexualité ........................................................................................................ 14
1.4.4.3.
Travestissement ...................................................................................................... 17
CHAPITRE II : LA MÉTAMORPHOSE DE DIVINE ................................................................. 20
2.1. Une métamorphose limitée...................................................................................................... 20
2.1.1.
Essentialisme vs. existentialisme .................................................................................. 20
2.1.2.
Les obstacles à l‟accomplissement du destin .............................................................. 21
2.1.2.1.
Les restrictions sociales .......................................................................................... 21
2.1.2.2.
Restrictions du monde matériel............................................................................ 23
2.1.2.3.
Les restrictions corporelles .................................................................................... 23
2.2. Indistinction de l’apparence et de l’essence ......................................................................... 24
2.2.1.
Un livre chargé de fleurs, de jupons neigeux, de rubans bleus ............................... 24
2.2.2.
Le geste exubérant .......................................................................................................... 26
iii
2.2.3.
Absence d‟intériorité ...................................................................................................... 28
2.2.4.
Absence d‟authenticité ................................................................................................... 29
2.2.5.
Le style camp................................................................................................................... 31
2.3. Irréalité et irréalisation du binarisme.................................................................................... 36
2.3.1.
Le glissement d‟un pôle vers l‟autre ............................................................................ 36
2.3.2.
La sainteté ou la chute du binarisme ........................................................................... 40
2.4. En résumé .................................................................................................................................... 41
CHAPITRE III : NOTRE-DAME-DES-FLEURS OU LE DÉPASSEMENT DES BORNES . 42
3.1. La voie de la possibilité multiple ........................................................................................... 42
3.2. Notre-Dame, un idéal hors d’atteinte de Divine ................................................................. 44
3.3. Une identité en suspension ..................................................................................................... 46
3.3.1.
L‟abîme entre le destin et le libre arbitre ..................................................................... 46
3.3.2.
Notre-Dame, dominateur et dominé ........................................................................... 48
3.3.3.
Divine, enchanteresse poétique .................................................................................... 50
3.3.4.
Notre-Dame, indissociable des Fleurs ......................................................................... 54
3.4. La divinité de Notre-Dame-des-Fleurs .................................................................................. 56
3.5. En résumé .................................................................................................................................... 58
CONCLUSION .................................................................................................................................. 59
BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................................................. 61
iv
Abréviations utilisées
Les livres fréquemment cités ont reçu les abréviations suivantes :
ED
L’Ennemi Déclaré
FR
Fragments… et autres textes
JV
Journal du Voleur
NDF
Notre-Dame-des-Fleurs
v
Introduction
Aussi étrange que cela puisse paraitre, de nos jours il existe en France une loi interdisant le
port du pantalon aux femmes. Si aujourd‟hui cette loi est tombée en désuétude, de sorte que
personne ne lève les yeux quand une femme passe en T-shirt et jean, la même
compréhension n‟incombe pas à un homme qui ose descendre la rue en jupe. Pourtant, à
l‟heure actuelle, la tendance androgyne s‟étend progressivement à la gent masculine et les
défilés de mode masculine se remplissent de modèles androgynes en vêtements moulants et
en talons. Cette mouvance dans la mode participe d‟une tendance plus vaste dans la réalité
sociétale, dans laquelle les personnes sortent des carcans sexués et renouent avec la double
facette qui se trouve en chacun de nous.
Tandis que la notion d‟identité évoque encore presque automatiquement l‟idée de
stabilité, harmonie et univocité, la conception postmoderne de l‟identité dénonce comme
illusoire cette constance en faveur d‟une identité fragmentée, conflictuelle, incertaine et en
évolution permanente. Il est remarquable que Jean Genet, dans son roman Notre-Dame-desFleurs ait déjà élaboré cette idée de l‟identité oscillante au début des années quarante.
Chez Genet, cette conception se révèle particulièrement à travers le personnage du
travesti, car il est inévitable que la pluralisation de l‟identité n‟engendre des implications
considérables pour l‟identité de genre. D‟après Jean Genet, le fondement de l‟identité de
genre ne se trouve pas, ou pas exclusivement, dans la prédétermination, mais se construit en
grande partie au cours de la vie. Soixante ans avant que la théoricienne queer Judith Butler
n‟ait posé un jalon avec l‟élaboration de la notion de performativité de genre dans Trouble
dans le genre, Genet développe donc déjà cette idée dans Notre-Dame-des-Fleurs.
Divine et Notre-Dame-des-Fleurs, les travestis protagonistes de ce roman,
démontrent que l‟identité de genre masculine ne découle pas obligatoirement du sexe
masculin et que la femelle n‟est pas la seule qui puisse assumer le genre féminin. Cette
possibilité d‟adopter un genre contrastant avec le sexe soulève naturellement des questions
concernant l‟authenticité de toute identité de genre et la relevance de la conception binaire de
genre. Ces questions sont abordées de façon différente à travers les deux personnages.
Tandis que Genet admire chez Divine sa métamorphose genrée, en Notre-Dame-des-Fleurs il
s‟intéresse particulièrement à la capacité de maintenir un genre indécis, qui ne se stabilise ni
du côté masculin, ni du côté féminin.
1
Avant de développer en profondeur la puissance de ces personnages, il me parait
indispensable de considérer, dans un premier temps, le phénomène du travestissement sous
un angle historique. Cette perspective permettra d‟éclaircir les liens entre le travestissement
et l‟homosexualité et de situer l‟œuvre de Genet dans son contexte historico-culturel. Je ne
négligerai pas de commenter dans cette partie Saint Genet, Comédien et Martyr, l‟étude
influente de Sartre sur Genet. Dans un deuxième temps, je me pencherai sur la
métamorphose extraordinaire de Divine, réalisée consciemment et sans pour autant renoncer
à sa masculinité. Cette dénaturalisation impose une remise en question poussée des notions
de l‟intériorité et de l‟authenticité de genre. Enfin, dans un dernier temps, la réflexion sera
axée sur l‟identité oscillante de Notre-Dame-des-Fleurs, qui révèle l‟absurde de la conception
binaire de genre, voire de la catégorisation même.
2
Chapitre I : Contexte historico-culturel
« … Un mot vertigineux
Venu du fond du monde abolit le bel ordre1 »
(Jean Genet)
1.1.
L’histoire du travestissement et les liens avec l’homosexualité
Le travestissement, qui a toujours existé dans notre culture occidentale, a continuellement été
connoté avec le subvertissement. À l‟époque de Genet, la répugnance envers ce
comportement était très prononcée, et aujourd‟hui encore, le travestissement est souvent
considéré comme un acte profondément impénétrable et déconcertant. Ce sentiment ne peut
être compris que si le travestissement est rattaché à son contexte historique. Il en résulte que
le travestissement n‟a pas toujours été traité avec aversion et qu‟il n‟a pas toujours été lié à
une sexualité déviante, comme c‟est le cas chez Jean Genet.
1.1.1. Le travestissement du XVIe siècle au XXe siècle
« l’anatomie n’est pas seulement un destin, [mais] aussi une histoire2» (Thomas Laqueur)
Le travestissement dans le théâtre et la littérature français n‟est point nouveau et a toujours
signalé plus qu‟un simple déguisement d‟identité. Au XVIe siècle, nous raconte Natalie Davis,
l‟inversion des rôles sexuels était fréquente dans la littérature, l‟art et les festivités français3.
À ce moment-là, l‟homosexualité et la dysphorie de genre ne constituaient pas des
considérations majeures. En réalité, cette inversion temporaire des rôles stabilisait plutôt
qu‟il ne déstabilisait la division des sexes et consolidait la hiérarchie sexuelle et sociale4.
Néanmoins, le travestissement a toujours revêtu une connotation plus ou moins subversive,
vu l‟interdiction biblique là-dessus5.
Jean GENET, Poèmes, cité par Jean-Paul Sartre dans Saint Genet, Comédien et Martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 26.
Thomas LAQUEUR, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, Paris, 1992, p. 335.
3 Natalie Zemon DAVIS, Society and Culture in Early Modern France, Stanford University Press, Stanford, 1975,
(“Women on Top”), p. 129.
4 Ibid., p. 130.
5 Voir Deutéronome 22:5 : “Une femme ne portera point un habillement d'homme, et un homme ne mettra point
des vêtements de femme ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l'Éternel, ton Dieu. “
1
2
3
Suite à une convergence de facteurs, dont la diminution de la prise de l‟Église sur la
haute société laïque Parisienne et l‟élite culturelle, le XVIIIe siècle était particulièrement
propice au travestissement dans le théâtre et la littérature et même dans la vie quotidienne.
En témoigne le cas du Chevalier d‟Eon de Beaumont 6 , un diplomate et officier qui se
travestissait en femme et qui jouissait néanmoins de la tolérance et même du respect de la
haute société française. La conception de l‟anatomie sexuelle basée sur l‟homologie et non
sur la différence entre homme et femme explique en partie cette acceptation majeure de
l‟ambiguïté de genre. La femme était en effet conçue comme une version moindre et
imparfaite de l‟homme. Thomas Laqueur nous montre que selon les anatomistes du XVIe
siècle l‟examen du corps révèle « le „fait‟ que le vagin est en réalité un pénis, et l‟utérus un
scrotum »7. Laqueur continue en attribuant l‟absence d‟une nomenclature précise pour les
organes génitaux féminins non à une pensée nébuleuse ou à une inattention de la part des
scientifiques, mais à une conception du corps masculin en tant que corps humain canonique.
Une telle perception rend superflue la création de deux catégories nettement distinctes par le
biais de la langue, car les vocables pour les organes reproductifs féminins réfèrent en fin de
compte à l‟anatomie masculine 8 .
Également, les différences mentales et émotionnelles
n‟étaient pas attribuées aux différences physiques9. Qui plus est, la division fondamentale
dans cette société hiérarchisée était celle entre la noblesse et le peuple, non celle entre
l‟homme et la femme. La hiérarchie était établie selon le sang, pas selon le sexe. Aussi, dans
le domaine des codes vestimentaires, la traversée des classes sociales constituait une majeure
contestation des normes sociales que la traversée des genres.
Vers la fin du 18e siècle, les anatomistes commencent à accentuer les altérités
biologiques entre l‟homme et la femme. Pour emprunter les paroles de Thomas Laqueur :
« Un jour au dix-huitième siècle, le sexe tel que nous le connaissons a été inventé10 ». Sur le
plan politique, un autre bouleversement se produit : les révolutionnaires de 1789 déclarent
l‟égalité de tous les hommes 11 (à l‟opposition des femmes). Dans ce nouveau régime
politique, le centre sacré déménage du palais royal vers la sphère privée et ordonnée de la
Havelock Ellis s‟est inspiré sur le Chevalier d‟Eon pour établir le terme « éonisme » qu‟il préférait à celui de
“travestissement“.
7
Thomas LAQUEUR, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Harvard University Press,
1990, p. 79. (ma traduction)
8
Ibid., p. 96.
9 Lenard R. BERLANSTEIN, “Breeches and Breaches : Cross-Dress Theater and the Culture of Gender Ambiguity
in Modern France”, Comparative Studies in Society and History, 38, numéro 2, avril 1996, p. 351, consulté à travers
JSTOR le 2 mars 2011.
10
Thomas LAQUEUR, La Fabrique du sexe, p. 149.
11 Ibid., p. 352.
6
4
famille. Ainsi, le début de la démocratie entraîne une nouvelle division fondamentale dans
l‟ordre public : celle entre l‟homme et la femme. Alors qu‟avant, il existait des lois
somptuaires interdisant au peuple de porter l‟habillement de noblesse12, ce bouleversement
engendre un besoin accru de différencier les vêtements féminins des vêtements masculins. Il
y avait même, pendant la Révolution, un groupe de femmes qui réclamait le droit de porter
un pantalon13. En vain, car la loi du 26 Brumaire an IX de la République, interdisant le port
du pantalon aux femmes, désuète ou pas, est toujours en vigueur. A partir de ce moment,
l‟homme jouit d‟une augmentation de prestige et l‟homme travesti suscite de plus en plus
l‟intolérance et la répugnance alors que la femme travestie choque moins, car il est jugé censé
qu‟elle veuille s‟ériger en homme14. À cette époque, le travestisme ne risquait pas de miner
l‟identité sexuelle, qui se dérivait alors facilement des organes reproductifs15.
Ce n‟est que vers la deuxième moitié du XIXe siècle, avec l‟émergence du discours
psychiatrique, que la notion de « sexualité » s‟est installée, établissant ainsi une forte
association entre le travestissement et l‟homosexualité. La sexualité, constituée des impulses,
préférences et désirs sexuels qu‟éprouve une personne, devient une notion psychologique
lourdement chargée, qui permet de stigmatiser un individu qui ne se conforme pas à la
norme hétérosexuelle16. C‟est à ce moment-là, dit Michel Foucault, que l‟homosexualité est
née : « Le sodomite était un relapse, l‟homosexuel est maintenant une espèce17 », dit-il. La
sexualité en vient à être si cruciale pour l‟identité que l‟ambiguïté dans ce domaine met en
question l‟identité toute entière 18 . Les sexologues tels que Krafft-Ebing et Havelock Ellis
contribuent à la création de « l‟espèce homosexuelle » en affirmant la détermination
génétique de la sexualité et en attribuant des caractéristiques physionomiques particulières
aux invertis : l‟effémination pour les hommes et la masculinité pour les femmes19. Il leur était
conféré des gestes particuliers et un habillement particulier : désormais le travestissement
égale la déviance sexuelle. Suite à toutes ces évolutions, la première moitié du XXe siècle,
Cf. Marjorie GARBER, Vested Interests. Cross Dressing & Cultural Anxiety, New York & London, Routledge, 1992,
“Dress codes and sumptuary laws”, p. 21-25.
13 Colette Verger MICHAEL, Les Tracts féministes au XVIIIe siècle, « Requête des dames à l‟Assemblée nationale »,
Genève, Slatkine, 1986, p. 141.
14 Lenard R. BERLANSTEIN, art. cit., p. 353.
15 Ibid., p. 358.
16 Ibid., p. 359.
17 Michel FOUCAULT, Histoire de la Sexualité Vol. I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 59.
18 Ibid., p. 369.
19 Marjorie GARBER, op. cit., p. 137.
12
5
c‟est-à-dire l‟époque de Jean Genet, est une époque homophobe en France, où l‟ambiguïté de
genre affronte l‟hétéronormativité20.
De cet aperçu, il ressort que l‟association entre travestissement et homosexualité est
due aux contingences historiques et que le travestissement a cessé d‟être un facteur de
stabilisation dans l‟ordre social pour évoluer progressivement vers un facteur de
déstabilisation. Ce mouvement est lié en partie au changement de régime politique et en
partie au nouveau point de vue sur les relations homosexuelles.
1.1.2. La littérature homosexuelle française de la première moitié du 20e
siècle
La littérature homosexuelle française de cette époque ne peut être abordée sans considérer ce
contexte historico-culturel. La popularité de Freud eut un impact considérable sur la
littérature. Avant que celui-ci n‟ait apporté quelques nuances importantes à sa théorie, toutes
les figures homosexuelles se trouvaient atteintes d‟une maladie physiologique, généralement
la tuberculose. Divine, le drag protagoniste de Notre-Dame-des-Fleurs meurt d‟ailleurs de la
phtisie. Gide, dans L’immoraliste, transforme de manière ingénieuse cette maladie en une
métaphore de la découverte de soi. À l‟époque où la théorie du péché prévalait, presque tous
les personnages homosexuels lisaient Sade et pratiquaient la magie noire, tel que Durtal dans
Là-Bas de Huysmans. Encore suite à Freud, pratiquement tous les romans homosexuels
dissertèrent longuement sur la relation affectueuse du protagoniste avec sa mère et sur ses
traumas psychologiques quand il se rend compte que ses amours sont damnées21.
Les personnages homosexuels de Genet offrent un tout autre comportement. Pour la
première fois l‟homosexualité est abordée sans honte ni sentiment de culpabilité. Même
Cocteau n‟était pas aussi audacieux, Le Livre Blanc était publié anonymement en 1928 et parla
en des termes voilés de l‟érotisme homosexuel. Le roman Jésus la Caille de Francis Carco, un
ami de Genet, publié en 1914, fut une source d‟inspiration importante pour Notre-Dame-desFleurs. Ce roman évoqua, avant que le fit Genet, le monde interlope de Montmartre, haut-lieu
de la culture gay. Le protagoniste Jésus la Caille est un proxénète homosexuel qui s‟adresse
Lenard R. BERLANSTEIN, art. cit., p. 368.
Louie CREW et Rictor NORTON, “The Homophobic Imagination : An Editorial“, College English, 36, numéro 3,
The Homosexual Imagination, novembre 1974, p. 274-275, consulté à travers JSTOR le 25 mars 2011.
20
21
6
aux travestis au féminin22. De même, Genet parlera sans exception de Divine au féminin. En
outre, la relation qu‟entretient Divine (nommée encore Culafroy) avec sa mère est contraire à
celle décrite par Freud et il n‟est jamais question de doutes sur son orientation sexuelle. Jean
Genet même ne semble pas non plus participer au sentiment généralisé de honte face à
l‟homosexualité, car il le nommait son « plus cher trésor23 ». Cette capacité de transformer le
honteux en gloire est une caractéristique constitutive de Genet. C‟est particulièrement le
sentiment généralisé de répugnance qui lui pousse à renverser les valeurs régnantes, à
transformer le travesti, jugé immonde, en un personnage héroïque. Nous nous arrêterons
encore plus longtemps sur son habilité à transformer la douleur en jouissance et à élever les
thèmes les plus vils en matière sublime. De la même façon, il met volontairement
l‟homosexualité sur le même plan que ses deux autres vices-vertus préférés : le vol et la
trahison. Sur ce point, Gide défend un point de vue opposé à celui de Genet : il défend
publiquement l‟homosexualité et plaide pour la tolérance. En plus, il nie fermement
l‟effémination des homosexuels 24 , telle qu‟elle était proclamée par des sexologues. Les
personnages de Notre-Dame-des-Fleurs ne réclament nullement cette acceptation : l‟abjection
est leur gloire. À la différence de Proust et Gide, Jean Genet ne cherche pas à faire intégrer les
homosexuels dans la société. Avec un esprit antisocial, il rejette ce qui est généralement
admis et s‟écarte délibérément des valeurs bourgeoises. Genet, en proférant l‟aberrance de
l‟homosexualité et du travestissement ne cherche pas à sortir de la réprobation. En glorifiant
les rejetés, il assume le stigmate qui y a été posé et se vautre dans son rôle de victime de la
société.
1.2.
L’univers romanesque de Jean Genet
Il n‟est point étonnant de voir apparaître le personnage marginalisé du travesti dans les
romans de Jean Genet. L‟univers qu‟il y évoque est celui des vagabonds, des criminels
invertis, des prostitué(e)s exubérant(e)s et de leurs proxénètes brutaux ; un monde où
règnent la violence, la trahison et le double. Tout le contraire donc de l‟univers proustien, où
la haute société Parisienne d‟avant-guerre est peinte, de sorte qu‟il est légitime d‟appeler
Edmund WHITE, Jean Genet, traduit de l‟anglais par Philippe Delamare, Paris, Gallimard, 1993, p. 167.
Jean GENET, Journal du Voleur (1949), Paris, Gallimard Folio, 2007, p. 205. (désormais JV)
24 Meryl ALTMAN, “Simone de Beauvoir and Lesbian Lived Experience“, Feminist Studies, 33, numéro 1,
printemps 2007, p. 222.
22
23
7
Genet « le Proust du Paris Marginal »25. Le style de Marcel Proust eut effectivement une
influence considérable sur Genet, qui affirme avoir appris à écrire en lisant Proust26.
Ce lien avec Proust fait peut-être froncer les sourcils, car les deux auteurs présentent
de nombreuses différences. En général, les phrases de Jean Genet sont plus courtes que celles
de Proust et il est à l‟aise à reproduire le discours oral, évité par Proust. Tandis que celui-ci
campe des personnages à l‟évolution psychologique complexe, les personnages de Genet,
tout fascinants qu‟ils soient, ne font qu‟accomplir leur destin. Nous retrouvons quand-même
aussi de nombreux points communs entre les deux écrivains. Les deux auteurs se livrent à de
longues digressions qui interrompent le fil de l‟histoire. Mais aucun épisode abordé par
Proust n‟est accidentel : tout touche à un principe philosophique universel. De la même
façon, Genet donnera une signification mystique aux comportements dégradants de ses
héros27. Les deux rejettent la moralisation facile et contrôlent les jugements du lecteur, ce qui
est nécessaire pour un écrivain qui professe des opinions non conventionnelles28, ou qui,
dans le cas de Genet, renverse radicalement l‟échelle de valeurs.
