Le Travestissement ou la Suspension de l`Identité
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Le Travestissement ou la Suspension de l`Identité
UNIVERSITEIT GENT FACULTEIT LETTEREN EN WIJSBEGEERTE LE TRAVESTISSEMENT OU LA SUSPENSION DE L’IDENTITÉ Le problème de l’identité de genre dans Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet Karen Vandersickel Promotor : Dr. Marianne Van Remoortel Copromotor : Prof. Dr. Jean Mainil Masterproef voorgedragen tot het bekomen van de graad van Master in de Taal- en Letterkunde : Frans-Spaans Academiejaar 2010-2011 UNIVERSITEIT GENT FACULTEIT LETTEREN EN WIJSBEGEERTE LE TRAVESTISSEMENT OU LA SUSPENSION DE L’IDENTITÉ Le problème de l’identité de genre dans Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet Karen Vandersickel Promotor : Dr. Marianne Van Remoortel Copromotor : Prof. Dr. Jean Mainil Masterproef voorgedragen tot het bekomen van de graad van Master in de Taal- en Letterkunde : Frans-Spaans Academiejaar 2010-2011 « Chacun est un groupuscule et doit vivre ainsi » (Gilles Deleuze) i Remerciements La profondeur et la richesse de la pensée de Genet sont telles que j‟ai la certitude de lui faire tort en le réduisant aux théorisations que j‟ai envisagées dans ce mémoire. Néanmoins, les conseils précieux de quelques personnes m‟ont permis de progresser le mieux possible dans la rédaction. Ce mémoire n‟aurait jamais abouti sans leur soutien actif. Je tiens à adresser ma gratitude et ma reconnaissance à Dr. Marianne Van Remoortel, ma directrice de mémoire, pour son encadrement, sa disponibilité et ses conseils judicieux pendant la rédaction. Je tiens également à exprimer mes sincères remerciements à Prof. Dr. Jean Mainil, co-directeur de ce mémoire, pour sa disponibilité malgré son calendrier chargé. Son apport et son intérêt enthousiastes pour ce sujet ont été une source d‟inspiration et de motivation. Je voudrais remercier également Matthieu Trotin et Christiane Gavage pour avoir accepté de lire ce texte et pour la correction du français. Karen Vandersickel Gand, 29 mai 2011 ii Table des matières INTRODUCTION ............................................................................................................................... 1 CHAPITRE I : CONTEXTE HISTORICO-CULTUREL................................................................ 3 1.1. L’histoire du travestissement et les liens avec l’homosexualité ......................................... 3 1.1.1. Le travestissement du XVIe siècle au XXe siècle ........................................................... 3 1.1.2. La littérature homosexuelle française de la première moitié du 20e siècle............... 6 1.2. L’univers romanesque de Jean Genet ...................................................................................... 7 1.3. Dandysme et Travestissement .................................................................................................. 8 1.4. La publication de Notre-Dame-des-Fleurs .............................................................................. 9 1.4.1. Publication ......................................................................................................................... 9 1.4.2. Attitude envers le lecteur .............................................................................................. 10 1.4.3. Une attitude masochiste envers le pouvoir ................................................................ 11 1.4.4. Interprétation Sartrienne ............................................................................................... 13 1.4.4.1. Interprétation biographique.................................................................................. 13 1.4.4.2. Homosexualité ........................................................................................................ 14 1.4.4.3. Travestissement ...................................................................................................... 17 CHAPITRE II : LA MÉTAMORPHOSE DE DIVINE ................................................................. 