Ce renversement des valeurs peut facilement être illustré par son attitude envers les
homosexuels, comme Divine, l‟héroïne de Notre-Dame-des-Fleurs. Au lieu d‟approcher les
prostitués mâles travestis en femme que Genet appelle « tantes » avec le dédain attendu,
Genet leur réserve de l‟intelligence et du courage moral. Selon Kate Millett, Divine est le
personnage le plus splendide des romans de Genet29. Il offense la morale conventionnelle en
écrivant « la Divine saga », en tentant de faire d‟elle « un héros fatal ». Mais le dessein de
Genet n‟est jamais univoque ni clair. Genet crée une Divine qui séduit et offense le lecteur
tour à tour. Implacablement séduisante un moment, et tragiquement ridicule l‟autre, Divine
se métamorphose de reine en prostituée et s‟avilit jusqu‟à la sainteté tandis que Notre-Dame,
cet autre travesti, s‟élève jusqu‟à la décapitation.
1.3.
Dandysme et Travestissement
Il est normal que Genet, en vrai dandy, adore dans le travestissement la tendance à
l‟embellissement et à la théâtralité de la vie quotidienne 30 . Le dandysme recherche la
Edmund WHITE, Jean Genet, traduit de l‟anglais par Philippe Delamare, Paris, Gallimard, 1993, p. 183.
“Entretien d‟Edmund White avec Joseph Strick”, 1990, ap. Edmund WHITE, op. cit., p. 184.
27 Edmund WHITE, op. cit., p. 183.
28 Ibid., p. 184.
29 Kate MILLETT, Sexual Politics (1970), Urbana, University of Illinois Press, 2000, p. 344.
30 Edmund WHITE, op. cit., p. 170.
25
26
8
distinction par la transformation du corps en œuvre d‟art et par l‟originalité du point de vue
sur la société et valorise un mode de vie excentrique. Ces principes inhérents au dandysme
se retrouvent dans À Rebours de Huysmans, qui a sans doute influencé Genet. Bien que le
dandysme est seulement le point de départ de son œuvre, qui va beaucoup plus loin31, la
signature de l‟art dandyesque est très visible dans sa description des travestis.
La force d‟attraction du dandysme sur Genet tient en partie à la distinction qu‟il
confère. Évoquant son enfance malheureuse, Genet dit ceci :
« Enfant il m‟était difficile – sauf si je forçais un peu ma rêverie –
d‟imaginer que j‟étais ou que je pourrais devenir président de la
République, général, ou n‟importe quoi d‟autre. J‟étais un bâtard, je
n‟avais pas droit à l‟ordre social. Qu‟est-ce qui me restait si je voulais un
destin exceptionnel ? Si je voulais utiliser au maximum ma liberté, mes
possibilités ou, comme vous dites, mes dons, ne connaissant pas encore
mon don d‟écrivain, si je l‟ai ? il me restait à désirer être un saint, rien
d‟autre, c‟est-à-dire une négation d‟homme32 ».
Il est vrai que les dandys s‟entourent d‟une auréole de sainteté. En plus, le dandysme, la
littérature et la sainteté ont en commun qu‟ils permettent et encouragent une mode de vie
contre le courant et qu‟ils donnent du prestige. Les trois récompensent la révolte acharnée
contre la société en transformant le récalcitrant insignifiant en un homme estimé et admiré
de tous. Le goût camp, qui caractérise l‟esthétique de Divine, dérive en effet du dandysme et
peut être considéré comme le dandysme à l‟époque de la culture de masse.
1.4.
La publication de Notre-Dame-des-Fleurs
1.4.1. Publication
Notre-Dame-des-Fleurs est le premier roman de Genet. Avant, il n‟avait publié qu‟un long
poème, Le Condamné à Mort, dont il n‟existait à ce moment-là que quatre exemplaires. En
février 1943, Genet entre en contact avec Jean Cocteau, qui reconnait et loue son talent dès
leur premier rendez-vous. Grâce au patronage de Cocteau, le petit monde artistique de Paris
connait vite le nom de Genet quoique presque personne n‟ait encore lu une seule ligne de
lui 33 . Outre de servir de catalyseur à la carrière littéraire de Genet, Cocteau exerce une
grande influence sur ses premiers romans. Mais les livres de Genet ne laissent également pas
Edmund WHITE, op. cit., p. 171.
Jean GENET, L’Ennemi Déclaré, Paris, Gallimard, 1991, “Entretien avec Madeleine Gobeil“ (1964), p. 20.
(désormais ED)
33 Edmund WHITE, op. cit., p. 225.
31
32
9
Cocteau indifférent. Sur Notre-Dame-des-Fleurs, celui-ci note : « Pour moi, c‟est le grand
événement de l‟époque. Il me révolte, me répugne et m‟émerveille. Il pose mille problèmes. Il
arrive sur ses pieds légers de scandale, sur ses pieds de velours. Il est pur – d‟une pureté en
soi, d‟une pureté de bloc – pur dans le sens où Maritain disait que le diable est pur parce
qu‟il ne peut faire que le mal34 ». Le trouble que laisse le roman convainc Cocteau qu‟il faut le
publier, sous le manteau, bien entendu. Il le fait éditer par son secrétaire personnel, Paul
Morihien, qui le publia en décembre 1943 avec la collaboration de Robert Denoël35. Mais ce
ne sera qu‟en 1948 que Notre-Dame-des-Fleurs sera diffusé au plus grand nombre36.
1.4.2. Attitude envers le lecteur
Jean Genet sait que son lecteur est par définition hostile aux personnages qu‟il exalte. De
cette sorte, il entretient une relation difficile et ambiguë avec lui. « Je vous hais d‟amour »37,
déclare-t-il dans Notre-Dame-des-Fleurs. Il répète cette ambiguïté dans Journal du Voleur : « A
la gravité des moyens que j‟exige pour vous écarter de moi, mesurez la tendresse que je vous
porte38 ». Il s‟adresse en effet constamment au lecteur, des fois d‟un ton fulminant. Il se
sépare de lui, affirmant que son monde est régi par d‟autres valeurs : « Nos ménages, la loi
de nos Maisons, ne ressemblent pas à vos Maisons39 », déclare-t-il.
Il écrit en effet contre la société et s‟exprime consciemment dans la langue de la classe
dominante afin d‟être entendu : « Avant de dire des choses si singulières, si particulières, je
ne pouvais les dire que dans un langage connu de la classe dominante, il fallait que ceux que
j‟appelle « mes tortionnaires » m‟entendent. Donc il fallait les agresser dans leur langue40 »,
dit-il dans une interview. Il vole donc la langue bourgeoise et la déjoue pour qu‟elle puisse
représenter d‟autres moralités, revêtir d‟autres significations, imprévisibles pour le lecteur
conventionnel. Ainsi, il parvient à représenter l‟irreprésentable. Plus important, il oblige ses
„oppresseurs‟ à écouter la voix d‟un groupe étouffé dans la société. Voilà la raison pour
laquelle il s‟exprime en français normatif.
34Albert
DICHY et Pascal FOUCHÉ, Jean Genet : Essai de chronologie, 1910-1944, Bibliothèque de Littérature
française contemporaine, IMEC Paris, 1988, p. 205, « Entretien avec Édouard MacAvoy » (1988), ap. Edmund
White, op. cit., p. 211.
35 Edmund WHITE, op. cit., p. 243.
36 Ibid., p. 351.
37 Jean GENET, Notre-Dame-des-Fleurs (1948), Paris, Gallimard Folio, 2007, p. 202. (Désormais NDF)
38 Jean GENET, JV, p. 235.
39 Jean GENET, NDF, p. 93.
40 Jean GENET, ED, “Entretien avec Bertrand Poirot-Delpech“ (1982), p. 231.
10
Ses personnages, par contre, conversent entre eux dans leur propre langue. De ce fait,
Notre-Dame-des-Fleurs est un témoignage précieux du jargon homosexuel de l‟époque, attesté
dans très peu d‟ouvrages41. Les « durs » parlent argot, alors que les « folles » usent d‟une
langue plus exubérante :
« Quand, avec quelques autres, elles étaient réunies dans la rue ou dans
un café de tantes, de leurs conversations (de leurs bouches et de leurs
mains) s‟échappaient des fusées de fleurs au milieu desquelles elles se
tenaient de la façon la plus simple du monde, discutant de sujets faciles et
d‟ordre ménager :
- Je suis bien sûr, sûr, sûr, la toute-Dévergondée.
- Ah ! Mesdames, quelle gourgandine je fais.
- Tu sais (le us filait si longtemps qu‟on ne percevait que lui), tussé, je suis
la Consumée-d‟Affliction
- Voici, voici, regardez la Toute-Froufrouteuse42 ».
L‟argot est jugé malvenu dans la bouche des folles et provoque des réactions indignées de la
part des hommes : « Un jour, à l‟un de nos bars, quand Mimosa dans une phrase osa ces
mots : « …ses histoires à la flan… », les hommes froncèrent le sourcil ; quelqu'un dit comme
une menace : « La gonzesse qui fait son dur43 ».
1.4.3. Une attitude masochiste envers le pouvoir
Les personnages de Genet incarnent la dissonance culturelle, la voix étouffée d‟un groupe
opprimé qui cherche à se faire entendre. L‟initiative de Genet d‟écrire dans la langue de ses
« tortionnaires » témoigne en effet de cette volonté de communication. Jean Genet porte le
stigmate de criminel et a déjà passé beaucoup de temps en prison, où son droit à la parole lui
fut retiré. Par son écriture, Genet revendique son droit à la communication. Il veut présenter
une autre morale que celle de la bourgeoisie. Même en sachant qu‟elle sera impitoyablement
désapprouvée, il veut exposer au grand jour une vérité tragique que le monde bourgeois a
étouffée dans l‟obscurité.
La stratégie de Genet en est une qui associe le vil à l‟illumination. La trajectoire vers la
sainteté que Divine parcourt, poursuit un mouvement contraire à celui qui est normalement
attendu : au lieu d‟une ascension au ciel, nous assistons à une descente à l‟abjection. Cette
abjection lui revient suite à son choix pour le destin de travesti. Par un curieux renversement
Edmund WHITE, op. cit., p. 167.
Jean GENET, NDF, p. 96-97.
43 Ibid., p. 65.
41
42
11
cette condamnation est transformée en sanctification. Elle accomplit une « ascension – encore
que le langage semble vouloir le mot déchéance ou tout autre indiquant un mouvement vers
le bas – l‟ascension, dis-je, difficile, douloureuse, qui conduit à l‟humiliation » 44 . Une
inversion pareille se fait avec l‟exaltation de l‟assassin. Les assassins impassibles, abhorrés
par le peuple, Genet les idolâtre et dédie son livre à leurs crimes.
C‟est particulièrement l‟homosexualité et le travestissement que Genet, dans NotreDame-des-Fleurs dégrade jusqu‟à l‟humiliante abjection pour les élever après. Il en est inféré
qu‟on ne peut monter jusqu‟au cimes de la pureté après avoir parcouru l‟interlope. Voici ce
qu‟il dit dans Notre-Dame-des-Fleurs :
-
« Divine est morte saint et assassinée – par la phtisie45 ».
« passa l‟Éternel sous forme de mac46 ».
« En descendant la rue Dancourt, ivre de la splendeur cachée, comme d‟un trésor,
de son abjection47 »
- « Sa vie est un ciel souterrain peuplé de barmen, de maquereaux, de tantes, de
belles de nuit, de dames de pique, mais sa vie est un Ciel48 ».
Ces phrases rendent compte de multiples renversements : l‟abjection en sainteté, le profane
en sacré, et, celui qui nous intéresse ici, la souffrance en jouissance. Cette transformation
mystique de la douleur permet à Genet d‟aborder les choses avec un regard neuf et de relier
magistralement la souffrance, l‟érotique et le spirituel. Pour les mystiques, les souffrances ne
sont que des ténèbres passagères avant de pouvoir jouir de la lumière éternelle. Selon Genet,
« la sainteté c‟est de faire servir la douleur. C‟est forcer le diable à être Dieu »49.
Or, comme le suggère Bersani, cette esthétique qui spiritualise la douleur accepte la
relation binaire entre dominateur et dominé et ne défie pas les structures du pouvoir.
Conformément au masochisme, Jean Genet se soumet au pouvoir et accepte la douleur
extrême afin d‟arriver à la jouissance. Au lieu de chercher à fuir la relation polarisée de
dominance et soumission, Genet le reprend dans le but de la jouissance sexuelle. Il en résulte
que le déplacement de signification de la souffrance ne peut pas déjouer l‟oppression : « La
jouissance masochiste, en effet, ne saurait être un remède politique à l‟exercice sadique du
pouvoir, même si l‟auto-ébranlement inhérent à cette jouissance, bien que résultant d‟une
soumission au maître, rend le sujet incatégorisable comme objet de discipline50». De l‟autre
côté, dit Bersani, la réaction masochiste peut être la seule qui permet de conserver ce monde
Jean GENET, JV, p. 102.
Jean GENET, NDF, p. 18.
46 Ibid., p. 21.
47 Ibid., p. 53.
48 Ibid., p. 58.
49 Jean GENET, JV, p. 232.
50 Leo BERSANI, Homos: repenser l’identité, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 122.
44
45
12
de la déviance sexuelle, car l‟invisibilité culturelle leur protège des dispositifs disciplinaires
de la psychiatrisation.
Bref, le renversement de souffrance en jouissance en empêche un autre, de portée
politique, celui du renversement de dominateur et du dominé, le renversement des rôles de
pouvoir. C‟est ce renversement qui serait réellement subversif, alors que le masochisme
conserve le statut quo. De l‟autre côté, l‟homophobie sociale ne laisse peut-être pas d‟autre
choix aux homosexuels que de faire des concessions et de deux maux choisir le moindre.
1.4.4. Interprétation Sartrienne
1.4.4.1.
Interprétation biographique
Saint Genet, Comédien et Martyr est le titre d‟un énorme essai que Jean-Paul Sartre consacra à
Jean Genet. Publiée en 1952 par Gallimard, cette étude, à retentissement international, a valu
une large reconnaissance à Genet. Sartre y présente une défense de l‟œuvre de Genet,
focalisant sur les thèmes du mal, de l‟homosexualité et de la liberté51.
L‟insistance de Sartre sur l‟adéquation parfaite entre l‟œuvre et la vie de Genet a
néanmoins profondément déprimé celui-ci. Selon ses propres dires, cette analyse l‟a empêché
d‟écrire pendant près de dix ans, tant sa « mécanique cérébrale y était décortiquée52 ». Il est
vrai que la publication en venait à un moment ennuyeux pour Genet et accentua sans doute
sa crise littéraire. Dans une interview, il dit : « Dans tous mes livres je me mets nu et en
même temps je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féérie. Je m‟arrange
pour ne pas être trop endommagé. Par Sartre j‟étais mis à nu sans complaisance53». En effet,
dans Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose et Journal du Voleur, Genet pervertit le genre de
l‟autobiographie. Il y évite le rigoureux en faveur du flou, il se dit et se dissimule
simultanément. Pour lui, l‟identité n‟est jamais univoque mais toujours multiple. Maintenant
il se trouve cependant prisonnier d‟un système contraignant mis en place par Sartre, dont la
force de convaincre ne lui laisse aucune échappatoire. Ce travestissement du moi dont il orne
soigneusement ses romans devrait inviter à interroger le rapport entre auteur, narrateur et
personnages. Or, par Sartre et ses continuateurs, il est piégé dans un courant critique qui n‟y
voit que l‟identité parfaite.
Patrice BOUGON, “Editor‟s introduction”, L’Esprit Créateur, 35, numéro 1, printemps 1995, p. 3.
Jean GENET, ED, “Entretien avec Bertrand Poirot-Delpech“ (1982).
53 Ibid., “Entretien avec Madeleine Gobeil“ (1964), p. 22.
51
52
13
Dans Notre-Dame-des-Fleurs, Genet confirme qu‟il se raconte lui-même à travers
Divine : « c‟est mon destin, vrai ou faux, que je mets, tantôt haillon, tantôt manteau de cour,
sur les épaules de Divine54». Ainsi, le village où grandit Divine (encore Lou Culafroy) est
Alligny-en-Morvan, où Genet passa son enfance. Les mémoires de l‟enfance se fondent, dans
Notre-Dame-des-Fleurs, avec le sort de Divine, prostitué mâle travesti en femme à Montmartre,
et il y a des intervalles où nous nous retrouvons avec le narrateur en prison, où celui-ci
attend son jugement. Notre-Dame-des-Fleurs apparaît comme un roman de l‟inavouable :
l‟histoire de Divine est l‟aveu du désir que Genet eut d‟être travesti, ce qu‟il manqua d‟être
« faute d‟un rien »55.
Au lieu de suivre l‟exemple de Sartre et de dire carrément que Genet et Divine sont
une seule personne, il vaut mieux de tracer une parallèle avec Marcel Duchamp et son alter
ego féminine Rrose Sélavy. Ce nom est un jeu de mots sur la phrase bien connue « Eros, c‟est
la vie ». L‟objectif de Duchamp n‟est pas d‟instaurer une identification entre lui et Rrose
Sélavy ; il se travestit afin de montrer l‟instabilité de la ligne de séparation entre le masculin
et le féminin et afin de jouer avec la mascarade dans l‟art et dans la vie quotidienne. La figure
du travesti, tant chez Duchamp que chez Genet, peut être considérée comme une métaphore
pour le jeu entre la mascarade et la sincérité.
Le travesti montre que rien n‟est ce qu‟il paraît à première vue. Genet complique son
écriture et y pose des pièges pour le lecteur, qui s‟évertue à discerner la frontière entre le réel
et la fiction, de lever le voile afin de discerner le vrai visage. En vain, car le travesti, par son
essence même, montre que la parure et le naturel ne peuvent être séparés avec succès. De
telle manière, le masque vestimentaire de Divine double le masque narratif par laquelle
Genet se dévoile.
1.4.4.2.
Homosexualité
Les points de vue sur l‟homosexualité que Sartre expose dans Saint Genet sont selon le
philosophe Didier Eribon remarquablement modernes. Du point de vue contemporain, nous
sommes tentés de faire des réserves sur ses observations, qui trahissent souvent de la
réticence et même de la répulsion. Or, à la même époque où Jacques Lacan élabore une
théorie psychanalytique foncièrement hostile aux homosexuels, Sartre en était déjà à admirer
54
55
Jean GENET, NDF, p. 77-78.
Ibid., p. 37.
14
Genet en raison de son invention de l‟homosexuel comme sujet56. Auparavant, l‟homosexuel
n‟existait guère que comme objet, soumis aux regards et aux jugements des autres, mais
Genet crée une planète ouranienne, où les homosexuels ne sont plus des objets, mais des
sujets à part entière, entre lesquels Divine est la personne la plus remarquable. Jamais avant
un travesti si admirable dans sa complexité psychologique et son ambiguïté physiologique
n‟avait été protagoniste d‟un roman français57.
La résolution de Genet de vivre pleinement son homosexualité et d‟assumer la
marginalité à laquelle celle-ci est condamnée, le rendent problématique aux yeux des autres
homosexuels, qui plaident pour la tolérance et l‟acceptation de l‟homosexualité dans la
société. Voici ce qu‟en dit Sartre en 1946 :
« Puisque vous n‟êtes pas homosexuel, comment pouvez-vous aimer mes
livres? demande Genet avec sa naïveté feinte. C‟est parce que je ne suis
pas homosexuel que je les aime : les pédérastes ont peur de cette œuvre
violente et cérémonieuse où Genet, dans de longues et belles phrases
parées, va jusqu‟au bout de son vice, en fait un instrument pour explorer
le monde et au terme de cette confession hautaine, une passion. Proust a
montré la pédérastie comme un destin, Genet la revendique comme un
choix58».
Genet se différencie donc de Proust, nous apprend Sartre, par sa détermination à vivre son
homosexualité comme un choix intentionnel. Dans Saint Genet, il dit : « Aujourd‟hui, peutêtre, Genet est voleur parce qu‟il est pédéraste. Mais il devint pédéraste parce qu‟il était
voleur. On ne naît pas homosexuel ou normal : chacun devient l‟un ou l‟autre selon les
accidents de son histoire et sa propre réaction à ces accidents. Je tiens que l‟inversion n‟est
pas l‟effet d‟un choix prénatal, ni d‟une malformation endocrinienne, ni même le résultat
passif et déterminé de complexes : c‟est une issue qu‟un enfant découvre au moment
d‟étouffer 59 ». Cette vision sur l‟homosexualité comme choix délibéré est fidèle à sa
philosophie existentialiste, dans laquelle l‟existence précède l‟essence. Genet n‟accepte que
partiellement cette vision, selon ce qu‟il raconte dans une interview de 1964 : « Tout gosse,
j‟ai eu conscience de l‟attraction qu‟exerçaient sur moi d‟autres garçons, je n‟ai jamais connu
Didier ERIBON, “Sur Sartre“, http://didiereribon.blogspot.com/2007/07/sur-sartre.html, consulté le 3 mars
2011.
57
En 1928, Virginia Woolf avait déjà publié son Orlando en Angleterre. Le phénomène du travestissement y est
dépeint en détail à travers le protagoniste Orlando, qui traverse pendant un période de 400 ans les siècles et les
genres. En France, aucun auteur moderne n‟avait encore osé de donner un rôle de telle portée à un travesti.
58 Encart publicitaire pour la première édition du Miracle de la Rose, 1946.
59 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 80.
56
15
l‟attraction des femmes. C‟est seulement après avoir pris conscience de cette attraction, que
j‟ai « décidé », « choisi » librement ma pédérastie, au sens sartrien du mot60 ».
Le choix de l‟homosexualité implique un autre choix, inévitable selon Sartre, entre le
rôle du dominateur ou celui du dominé : « Telle est la situation qu‟on lui a faite. Et bien
qu‟elle l‟incline fortement vers la pédérastie, elle ne décide pas encore si Genet sera tantemâle ou tante-fille. C‟est ici qu‟intervient le bouleversement que nous avons mentionné :
souffre-douleur des jeunes caïds de la colonie, Genet se métamorphose en amant, c‟est-à-dire
en femme61 ». Sartre décèle dans le monde de Genet une hiérarchie féodale entre les durs et
les mous62, entre les Gorguis et les Divines. Il est vrai que Genet insiste sur la mollesse de
Divine. « Tout en Divine est mou », mais Genet ajoute : « mollesse ou roideur ne sont qu‟une
question de tissus63 ». Sartre s‟acharne à démontrer que cette division est profonde et donne
lieu à une stricte séparation de droits et de devoirs dans le domaine social, alors que pour
Genet, ce n‟est qu‟une différence superficielle et contingente. La relation que Sartre aperçoit
entre durs et mous en est une de seigneur et homme-lige, de dominateur et dominé.
Cette organisation binaire de la société se reflèterait dans les rôles érotiques, qui
reprennent la structure de l‟accouplement hétérosexuel. Dans ce modèle, il y a une
répartition entre un partenaire actif et un partenaire passif, dans lequel le passif assume le
rôle féminin, en subissant la pénétration de l‟actif, par définition masculin. La vision de la
sexualité en termes d‟activité et de passivité remonte, selon de nombreux historiens, tels que
Michel Foucault et David Halperin, jusqu‟aux Grecs. Chez les Grecs, dit Foucault, la
pédérastie, ou les rapports sexuels entre un homme mûr et un adolescent, était éminemment
hiérarchisée. La différence d‟âge correspondait à une différence de rang social et sexuel. Le
rôle actif, le seul à être valorisé, correspondait à une position de domination sociale. En
conséquence, l‟homosexualité entre deux hommes du même âge était exclue, car la position
„passive‟ compromettrait le prestige à l‟intérieur de la société64. La vision de l‟homosexualité
en termes d‟actif et passif s‟est perpétuée jusqu‟à nos jours et se retrouve aussi dans l‟œuvre
de Genet. Sartre souligne l‟immutabilité de cette répartition de rôles chez Genet, alors qu‟il se
rend parfaitement compte de ses renversements et de ses oscillations dans des domaines en
dehors de l‟érotique.
Jean GENET, ED, “Entretien avec Madeleine Gobeil“ (1964), p. 12.
Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 84.
62 Ibid., p. 112.
63 Jean GENET, NDF, p. 192.
64 Kenneth James DOVER, Homosexualité grecque, Grenoble, La pensée sauvage, 1982, p. 88.
60
61
16
Contrairement à Sartre, j‟affirmerai que Genet déjoue la binarité et la hiérarchie dans
le domaine de l‟érotique plutôt de la confirmer. Divine, qui selon Sartre s‟insère parfaitement
dans le rôle de femme passive, esquive cette binarité par son activité, son ballet permanent.
Au lieu de subir la pénétration de l‟homme, elle s‟entortille autour de la verge du mâle. De
Mignon, un dur, il est dit que « des anus et des vagins s‟enfilent à son membre comme des
bagues à un doigt 65 ». Le mouvement en est un d‟enveloppement, non de pénétration,
indiquant le dynamisme de celui qui se met à entourer le sexe du mâle, dont l‟inertie ou la
passivité est mise en avant. En outre, Notre-Dame-des-Fleurs est un personnage pour qui les
lignes de démarcation entre dur et mou se dissolvent. Tantôt dominateur, tantôt dominé, il
jouit même en travesti d‟un respect profond de la part des durs. Aussi, il paraît que cette
répartition des rôles binaires, réaffirmée par Sartre et par divers historiens se trouve
anéantie dans Notre-Dame-des-Fleurs.
1.4.4.3.
Travestissement
Le travesti, pour Sartre, est « le mou » poussé à l‟extrême, c‟est le point limite zéro de la
masculinité. Puisqu‟on lui interdit d‟être mâle socialement, le travesti assume sa féminité
jusqu‟au bout et subvertit son sexe masculin dans ses gestes, son langage et son habillement.
Il y a néanmoins une contrainte insurmontable qui leur empêche la métamorphose en
femme : leur constitution physique. Socialement exilées de la masculinité et corporellement
exclues de la féminité, « ces tantes sont assez malchanceuses pour devoir jouer tout ce
qu‟elles sont : il est bien vrai que leur féminité n‟est qu‟un jeu ; mais il est vrai aussi qu‟elles
ne peuvent être des mâles sauf par comédie 66 ». Serrés dans un espace imprécis et
multiforme entre deux réalités impossibles à atteindre, les travestis ne contestent pas leur
exclusion, ni de la gent masculine, ni de la gent féminine. Au lieu de revendiquer leur droit à
être homme et à contester la position marginalisée qui leur est assignée, ils se vautrent dans
leur position de femme illicite. On constate à nouveau l‟insistance sartrienne sur le choix
libre qui caractérise aussi son discours sur l‟homosexualité. La répétition du verbe « vouloir »
dans la phrase suivante met l‟accent sur la liberté personnelle dans la constitution de soi.
« Genet se veut femme : mais veut l‟être comme il veut être prince : faussement67 ».
Jean GENET, NDF, p. 87.
Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 272-273.
67 Ibid., p. 333. (je souligne)
65
66
17
Divine ne cherche point à passer pour une de « ces horribles femelles à tétons »68, qui
lui font horreur. Être dépouillée de son artifice et transformée en femme véritable serait le
pire qui puisse lui arriver. Dépourvue de genre inné, Divine se sert de gestes afin de
construire son identité sexuelle et sociale. Le mérite de Divine est d‟agir contre l‟évidence, de
se construire une identité écartée du conventionnellement attendu. Virevoltant en un ballet
perpétuel de courbes et de pirouettes, Divine se montre comme un papillon fragile, une
phalène qui brûle facilement ses ailes au contact avec les marles durs. Sartre comprend
l‟importance de ses gestes mais les relègue néanmoins entièrement au domaine de
l‟apparence. « Elle [Divine] n‟agit point, elle se transforme en geste ; ce geste volatil étincelle
un instant puis explose, il ne reste plus qu‟une vieille tapette69 ». Si le plaisir des gestes lui est
refusé, Divine n‟est guère plus qu‟un vieux prostitué. Cette dichotomie entre « être » et
« paraître » domine le discours sartrienne sur le travestissement. Sartre commente
longuement sur la scène mémorable où Divine perd subitement sa couronne de perles. Au
lieu de se mettre à quatre pattes pour ramasser les perles, Divine couronne sa tête de son
dentier, criant qu‟elle sera reine malgré tout. Au moment où la couronne tombe, dit Sartre,
Divine (ou « le travesti ») est démasqué et le tout est révélé comme une mise en scène
illusoire. La chute de la couronne symbolise pour lui la tromperie des apparences et la
triomphe de la Nature. Or, Divine ne se donne pas vaincue pour autant : elle remplace les
fausses perles par ses fausses dents (ne dit-on pas des jolies dents qu‟elles sont comme des
perles ?) et se couronne d‟un air triomphal. Ce geste fort témoigne, selon Sartre, de sa
capacité d‟assumer la réalité, car elle avoue sa décrépitude en exhibant son râtelier. En même
temps, ce geste est un effort ultime pour sauver les apparences, pour « maintenir la féerie
contre tout »70. Mais ce geste, si audacieux qu‟il est, est sans mérite comparé à l‟héroïsme qu‟il
faut pour accomplir l‟acte ultime : enlever le dentier de sa tête et le remettre dans sa bouche.
À ce moment, la fantasmagorie s‟évapore et la réalité triomphe. « Car la vraie Divine, ce n‟est
ni la Reine des fées ni ce vieil eunuque : c‟est un homme qui lutte pied à pied contre la
vieillesse, qui se sangle dans un corset, qui, le matin, par une pudeur qu‟il garde vis-à-vis de
lui-même, place son râtelier dans sa bouche avant même de se regarder dans une glace71 ». Il
reste une énigme, nous dit Sartre « si la féerie était conçue et exécutée pour le seul moment
final qui la dissipe ou si le moment de vérité n‟est qu‟une conséquence déplaisante qu‟il faut
Jean GENET, NDF, p. 266.
Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 389.
70 Ibid., p. 356. (Sartre souligne)
71 Ibid., p. 355. (Sartre souligne)
68
69
18
accepter pour l‟amour de la féerie » 72 . Dans ces deux scénarios, le travestissement n‟est
qu‟une féerie, non résistante à la réalité, qui prend toujours le dessus.
J‟argumenterai néanmoins que l‟écart entre « être » et « paraître » que le travesti
représente n‟est pas ce que Genet a voulu souligner. Au lieu de focaliser sur les deux pôles
de l‟identité sexuée de Divine, le point de départ et le point final, Genet s‟intéresse aux
étapes intermédiaires, à la ligne extravagante et courbée qu‟unissent ces deux points. La
manière sur laquelle elle arrive à l‟achèvement absorbe tellement l‟attention qu‟elle quitte
toute importance au produit fini. Dans un autre endroit, Sartre exprime magistralement le
suspense qui précède la métamorphose :
« Quand le prestidigitateur met un mouchoir dans son chapeau pour en
tirer un lapin, ce n‟est pas le lapin qui intéresse : c‟est le mouchoirdevenu-lapin. L‟apparence que Genet va produire ne sera ni crachat ni
diamant, ni pet ni perle mais crachat-en-voie-de-devenir-diamant, pet-entrain-de-se-changer-en-perle73 ».
Divine ne sera jamais complètement homme ni complètement femme, mais c‟est son
ballottement entre les deux qui fascine Genet. Dans le cas de Notre-Dame-des-Fleurs, cette
suspension est encore plus visible. Celui-ci n‟est ni mouchoir ni lapin, ni masculin ni féminin,
mais tout et rien à la fois. Il n‟est engagé à aucune identité et brouille les frontières partout où
il vient. Tout cela lui est permis au cours de sa quête de son identité sociale et sexuelle, de
sorte qu‟il est la personnification de la suspension.
72
73
Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 357-358.
Ibid., p. 360.
19
Chapitre II : La métamorphose de Divine
« Ou peut-être ‘suspension’ est un meilleur mot, car ce qui
était si inspirant au saut n’était pas comment le sauteur passait
d’une municipalité à l’autre, mais comment il restait entre les deux
si longtemps1 ». (Jonathan Safran Foer)
2.1.
Une métamorphose limitée
2.1.1. Essentialisme vs. existentialisme
Sartre a décelé dans l‟entreprise de Genet un constant passage de l‟essentialisme vers
l‟existentialisme2. Alors que lui, un existentialiste, insiste sur la responsabilité personnelle et
accorde la plus haute importance aux actions qui définissent l‟homme, il repère chez Genet la
croyance à la prédétermination du destin de même qu‟une insistance simultanée sur la
substance et sur l‟accidentel. En effet, Genet accentue l‟importance des actions dans la
construction de l‟identité sexuelle sans négliger les déterminismes contraignants3.
Pendant sa vie, Divine n‟est pas en position de décider librement de son identité. Elle
est soumise au dessein divin du « pauvre Démiurge », qui est « contraint de faire sa créature
à son image » et qui « n‟inventa pas Lucifer »4. Elle doit agir conformément à l‟histoire telle
qu‟elle est inventée par le poète. Cette création littéraire n‟est point un jeu frivole et est
gonflé de l‟imagerie chrétienne du souffle : « je le ferai vivre avec mon haleine et l‟odeur de
mes pets, solennels ou très doux5 ». L‟interaction entre le destin tragique et le libre arbitre est
caractéristique du théâtre grec et racinien, que Genet adorait 6 . Le destin divin n‟est pas
assigné à n‟importe qui. L‟élu doit faire preuve de suffisamment de puissance afin de
surmonter les obstacles qui entravent l‟accomplissement de la destinée.
Jonathan SAFRAN FOER, Extremely Loud and Incredibly Close, London, Penguin Books, 2006, p. 218. (ma
traduction)
2 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 117.
3 Pascale GAITET, Queens and Revolutionairies : New Readings of Jean Genet, Delaware, University of Delaware Press,
2003, p. 41.
4 Jean GENET, NDF, p. 40.
5 Ibid.
6 Edmund WHITE, op. cit., p. 347.
1
20
La sainteté de Divine jaillit donc de l‟intention du créateur, mais également de sa lutte
contre la matière. La matière de son corps masculin d‟une part, incapable qu‟elle est de
transformer cette substance de son corps, et toute matérialité qui trahit les fonctions
corporelles de base d‟autre part. Outre la matière, son environnement la gêne dans sa
métamorphose. Pas encore élevée à la sainteté, elle est inéluctablement définie par les
jugements qui sont portés sur elle : celui de « tante-fille » à l‟opposé du « tante-gars » et celui
de « vieille pute » selon le point de vue bourgeois.
Voilà les contraintes imposées à son oscillation. Elle ne peut changer que la couche
supérieure de son corps et elle ne peut tenir des rôles à chaque fois différents. Elle trouvera
pourtant un moyen afin de tirer à son avantage ces bornes et de se parer de tant de fleurs
qu‟elle « en deviendra une autre, géante, nouvelle »7.
2.1.2. Les obstacles à l’accomplissement du destin
2.1.2.1.
Les restrictions sociales
Les personnages de Genet ne sont jamais indépendants de l‟histoire collective et personnelle
et des structures du pouvoir qui sont en place. Ils ne réussissent pas à se libérer des relations
du pouvoir auxquelles ils sont assujettis et ils ne sont jamais supérieurs à l‟opinion publique,
ou capables de faire ou devenir n‟importe quoi. Les « gestes réservés aux maîtres »8 gênent
les opprimés, écrit Genet. Au cours de l‟élaboration de son identité de genre, le travesti doit
faire face à maints obstacles, qui peuvent parfois être surmontés, mais pas toujours9. Par la
dépréciation de soi, Divine peut dissimuler la honte, l‟humiliation et la douleur 10 . Par
exemple : « Que j‟annonce que je suis une vieille pute, personne ne peut surenchérir, je
décourage l‟insulte 11 ». Cependant, la première fois que Culafroy essaie de surmonter
l‟humiliation par l‟artifice, il échoue :
« De ce lit d‟ombres, (…) il arrache un violon grisâtre qu‟il a confectionné
lui-même. Son geste hésitant le fait rougir. Il éprouvait cette humiliation,
plus forte que la honte verte d‟un crachat dans le dos, qu‟il avait eue en le
fabriquant – mais non en le concevant – il avait huit jours à peine, avec la
couverture cartonnée de l‟album d‟images, avec le morceau du manche
Jean GENET,JV, p. 9.
Jean GENET, NDF, p. 135.
9 Pascale GAITET, op. cit., p. 39.
10 Ibid., p. 37.
11 Jean GENET, NDF, p. 102.
7
8
21
d‟un balai et quatre fils blancs : les cordes 12 . (…) Sa vexation le
poursuivait durant la leçon et il étudiait en état de honte perpétuelle13 ».
Mais au cours des années, Divine acquiert de l‟habileté et en réponse aux vilains qui se
moquent de son état de tapette, elle parle de son vernis à ongles et réussit ainsi à vaincre la
honte par l‟artificialité :
« Les voyous se moquaient d‟elle. Ils disaient que cela devait faire mal, les
bites, que les vieux… ; que les femmes ont plus de charme… qu‟ils sont
des macs, eux… (…) « Voici ce que je pourrais dire, pensa-t-elle, pour leur
faire croire que je ne suis pas troublée. » Et tendant sa main, les ongles
offerts, aux enfants, souriante, elle dit : Je vais lancer une mode. Oui, oui,
une nouvelle mode. Vous voyez, c‟est joli. Les femmes-nous et les
femmes-autres feront dessiner de la dentelle sur leurs ongles. On fera
venir des artistes de Perse, ils peindront des miniatures qu‟on regardera à
la loupe ! Ah ! mon Dieu ! Les trois voyous furent décontenancés, et l‟un
d‟eux, pour tous les autres, dit : Sacrée Divine. Ils partirent14 ».
Cette tactique d‟éluder le dédain par le refus du corps ou par ce que Bersani appelle « l‟autoébranlement » 15 , ne décourage pourtant pas l‟imposition des épithètes méprisants et
confirme en réalité la position d‟infériorité sociale qui lui a été assignée. Divine même
reconnait qu‟elle remporte une victoire à la Pyrrhus : « A force de me dire que je ne vis pas,
j‟accepte de voir les gens ne plus me considérer16 ».
Foucault, dans son analyse de la vie d‟Herculine Barbin, une hermaphrodite française
du XIXe siècle, argumente qu‟étant socialement reconnue en tant que femme, Herculine
vivait « dans les limbes bienheureux d‟une non identité »17. L‟impossible catégorisation de sa
sexualité la poserait hors des contraintes qui règnent sur les sexualités reconnues. Le
raisonnement est paradoxal dans la philosophie de Foucault et se heurte contre son
affirmation qu‟il n‟existe pas de sexualité hors la loi18. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, Divine vit
une sexualité intolérable dans la société, mais n‟est pas par-là libérée des chaînes de la loi. À
force d‟essayer d‟échapper, elle se fait des plaies et sent les contraintes plus qu‟aucun autre.
Une fois les cordes relâchées, il reste des limites à l‟intérieur desquelles elle est capable de
transformer son identité sociale et sexuelle, et une fois sa transformation accomplie, il ne lui
reste qu‟à accomplir son destin de sainte.
Jean GENET, NDF, p. 133.
Ibid., p. 135.
14 Ibid., p. 222-223.
15 Leo BERSANI, op. cit., p. 122.
16 Jean GENET, NDF, p. 211.
17 Michel FOUCAULT, Dits et écrits, 1976-1980, éds Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2005, vol. II,
“Le vrai sexe“, p. 940.
18 Cf. Michel FOUCAULT, Histoire de la Sexualité Vol. I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
12
13
22
2.1.2.2.
Restrictions du monde matériel
Divine éprouve de l‟aversion de tout ce qui révèle les fonctions corporelles de base19. Le
grincement de ses chaussures sur le sable au moment où il virevolte, remplit Culafroy
d‟abomination. Afin d‟esquiver l‟humiliation que lui confère la pesanteur de son pied20, au
moment où il essaie de quitter la terre par la danse, il change de stratégie et de pas : il prend
la marche solennelle d‟un prêtre et accomplit si bien cet acte solennel que « pendant
quelques pas » il réussit son entreprise d‟envol, car « Dieu l‟emporta vers son trône »21. Dans
un autre endroit, Genet dit : « Forte de vigueur physique, Divine le serait assez, si elle (…)
n‟avait cette pudeur de la grimace de la face et de tout le corps à laquelle oblige l‟effort22 ».