20 2.1. Une métamorphose limitée...................................................................................................... 20 2.1.1. Essentialisme vs. existentialisme .................................................................................. 20 2.1.2. Les obstacles à l‟accomplissement du destin .............................................................. 21 2.1.2.1. Les restrictions sociales .......................................................................................... 21 2.1.2.2. Restrictions du monde matériel............................................................................ 23 2.1.2.3. Les restrictions corporelles .................................................................................... 23 2.2. Indistinction de l’apparence et de l’essence ......................................................................... 24 2.2.1. Un livre chargé de fleurs, de jupons neigeux, de rubans bleus ............................... 24 2.2.2. Le geste exubérant .......................................................................................................... 26 iii 2.2.3. Absence d‟intériorité ...................................................................................................... 28 2.2.4. Absence d‟authenticité ................................................................................................... 29 2.2.5. Le style camp................................................................................................................... 31 2.3. Irréalité et irréalisation du binarisme.................................................................................... 36 2.3.1. Le glissement d‟un pôle vers l‟autre ............................................................................ 36 2.3.2. La sainteté ou la chute du binarisme ........................................................................... 40 2.4. En résumé .................................................................................................................................... 41 CHAPITRE III : NOTRE-DAME-DES-FLEURS OU LE DÉPASSEMENT DES BORNES . 42 3.1. La voie de la possibilité multiple ........................................................................................... 42 3.2. Notre-Dame, un idéal hors d’atteinte de Divine ................................................................. 44 3.3. Une identité en suspension ..................................................................................................... 46 3.3.1. L‟abîme entre le destin et le libre arbitre ..................................................................... 46 3.3.2. Notre-Dame, dominateur et dominé ........................................................................... 48 3.3.3. Divine, enchanteresse poétique .................................................................................... 50 3.3.4. Notre-Dame, indissociable des Fleurs ......................................................................... 54 3.4. La divinité de Notre-Dame-des-Fleurs .................................................................................. 56 3.5. En résumé .................................................................................................................................... 58 CONCLUSION .................................................................................................................................. 59 BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................................................. 61 iv Abréviations utilisées Les livres fréquemment cités ont reçu les abréviations suivantes : ED L’Ennemi Déclaré FR Fragments… et autres textes JV Journal du Voleur NDF Notre-Dame-des-Fleurs v Introduction Aussi étrange que cela puisse paraitre, de nos jours il existe en France une loi interdisant le port du pantalon aux femmes. Si aujourd‟hui cette loi est tombée en désuétude, de sorte que personne ne lève les yeux quand une femme passe en T-shirt et jean, la même compréhension n‟incombe pas à un homme qui ose descendre la rue en jupe. Pourtant, à l‟heure actuelle, la tendance androgyne s‟étend progressivement à la gent masculine et les défilés de mode masculine se remplissent de modèles androgynes en vêtements moulants et en talons. Cette mouvance dans la mode participe d‟une tendance plus vaste dans la réalité sociétale, dans laquelle les personnes sortent des carcans sexués et renouent avec la double facette qui se trouve en chacun de nous. Tandis que la notion d‟identité évoque encore presque automatiquement l‟idée de stabilité, harmonie et univocité, la conception postmoderne de l‟identité dénonce comme illusoire cette constance en faveur d‟une identité fragmentée, conflictuelle, incertaine et en évolution permanente. Il est remarquable que Jean Genet, dans son roman Notre-Dame-desFleurs ait déjà élaboré cette idée de l‟identité oscillante au début des années quarante. Chez Genet, cette conception se révèle particulièrement à travers le personnage du travesti, car il est inévitable que la pluralisation de l‟identité n‟engendre des implications considérables pour l‟identité de genre. D‟après Jean Genet, le fondement de l‟identité de genre ne se trouve pas, ou pas exclusivement, dans la prédétermination, mais se construit en grande partie au cours de la vie. Soixante ans avant que la théoricienne queer Judith Butler n‟ait posé un jalon avec l‟élaboration de la notion de performativité de genre dans Trouble dans le genre, Genet développe donc déjà cette idée dans Notre-Dame-des-Fleurs. Divine et Notre-Dame-des-Fleurs, les travestis protagonistes de ce roman, démontrent que l‟identité de genre masculine ne découle pas obligatoirement du sexe masculin et que la femelle n‟est pas la seule qui puisse assumer le genre féminin. Cette possibilité d‟adopter un genre contrastant avec le sexe soulève naturellement des questions concernant l‟authenticité de toute identité de genre et la relevance de la conception binaire de genre. Ces questions sont abordées de façon différente à travers les deux personnages. Tandis que Genet admire chez Divine sa métamorphose genrée, en Notre-Dame-des-Fleurs il s‟intéresse particulièrement à la capacité de maintenir un genre indécis, qui ne se stabilise ni du côté masculin, ni du côté féminin. 1 Avant de développer en profondeur la puissance de ces personnages, il me parait indispensable de considérer, dans un premier temps, le phénomène du travestissement sous un angle historique. Cette perspective permettra d‟éclaircir les liens entre le travestissement et l‟homosexualité et de situer l‟œuvre de Genet dans son contexte historico-culturel. Je ne négligerai pas de commenter dans cette partie Saint Genet, Comédien et Martyr, l‟étude influente de Sartre sur Genet. Dans un deuxième temps, je me pencherai sur la métamorphose extraordinaire de Divine, réalisée consciemment et sans pour autant renoncer à sa masculinité. Cette dénaturalisation impose une remise en question poussée des notions de l‟intériorité et de l‟authenticité de genre. Enfin, dans un dernier temps, la réflexion sera axée sur l‟identité oscillante de Notre-Dame-des-Fleurs, qui révèle l‟absurde de la conception binaire de genre, voire de la catégorisation même. 2 Chapitre I : Contexte historico-culturel « … Un mot vertigineux Venu du fond du monde abolit le bel ordre1 » (Jean Genet) 1.1. L’histoire du travestissement et les liens avec l’homosexualité Le travestissement, qui a toujours existé dans notre culture occidentale, a continuellement été connoté avec le subvertissement. À l‟époque de Genet, la répugnance envers ce comportement était très prononcée, et aujourd‟hui encore, le travestissement est souvent considéré comme un acte profondément impénétrable et déconcertant. Ce sentiment ne peut être compris que si le travestissement est rattaché à son contexte historique. Il en résulte que le travestissement n‟a pas toujours été traité avec aversion et qu‟il n‟a pas toujours été lié à une sexualité déviante, comme c‟est le cas chez Jean Genet. 