Plutôt qu‟exhiber involontairement des réactions physiques automatiques de son corps, elle
préfère ne pas user de sa force physique23. À nouveau, elle préfère le factice à la nature rêche.
Le refus de l‟effort est donc une esthétique, non une faiblesse de sa part.
2.1.2.3.
Les restrictions corporelles
Divine se trouve obligée d‟inscrire son identité de genre féminine sur un corps de sexe
masculin. Les restrictions à ses efforts de transformation sont astreignantes. Elle doit
travailler une matière si intraitable que Sartre estime qu‟elle ne pourra jamais la vaincre.
Entre la matière et la forme, écrit-il, l‟écart est trop grand pour que la métamorphose
aboutisse24. Il paraît quand-même plutôt que Genet raisonne selon une esthétique classique
du XVIIe siècle selon laquelle la dureté des restrictions est équivalente à la beauté de l‟œuvre
d‟art25. Car, si l‟artiste qui travaille les pierres les plus précieuses est applaudi, combien plus
faut-il admirer l‟artiste qui ne travaille que les déchets26? Par le soin extrême avec lequel
Divine effectue les processus de stylisation, elle aboutit à un chef-d‟œuvre. Genet admire la
détermination de Divine qui, en se taillant une nouvelle identité dans un marbre informe,
agit contre sa nature et se renouvelle par la sculpture de soi. Car, « sculpter une pierre en
Pascale GAITET, op. cit., p. 37.
Ibid., p. 33.
21 Jean GENET, NDF, p. 221.
22 Ibid., p. 64.
23 Pascale GAITET, op. cit., p. 30.
24 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 361.
25 Pascale GAITET, op. cit., p. 30.
26 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 361.
19
20
23
forme de pierre équivalant à se taire »27, le dédain envers les « horribles femelles à tétons »28
trouve en partie son origine dans le fait que leur genre dérive directement de leur sexe. Dans
la scène du dessin de ses ongles, Divine parle de « femmes-nous » et de « femmes-autres »29 :
c‟est une des rares scènes dans Notre-Dame-des-Fleurs où la femme n‟est pas dépréciée,
notamment parce qu‟elle aussi, dans ce cas-ci, opère une dénaturalisation30.
2.2.
Indistinction de l’apparence et de l’essence
2.2.1. Un livre chargé de fleurs, de jupons neigeux, de rubans bleus
Jusqu‟ici, nous avons vu que Divine se protège de la moquerie par une coquille d‟imitation
fine et fragile. Sa supériorité au mépris et à la matière ne parait que superficielle. Également,
sa résistance au monde matériel peut facilement être regardée comme une faiblesse. En outre,
elle ne pourra jamais transformer son corps dans son essence. Or, il deviendra clair que la
distinction entre intériorité et extériorité est sans importance dans le cas de Divine. Tout
comme le traitement poétique ne semble parfois qu‟un vernis mais pénètre souvent jusqu‟au
cœur de son objet, la dénaturalisation de genre n‟affecte pas uniquement la forme mais opère
une transformation profonde.
Ainsi, le travestissement devient une métaphore pour l‟écriture de Genet, qui
entortille la langue et la réalité nues de rubans fleuris de la même manière que les folles se
parent de gestes et d‟accessoires exubérants, sans lesquels elles ne sont que des cadavres, des
os. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, Genet écrit : « Encore que je m‟efforce à un style décharné,
montrant l‟os, je voudrais vous adresser, du fond de ma prison, un livre chargé de fleurs, de
jupons neigeux, de rubans bleus31 ». La parure de Divine est sa vitalité, sans elle, elle n‟est
plus que la moitié de soi-même. Tel que le dit Sarduy : « le travestissement (…) serait la
meilleure métaphore de ce qu‟est l‟écriture : (…) non une femme sous l‟apparence de laquelle
se cacherait un homme, un masque cosmétique qui, au moment qu‟il tombe, révélera une
barbe, un visage rêche et dur, mais plutôt le fait même du travestissement (…) la coexistence,
Jean GENET, Fragments… et autres textes, Paris, Gallimard, 1990, p. 77. (désormais FR)
Jean GENET, NDF, p 266.
29 Ibid., p. 222.
30 Pascale GAITET, op. cit., p. 35.
31 Jean GENET, NDF, p. 204.
27
28
24
dans un seul corps, de signifiants masculins et féminins32 ». Divine, selon Genet, n‟est pas un
homme qui se déguise en femme, mais elle est homme et femme à la fois : sans sa féminité,
elle ressemble à un mort, mais perdre sa masculinité et faire partie de « ces horribles femelles
à tétons »33 serait son pire cauchemar. Les deux genres sont inextricablement liés dans ce
corps à contours diffus, non délimité par la peau mais par des ornements plus ou moins
constitutifs de sa substance tangible. Une perruque ou de faux cils sont des attributs qui
altèrent subtilement les limites du corps. De la même façon, nous ne saurons jamais, chez
Genet, où la sincérité se termine et où l‟invention commence. La réalité et la poésie sont
inséparables : jamais la réalité n‟est écrite sans déformations euphémiques, jamais la poésie
ne se détache de manière irréconciliable de la banalité de la vie réelle. Le titre du roman
évoque déjà la poétisation du langage, avec la référence à la fleur et à la décoration qu‟elle
implique. Dans ce long poème en prose, les fleurs du langage poétique sont dérobées de leur
coin original et naturel et contraintes à croître sur le sol rebutant de la prose34. De même,
l‟élaboration de genre se produit, chez Divine, sur un corps résistant et inadapté.
En plus, le geste signature de Divine, la courbe extravagante, ne peut être pensé
séparément des phrases denses de Genet qui surprennent par leurs multiples détournements
de la pensée. Par la multiplication des virages inattendus et par le glissement des
significations qu‟il porte aux mots habituels, les signifiants tout comme les signifiés
deviennent très ambigus.
Enfin, Genet pare son texte de mots clinquants et banals, de mots vides et légers dont
la fonction n‟est que décorative, comme des paillettes et des plumes sur un tissu.
Analogiquement, le travesti possède un corps à double entente ; le corps nu de Divine ne
peut pas signifier, mais l‟habillement et les courbes chorégraphiées de Divine complètent sa
signification. Genet, en effet, insiste sur l‟importance de l‟apparence extérieure. Les
personnes sont considérées comme de simples agents, souvent inconscients de leurs gestes et
de leur destin à accomplir. Divine, avec son corps osseux et son intériorité creuse, est à même
de s‟exhiber solennellement grâce à ses vêtements, cette couche superficielle qui est en réalité
beaucoup plus significative que son corps ou sa profondeur inexistante. Selon la philosophie
qu‟être est être perçu, l‟attention de Genet se concentre exclusivement sur l‟extériorité35. Le
corps travesti de Divine illustre bien la thèse suivante de Barthes dans Système de la Mode :
Severo SARDUY, Escrito sobre un cuerpo, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1969, “Escritura / Travestismo”,
p. 48. (ma traduction)
33 Jean GENET, NDF, p. 266.
34 Nathalie FREDETTE, Figures baroques de Jean Genet, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, p. 29.
35 Edmund WHITE, op. cit., p. 175.
32
25
« Quant au corps humain, Hegel avait déjà suggéré qu‟il était dans un
rapport de signification avec le vêtement : comme sensible pur, le corps
ne peut signifier ; le vêtement assure le passage du sensible au sens ; il est,
si l‟on veut, le signifié par excellence36 ».
L‟habillement produit un glissement dans le corps de Divine de sa sensibilité naturelle vers
une ambiguïté où se mêlent inextricablement la masculinité et la féminité. Ainsi, le travesti
représente magistralement le double qui caractérise l‟écriture de Genet.
2.2.2. Le geste exubérant
Outre par l‟habillement, Divine se pare, dans la construction de son identité, de gestes dont
l‟importance ne peut être surestimée. Par conséquent, Genet montre une identité de genre
postmoderne, conforme aux théorisations de Judith Butler sur la performativité de genre :
« Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou un
lieu de la capacité d‟agir à l‟origine des différents actes; le genre consiste
davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée
dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes. L‟effet du genre
est produit par la stylisation du corps et doit être compris comme la façon
banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels
donnent l‟illusion d‟un soi genré durable37».
Divine se construit soi-même par bon nombre de gestes, qui se caractérisent tous par la
courbe exagérée. Pensons notamment à la courbe énorme avec laquelle elle sort son
mouchoir de sa poche ou à son admiration « lorsque sa voiture de location passe une grille
de fer forgé ou décrit une boucle adorable »38 et aussi à son entortillage autour des mâles et
de leurs verges. Sa langue pathétique et pompeuse, qui ne se conçoit d‟ailleurs pas sans
gestes, n‟est en aucun cas moins marquée par l‟exubérance. Ainsi, sa vie entière se
transforme en ballet. Cette danse que Culafroy ne pouvait pas encore entamer, gêné qu‟il
était par la matière, Divine s‟y livre avec tant de véhémence que nous en demeurons ébahis
et pétrifiés. Elle monte une chorégraphie que Genet inscrit dans les tournoiements inopinés
de sa langue, de sorte que son écriture effleure la danse et que cette chorégraphie du nom
Nijinsky en constitue une métaphore :
« La montée de l‟N, la descente de la boucle de j, le saut de la boucle du k
et la chute de l‟y, forme graphique d‟un nom qui semble vouloir dessiner
Roland BARTHES, Système de la Mode, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 261.
Judith BUTLER, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006, p. 265.
(Butler souligne)
38 Jean GENET, NDF, p. 79.
36
37
26
l‟élan, avec ses retombées et rebondissements sur le plancher, du sauteur
qui ne sait sur quel pied se poser39 ».
L‟exubérance du geste n‟est pas nécessitée par la situation, ni par une émotion, ni par
quelque moi intérieur, mais par « une chorégraphie qui transformait sa vie en un ballet
perpétuel » 40 , une danse marquant l‟institution d‟une nouvelle identité dénaturalisée. La
puissance des gestes à élaborer une identité va à l‟encontre de la logique de la langue
française, dans laquelle, écrit Barthes, « je suis astreint à me poser d‟abord comme sujet,
avant d‟énoncer l‟action qui ne sera plus, dès lors, que mon attribut : ce que je fais n‟est que
la conséquence et la consécution de ce que je suis » 41 . Chez Genet, la succession
conventionnelle est renversée : le moi n‟apparait point comme une notion stable qui se revêt
d‟actions, au contraire, les actions de Divine forgent, par leur répétition, l‟illusion d‟une
identité fixe. Au lieu d‟être l‟expression d‟une identité, les actions constituent Divine. Divine,
en effet, se sert délibérément de ses gestes afin qu‟ils lui confèrent le genre féminin. Ces
gestes féminins ne lui sont pas venus de façon automatique. Culafroy échouait encore à
exécuter des gestes exubérants, tels la danse au moment qu‟il devait revenir sur ses pas ou la
représentation musicale qu‟il veut donner sur son violon de carton42 :
« Certain soir, Culafroy eut un geste large, démesuré de tragédien. Un
geste qui dépassait la chambre, entrait dans la nuit où il se continuait
jusqu‟aux étoiles, parmi les Ourses et plus loin qu‟elles, puis, pareil au
serpent qui se mord la queue, il rentrait dans l‟ombre de la chambre, et
dans l‟enfant qui s‟y noyait. Il tira l‟archet de la pointe à la base, lentement,
magnifiquement ; cette dernière déchirure acheva de scier son âme : le
silence, l‟ombre et l‟espoir de séparer ces divers éléments, qui churent,
chacun de son côté, firent s‟écrouler ainsi un essai de construction. Il
laissa s‟abattre ses bras, le violon et l‟archet, il pleura comme un gosse.
Les larmes coulaient sur son petit visage plat. Il savait une fois de plus
qu‟il n‟y avait rien à faire. Le réseau magique qu‟il avait tenté de ronger
s‟était resserré autour de lui, l‟isolant43 ».
Son geste exubérant a assez de puissance pour que, tel une fusée, il atteint les astres, mais
Culafroy est si mal à l‟aise que le geste revient aussitôt dans la chambre où le garçon
s‟effondre de honte. C‟est une des étapes d‟apprentissage que Lou-Divine doit parcourir
avant de devenir reine, n‟importe si sa couronne est une tortille ou un dentier. Genet ne cesse
de vanter le courage, l‟inventivité et la détermination de Divine, qui lui permettent
Jean GENET, NDF, p. 167-168.
Ibid., p. 168.
41 Roland BARTHES, La Leçon, Paris, Point, Editions du Seuil, 1978, p. 33.
42 Pascale GAITET, op. cit., p. 38.
43 Jean GENET, NDF, p. 135-136.
39
40
27
d‟accomplir ses gestes féminins avec du charme et de la grâce, même dans les circonstances
les plus fâcheuses.
2.2.3. Absence d’intériorité
La performativité ou la construction de l‟identité de genre par des actions suggère l‟absence
d‟une identité préexistante. Telle est en effet la position de Judith Butler et aussi celle de Jean
Genet. Dans les romans de Genet, il apparait que l‟importance des gestes est telle que les
individus mêmes sont dépourvus d‟essence individuelle et de sorte interchangeables. À force
d‟écrire des livres et de susciter des personnages, Genet s‟entoure d‟une « infinité de trous en
forme d‟hommes »44. Dans sa biographie de Genet, Edmund White corrobore cette ontologie
genetienne. Il écrit que, tant dans sa vie que dans son œuvre, le moi n‟est pour Genet « qu‟un
nœud sur une corde d‟eau courante, ou un portemanteau qu‟on peut revêtir de gestes
divers »45. Ce concept du moi creux parcourt toute l‟œuvre de Genet. Dans Notre-Dame-desFleurs, les „hommes‟ apparaissent généralement comme une image du phallus : des troncs
rigides et solides, mais limités dans leur faculté de penser. Leur essence ne réside sûrement
pas dans leur intériorité. Elle est constituée, en revanche, de chair et de muscles. Les folles,
en revanche, débordent d‟émotions et se comportent selon une certaine morale - qui ne
correspond probablement pas à la nôtre, mais qui ne cesse pas pour autant d‟être une morale
- mais elles manquent d‟essence genrée. Judith Butler confirme, dans Trouble dans le Genre,
que cette identité préexistante n‟est qu‟une illusion :
« L'idée que le genre est performatif a été conçue pour montrer que ce que
nous voyons dans le genre comme une essence intérieure est fabriqué à
travers une série ininterrompue d'actes, que cette essence est posée en tant
que telle dans et par la stylisation genrée du corps. De cette façon, il
devient possible de montrer que ce que nous pensons être une propriété
« interne » à nous-même doit être mis sur le compte de ce que nous
attendons et produisons à travers certains actes corporels, qu'elle pourrait
même être, en poussant l'idée à l'extrême, un effet hallucinatoire de gestes
naturalisés46».
La révélation du vide est une clé de lecture dans Notre-Dame-des-Fleurs. Culafroy découvre
même que l‟essence absolue, Dieu, n‟est qu‟un trou en travesti. Un jour, il pénètre
furtivement l‟église, se saisit du ciboire et le laisse tomber : « Et le miracle eut lieu. Il n‟y eut
Jean GENET, NDF, p. 184.
Edmund WHITE, op. cit., p. 346.
46 Judith BUTLER, op. cit., p. 36.
44
45
28
pas de miracle. Dieu s‟était dégonflé. Dieu était creux. Seulement un trou avec n‟importe
quoi autour. Une forme jolie, comme la tête en plâtre de Marie-Antoinette47 ».
La subversion que le travesti porte à la distinction entre l‟intériorité et l‟extériorité est
emblématique de ce fantasme de l‟identité essentielle. Au moment du procès de Notre-Dame,
les folles de Pigalle sont dépouillées de toute leur parure. Plumées de leurs sobriquets
extravagants, « les tantes montraient cette carcasse que Mignon discerna sous la soie et le
velours de chaque fauteuil »48. En absence de tout ce qui constitue leur identité, ce qui reste
est le néant. Le procès de Notre-Dame se déroule d‟ailleurs en grande pompe. Dans un décor
fastueux, la poésie travaille si bien sa matière que Notre-Dame s‟en divinise. Il ne raconte pas
simplement la relation de son crime, il le récite, accompagné par une pendule qui « scandait,
à chaque seconde, des périodes longues et des brèves »49. La scène est enveloppée d‟une
sphère de stylisation neigeuse. Pourtant, Genet interroge inopinément la valeur du style :
« Ne valait-il pas mieux qu‟il dansât toute la danse avec un simple fil de fer ? La question
vaut d‟être examinée50». L‟omniprésence du style, divinisant et édifiant Notre-Dame sur un
« piédestal de nuée »51 nous indique que sa mise en question de la stylisation ne peut être
envisagée que par amour de la tromperie.
2.2.4. Absence d’authenticité
« En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure
imitative du genre en lui-même - ainsi que sa contingence52 »
(Judith Butler)
Sartre, dans Saint Genet, écrit que la féminité de Divine n‟est qu‟une féerie qu‟elle construit
pour elle-même. « Par chacun de ses gestes, par chacune de ses pensées, Divine s‟invente sa
féminité ». Nommée reine, elle s‟évade « dans une cour de fantaisie »53, dit-il. Or, étant donné
que tout individu créé par Genet n‟est qu‟un trou en travesti, la féminité est découverte de
n‟être qu‟une apparence. Si les femmes sont méprisées dans Notre-Dame-des-Fleurs, cela tient
Jean GENET, NDF, p. 184.
Ibid., p. 339.
49 Ibid., p. 335.
50 Ibid., p. 339.
51 Ibid, p. 334.
52 Judith BUTLER, op. cit., p. 261.
53 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 353.
47
48
29
surtout au fait qu‟ils essaient de présenter leur féminité comme naturelle : il est significatif
que l‟horrible „femelle à tétons‟ que Divine abhorre porte une simple jupe, tandis que la
femme qui théâtralise sa féminité plait beaucoup plus à Divine, elle la qualifie même du
terme neutre „femme-autre‟.
De ce fait, la critique féministe de l‟homme en travesti, suggérant qu‟il parodie
acerbement la femme ne peut être appliquée aux travestis de Genet54. La féminité exubérante
étalée dans Notre-Dame-des-Fleurs n‟est pas envisagée comme moquerie du modèle féminin.
L‟exagération, plutôt que de ridiculiser le féminin, montre que toute féminité est une
appropriation culturelle qui peut être assumée par quiconque, car « Divine est un homme »55.
Il n‟y a pas de réalité, de modèle féminin qui est rendu dérisoire. De cette façon, le
travestissement chez Genet ne peut être considéré comme une parodie, car selon Fredric
Jameson, l‟imitation qui tourne en ridicule la notion d‟original ressort plus du pastiche que
de la parodie 56 . Plus que de relever de la moquerie, le travesti de Genet montre que
l‟imitation est inhérente aux comportements identifiés comme féminins. Le mérite du travesti
est alors de perturber cette fiction d‟authenticité de genre et de crier sa fausseté. Dans NotreDame-des-Fleurs, la duplicité est valorisée au détriment de la prétendue essence fondamentale
et naturelle.
L‟anthropologue Esther Newton suggère que, par le biais du travestissement, la
communauté homosexuelle nous apprend que les rôles sexuels sont susceptibles d‟être
manipulés à volonté. Judith Butler reprend ses paroles dans Trouble dans le Genre :
« [le drag] est une double inversion qui dit « les apparences sont
trompeuses ». Le drag dit [drôle de personnification de la part de Newton]
« mon apparence « extérieure » est féminine mais mon essence
« intérieure » [le corps] est masculine ». Au même moment, il symbolise
l‟inversion contraire, « mon apparence « extérieure » [mon corps, mon
genre] est masculin mais mon essence « intérieure » [moi-même] est
féminine57 ».
Exemplaire de cette position d‟ambiguïté genrée et du subvertissement de l‟intérieur et de
l‟extérieur est le passage dans lequel Culafroy, dans l‟église, ouvre le tabernacle afin d‟en
tirer le ciboire :
Pascale GAITET, op. cit., p. 51.
Jean GENET, NDF, p. 113.
56 Fredric JAMESON, The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern Culture, éd. Hal Foster, Port Townsend, Bay Press,
1983,“Postmodernism and Consumer Society”, p. 114.