1.1.1. Le travestissement du XVIe siècle au XXe siècle « l’anatomie n’est pas seulement un destin, [mais] aussi une histoire2» (Thomas Laqueur) Le travestissement dans le théâtre et la littérature français n‟est point nouveau et a toujours signalé plus qu‟un simple déguisement d‟identité. Au XVIe siècle, nous raconte Natalie Davis, l‟inversion des rôles sexuels était fréquente dans la littérature, l‟art et les festivités français3. À ce moment-là, l‟homosexualité et la dysphorie de genre ne constituaient pas des considérations majeures. En réalité, cette inversion temporaire des rôles stabilisait plutôt qu‟il ne déstabilisait la division des sexes et consolidait la hiérarchie sexuelle et sociale4. Néanmoins, le travestissement a toujours revêtu une connotation plus ou moins subversive, vu l‟interdiction biblique là-dessus5. Jean GENET, Poèmes, cité par Jean-Paul Sartre dans Saint Genet, Comédien et Martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 26. Thomas LAQUEUR, La Fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident, Gallimard, Paris, 1992, p. 335. 3 Natalie Zemon DAVIS, Society and Culture in Early Modern France, Stanford University Press, Stanford, 1975, (“Women on Top”), p. 129. 4 Ibid., p. 130. 5 Voir Deutéronome 22:5 : “Une femme ne portera point un habillement d'homme, et un homme ne mettra point des vêtements de femme ; car quiconque fait ces choses est en abomination à l'Éternel, ton Dieu. “ 1 2 3 Suite à une convergence de facteurs, dont la diminution de la prise de l‟Église sur la haute société laïque Parisienne et l‟élite culturelle, le XVIIIe siècle était particulièrement propice au travestissement dans le théâtre et la littérature et même dans la vie quotidienne. En témoigne le cas du Chevalier d‟Eon de Beaumont 6 , un diplomate et officier qui se travestissait en femme et qui jouissait néanmoins de la tolérance et même du respect de la haute société française. La conception de l‟anatomie sexuelle basée sur l‟homologie et non sur la différence entre homme et femme explique en partie cette acceptation majeure de l‟ambiguïté de genre. La femme était en effet conçue comme une version moindre et imparfaite de l‟homme. Thomas Laqueur nous montre que selon les anatomistes du XVIe siècle l‟examen du corps révèle « le „fait‟ que le vagin est en réalité un pénis, et l‟utérus un scrotum »7. Laqueur continue en attribuant l‟absence d‟une nomenclature précise pour les organes génitaux féminins non à une pensée nébuleuse ou à une inattention de la part des scientifiques, mais à une conception du corps masculin en tant que corps humain canonique. Une telle perception rend superflue la création de deux catégories nettement distinctes par le biais de la langue, car les vocables pour les organes reproductifs féminins réfèrent en fin de compte à l‟anatomie masculine 8 . Également, les différences mentales et émotionnelles n‟étaient pas attribuées aux différences physiques9. Qui plus est, la division fondamentale dans cette société hiérarchisée était celle entre la noblesse et le peuple, non celle entre l‟homme et la femme. La hiérarchie était établie selon le sang, pas selon le sexe. Aussi, dans le domaine des codes vestimentaires, la traversée des classes sociales constituait une majeure contestation des normes sociales que la traversée des genres. Vers la fin du 18e siècle, les anatomistes commencent à accentuer les altérités biologiques entre l‟homme et la femme. Pour emprunter les paroles de Thomas Laqueur : « Un jour au dix-huitième siècle, le sexe tel que nous le connaissons a été inventé10 ». Sur le plan politique, un autre bouleversement se produit : les révolutionnaires de 1789 déclarent l‟égalité de tous les hommes 11 (à l‟opposition des femmes). Dans ce nouveau régime politique, le centre sacré déménage du palais royal vers la sphère privée et ordonnée de la Havelock Ellis s‟est inspiré sur le Chevalier d‟Eon pour établir le terme « éonisme » qu‟il préférait à celui de “travestissement“. 7 Thomas LAQUEUR, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Harvard University Press, 1990, p. 79. (ma traduction) 8 Ibid., p. 96. 9 Lenard R. BERLANSTEIN, “Breeches and Breaches : Cross-Dress Theater and the Culture of Gender Ambiguity in Modern France”, Comparative Studies in Society and History, 38, numéro 2, avril 1996, p. 351, consulté à travers JSTOR le 2 mars 2011. 10 Thomas LAQUEUR, La Fabrique du sexe, p. 149. 11 Ibid., p. 352. 6 4 famille. Ainsi, le début de la démocratie entraîne une nouvelle division fondamentale dans l‟ordre public : celle entre l‟homme et la femme. Alors qu‟avant, il existait des lois somptuaires interdisant au peuple de porter l‟habillement de noblesse12, ce bouleversement engendre un besoin accru de différencier les vêtements féminins des vêtements masculins. Il y avait même, pendant la Révolution, un groupe de femmes qui réclamait le droit de porter un pantalon13. En vain, car la loi du 26 Brumaire an IX de la République, interdisant le port du pantalon aux femmes, désuète ou pas, est toujours en vigueur. A partir de ce moment, l‟homme jouit d‟une augmentation de prestige et l‟homme travesti suscite de plus en plus l‟intolérance et la répugnance alors que la femme travestie choque moins, car il est jugé censé qu‟elle veuille s‟ériger en homme14. À cette époque, le travestisme ne risquait pas de miner l‟identité sexuelle, qui se dérivait alors facilement des organes reproductifs15. Ce n‟est que vers la deuxième moitié du XIXe siècle, avec l‟émergence du discours psychiatrique, que la notion de « sexualité » s‟est installée, établissant ainsi une forte association entre le travestissement et l‟homosexualité. La sexualité, constituée des impulses, préférences et désirs sexuels qu‟éprouve une personne, devient une notion psychologique lourdement chargée, qui permet de stigmatiser un individu qui ne se conforme pas à la norme hétérosexuelle16. C‟est à ce moment-là, dit Michel Foucault, que l‟homosexualité est née : « Le sodomite était un relapse, l‟homosexuel est maintenant une espèce17 », dit-il. La sexualité en vient à être si cruciale pour l‟identité que l‟ambiguïté dans ce domaine met en question l‟identité toute entière 18 . Les sexologues tels que Krafft-Ebing et Havelock Ellis contribuent à la création de « l‟espèce homosexuelle » en affirmant la détermination génétique de la sexualité et en attribuant des caractéristiques physionomiques particulières aux invertis : l‟effémination pour les hommes et la masculinité pour les femmes19. Il leur était conféré des gestes particuliers et un habillement particulier : désormais le travestissement égale la déviance sexuelle. Suite à toutes ces évolutions, la première moitié du XXe siècle, Cf. Marjorie GARBER, Vested Interests. Cross Dressing & Cultural Anxiety, New York & London, Routledge, 1992, “Dress codes and sumptuary laws”, p. 21-25. 13 Colette Verger MICHAEL, Les Tracts féministes au XVIIIe siècle, « Requête des dames à l‟Assemblée nationale », Genève, Slatkine, 1986, p. 141. 14 Lenard R. BERLANSTEIN, art. cit., p. 353. 15 Ibid., p. 358. 16 Ibid., p. 359. 17 Michel FOUCAULT, Histoire de la Sexualité Vol. I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 59. 18 Ibid., p. 369. 19 Marjorie GARBER, op. cit., p. 137. 12 5 c‟est-à-dire l‟époque de Jean Genet, est une époque homophobe en France, où l‟ambiguïté de genre affronte l‟hétéronormativité20. De cet aperçu, il ressort que l‟association entre travestissement et homosexualité est due aux contingences historiques et que le travestissement a cessé d‟être un facteur de stabilisation dans l‟ordre social pour évoluer progressivement vers un facteur de déstabilisation. Ce mouvement est lié en partie au changement de régime politique et en partie au nouveau point de vue sur les relations homosexuelles. 1.1.2. La littérature homosexuelle française de la première moitié du 20e siècle La littérature homosexuelle française de cette époque ne peut être abordée sans considérer ce contexte historico-culturel. La popularité de Freud eut un impact considérable sur la littérature. Avant que celui-ci n‟ait apporté quelques nuances importantes à sa théorie, toutes les figures homosexuelles se trouvaient atteintes d‟une maladie physiologique, généralement la tuberculose. Divine, le drag protagoniste de Notre-Dame-des-Fleurs meurt d‟ailleurs de la phtisie. Gide, dans L’immoraliste, transforme de manière ingénieuse cette maladie en une métaphore de la découverte de soi. À l‟époque où la théorie du