57 Esther NEWTON, Mother Camp: Female Impersonators in America, Chicago, University of Chicago Press, 1971, ap.
Judith BUTLER, op. cit., p. 260.
54
55
30
« Les doubles rideaux du tabernacle étant mal joints, ménageant une fente
aussi obscène qu‟une braguette déboutonné, laissaient dépasser la petite
clé qui tient la porte close58 ».
L‟association de la fente avec la braguette la masculinise, alors que la pénétration de la clé est
reliée au féminin. Le son creux du ciboire suggère que les rideaux sont un voile somptueux
du rien. Derrière l‟apparence, derrière l‟étalage intentionnel des rôles de genre – de
préférence ambigües – il n‟existe pas d‟essence authentique. Le genre n‟est qu‟une mascarade.
La vérité troublante que le travesti refuse de dissimuler est que toute identité de genre est
factice.
La fascination de Genet pour la phrase « j‟ai dépouillé la femme » provient d‟une
équivalence conçue entre l‟enlèvement des bijoux, de la parure et l‟écorchement : « je crus
qu‟il voulait dire : « J‟ai dépouillé la femme » comme on dit d‟un lapin : « je l‟ai dépouillé »,
c‟est-à-dire dépecé 59 ». Le roman opère en fait telle synonymie : la femme en tant que
catégorie fixe est supprimée. Elle n‟est plus que chair et os, indistinguable, dans son essence,
de l‟homme. Vu qu‟il n‟y a pas d‟essence féminine à l‟intérieur de la femme, il est clair que
cette féminité est projetée sur elle de l‟extérieur. Sur le drag, il ne repose pas d‟attente de
féminité. Le travesti construit lui-même son identité féminine et chérit la fausseté de celle-ci,
car en l‟absence d‟un original féminin, tout rôle de genre est reconnu factice. En effet, faute
de modèle féminin, l‟assimilation entre le sexe (physique) et le genre (culturel) s‟avère être
une construction culturelle. La matière est tellement dévaluée en tant qu‟indicateur de
l‟identité genrée et sexuelle qu‟un corps masculin peut assumer le genre féminin. Cette
transformation par la sculpture de soi est même considérée comme un projet artistique. À ne
pas opérer cette métamorphose, l‟individu échoue non seulement à l‟expression artistique,
mais à toute forme d‟expression, car, dit Genet, tailler une pierre en forme de pierre revient à
se taire60.
2.2.5. Le style camp
La reconnaissance de la contingence du supposé « éternel féminin » engendre une nouvelle
conception de la beauté. Au lieu de la valorisation du naturel, une esthétique clinquante où
le goût de la fausseté devient le bon goût est propagée. L‟esthétique à laquelle l‟artiste
Jean GENET, NDF, p. 183.
Ibid., p. 208.
60
Jean GENET, FR, p. 77.
58
59
31
corporel fait appel s‟appelle le style folle ou le style camp. Ce goût est à approcher comme le
goût dandy transposé à l‟ère de la culture de masse. Au contraire des dandys, les folles ne
recherchent plus tellement l‟originalité. Camp, dit Susan Sontag « dépasse la nausée de la
reproduction »61. Sontag décrit cette esthétique en les termes suivants :
« un style de l‟excès, du contraste criard, du ridicule assumé, théâtralité
d‟un mauvais goût délibéré qui brouille les démarcations claires du beau
et du laid, de la convenance et de la malséance, mais aussi de la copie et
de l‟original62 ».
Le style camp tient surtout à la démesure et n‟abolit pas seulement la distinction entre
intériorité [sexe] et extériorité [genre], mais entraine beaucoup d‟autres bouleversements
inattendus. J‟approfondirai l‟idée du « mauvais goût délibéré » avancée par Sontag. L‟odeur
préférée de Divine peut être une indication de ce goût, dont Genet dit pourtant que c‟est un
« goût sur, goût bon » : « Son parfum est violent et vulgaire. Par lui on peut savoir déjà
qu‟elle aime la vulgarité63 ». Ailleurs, un tout autre rapport avec la vulgarité est suggéré :
« Il [Culafroy] allait commencer une danse à la gesticulation retenue,
ébauchée, tout en intentions, si la semelle de sa chaussure bâillante n‟eût
traîné sur le sable et fait un bruit d‟une vulgarité honteuse (…). Il entendit
le bruit de la semelle. Ce rappel à l‟ordre lui fit baisser la tête64 ».
La vulgarité possède donc deux significations opposées, l‟un a trait à la matière et l‟autre à
l‟artificialité ; nous les appellerons respectivement basse vulgarité et haute vulgarité. Tout
objet qui laisse transpercer un soupçon de naturel primitif, non ouvragé, dégoûte Divine.
Elle s‟apprête autant qu‟elle quitte toute sensation de naturel. Puisque tout en elle a trait à la
démesure, son fard industriel est le comble de l‟affecté. Sartre, dans Saint Genet, bombarde ce
style comme mauvais goût à l‟opposé du bon goût, car « on est homme de goût si l‟on sait,
sous la présentation fastueuse, discerner le goût charnel, tenace, humble, organique, laiteux
de la créature »65. Ce goût s‟oppose à « l‟artificialisme pur qui devient le mauvais goût. Entre
le modèle et son imitation, entre le produit naturel et sa reconstitution synthétique, l‟homme
de mauvais goût, avec une rigueur inflexible, choisit d‟emblée la copie. (…) Cette admirable
persévérance dans l‟erreur manifeste (…) qu‟il aime la fausseté pour elle-même. Ce n‟est pas
qu‟il la reconnaisse nécessairement comme fausseté mais il est séduit par ses caractères visibles.
La violence d‟un parfum, l‟exagération criarde d‟une couleur sont des symboles de
Susan SONTAG, Against Interpretation, New York, Picador, 1966, “Notes on camp“ (1964), p. 289.
Ibid.
63 Jean GENET, NDF, p. 41.
64 Ibid., p. 221.
65 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 336. (Sartre souligne)
61
62
32
l‟antiphysis »66 . La vulgarité de Divine est cet amour du surabondant, du maniéré : une
vulgarité de l‟excès. Cet excès, évoqué par Sontag dans sa définition du style camp, est
omniprésent dans la vie de Divine. Nous avons commenté déjà sa langue et ses gestes, mais
c‟est aussi très notable dans ses réactions à l‟humiliation, qui sont d‟ailleurs assez
contradictoires. D‟une part, pour des critiques anodines « elle rougissait. Pour un oui, pour
un non, elle devenait la Très-Écarlate, la Purpurine, l‟Éminente »67. D‟autre part, lorsque
l‟humiliation est plus grave, elle surmonte l‟humiliation et garde sa dignité, même dans une
situation qui la répugne, par l‟excès théâtral. Le passage exemplaire est évidemment celui de
la couronne et du râtelier. En général, tous ses mouvements se caractérisent par la courbe
extravagante. Pascale Gaitet situe ce comportement dans le domaine typiquement féminin
du Royaume du Don. Cette notion est établie par Hélène Cixous et développée dans nombre
de ses textes. Cette sphère s‟oppose à l‟économie rigide qui gouverne le domaine masculin
de l‟Empire du Propre. Dans ce domaine masculin, visualisé par la ligne droite au lieu de la
ligne courbée, chacun défend ses propres intérêts. Tout se passe aussi efficacement que
possible, car le désir d‟appropriation et le profit sont les considérations majeures : « Si un
homme dépense, c‟est à condition que ça revienne68 ». Le « propre » de ce système est le
calcul, la classification, la possession et l‟approprié. La femme, par contre, répond à l‟Empire
du Don, où le désintéressement et l‟abondance gouvernent. « S‟il y a un « propre » de la
femme, c‟est paradoxalement sa capacité de se dé-proprier sans calcul69 ». Dans cette sphère
féminine, les donneuses ne désirent pas de services en retour. Les échanges se déroulent
dans une atmosphère d‟abondance gratuite, minant la stricte économie masculine. C‟est un
excès rendant supportable par le rire, la griserie et le plaisir une situation autrement
intolérable70. Autrement dit, cet excès rend frivole une situation sérieuse. L‟enterrement de
Divine peut en servir d‟exemple :
« L‟abbé bénit la fosse et passa son goupillon à Mignon, qui rougit de le
sentir si lourd (…), puis aux tantes, et par elles tout l‟alentour ne fut qu‟un
piaillis de jolis cris et rires pouffants. Divine partait comme elle l‟eût
désiré, selon la fantaisie et l‟abjection mêlées71 ».
Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 337. (Sartre souligne)
Jean GENET, NDF, p. 128-129.
68 Hélène CIXOUS, “Le sexe ou la tête“, Les Cahiers du GRIF, 13, octobre 1976, p. 11.
69 Hélène CIXOUS et Catherine CLÉMENT, La Jeune Née, Paris, U.G.E., 1975, p. 161-162.
70 Pascale GAITET, op. cit., p. 48.
71 Jean GENET, NDF, p. 36.
66
67
33
Le contraire passe lorsque les Carolinas, dans Journal du Voleur, rendent les derniers
honneurs à une pissotière détruite. Ainsi, ce site honteux où autrefois s‟accomplirent des
actes homosexuels, acquiert une respectabilité grâce à la procession solennelle :
« Celles, que l‟une d‟entre elles appelle les Carolines, sur l‟emplacement
d‟une vespasienne détruite se rendirent processionnellement. (…) Quand
sa mort définitive fut constatée, en châles, en mantilles, en robes de soie,
en vestons cintrés, les Carolines – non toutes mais choisies en délégation
solennelle – vinrent sur son emplacement déposer une gerbe de roses
rouges nouée d‟un voile de crêpe. (…) Les Carolines étaient grandes. Elles
étaient les Filles de la Honte. Arrivées au port elles tournèrent à droite,
vers la caserne, et sur la tôle rouillée et puante de la pissotière abattue sur
le tas de ferrailles mortes elles déposèrent les fleurs72 ».
De manière comparable, les gestes et les apparences des folles semblent frivoles à première
vue, mais sont en fait une occupation sérieuse dont le but est la constitution de genre.
L‟identité de genre est l‟effet, le produit artificiel obtenu après une série d‟actions imitatives,
infiniment répétées. Par ce processus de performativité de genre, des éléments féminins sont
fabriqués, assemblés et ajustés aux corps en question. Ainsi « les fesses et les seins durs de
Germaine se greffèrent sur Culafroy, comme plus tard se greffèrent des muscles, et il dut les
porter selon la mode du jour »73. Lou-Divine, par son comportement, se fait faire un costume
féminin sur mesure, variant selon ce qui est en vogue. Il s‟impose naturellement un parallèle
avec l‟étude de Barthes sur le Système de la Mode :
« La femme de Mode est une collection de petites essences séparées assez
analogues aux emplois du théâtre classique ; l‟analogie n‟est d‟ailleurs pas
arbitraire, puisque la Mode donne la femme en représentation74 ».
Tandis que la mode crée « l‟illusion d‟une richesse quasi infinie de la personne, que l‟on
nomme en mode la personnalité »75, le fait que Divine est toujours en représentation suggère
qu‟elle ne cache rien derrière son rôle théâtral. En contraste avec l‟illusion d‟unité que crée la
mode, la description que Genet donne de Divine frappe par sa fragmentation :
« Voici son portrait : ses cheveux sont châtains et bouclés ; les boucles
dégringolant dans ses yeux et sur ses joues on la dirait coiffée d‟un chat à
neuf queues. Son front est un peu rond et lisse. Ses yeux chantent malgré
leur désespoir et leur mélodie passe des yeux aux dents qu‟elle rend
vivantes, et des dents à tous ses gestes, à ses moindres actes, et sorti des
yeux, c‟est ce charme qui, de vague en vague, se déplie jusqu‟à ses pieds
Jean GENET, JV, p. 72-73.
Jean GENET, NDF, p. 181.
74 Roland BARTHES, Système de la mode, p. 284.
75 Ibid.
72
73
34
nus. Son corps est fin comme l‟ambre. Ses jambes peuvent devenir agiles
quand elle fuit les fantômes76 ».
Cette fragmentation n‟est pas exclusive des travestis, la supposée unité du corps masculin est
également mise en question :
« Elle [Divine] inventa Marchetti. Elle eut vite fait de lui choisir un
physique, car elle possédait dans son imagination secrète de fille isolée,
pour ses nuits, une réserve de cuisses, de bras, de torses, de visages, de
cheveux, de dents, de nuques, de genoux, et savait les assembler pour en
former un homme vivant à qui elle prêtait une âme77 ».
Cette fragmentation de l‟homme est culturellement invisible, mais en tant que travesti,
Divine a le pouvoir de passer au travers de cette cohérence fictionnelle. A l‟inverse du
« dur » et de la vraie femme, le drag ne jouit pas d‟une cohérence projetée sur lui. De ce fait,
un des grands objectifs des folles est de réunir ses bribes décousues en une identité genrée
consistante. La construction d‟une telle identité est, selon Genet, une œuvre d‟art, un but en
soi donc, et même une morale. Dans ses Fragments, Genet donne cette définition de la morale :
« la tentative lucide, volontaire, de coordonner, puis harmoniser les éléments épars dans
l‟individu pour une fin qui le transcende78 ». Pour Divine, le but transcendant équivaut donc
à l‟élaboration de son identité de genre. Le but ultime est la création d‟une apparence
cohérente, créant, à son tour, une illusion d‟une intériorité riche et constante. Le goût camp
met l‟accent sur la performativité et le factice, de sorte que la morale à poursuivre est une
représentation visuelle réussie. Gaitet résume : « Dans le style camp de Genet, le contenu [la
morale] est la forme [l‟esthétique] plutôt qu‟exprimé par la forme79 ». Divine brouille les
délimitations entre essence et apparence, contenu et forme. Les actions frivoles monopolisent
toute l‟attention et sont transformées en sérieuses parce qu‟elles servent une morale
fondamentale. Cette morale ne vise pas l‟obtention d‟une identité féminine unifiée, car celleci est hors d‟atteinte. Toute la concentration repose en revanche sur la voie qui y mène.
L‟importance se déplace, dit Esther Newton, « de ce qui est fait vers comment c‟est fait »80.
Jean GENET, NDF, p. 38-39.
Ibid., p. 126.
78 Jean GENET, FR, p. 80-81.
79 Pascale GAITET, op. cit., p. 51. (Gaitet souligne)
80 Esther NEWTON, op. cit., p. 107. (je souligne)
76
77
35
2.3.
Irréalité et irréalisation du binarisme
« Parti des principes élémentaires des morales et des religions le saint
arrive à son but s’il se débarrasse d’eux81 » (Jean Genet)
2.3.1. Le glissement d’un pôle vers l’autre
Ce décalage des deux pôles du binarisme montre l‟irréalité de ce dernier. Étant donné que le
masculin et le féminin ne sont qu‟une usurpation d‟identité, toute une rangée de
comportements intermédiaires est admise. Genet parait voir ces deux catégories de genre
comme des extrêmes hors de portée de tous. Nous nous sommes arrêtés longuement sur le
caractère pastiche, jamais complet, de la mise en scène de la féminité, mais aussi les hommes,
dans les écrits de Genet, si durs qu‟ils soient, présentent presque toujours une certaine
spécificité par laquelle ils se féminisent. Prenons par exemple Mignon, représenté comme le
comble de virilité, comme un géant phallus en érection, car, dit Genet, « la verge de Mignon
est à elle seule Mignon tout entier »82. Partout, la taille immense de Mignon et de sa verge est
accentuée :
« de lui, tangible, il ne me reste, hélas, que le moulage en plâtre que fit
elle-même Divine de sa queue, gigantesque quand il bandait83 ».
« Mignon est un géant, dont les pieds courbes couvrent la moitié du globe,
debout, les jambes écartées dans une culotte bouffante de soie bleu ciel. Il
trique. Si fort et calmement que des anus et des vagins s‟enfilent à son
membre comme des bagues à un doigt. Il trique. Si fort et si calmement
que sa virilité observée par les cieux a la force pénétrante des bataillons de
guerriers blonds qui nous enculèrent le 14 juin 194084 ».
Paradoxal à sa prétendue virilité immesurable est son nom mièvre « Mignon-les-PetitsPieds » ou ce diminutif féminisé « mon Affolante »85 qui lui est assigné par Divine. En outre,
en Mignon est présent « ce chien fidèle et doux, soumis »86 ce qui contredit son tendance à la
trahison, son intransigeance et sa prodigieuse vigueur masculine.
Il en découle que personne ne sait satisfaire les exigences irréalisables de la
masculinité ou de la féminité pure. Or, la société patriarcale dans laquelle Divine et nous
Jean GENET, JV, p. 237.
Jean GENET, NDF, p. 88.
83 Ibid., p. 22.
84 Ibid., p. 87.
85 Ibid., p. 78.
86 Ibid., p. 92.
81
82
36
cohabitons, l‟Empire du Propre, exige de tous une conformation aux catégories existantes. Or,
Divine se sent femme mais pense homme. En outre, elle ne cherche pas à passer pour une
femme mais se plait à faire chevaucher les identités. Elle danse, elle trottine gracieusement
entre les deux extrémités de la salle et fait bousculer les positions. Ses gestes constituant sa
féminité ne sont pas toujours univoques mais joignent souvent le dur et le mou :
« Enfin désordre d‟amour, car qu‟elle touche à un mâle, tous ses gestes de
défense se modulent en caresses. Un poing parti pour donner un coup
s‟ouvre, se pose, et glisse en douceur87 ».
Par sa non-conformation, Divine attire sur elle une vague de colère et
d‟incompréhension de même que la classification imposée de « vieille putain putassière »88.
La force subversive de sa voix perturbatrice, qui essaie de transformer en lignes pointillées
les lignes grasses marquant les frontières solides et de les tordre jusqu‟à ce qu‟elles
embrassent toutes les complexités, est ainsi étouffée. Les épithètes moqueuses par lesquelles
elle est qualifiée permettent à tous de nier son intelligence. Or, à l‟opposé de Notre-Dame,
qui jouit d‟une liberté d‟identité beaucoup plus étendue, l‟ambiguïté de genre de Divine est
bornée par des codes sur lesquels Divine ne peut exercer de la puissance.
Quand Divine rencontre Notre-Dame-des-Fleurs, elle pense pouvoir changer
l‟identité sexuelle et genrée sur laquelle elle se trouve clouée. « Elle se crut virilisée. Un
espoir fou la fit forte, costaud, vigoureuse. Elle sentit des muscles lui pousser et sortir ellemême d‟un roc taillé en forme d‟esclave de Michel-Ange89 ». Genet nous raconte aussi que
Divine se veut boxeur, mais d‟une façon où son androgynéité se manifeste, selon une
esthétique qui associe les horions à la gesticulation gracieuse : « elle jugeait et voulait ses
mouvements non selon leur efficacité combattive, mais selon une esthétique qui aurait fait
d‟elle un voyou plus ou moins galamment tourné90 ». L‟imagerie de la boxe n‟est pas choisie
de manière arbitraire. C‟est le symbole auquel Genet recourt plusieurs fois dans Notre-Damedes-Fleurs pour rendre l‟idée de l‟amour homosexuel parfait, un amour entre égaux où il n‟y
a pas question de dominateur et dominé. Il y fait allusion notamment pour décrire l‟amitié
fraternelle entre Mignon et Notre-Dame : « ils descendirent dans un hôtel de l‟avenue
Wagram! Wagram bataille gagnée par des boxeurs91! ». Par leur amour non-pénétratif, ils
incarnent une conception de l‟amour homosexuel basée sur la complétude et la symétrie
harmonieuse. Cet attachement fraternel entre hommes trouve son apogée dans le passage
Jean GENET, NDF, p. 63.
Ibid., p. 129.
89 Ibid., p. 125.
90 Ibid.
91 Ibid., p. 115.
87
88
37
suivant, une scène sexuelle qui n‟évoque pas la pénétration de sorte que personne ne
pourrait y déceler une différence de virilité. L‟insistance sur les verbes réflexifs (dont le choix
explicite pour se battre au lieu de combattre) et sur la 3e personne du pluriel suggère la
réalisation d‟une union complète entre hommes, dans lesquels les deux individualités se
perdent92.