péché prévalait, presque tous les personnages homosexuels lisaient Sade et pratiquaient la magie noire, tel que Durtal dans Là-Bas de Huysmans. Encore suite à Freud, pratiquement tous les romans homosexuels dissertèrent longuement sur la relation affectueuse du protagoniste avec sa mère et sur ses traumas psychologiques quand il se rend compte que ses amours sont damnées21. Les personnages homosexuels de Genet offrent un tout autre comportement. Pour la première fois l‟homosexualité est abordée sans honte ni sentiment de culpabilité. Même Cocteau n‟était pas aussi audacieux, Le Livre Blanc était publié anonymement en 1928 et parla en des termes voilés de l‟érotisme homosexuel. Le roman Jésus la Caille de Francis Carco, un ami de Genet, publié en 1914, fut une source d‟inspiration importante pour Notre-Dame-desFleurs. Ce roman évoqua, avant que le fit Genet, le monde interlope de Montmartre, haut-lieu de la culture gay. Le protagoniste Jésus la Caille est un proxénète homosexuel qui s‟adresse Lenard R. BERLANSTEIN, art. cit., p. 368. Louie CREW et Rictor NORTON, “The Homophobic Imagination : An Editorial“, College English, 36, numéro 3, The Homosexual Imagination, novembre 1974, p. 274-275, consulté à travers JSTOR le 25 mars 2011. 20 21 6 aux travestis au féminin22. De même, Genet parlera sans exception de Divine au féminin. En outre, la relation qu‟entretient Divine (nommée encore Culafroy) avec sa mère est contraire à celle décrite par Freud et il n‟est jamais question de doutes sur son orientation sexuelle. Jean Genet même ne semble pas non plus participer au sentiment généralisé de honte face à l‟homosexualité, car il le nommait son « plus cher trésor23 ». Cette capacité de transformer le honteux en gloire est une caractéristique constitutive de Genet. C‟est particulièrement le sentiment généralisé de répugnance qui lui pousse à renverser les valeurs régnantes, à transformer le travesti, jugé immonde, en un personnage héroïque. Nous nous arrêterons encore plus longtemps sur son habilité à transformer la douleur en jouissance et à élever les thèmes les plus vils en matière sublime. De la même façon, il met volontairement l‟homosexualité sur le même plan que ses deux autres vices-vertus préférés : le vol et la trahison. Sur ce point, Gide défend un point de vue opposé à celui de Genet : il défend publiquement l‟homosexualité et plaide pour la tolérance. En plus, il nie fermement l‟effémination des homosexuels 24 , telle qu‟elle était proclamée par des sexologues. Les personnages de Notre-Dame-des-Fleurs ne réclament nullement cette acceptation : l‟abjection est leur gloire. À la différence de Proust et Gide, Jean Genet ne cherche pas à faire intégrer les homosexuels dans la société. Avec un esprit antisocial, il rejette ce qui est généralement admis et s‟écarte délibérément des valeurs bourgeoises. Genet, en proférant l‟aberrance de l‟homosexualité et du travestissement ne cherche pas à sortir de la réprobation. En glorifiant les rejetés, il assume le stigmate qui y a été posé et se vautre dans son rôle de victime de la société. 1.2. L’univers romanesque de Jean Genet Il n‟est point étonnant de voir apparaître le personnage marginalisé du travesti dans les romans de Jean Genet. L‟univers qu‟il y évoque est celui des vagabonds, des criminels invertis, des prostitué(e)s exubérant(e)s et de leurs proxénètes brutaux ; un monde où règnent la violence, la trahison et le double. Tout le contraire donc de l‟univers proustien, où la haute société Parisienne d‟avant-guerre est peinte, de sorte qu‟il est légitime d‟appeler Edmund WHITE, Jean Genet, traduit de l‟anglais par Philippe Delamare, Paris, Gallimard, 1993, p. 167. Jean GENET, Journal du Voleur (1949), Paris, Gallimard Folio, 2007, p. 205. (désormais JV) 24 Meryl ALTMAN, “Simone de Beauvoir and Lesbian Lived Experience“, Feminist Studies, 33, numéro 1, printemps 2007, p. 222. 22 23 7 Genet « le Proust du Paris Marginal »25. Le style de Marcel Proust eut effectivement une influence considérable sur Genet, qui affirme avoir appris à écrire en lisant Proust26. Ce lien avec Proust fait peut-être froncer les sourcils, car les deux auteurs présentent de nombreuses différences. En général, les phrases de Jean Genet sont plus courtes que celles de Proust et il est à l‟aise à reproduire le discours oral, évité par Proust. Tandis que celui-ci campe des personnages à l‟évolution psychologique complexe, les personnages de Genet, tout fascinants qu‟ils soient, ne font qu‟accomplir leur destin. Nous retrouvons quand-même aussi de nombreux points communs entre les deux écrivains. Les deux auteurs se livrent à de longues digressions qui interrompent le fil de l‟histoire. Mais aucun épisode abordé par Proust n‟est accidentel : tout touche à un principe philosophique universel. De la même façon, Genet donnera une signification mystique aux comportements dégradants de ses héros27. Les deux rejettent la moralisation facile et contrôlent les jugements du lecteur, ce qui est nécessaire pour un écrivain qui professe des opinions non conventionnelles28, ou qui, dans le cas de Genet, renverse radicalement l‟échelle de valeurs. Ce renversement des valeurs peut facilement être illustré par son attitude envers les homosexuels, comme Divine, l‟héroïne de Notre-Dame-des-Fleurs. Au lieu d‟approcher les prostitués mâles travestis en femme que Genet appelle « tantes » avec le dédain attendu, Genet leur réserve de l‟intelligence et du courage moral. Selon Kate Millett, Divine est le personnage le plus splendide des romans de Genet29. Il offense la morale conventionnelle en écrivant « la Divine saga », en tentant de faire d‟elle « un héros fatal ». Mais le dessein de Genet n‟est jamais univoque ni clair. Genet crée une Divine qui séduit et offense le lecteur tour à tour. Implacablement séduisante un moment, et tragiquement ridicule l‟autre, Divine se métamorphose de reine en prostituée et s‟avilit jusqu‟à la sainteté tandis que Notre-Dame, cet autre travesti, s‟élève jusqu‟à la décapitation. 1.3. Dandysme et Travestissement Il est normal que Genet, en vrai dandy, adore dans le travestissement la tendance à l‟embellissement et à la théâtralité de la vie quotidienne 30 . Le dandysme recherche la Edmund WHITE, Jean Genet, traduit de l‟anglais par Philippe Delamare, Paris, Gallimard, 1993, p. 183. “Entretien d‟Edmund White avec Joseph Strick”, 1990, ap. Edmund WHITE, op. cit., p. 184. 27 Edmund WHITE, op. cit., p. 183. 28 Ibid., p. 184. 29 Kate MILLETT, Sexual Politics (1970), Urbana, University of Illinois Press, 2000, p. 344. 30 Edmund WHITE, op. cit., p. 170. 25 26 8 distinction par la transformation du corps en œuvre d‟art et par l‟originalité du point de vue sur la société et valorise un mode de vie excentrique. Ces principes inhérents au dandysme se retrouvent dans À Rebours de Huysmans, qui a sans doute influencé Genet. Bien que le dandysme est seulement le point de départ de son œuvre, qui va beaucoup plus loin31, la signature de l‟art dandyesque est très visible dans sa description des travestis. La force d‟attraction du dandysme sur Genet tient en partie à la distinction qu‟il confère. Évoquant son enfance malheureuse, Genet dit ceci : « Enfant il m‟était difficile – sauf si je forçais un peu ma rêverie – d‟imaginer que j‟étais ou que je pourrais devenir président de la République, général, ou n‟importe quoi d‟autre. J‟étais un bâtard, je n‟avais pas droit à l‟ordre social. Qu‟est-ce qui me restait si je voulais un destin exceptionnel ? Si je voulais utiliser au maximum ma liberté, mes possibilités ou, comme vous dites, mes dons, ne connaissant pas encore mon don d‟écrivain, si je l‟ai ? il me restait à désirer être un saint, rien d‟autre, c‟est-à-dire une négation d‟homme32 ». Il est vrai que les dandys s‟entourent d‟une auréole de sainteté. En plus, le dandysme, la littérature et la sainteté ont en commun qu‟ils permettent et encouragent une mode de vie contre le courant et qu‟ils donnent du prestige. Les trois récompensent la révolte acharnée contre la société en transformant le récalcitrant insignifiant en un homme estimé et admiré de tous. Le goût camp, qui caractérise l‟esthétique de Divine, dérive en effet du dandysme et peut être considéré comme le dandysme à l‟époque de la culture de masse. 