« S‟aimer comme, avant de se séparer deux jeunes boxeurs qui se battent
(non combattent), déchirent l‟un à l‟autre sa chemise, et, quand ils sont
nus, stupéfaits d‟être si beaux, croient se voir dans une glace, restent bés
une seconde, secouent – la rage d‟être pris – leurs cheveux emmêlés, se
sourient d‟un sourire humide et s‟étreignent comme deux lutteurs de lutte
gréco-romaine, emboîtent leurs muscles dans les connexions exactes
qu‟offrent les muscles de l‟autre, et s‟affalent sur le tapis jusqu‟à ce que
leur sperme tiède, giclant haut, trace sur le ciel une voie lactée où
s‟inscrivent d‟autres constellations que je sais lire : la constellation du
Matelot, celle du Boxeur, celle du Cycliste, celle du Violon, celle du Spahi,
celle du Poignard. Ainsi une nouvelle carte du Ciel se dessine sur la
muraille du grenier de Divine93 ».
La constellation du Boxeur n‟est vraisemblablement pas celle à laquelle Divine se trouve
impliquée. L‟association systématique de Culafroy et de Divine avec le violon fait supposer
qu‟elle a sa place parmi la constellation du Violon. « Par ses formes torturées »94, le violon
représente la dramatisation de la vie. C‟est avec ce violon qu‟il a fabriqué lui-même que
Culafroy se risque pour la première fois aux gestes théâtraux et qu‟il commence à jouer avec
l‟artifice. Le son plaintif du violon, ensemble avec ses courbes, donnent le ton de la Divine
saga. Ce « mot commençant par viol »95 fait allusion à la subordination forcée, situation subie
par Culafroy lorsqu‟il fut violé par Alberto. Cet événement marqua sa vie et contribua à son
abandon de l‟identité masculine pour la féminine. De ce fait, le violon devient l‟image du
rôle social et sexuel subordonnés. En outre, il symbolise le calvaire de Divine, allié à celui de
Jésus-Christ :
« Divine est morte hier au milieu d‟une flaque si rouge de son sang vomi
qu‟en expirant elle eut l‟illusion suprême que ce sang était l‟équivalent
visible du trou noir qu‟un violon éventré (…) désignait avec une insistance
dramatique comme un Jésus le chancre doré où luit son Sacré-Cœur de
flammes. Voilà donc le côté divin de sa mort96 ».
Michael LUCEY, “Genet‟s Notre-Dame-des-Fleurs: Fantasy and Sexual Identity”, Yale French Studies, numéro 91,
1997, p. 82, consulté à travers JSTOR le 18 mars 2011.
93 Jean GENET, NDF, p. 62-63.
94 Ibid., p. 134.
95 Ibid., p. 135.
96 Ibid., p. 17-18. (je souligne)
92
38
Le trou noir du violon éventré incarne aussi bien le mystère du rien, l‟air enchanteur qui
jaillit d‟une intériorité vide grâce au façonnage de la caisse de résonance. Pouvons-nous, par
ce vide intérieur, affirmer que l‟extériorité peut être manipulée à volonté, que la modulation
de composition de la surface permet de produire une infinité de timbres ? Au moment de
rencontrer Notre-Dame, Divine le croit. Elle décide donc d‟altérer son identité sociale. Afin
de confirmer son passage aux durs et de s„assurer qu‟elle parviendra à gagner l‟amour de
Notre-Dame, elle invente Marchetti, avec qui elle puisse entretenir une relation entre égaux,
d‟homme à homme. Mais, en fin de compte, ce ne sera pas Divine mais Notre-Dame qui
jouira d‟un tel amour égalitaire avec Marchetti. La pauvre Divine est trop efféminée pour
avoir des copains. Son incapacité à se viriliser se manifeste lorsqu‟elle essaie de pénétrer
Notre-Dame :
« Un jour qu‟ils n‟étaient que tous deux dans le grenier, Divine décida
enfin d‟enculer Notre-Dame, qui, amusé, se prêtait à tous les jeux de
bonne grâce. (…) Quand Divine voulut passer à l‟acte définitif, elle
chevaucha Notre-Dame déboutonné, couché sur le sol, le membre brandi
hors de la braguette. Elle allait de sa verge un peu souple l‟enfiler – il
souriait toujours, amusé – quand la bosse de la dure queue de l‟adolescent
plaquée et bondissant sur son ventre, donna à Divine ce vertige connu
d‟elle : l‟abandon au mâle. Elle se laissa glisser, saisit à pleines mains la
verge de Notre-Dame et, la serrant bien fort, la dirigea, l‟introduisit ellemême en elle. (…) Notre-Dame, hissé sur elle, disait : « Allons, la môme,
donne-toi ; faut te donner. » (…) Divine était vaincue (…) En somme elle
réintégrait son âme97 ».
La déception de Divine quand elle reconnait que sa subversion se trouve délimitée par de
telles barrières est immense. Ce n‟est pas dans un monde où de telles valeurs de
catégorisation et d‟immuabilité prédominent que Divine peut trouver le bonheur. Dans cet
univers-ci, il lui est impossible de vivre pleinement son ambiguïté de genre et d‟identité. Elle
se trouve confinée dans son rôle de folle et se bute contre l‟impossibilité de se viriliser et de
jouer un rôle sexuel dominant. Elle finit donc par renoncer à ses amours et à sa vie,
renoncement qui constitue, selon Genet, la base unique de la sainteté98. Au moment où elle
s‟enfonce dans l‟abjection et la solitude, son ascèse sert d‟initiateur à une ascension singulière
par laquelle elle est sublimée à la sainteté.
Jean GENET, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, L‟Arbalète, 1966, p. 41. (ce passage ne se trouve pas dans l‟édition
Folio de Gallimard)
98 Jean GENET, JV, p. 237 : “Toutefois, il me semble qu‟elle ait pour base unique le renoncement“.
97
39
2.3.2. La sainteté ou la chute du binarisme
Dans les yeux de Genet, la sainteté est en même temps multiforme et impossible à
capter ; elle comprend le Bien aussi bien que le Mal et leur fait perdre leur sens, jusqu‟au
point où la sainteté incarne la subversion, refusant d‟être cloué sur une seule définition. Bien
qu‟il s‟y efforce, Genet ne réussit jamais à une définition exhaustive de la sainteté :
« Ne pouvant réussir une définition de la sainteté – pas plus que de la
beauté – à chaque instant je la veux créer, c‟est-à-dire faire que tous mes
actes me conduisent vers elle que j‟ignore. Que me guide à chaque instant
une volonté de sainteté jusqu‟au jour où ma luminosité sera telle que les
gens diront : « C‟est un saint », ou avec plus de chance : « C‟était un
saint99 ».
La métamorphose de Culafroy en Divine n‟est pas le terme de la quête de la sainteté, elle
n‟est que le début de ce qui deviendra une recherche étrange et labyrinthique qui se passe
par les ruelles du Paris interlope. En route vers la sainteté, elle descend dans un dédale
indécis où rien n‟est prévisible, toutes les apparences trompeuses et les apparitions
multiformes. Les transformations que Divine adore sont celles qui se sont paralysées au
moment suprême de leur métamorphose, de sorte qu‟ils gardent les caractéristiques des
deux espèces. Elle-même est une figure mythique, un monstre chimérique, sorte de
gargouille sculptée selon ce que le terme « pédérasque »100 fait supposer. Entre homme et
femme, elle apparait sous son véritable jour comme un phallus ailé ou « ellé », l‟incarnation
de ces figures qui lui rendent à bout de souffle d‟excitation101 :
« une farandole de ah ! oui, oui, mes Belles, rêvez et faites les Pochardes
pour y fuir, ce que je refuse de vous dire, ce qui était ailé, bouffi, gros,
grave comme des angelots, des pafs splendides, en sucre d‟orge. Autour,
mesdames, de quelques-uns plus droits et plus solides que les autres,
s‟enroulaient des clématites, des liserons, des capucines, des petits macs
aussi, tortueux. Oh ! ces colonnes ! La cellule volait à toute vitesse : j‟étais
folle, folle, folle102 ! »
Au moment de sa sainteté, le Bien et le Mal se fondent et tel un ange, elle perd son sexe et sa
sexualité tels qu‟ils sont contraints sur terre pour monter en spiral, à toute vitesse, vers un
espace où toute opposition binaire se dissout. Dans cet espace multiforme, tout le monde
peut s‟affirmer dans toute sa complexité sans besoin d‟identité cohérente. C‟est ici que
s‟accomplit l‟idéal de Deleuze, qui a pour but éthique et esthétique de « défaire les mois et
Jean GENET, JV, p. 237.
Jean GENET, NDF, p. 41.
101 Nathalie FREDETTE, op. cit., p. 34.
102 Jean GENET, NDF, p. 83.
99
100
40
leurs présupposés, [de] libérer les singularités prépersonnelles qu‟ils enferment et refoulent.
(…) Car chacun est un groupuscule et doit vivre ainsi »103. Au-dessus de Dieu, Divine a créé
un mont olympien peuplé par des êtres équivoques auxquels même Dieu doit obéir :
« Divine fit de ses amours un dieu au-dessus de Dieu, de Jésus et de la Sainte Vierge, auquel
ils se soumettaient comme tout le monde104 ». Ici, les rôles érotiques sont libres et fluctuantes.
Divine, parce qu‟elle est la « Toute-Subversive » est admise dans ce monde du Tout-Sacré, la
sublimité où la suspension de l‟identité gouverne.
2.4.
En résumé
Bref, par sa lutte contre la matière, Divine ne veut pas nous dire qu‟elle est une
femme prisonnière d‟un corps masculin. Par sa lutte contre la matérialité de son corps, elle
veut combattre son univocité, car elle ne cherche pas à passer comme une femme. Cette
duplicité de sens se retrouve également dans l‟écriture de Genet. Bien que l‟ambiguïté de
Divine est indéniable sur le plan tangible, elle ne peut être rendue aussi facilement sur le
plan social. Par sa performativité, elle réussit à s‟établir une nouvelle identité genrée,
contrastant avec son sexe masculin. Or, par la répétition continue de ses gestes camp,
l‟illusion d‟une identité fixe est créée, négligeant qu‟elle se sert consciemment de ces gestes
afin de montrer l‟inauthenticité de toute identité de genre. Cette performativité de genre,
théorisée par Butler, finit par nuire à Divine, stigmatisée de folle. L‟impossibilité d‟avoir des
copains ou d‟être le partenaire sexuellement dominant en témoigne. L‟incohérence entre sa
propre conception de soi et la conception des autres lui fait renoncer à sa vie sociale,
renoncement par lequel elle se trouve élue d‟accéder à la divinité, où l‟idéal qu‟elle partage
avec Deleuze trouve son plein épanouissement.
103
104
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972, p. 434.
Jean GENET, NDF, p. 142.
41
Chapitre III : Notre-Dame-des Fleurs
ou le dépassement des bornes
« Ce corps travesti concerne un état de la présence sans statut, qui ne
se stabilise ni d’un côté ni de l’autre1 »
3.1.
La voie de la possibilité multiple
La déstabilisation provoquée par Notre-Dame-des-Fleurs est indéniable. Dès qu‟il effectue le
moindre geste, il porte atteinte aux frontières conventionnelles de l‟identité et il déséquilibre,
ce faisant, son entourage. Qu‟il s‟agisse de son genre, de son destin ou de son comportement,
Notre-Dame-des-Fleurs ouvre d‟autres voies de possibilités inexplorées. Il déstabilise tant de
catégories qu‟il devient le symbole de la dissolution des frontières et de la contingence et de
la fluidité des identités. Selon Marjorie Garber, ce dépassement conscient des bornes est la
caractéristique la plus tranchée et la plus subversive du travestissement. Elle prétend que le
travestissement mène à une crise des catégories, mettant en péril l‟ordre établi. Dans notre
roman, il est hors de doute que Notre-Dame-des-Fleurs pose un très grand défi aux
catégorisations. La duplicité qu‟il représente met en cause la stricte division entre les « durs »
et les « mous », entre la sphère masculine et la sphère féminine. À travers lui ne s‟affiche pas
seulement l‟arbitraire de la catégorisation binaire de genre, mais surtout l‟absurde de la
catégorisation en soi2 . L‟effet produit aura sans doute plu à Michel Foucault, tant il est
semblable à celui de Borges, cité par Foucault dans Les Mots et les Choses, quand celui-ci
mentionne « une certaine encyclopédie chinoise » qui propose une classification du règne
animal selon les catégories suivantes :
« a) appartenant à l‟Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons
de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la
présente classification, i) qui s‟agitent comme des fous, j) innombrables, k)
dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui
viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches3 » .
1
Chantal HURAULT, “Le corps travesti, déclinaisons d‟identité“, Alternatives théâtrales, numéro 92, janvier 2007,
p. 37.
2 Marjorie GARBER, op. cit., p. 17.
3 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll.
“Bibliothèque des sciences humaines“, 1966, p. 7.
42
Par des associations inattendues, Genet met à nu les opinions préconçues à la base de nos
évidences, qui semblent fidèles aux apparences. Or, Genet altère les évidences et nous met
constamment en garde contre une assimilation trop rapide entre l‟apparence et l‟essence.
Dans Notre-Dame-des-Fleurs, la conjonction des contraires est la norme et Notre-Damedes-Fleurs est le personnage dans lequel la duplicité, ou mieux la multiplicité de genre se
manifeste le plus explicitement. Genet présente une rangée de subjectivités masculines très
différentes, brouillant sans cesse les lignes de démarcation entre dur et mou. À ce propos
j‟aimerais citer encore une fois Roland Barthes :
« … il ne faut pas que l‟opposition des sexes soit une loi de Nature ; il faut
donc dissoudre les affrontements et les paradigmes, pluraliser à la fois les
sens et les sexes : le sens ira vers sa multiplication, sa dispersion (dans la
théorie du Texte), et le sexe ne sera pris dans aucune typologie (il n‟y aura,
par exemple, que des homosexualités, dont le pluriel déjouera tout
discours constitué, centré, au point qu‟il apparaît presque inutile d‟en
parler)4 ».
L‟indécision de Notre-Dame ajoute un troisième terme au binaire, dont la particularité est
que ce n‟est en réalité pas un terme, mais un ensemble de possibilités qui compromet la
conception univoque de l‟identité 5 et la catégorisation de genre selon quelques critères
supposés fidèles à la réalité.
La remise en question de la sécession des sexes pose un défi important à la
supposition du genre inné et rappelle la théorie de Judith Butler sur la performativité de
l‟identité. L‟impossibilité de catégoriser Notre-Dame tient en grande partie au fait que celuici, très jeune encore, est en train de se constituer une identité (processus qui, malgré elle, est
arrivé à son aboutissement chez Divine).
Genet se sent profondément gêné par la grammaire qui lui oblige de choisir entre le
masculin ou le féminin pour parler de Notre-Dame. Au niveau formel transparait
l‟indécision quant à l‟ajout ou l‟omission d‟un e final. Divine et les autres folles parlent de lui
au féminin et disent par exemple « La Notre-Dame ». Le narrateur, par contre, rétablit dans
la plupart des cas le masculin, sauf quand il dit que Notre-Dame est « coquette »6. Même
Divine a des moments d‟hésitation et dit une fois que Notre-Dame est « orgueilleux »7, ce qui
indique peut-être qu‟elle accepte l‟oscillation de Notre-Dame, tandis que cet agrément n‟est
pas accordé à elle-même.
Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 70.
Marjorie GARBER, op. cit., p. 11.
6 Jean GENET, NDF, p. 153.
7 Ibid., p. 155.
4
5
43
3.2.
Notre-Dame, un idéal hors d’atteinte de Divine
La multiplicité d‟identité de Notre-Dame rompt l‟ordre établi dans le Paris souterrain et
déstabilise surtout Divine, qui en le rencontrant, espère pouvoir assumer autant de rôles
sociaux et érotiques que lui. Il est un fait que l‟impact de Notre-Dame sur la vie de Divine est
considérable. En premier lieu, elle espère que sa versatilité d‟identité pourra s‟appliquer
aussi à elle. En deuxième lieu, Notre-Dame se faufile dans la vie amoureuse de Divine et lui
vole ses amants. Après avoir vécu une aventure avec Marchetti, Notre-Dame se lie avec
Mignon, rompant ainsi le bonheur de femme mariée qu‟éprouvait Divine. Négligée par
Mignon, Divine se met en ménage avec Gorgui. À nouveau, l‟entrée de Notre-Dame rompt la
stabilité du couple et provoque le chagrin de Divine. Finalement, l‟intervention de NotreDame paraît nécessaire pour Divine afin qu‟elle puisse accomplir son destin de sainte.
Consumée par son chagrin, Divine renonce progressivement à ses amants, à sa vie de folle, à
sa coquetterie et même à sa haine. En surmontant sa jalousie et ses déceptions par une
attitude de dignité et de grâce, elle montre sa grandeur jamais surpassée.
En premier lieu, Divine croit pouvoir se viriliser par son amour pour l‟adolescent
puéril et fluet. Elle essaie de transformer le langage de ses gestes. Néanmoins, les gestes
qu‟elle croit virils n‟aboutissent pas : « tout ce simulacre fut exécuté si malhabilement qu‟elle
paraissait être en une seule soirée quatre ou cinq personnages à la fois8 ». Ses gestes débutent
en exubérance, mais soudain elle se réalise qu‟elle doit se montrer virile, terminant le geste
de manière retenue. Par-là, elle gagne « la richesse d‟une multiple personnalité »9. Elle est
maintenant un mâle en apprenti, un imitateur inexpérimenté, « un pitre timide en bourgeois,
quelque folle empoisonnée »10. Cette multiplicité d‟identité ne semble pas accessible sur le
plan sexuel. Nous avons déjà vu qu‟elle s‟invente un copain, Marchetti, qui finit par devenir
le copain de Notre-Dame. De même, sa tentative de dominer sexuellement Notre-Dame
échoue, même si elle est dans la logique grecque le partenaire mûr, plus âgé et de sorte
autorisé de dominer l‟acte. Bref, un certain impératif repose sur son destin par lequel elle est
damnée à la fixité sexuelle. Une fois la transformation de Divine accomplie, son identité, ses
gestes et même ses fantaisies sont fixés. Divine est soumise alors à une loi alternative, qui
admet des identités inhabituelles. Nous sommes loin ici de la prétendue non identité de
Foucault. L‟identité de Notre-Dame est beaucoup plus oscillante et s‟apparente plus à cette
Jean GENET, NDF, p. 126.
Ibid.
10 Ibid.
8
9
44
non identité. Cependant, dans le personnage de Notre-Dame-des-Fleurs, ce n‟est pas
l‟absence d‟identité qui est accentuée, mais l‟identité multiple d‟un jeune qui s‟aperçoit des
catégories régnantes et de la contrainte de s‟affirmer envers le monde extérieur comme tel ou
tel. La quête de l‟identité s‟accompagne de fluctuations et d‟hésitations qui rendent NotreDame impossible à capter. Vu que son destin est encore incertain, il y a en lui simultanément
des caractéristiques du « dur » et du « mou ». Ainsi il s‟apparente à Jean Genet, qui cherche
sa propre identité à travers son œuvre. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, celui-ci écarte son destin
de travesti, de folle. Dans Miracle de la Rose, il écarte son destin d‟assassin et dans Journal du
Voleur sa quête se termine et il s‟affirme, après une longue errance, comme voleur. Divine,
par contre, comprend par son amour pour Notre-Dame qu‟elle n‟accèdera jamais à l‟identité
illimitée dont elle a rêvée. Elle est contrainte à embrasser les restrictions de sa matière.
« Culafroy et Divine », dit Genet, « seront toujours contraints d‟aimer ce qu‟ils abhorrent, et
cela constitue un peu de leur sainteté, car c‟est du renoncement »11. Divine se rend compte
que son amour pour quelqu‟un de plus jeune et moins musclé qu‟elle-même ne lui permettra
jamais de se viriliser. Au contraire, cet amour ne lui vaut rien sauf la certitude de sa vieillesse
qui se déploie en elle « comme des tentures formées d‟ailes de chauve-souris »12. Pour la
première fois, elle voit une ressemblance entre son corps ciré et celui de Jésus-Christ crucifié.
Lentement, elle commence à prendre conscience de sa sainteté, qui l‟obsédera jusqu‟à
l‟écœurement.
Mais Divine n‟abandonne pas si facilement, car Genet nous dit qu‟elle est aussi rusée
que pure. Elle présente une duplicité de pensée, de comportement et de paroles. Sa
juxtaposition du masculin et du féminin ne se conçoit pas sans conflits entre ses pensées et
ses sentiments. « Sa féminité n‟était pas qu’une mascarade », nous dit Genet, « mais, pour
penser « femme » en plein, ses organes la gênaient »13. Cet antagonisme se révèle surtout
dans son attitude envers Mimosa, une folle au moins aussi ambigüe et sans doute plus
immorale qu‟elle. Quand Divine lui raconte que Notre-Dame est parti, Genet nous fait voir
son imposture frappante par l‟alternance du discours direct et indirect, exhibant ainsi l‟écart
entre les pensées et les paroles de Divine. Genet précise que « son personnage est empêtré de
mille sentiments et de leurs contraires, qui s‟embrouillent, se débrouillent, se nouent,
Jean GENET, NDF, p. 164.
Ibid., p. 127.
13 Ibid., p. 258. (Genet souligne)
11
12
45
dénouent, créant un fouillis fou »14. Ces contradictions complexes l‟obligent de livrer un
combat intérieur incessant.
Sa jalousie de Notre-Dame, latente d‟abord, n‟est notable que dans quelques futilités.
Ainsi, elle choisit inconsciemment la photo la plus laide de Notre-Dame pour la coller sur
son mur, elle ne pouvait guère dissimuler son contentement à la découverte de l‟haleine
fétide de Notre-Dame et elle refusa une fois de prêter à Notre-Dame son mascara. Or,
maintenant que l‟amour de Notre-Dame et Gorgui porte atteinte à sa dignité, sa jalousie est
incontournable. Elle choisit alors une manœuvre de défense qu‟elle déploierait aussi face à
une autre folle : elle essaie de le transpercer d‟un bataillon de flèches. Or, ses flèches butent
sur le granit. Notre-Dame, grâce à sa dureté, pare sans problème les attaques de Divine et en
sort sans sang aux doigts. Or, cette inviolabilité de Notre-Dame n‟est pas due uniquement à
la matière impénétrable de Notre-Dame, mais aussi à la duplicité de Divine, qui enduit ses
flèches d‟un baume cicatrisant afin de diluer ses injures empoisonnées. Divine a une double
raison d‟adoucir ses reproches. D‟une part, elle craint une contre-attaque virulente de NotreDame et d‟autre part, elle croît que Notre-Dame se plait à voir Divine amère. Elle suppose
donc à tort que Notre-Dame pense de la même manière que les folles de Pigalle, mais la
conscience de Notre-Dame ne se stabilise ni du côté des folles, ni du côté des durs. Les
sentiments de Notre-Dame sont moins complexes et moins contraires que ceux de Divine,
mais certainement plus prononcés que ceux de Mignon, toujours inconscient de tout.
3.3.
Une identité en suspension
3.3.1. L’abîme entre le destin et le libre arbitre
Notre-Dame-des-Fleurs semble parfois en proie aux circonstances, au point que les
circonstances deviennent les véritables agents, constituant l‟identité paradoxale de NotreDame. Tandis que dans le cas de Divine, la tension est due essentiellement à une fêlure entre
son apparence et son essence, chez Notre-Dame il y a tension entre les circonstances
contraignantes formant son destin et sa volonté personnelle. C‟est parce qu‟il se laisse
emporter par les événements que l‟identité de Notre-Dame est tellement fluide et
contingente. D‟un côté, il ne joua aucun rôle volontaire dans l‟attribution de son nom
« Notre-Dame-des-Fleurs » dont il a honte et qu‟il cache pour les inconnus. L‟aveu de ce nom
14
Jean GENET, NDF, p. 153.
46
à Mignon survient après un rituel solennel dans lequel Mignon ressemble à un chamane qui
donne à Notre-Dame un breuvage magique qui fait bouillonner le nom à l‟intérieur de lui :
« Pendant que le nom mystérieux sortait, il était si angoissant de regarder
la grande beauté de l‟assassin se tordre, les boucles immobiles et
immondes des serpents de marbre de son visage endormi s‟émouvoir et
bouger, que Mignon perçut la gravité d‟un tel aveu, à tel point, si
profondément, qu‟il se demanda si Notre-Dame n‟allait pas dégueuler des
pafs15 ».
Au bout de ce rituel pénible, Notre-Dame finit par rendre son nom, par régurgiter son côté
féminin, symbolisé par ce nom tabou. L‟assassin s‟ouvre et laisse « jaillir comme une Gloire,
de ses pitoyables morceaux, un reposoir où était couchée dans les roses une femme de
lumière et de chair »16. Cette femme reposant dans les roses, une espèce de sainte Vierge, est
la figuration du côté poétique de Notre-Dame-des-Fleurs, car chez lui, tout comme chez
Divine, poésie et féminité se recouvrent.
D‟autre part, l‟assassinat violent qu‟il commet n‟a guère de valeur poétique et laisse
voir Notre-Dame de son côté le plus dur. Cet assassinat ne se conçoit point comme une
démonstration intentionnelle de sa rigidité. Au contraire, cet acte advient de manière
inattendue et presque hors de son contrôle. L‟idée de l‟étranglement lui est venue
soudainement en voyant la cravate et cet acte monstrueux paraît se produire de soi-même,
tant le cou se prête à être entouré par les deux mains. Nous n‟avons point l‟impression
d‟assister à une action violente, commise de sang-froid, car le récit du meurtre se trouve
emmailloté et atténué dans une réflexion du narrateur :
« Tuer est facile, le cœur étant placé à gauche, juste en face de la main
armée du tueur, et le cou s‟encastrant si bien dans les deux mains jointes.
Le cadavre du vieillard, d‟un de ces mille vieillards dont le sort est de
mourir ainsi, gît sur le tapis bleu. Notre-Dame l‟a tué. Assassin17».
Quelques pages plus tard, l‟étranglement est associé à une scène de masturbation qui se
produit également quasi à l‟insu de Notre-Dame et qui érotise l‟action brutale du serrement,
omise avant :
« D‟elle-même, la main de l‟assassin cherche sa verge qui bande. Il la
caresse par-dessus le drap, doucement d‟abord, avec cette légèreté
d‟oiseau qui volette, puis la serre, l‟étreint fort ; enfin il décharge dans la
bouche édentée du vieillard étranglé18 ».
Jean GENET, NDF, p. 118.
Ibid.
17 Ibid., p. 104-105.
18 Ibid., p. 107.
15
16
47
La singularité (ou multiplicité) de cet assassin au « caractère physique et moral de fleur »19
qui enjambe les antipodes est telle que l‟entrelacement constant des deux pôles finit par
plonger tout Notre-Dame-des-Fleurs dans une zone d‟ambiguïté20. L‟esquive des catégories
élève Notre-Dame au-dessus du monde, le maintient en suspens, le soulève en turbulence
jusqu‟à ce qu‟il pirouette à la divinité, à la décapitation glorieuse.
3.3.2. Notre-Dame, dominateur et dominé
Grâce à sa pluralité sexuelle, Notre-Dame entre dans des relations de nature très divergente.
En premier lieu, il se lie avec Divine. Ce concubinage prouve qu‟il esquive les catégories
existantes de dur et mou, car Genet s‟en tient à la règle que deux sœurs ne s‟accouplent pas21.
Conséquemment, aucune tension érotique ne se décèle dans les rapports de Divine et
Mimosa. Divine, dans sa relation avec Notre-Dame, sera même associée au vieillard étranglé
lorsqu‟elle lui donne une fellation. Notre-Dame jouit dans la bouche de Divine, de laquelle
nous savons qu‟elle porte un râtelier et qu‟elle ne bande pas à ce moment-là22. Auparavant,
Notre-Dame a rêvé de décharger « dans la bouche édentée du vieillard » 23 , dont nous
saurons plus tard qu‟il ne pouvait plus bander.
Notre-Dame entre aussi en relation avec Mignon, qui est en fait son père. À cause de
cette parenté, Genet n‟ose pas aller au bout de ses fantaisies et de réaliser l‟inceste, car il sait
que c‟est un plaisir illicite. L‟accomplissement ou non de ces fantaisies reste en suspens et les
deux se lient fraternellement, comme deux boxeurs qui se complètent mutuellement.
Genet couple Notre-Dame également avec un nègre imposant, Seck Gorgui.
Paradoxalement, c‟est au moment où Notre-Dame s‟habille en travesti qu‟il est le plus
attirant pour Seck, « jusqu‟à le faire baver légèrement, le grand nègre glorieux »24. D‟abord, le
port de la robe effraie Notre-Dame, peureux de se ridiculiser devant ses copains. Il portera la
robe quand-même et au lieu de porter atteinte à son image, la symbiose du masculin et du
féminin que cette doublure lui confère entraine plutôt l‟estime de Seck à son égard. La soirée
est un triomphe de Notre-Dame quant à sa propre acceptation de son identité multiple.
« Notre-Dame, dans sa robe de faille bleu pâle, bordée de valenciennes blanche, était plus
Jean GENET, NDF, p. 125.
Nathalie FREDETTE, op. cit., p. 37.
21 Edmund WHITE, op. cit., p. 166.
22 Michael LUCEY, art. cit., p. 94.
23 Jean GENET, NDF, p. 107.
24 Ibid., p. 254-255.
19
20
48
que lui-même. Il était lui-même et son complément25 ». Soudain, au cours de la soirée, NotreDame bande et son érection fait que l‟étoffe de la robe se gonfle. La honte que Notre-Dame
en éprouve contredit les affirmations de Robert Stoller, un théoricien prestigieux de l‟identité
de genre qui donne une définition phallocentrique du travestissement :
« Le système psychologique très complexe que nous appelons
travestissement est une méthode assez efficace afin de savoir manier de
très fortes identifications féminines sans que le patient doit céder au
sentiment que son sens de masculinité se trouve submergé par ses
souhaits féminins. Le travesti livre cette bataille contre sa destruction par
ses désirs féminins, en premier lieu en alternant sa masculinité par une
conduite féminine, se rassurant ainsi que ce n‟est pas permanent et en
deuxième lieu parce qu‟il est toujours conscient – même au comble de
l‟attitude féminine – quand il est entièrement habillé de vêtements femme
– qu‟il a l‟insigne absolu du mâle : un pénis. Et il n‟existe pas de
conscience plus acute de sa présence que lorsqu‟il l‟éprouve par une
érection rassurante26 ».
Or, pour Notre-Dame, son érection n‟est pas une idée rassurante confirmant sa masculinité
malgré les apparences. En revanche, il montre, les larmes aux yeux, la cause de sa honte à
Seck et lui demande de l‟aider à cacher cette bosse. Seck, de façon étonnante, « prend alors
l‟assassin par les épaules, le plaque, le serre contre lui, emboîte entre ses cuisses de colosse la
dure saillie qui soulève la soie, l‟entraîne sur son cœur dans des valses et des tangos qui
dureront jusqu‟au jour »27. Seck, un « dur », permet donc à Notre-Dame-des-Fleurs travesti
de le pénétrer symboliquement. Paradoxalement, c‟est quand il admet son côté féminin que
la grandeur de Notre-Dame se révèle. La scène où ils montent dans le taxi en retournant à la
maison révèle que la symbiose surpasse la dureté et indique déjà qu‟elle constituera même la
clé pour monter à l‟immortalité et pour accéder à la divinité :
« Le chauffeur ouvrit la portière et Notre-Dame monta d‟abord. Gorgui, à
cause de sa situation dans le groupe, eût du passer le premier, mais il
s‟écarta, laissant l‟ouverture libre à Notre-Dame. Que l‟on songe que
jamais un mac ne s‟efface devant une femme, moins encore devant une
tante, ce que pourtant, vis-à-vis de lui, était devenu cette nuit Notre-Dame,
il fallait que Gorgui le plaçât bien haut28 ».
L‟apothéose de sa synthèse entre masculin et féminin, dominateur et dominé, actif et passif,
survient lorsque, après la fête, Divine, Seck et lui performent un acte sexuel à trois29. Divine,
comme d‟habitude, s‟entortille au membre de Notre-Dame. Celui-ci, contrairement aux durs,
Jean GENET, NDF, p. 253.
Robert J. STOLLER, Sex and Gender : On the Development of Masculinity and Femininity, vol. 1, London, The
Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis, 1968, p. 186. (ma traduction)
27 Jean GENET, NDF, p. 251.
28 Ibid., p. 257.
29 Michael LUCEY, art. cit., p. 98.
25
26
49
ne reste pas aussi inerte comme une colonne en granit, mais cherche lui-même la bouche de
Divine. Divine, insouciante, caresse Notre-Dame jusqu‟à ce qu‟elle comprenne que ses deux
amis sont impliqués dans un autre jeu : « Gorgui chevauchait l‟assassin blond et cherchait à
le pénétrer. Un désespoir terrible, profond, inégalable la détacha du jeu des deux hommes30 ».
La déception érotique de Divine est grande. Normalement c‟est elle qui se couche au milieu
du lit, mais jamais elle n‟a pu jouer le rôle sexuel versatile accordé ici à Notre-Dame. Ses
fantaisies érotiques s‟effondrent au même moment où se défait l‟échafaudage de corps.
« C’est la vie, eut le temps de penser Divine31 ». Elle, incapable de traverser les catégories sans
contraintes, se rend compte, à cause de Notre-Dame, qu‟elle est forcée d‟accepter les
limitations qui s‟imposent. La phrase révélatrice « c‟est la vie » qui se forme dans ses pensées
constitue un tournant primordial pour Divine. Lucide, elle prend conscience de ce que ses
tentatives sont vaines et qu‟il lui faudra y renoncer. Car « c‟est cela se faire une vie : renoncer
aux dimanches, aux fêtes, au temps qu‟il fait32 ».
3.3.3. Divine, enchanteresse poétique
Les arrestations de Mignon et de Notre-Dame ne peuvent être comprises sans prendre en
compte le maléfice de Divine sur eux. Divine, malveillante ou non, fait surgir à la surface le
côté féminin et poétique de ces mannequins solides que sont Mignon et Notre-Dame jusqu‟à
ce qu‟ils soient voués à une chute inéluctable. Nous pourrions peut-être affirmer que Divine
se venge indirectement sur Notre-Dame et Mignon du mal qu‟ils lui ont infligé. Notre-Dame,
comme on sait, lui a volé ses amants et son rêve identitaire. Mignon, lui, l‟a abandonné après
six ans de concubinage. Certes, la vengeance de Divine s‟exerce au moyen d‟un détour
énorme. Sa dénonciation est indirecte pour deux raisons, l‟une étant qu‟elle « avait beaucoup
de mal à être immorale et n‟y parvenait qu‟au prix de longs détours qui lui causaient de la
peine »33 et l‟autre que l‟efficacité et la ligne droite n‟appartiennent pas au vocabulaire des
gestes de Divine. Nous pourrions peut-être y ajouter encore une propension à la lâcheté, qui
est valorisée au détriment de la bravoure, qui serait vulgaire puisqu‟elle « implique le plus
de reconnaissance aux puissances charnelles »34.
Jean GENET, NDF, p. 270.
Ibid., p. 271.
32 Ibid., p. 206. (Genet souligne)
33 Ibid., p. 152.
34 Ibid., p. 327.
30
31
50
Le processus d‟intoxication effectué par Divine affecte Mignon sans qu‟il s‟en rende
compte. Celui-ci n‟y voit jamais une atteinte à sa virilité. Mignon-les-Petits-Pieds ne se rend
d‟ailleurs jamais compte de la frivolité de son nom. Ce reproche d‟ignorance ne peut en
aucun cas être faite à Notre-Dame. Celui-ci se donne les plus grandes peines avant d‟avouer
son nom à Mignon. Sa lucidité de sa lutte intérieure et des conséquences de sa dualité lui fait
se tordre de douleur mentale. En outre, la mise en scène du meurtre factice ne peut être
survenue à son insu. Par contre, nous décelons dans cette scène encore une fois la tendance
de Notre-Dame à se laisser entraîner par les circonstances, l‟idée du montage théâtral lui
étant venue après le vol dans une voiture « d‟un carton qu‟en déballant ils trouvèrent plein
des morceaux affreux d‟un mannequin de cire démonté »35. Le motif direct de la pièce de
théâtre se trouve dans cet événement accidentel, mais il est impossible de ne pas déceler dans
ce goût de théâtralisation le souffle de Divine. Genet nous signale explicitement qu‟il faut la
prendre en considération:
« Il faut reconnaître ici peut-être l‟influence de Divine. Elle est partout où
surgit l‟inexplicable. Elle sème, la Folle, derrière elle des pièges, trappes
sournoises, culs de basses-fosses, quitte à s‟y prendre elle-même si elle fait
volteface, et à cause d‟elle, l‟esprit de Mignon, de Notre-Dame et de leurs
potes est hérissé de gestes absurdes36 ».
L‟esthétisation de la réalité que représente Divine affecte profondément ses amis. Elle
propage tellement le goût du beau que personne ne peut y échapper. Il faut se garder
pourtant d‟affirmer que Genet tient à montrer le prodigieux d‟une imagination qui
transforme le monde en féerie, car cette attitude appartient à Ernestine, non à Divine. Le
passage suivant illustre la conception divergente de la mère et du fils quant à la poésie :
« Quand j‟écris que le sens du décor n‟était plus le même, je ne veux pas
dire que le décor fût jamais pour Culafroy, plus tard pour Divine, autre
chose que ce qu‟il eût été pour n‟importe qui : une lessive séchant sur des
fils de fer. Il savait fort bien qu‟il était prisonnier de draps, et je vous prie
de vois là le merveilleux : prisonnier de draps familiers, mais rigides, au
clair de la lune, - au contraire d‟Ernestine qui, grâce à eux, eût imaginé
des tentures de brocarts, ou les couloirs d‟un palais de marbre, elle qui ne
pouvait monter une marche d‟escalier sans penser au mot gradin37 ».
Pour Divine, la beauté du geste réside dans le renversement de l‟antipoétique, la poésie est
une vision du monde qui demande un effort volontaire. La lutte de Divine contre la nature
primitive, qu‟elle trouve haïssable, contamine ses amants et mène même à leur capture.
Jean GENET, NDF, p. 313.
Ibid.
37 Ibid., p. 169-170.
35
36
51
Sans que Mignon ne s‟en aperçoive, les tics de Divine s‟emparent de lui. Il aime
s‟entourer du luxe des grands magasins, dans lesquels il se laisse absorber par cette
profusion au point de dédaigner l‟utilité. Traditionnellement, Mignon est posé solidement
sur la terre, ses pieds recouvrant la moitié du globe, tandis que Divine voudrait que le sol se
dérobe sous ses pieds, cherchant à s‟envoler de ses ailes de phalène. Mais voici que Mignon
se met à voleter au lieu de voler. Quand il marche sur leurs tapis royaux, le monde s‟efface et
il se délaisse soi-même. L‟effet amortissant des tapis feutre les bruits de sa digestion. Le
flâneur observe et s‟oublie. Le soir, il ne reconnaît même plus les petits riens qu‟il a rapportés.
Il s‟éloigne de tout sens d‟efficacité et se perd dans son admiration pour les lignes courbées :
« Mignon préférait saisir, faire décrire à l‟objet une prompte parabole de
l‟étalage à sa poche. C‟était audacieux, mais plus beau. Comme des astres
qui tombent, les flacons de parfums, les pipes, les briquets filaient en une
courbe pure et brève et bosselaient ses cuisses. Le jeu était dangereux. S‟il
en valait la chandelle, seul Mignon était juge38 ».
Cette esthétique exubérante s‟ajuste mal aux actions qui devraient se produire en secret.
Aussi, il est inéluctable que Mignon sera pris en flagrant délit. Même en prison, Mignon ne
se demande jamais qu‟est-ce qui l‟a pris d‟avoir agi de façon si hasardeuse. Mignon, lui, « ne
faisait guère attention à ces échanges momentanés d‟âmes. Il ne savait jamais pourquoi,
après certains chocs, il était surpris de se retrouver dans sa peau »39. Cette attitude contraste
violemment avec la conscience qu‟ont Divine et Notre-Dame de leur identité compliquée.
L‟influence exercée par Divine sur Notre-Dame implique la complicité de ce dernier,
mais n‟est pas moins dangereuse pour autant. Une fois, Divine avoua ne pas aimer NotreDame au point d‟en souffrir s‟il était dénoncé. Elle va même aussi loin que de prendre part à
cette dénonciation. Quand Notre-Dame met en scène un meurtre postiche qui met les
policiers en garde et qui leur fait découvrir le meurtre réel, son destin est irrévocable. Sartre
décrit l‟empreinte de Divine dans l‟irrévocable malheur que touche Notre-Dame ainsi :
« Notre-Dame avait tué par besoin, par fatalité ; sous l‟influence de Divine
il se persuade qu‟il a tué par amour du beau ; il dresse dans sa chambre
une étrange chapelle ardente, un mannequin d‟osier y représente sa
victime. Il fallait cacher son crime, il le publie : volumineux, absurde,
obscène, ce geste d‟esthète le fait prendre40 ».
L‟antichambre où se déroule la version stylisée de l‟étranglement du vieillard respire
l‟artificialité. Les fauteuils sont capitonnés de soie jaune et, bien qu‟il soit midi, la seule
lumière vient d‟un lustre, les rideaux étant tirés. Nous entrons ici dans le temple de Divine,
Jean GENET, NDF, p. 286-287.
Ibid., p. 292.
40 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 353.
38
39
52
qui a inspiré Notre-Dame à ne plus cacher son goût pour la préciosité que son nom trahit.
L‟exhibition solennelle d‟une sorte de sainte Vierge sur un autel-table rappelle l‟aveu de
Notre-Dame de son nom à Mignon et l‟éclosion subséquente d‟une femme couchée dans un
reposoir. L‟assemblage du mannequin figure la reconstitution de la féminité de Notre-Dame
qui était, à l‟heure de l‟aveu, décomposée en des morceaux pitoyables.
L‟artifice du lieu nous invite à déguster le parfum surabondant des belles et lourdes
roses, leur odeur rappelant le parfum de Divine, vulgaire car excessivement synthétique. Les
roses nous incitent à centrer notre attention sur les fleurs du style. La figure de style la plus
saillante constitue la comparaison, résultant dans l‟omniprésence du mot comme41. « Comme
chez le vieux, les meubles vernis ne présentaient que des courbes d‟où la lumière semblait
sourdre plutôt que de se poser, comme sur les globes des raisins »42, le silence était « effrayant
comme le silence éternel des espaces inconnus »43. L‟assimilation des objets artificiels avec des
objets qui n‟existent que dans l‟imaginaire ou dans le passé fait en sorte que la réalité est
constamment reléguée au deuxième plan. L‟« immense miroir au cadre de rocailles de cristal,
à facettes compliquées »44 qui domine la scène figure le multiple reflet qu‟une action peut
créer, l‟interprétation étant de préférence ajustée à un cadre somptueux. Les policiers
« avaient des chevalières d‟or vrai et des nœuds de cravate authentiques »45. Eux, menaçants,
désirent chasser l‟atmosphère fleurante et oppressante afin d‟exhumer la réalité. Or, même
leur propre authenticité ne leur étant conférée que par des accessoires inutiles, simplement
embellissant, il est suggéré que la réalité fondamentale de Notre-Dame-des-Fleurs réside
dans l‟artificiel, dans les roses, qui constituent la plus belle partie de son nom et de lui-même.
Le visage de Notre-Dame est « si radieusement pur qu‟immédiatement, et à quiconque,
venait la pensée qu‟il était faux, que cet ange devait être double, de flammes et de fumées »46.
Le souvenir du réel n‟est en aucun moment effacé. L‟atmosphère étouffante, le
halètement de Notre-Dame, les mêmes courbes que les meubles du vieux, tout cela fait que
les policiers flairent le crime. Inéluctablement, les policiers pressentent le meurtre et torturent
Notre-Dame jusqu‟à ce qu‟il l‟avoue.
Nathalie FREDETTE, op. cit., p. 49.
Jean GENET, NDF, p. 311
43 Ibid.
44 Ibid.
45 Ibid., p. 312.
46 Ibid.
41
42
53
3.3.4. Notre-Dame, indissociable des Fleurs
«Dans les choses importantes et graves, c'est non pas la sincérité qui
compte mais le style » (Oscar Wilde)
Cette citation d‟Oscar Wilde résume bien l‟enjeu du procès de Notre-Dame. Ce procès
constitue l‟occasion de nous pencher sur l‟envoûtement fatal de Notre-Dame, qui embobine
toute l‟assistance de la salle. Le secret de sa séduction se trouve sans doute dans son état
d‟homme-dieu, car le grand destin de cet enfant qui se dit « l‟Immaculée Conception »47
n‟empêche pas qu‟il laisse entrevoir des tics humains. Cette fêlure le transforme en poème
vivant, un artiste de la tête aux pieds, « que la foule espérait chaussés de chaussons de lisière.
Pour un oui ou pour un non, on s‟attendait à lui voir faire un geste de danseur »48. La poésie
colle à lui comme une seconde peau, impossible de savoir si elle appartient à la vérité de
l‟assassin ou si elle n‟est qu‟un attribut secondaire.
Les fastes somptueux de la Cour donnent lieu, en effet, à une interrogation poussée
de la différence entre artificialité et réalité. La justice, censée de s‟occuper de problèmes
essentiels est figurée par « une femme, habillée de grandes draperies rouges »49 et baigne
dans la théâtralité. Notre-Dame a le sentiment d‟être le protagoniste d‟un théâtre macabre
dans lequel il est assisté par un antagoniste au nom significatif « M. le Président Vase de
Sainte-Marie » qui se distingue par la finesse des mains et par « sa robe rouge, comme un
rideau de théâtre »50 . Les douze jurés, bien qu‟ils essaient d‟y échapper, servent également
un but esthétique. Malgré eux, ils sont transformés en danseuses espagnoles, contraints à
changer de sexe et à embellir le décor monté à l‟honneur de l‟enfant assassin. La buée
scénique imprègne la véracité et place le style au-dessus de celle-ci. La réalité, assimilée ici à
la foule, est réduite entièrement à l‟insignifiance, à la banalité la plus plate. La foule est
vulgaire, elle se soulage « en bâillant, s‟étirant, éructant » 51 . Troublée par tant de
magnificence, elle ne sait plus quoi faire, « croiser ou décroiser ses jambes, fixer une tache sur
le veston, penser à la famille de l‟homme étranglé, se curer les dents »52. Les fastes de la cour
rappellent ceux de l‟Église, étalés afin de dissimuler la cavité autour de laquelle a été tissé
Jean GENET, NDF, p. 323.
Ibid., p. 329.
49 Ibid., p. 321.
50 Ibid., p. 350.
51 Ibid., p. 336.
52 Ibid., p. 334.
47
48
54
avec beaucoup de soin un voile magnifiquement brodé. Il paraît plus que justifié que NotreDame suppose que « toute la séance serait truquée et qu‟à la fin de la soirée il aurait la tête
coupée au moyen d‟un jeu de glaces »53. Après tout, Notre-Dame a été arrêté en réalité pour
un meurtre postiche et le décor somptueux qui a été monté ici à son honneur rappelle celui
qu‟il avait monté pour y exposer sa fausse victime.
Contrairement à la cour, Notre-Dame n‟est pas dupe du spectacle mystificateur. Il
réussit à ne pas se laisser engloutir par le leurre de sorte que l‟expression de sa matérialité
provoque l‟extase. À plusieurs reprises, il effectue le geste vulgaire et coquet de chasser ses
cheveux de son visage par un coup de tête. Ce geste, lui signifiant la vanité du monde, figure
la découverte de l‟homme chez le dieu.
« Cette simple scène nous transporte, c‟est-à-dire qu‟elle souleva l‟instant
comme l‟anéantissement au monde soulève le fakir et le tient en suspens.
L‟instant n‟était plus de la terre, mais du ciel. Tout faisait redouter que
l‟audience nu fût hachée de ces instants cruels qui tireraient des trappes
de dessous les pieds des juges, des avocats, de Notre-Dame, des gardes, et
pendant une éternité, les laisseraient soulevés en fakirs, jusqu‟au moment
où une respiration un peu trop gonflée rendrait la vie suspendue54 ».
Cette coexistence de la matière et l‟artifice nous retient pour une raison évidente. Comme il
est su, chez Genet, ces deux concepts symbolisent respectivement la masculinité et la
féminité. La poétisation de Notre-Dame ne nuit jamais à sa virilité. Notre-Dame restaure
l‟équilibre entre ses deux penchants quand il essaie de justifier son crime :
« Il fut vraiment grand. Il dit : L’vieux était foutu. Y pouvait seument pu
bander. Le dernier mot ne passa pas les crânes petites lèvres ; néanmoins,
les douze vieillards, bien vite, ensemble, mirent leurs deux mains devant
leurs oreilles pour en interdire l‟entrée au mot gros comme un organe, qui
ne trouvant pas d‟autre orifice, entra, tout roide et chaud, dans leur
bouche béante. La virilité des douze vieillards et celle du Président étaient
bafouées par la glorieuse impudeur de l‟adolescent55 ».
Même quand Notre-Dame se sent « danser une légère gigue »56, il reste « assis, posé, massif,
immobile »57 au point de tyranniser les jurés et le Président par sa virilité terrassante. À tout
moment, les différents aspects de l‟identité de Notre-Dame restent en balance. Notre-Dame
est tellement déconcertant et insaisissable qu‟à la fin de la séance, les jurés qui condamnent
Notre-Dame-des-Fleurs sont « incertains si c‟est parce qu‟il étrangla une poupée ou coupa en
Jean GENET, NDF, p. 329.
Ibid., p. 324.
55 Ibid., p. 349.
56 Ibid., p. 353.
57 Ibid., p. 353.
53
54
55
morceaux un petit vieillard » 58 . La distinction entre la victime réelle et le mannequin
n‟importe plus, véridicité et imposture deviennent une et la même chose. La poésie
appartient autant à l‟essence de Notre-Dame que sa matière, s‟entremêlant tant que leurs
sens s‟inversent. La réversibilité des deux pôles transparaît dans l‟assertion de Notre-Dame
qu‟être « naturel, en cet instant, c‟est être théâtral » 59 et dans le fait qu‟une expression
vulgaire devient soudain le paroxysme de la poésie. Masculinité et féminité s‟harmonisent en
Notre-Dame, si bien que leur disjonction et la définition de chacune à part est rendue
absurde. Notre-Dame représente la dissolution des catégories de genre, il en fait un mélange
inouï qui l‟élève au-dessus du monde. Le destin de Notre-Dame est inéluctable : il monte à la
décapitation, cette mise à mort constituant l‟ultime recours des judiciaires afin de forcer une
séparation des deux côtés prétendus contraires de son identité. La tentative n‟aboutit pas.
Après son décollement, les fleurs restent collées à Notre-Dame-des-Fleurs. L‟étoffe ne se
déchire pas, tout au plus, « un garnement irrévérencieux le troue d‟un coup de pied et se
sauve en criant au miracle »60. Ce granit qu‟était Notre-Dame est érodé par l‟intrusion de la
poésie. Genet répète cette idée dans Fragments : « la Femme, par nos gestes et nos intonations,
cherche le jour, et le trouve : notre corps du coup troué, s‟irréalise 61 ». Également, sa
multiplicité l‟empêche, tout comme son univocité de genre était impossible, d‟être
entièrement divin. Il est impossible de savoir si nous avons affaire à un homme qui prétend
être Dieu ou à un Dieu qui se pare de gestes humains afin de paraître homme. Sa duplicité
est éternelle. Il se tient « en suspens entre la mort et la vie. Voilà le sens de notre ambiguïté :
nous n‟avons su nous décider ni pour l‟une ni pour l‟autre »62.
3.4.
La divinité de Notre-Dame-des-Fleurs
« Je suis déjà plus loin que cela (Weidmann)63 »
Les contes splendides de Genet naissent de héros médiocres, conçus à sa propre image
(Divine) ou à l‟image des héros des romans populaires (Notre-Dame et Mignon). De cette
manière, Divine est soumise à la merci de Mimosa, Mignon est un traître qui ne sait jamais
Jean GENET, NDF, p. 338.
Ibid., p. 349.
60 Ibid., p. 354.
61 Ibid., p. 81.
62 Jean GENET, FR, p. 85.
63 Jean GENET, NDF, p. 16.
58
59
56
rien et Notre-Dame n‟est pas un assassin admirable car non pas impassible mais inconscient.
La sainteté de Notre-Dame et de Divine trouve son origine dans leur acceptation de leur
nature ordinaire et leur immense effort pour la poétiser. Les deux brisent régulièrement leur
poésie par un certain trait vulgaire, l‟enchantement provenant de « la rencontre au point de
rupture »64 de la grandeur et du misérable.
La capacité renversante de Notre-Dame de tenir son identité de genre flottante, en
suspension (Genet évoque même la comparaison avec la puissance fakir de la lévitation)
fascine Genet. Il reste obscur pour quelle raison cette oscillation prolongée est refusée à
Divine, qui achève impérativement sa métamorphose en folle.
Notre-Dame et Divine accèdent à la sainteté de façon différente, mais ont en commun
qu‟ils exploitent consciemment leur ambiguïté de genre. Mignon, en revanche, se pare des
tics de Divine sans qu‟il ne s‟en aperçoive. Lui aussi a une identité multiple, dont il ne prend
guère conscience. Du coup, il ne tente jamais d‟harmoniser ses différents penchants afin de se
rapprocher de la sanctification. Mignon, à contours exacts, ne parvient pas à relâcher les
limites de son corps, de son signifiant. De ce fait, Mignon ne peut pas bénéficier d‟une mort
héroïque, ni d‟une saga prestigieuse. Le roman se termine par la prière de Mignon de
reconnaitre le pointillé dont Genet nous explique la provenance : « Ce pointillé dont parle
Mignon, c‟est la silhouette de sa queue (…) je veux que ce trait serve à dessiner Mignon65 ».
Mignon est littéralement réduit au point, le signe le plus minime66. Cet homme gigantesque
n‟est plus qu‟un pointillé inscrit dans la hagiographie de Notre-Dame et Divine. Les corps
foisonnants et envahissants de Notre-Dame et de Divine, par contre, ne se laissent jamais
délimiter et brisent violemment toute loi d‟unité.
Notre-Dame est suspendu dans un brouillard faisant chevaucher les opposés.
Dépouillé de ses fleurs, il perd sa splendeur, car son signifiant n‟est ni son membre, ni son
corps, mais la coordination cahotante d‟identités différentes. Cet accomplissement
éblouissant le transforme en un objet d‟art troublant, comme « un ornement qui bande »67 ou
un énorme phallus en fleurs.
Il est clair que Notre-Dame et Divine ajustent leur vie à quelque morale extrêmement
noble qui leur accorde l‟accès à la sainteté. Dans Fragments, Genet révèle l‟essence de cette
morale : « dans une vie qui, comparable à l‟œuvre d‟art, est rupture et fin en soi, toute
Jean GENET, NDF, p. 342.
Ibid., p. 377.
66 Pascale GAITET, op. cit., p. 79.
67 Jean GENET, FR, p. 88.
64
65
57
morale n‟est qu‟ordre cohérent ne se référant à rien qu‟à une constante loyauté des actes
entre eux. Folles, notre morale était une esthétique68 ». Au moment de leur mort, Divine et
Notre-Dame sont déjà « plus loin que cela », conscients de leur destin, ils se retranchent du
monde et restent fidèles à leur propre morale, qui ne concerne rien d‟autre qu‟une
chorégraphie harmonisatrice de leurs personnalités divergentes.
3.5.
En résumé
Bref, il ne suffit pas de qualifier Notre-Dame comme androgyne, car son identité
oscillante représente bien plus que cela. Nous lui ferions tort de le rattacher à une catégorie
intermédiaire, celui qui esquive en réalité toute prétention à la catégorisation. Il représente
plutôt une „troisième possibilité‟ qui met en péril le binarisme, en montrant son caractère non
pas naturel mais arbitraire. Les circonstances firent de lui l‟élu d‟une ambiguïté presque
illimitée, qui impressionne même le monde bourgeois. Par l‟intermédiaire de Divine, NotreDame s‟inaugure dans l‟art de la stylisation de la réalité. En conséquence, la question de la
différence entre l‟artifice et le réel ne se pose pas seulement à travers le personnage de Divine,
mais aussi à travers Notre-Dame-des-Fleurs, qui manifeste un tel enchevêtrement des deux
pôles que les deux se révèlent indissociables. Ce n‟est qu‟une des multiples oppositions que
Notre-Dame anéantit. La démolition de la frontière entre homme et femme n‟est que plus
apparente, évoquant la fragilité et la contingence d‟autres bornes, telles que celle entre la
poésie et la vulgarité, entre l‟homme et Dieu et même celle entre la vie et la mort.
L‟ambiguïté de Notre-Dame devient ainsi un marteau puissant, capable de fracasser des
murs solides dont la justification est remise en question.
68
Jean GENET, FR, p. 84.
58
Conclusion
J‟ai essayé de montrer que l‟écriture stratifiée de Jean Genet s‟ancre dans une pluralité
irréductible, aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du contenu. Afin de représenter
cette complexité dans son langage, il recourt à des altérations de la syntaxe et de l‟ordre des
mots et à des glissements de sens, parfois incompatibles entre eux. De plus, il suscite une
gamme étendue de personnages qui ne sont jamais uniques. À savoir, en même temps qu‟ils
sont réduits à un type, ils sont complexifiés vers une identité plurielle et versatile qu‟ils
ignorent souvent, mais que le travesti exploite consciemment. En toute matière, Genet plaide
pour une oscillation, en dérobant sous nos pieds le sol sûr qui incarne la foi illusoire en la
stabilité. Genet généralise le sentiment d‟incertitude, terme postmoderne par excellence, et
vide de sens toute perception de la réalité qui se base sur la stabilité inébranlable.
Dépourvu de la sûreté que procure une identité stable, le moi postmoderne,
représenté dans Notre-Dame-des-Fleurs par Divine et Notre-Dame, n‟est jamais à même de se
consacrer tout entier à quelque but transcendent. Intrinsèquement incapables d‟accomplir
des actions qui émanent d‟une subjectivité fixe, Divine et Notre-Dame dirigent tous leurs
efforts vers l‟assemblement de leurs bribes décousues et vers la coordination de leurs actes
entre eux. L‟espace de l‟identité se déplace de l‟intérieur vers l‟extérieur et le but
transcendant de leur vie, œuvre d‟art à part entière, revient à l‟accomplissement d‟une
représentation visuelle réussie. Jean Genet ne laisse subsister aucun doute à cet égard et dit
volontairement : « Folles, notre morale était une esthétique 69 ». Vu que l‟intériorité est
découverte d‟être le produit des apparences, la question s‟impose de savoir ce qu‟est alors le
réel. L‟ontologie de Genet se conformant à l‟adage « être, c‟est être perçu », le sens de la
réalité se trouve renversé. Divine, par ses gestes camp, tient à démontrer que toute prétendue
essence n‟est qu‟un jeu de rôles et de Notre-Dame-des-Fleurs il est suggéré que les fleurs
constituent la plus belle partie de son nom et de lui-même. Cette absence d‟intériorité et
d‟identité de genre prédéterminée démasque tout rôle de genre comme factice. Par
l‟ensemble de leurs actions, Divine et Notre-Dame ne tentent pas d‟exprimer ce qu‟ils sont,
ils les déploient, en revanche, ou bien afin de se forger quelque identité de genre inattendue
ou bien afin de repousser toute attribution d‟identité fixe.
69
Jean GENET, FR, p. 84.
59
Aussi bien Divine que Notre-Dame-des-Fleurs se construisent une identité de genre
dans laquelle une disjonction du côté masculin et du côté féminin devient difficile, voire
inexécutable. Les deux arrivent à représenter une symbiose des genres, du vulgaire et du
stylisé, de la grandeur et du misérable, au point d‟inverser leurs sens. Cette fusion
indissoluble qui laisse transpercer l‟homme chez le dieu correspond à l‟idée de Genet de
l‟esthétique. L‟entremêlement de deux pôles conventionnellement regardés comme
inconciliables parcourt toute l‟œuvre de Genet et donne lieu à une écriture grouillante, qui
refuse d‟être délimitée, tout comme les corps pulvérisés mais débordants de Divine et de
Notre-Dame. Chacun est invité de suivre leur exemple de se rendre compte qu‟il n‟y a
qu‟une donnée immuable sur terre : la mobilité même. Il faudrait donc adopter la pensée
nomade, qui est « selon la lecture que Deleuze fait de Nietzsche, (…) une forme de pensée
qui suit une ligne de fuite qui ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces
institutionnelles»70.
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