1.4. La publication de Notre-Dame-des-Fleurs 1.4.1. Publication Notre-Dame-des-Fleurs est le premier roman de Genet. Avant, il n‟avait publié qu‟un long poème, Le Condamné à Mort, dont il n‟existait à ce moment-là que quatre exemplaires. En février 1943, Genet entre en contact avec Jean Cocteau, qui reconnait et loue son talent dès leur premier rendez-vous. Grâce au patronage de Cocteau, le petit monde artistique de Paris connait vite le nom de Genet quoique presque personne n‟ait encore lu une seule ligne de lui 33 . Outre de servir de catalyseur à la carrière littéraire de Genet, Cocteau exerce une grande influence sur ses premiers romans. Mais les livres de Genet ne laissent également pas Edmund WHITE, op. cit., p. 171. Jean GENET, L’Ennemi Déclaré, Paris, Gallimard, 1991, “Entretien avec Madeleine Gobeil“ (1964), p. 20. (désormais ED) 33 Edmund WHITE, op. cit., p. 225. 31 32 9 Cocteau indifférent. Sur Notre-Dame-des-Fleurs, celui-ci note : « Pour moi, c‟est le grand événement de l‟époque. Il me révolte, me répugne et m‟émerveille. Il pose mille problèmes. Il arrive sur ses pieds légers de scandale, sur ses pieds de velours. Il est pur – d‟une pureté en soi, d‟une pureté de bloc – pur dans le sens où Maritain disait que le diable est pur parce qu‟il ne peut faire que le mal34 ». Le trouble que laisse le roman convainc Cocteau qu‟il faut le publier, sous le manteau, bien entendu. Il le fait éditer par son secrétaire personnel, Paul Morihien, qui le publia en décembre 1943 avec la collaboration de Robert Denoël35. Mais ce ne sera qu‟en 1948 que Notre-Dame-des-Fleurs sera diffusé au plus grand nombre36. 1.4.2. Attitude envers le lecteur Jean Genet sait que son lecteur est par définition hostile aux personnages qu‟il exalte. De cette sorte, il entretient une relation difficile et ambiguë avec lui. « Je vous hais d‟amour »37, déclare-t-il dans Notre-Dame-des-Fleurs. Il répète cette ambiguïté dans Journal du Voleur : « A la gravité des moyens que j‟exige pour vous écarter de moi, mesurez la tendresse que je vous porte38 ». Il s‟adresse en effet constamment au lecteur, des fois d‟un ton fulminant. Il se sépare de lui, affirmant que son monde est régi par d‟autres valeurs : « Nos ménages, la loi de nos Maisons, ne ressemblent pas à vos Maisons39 », déclare-t-il. Il écrit en effet contre la société et s‟exprime consciemment dans la langue de la classe dominante afin d‟être entendu : « Avant de dire des choses si singulières, si particulières, je ne pouvais les dire que dans un langage connu de la classe dominante, il fallait que ceux que j‟appelle « mes tortionnaires » m‟entendent. Donc il fallait les agresser dans leur langue40 », dit-il dans une interview. Il vole donc la langue bourgeoise et la déjoue pour qu‟elle puisse représenter d‟autres moralités, revêtir d‟autres significations, imprévisibles pour le lecteur conventionnel. Ainsi, il parvient à représenter l‟irreprésentable. Plus important, il oblige ses „oppresseurs‟ à écouter la voix d‟un groupe étouffé dans la société. Voilà la raison pour laquelle il s‟exprime en français normatif. 34Albert DICHY et Pascal FOUCHÉ, Jean Genet : Essai de chronologie, 1910-1944, Bibliothèque de Littérature française contemporaine, IMEC Paris, 1988, p. 205, « Entretien avec Édouard MacAvoy » (1988), ap. Edmund White, op. cit., p. 211. 35 Edmund WHITE, op. cit., p. 243. 36 Ibid., p. 351. 37 Jean GENET, Notre-Dame-des-Fleurs (1948), Paris, Gallimard Folio, 2007, p. 202. (Désormais NDF) 38 Jean GENET, JV, p. 235. 39 Jean GENET, NDF, p. 93. 40 Jean GENET, ED, “Entretien avec Bertrand Poirot-Delpech“ (1982), p. 231. 10 Ses personnages, par contre, conversent entre eux dans leur propre langue. De ce fait, Notre-Dame-des-Fleurs est un témoignage précieux du jargon homosexuel de l‟époque, attesté dans très peu d‟ouvrages41. Les « durs » parlent argot, alors que les « folles » usent d‟une langue plus exubérante : « Quand, avec quelques autres, elles étaient réunies dans la rue ou dans un café de tantes, de leurs conversations (de leurs bouches et de leurs mains) s‟échappaient des fusées de fleurs au milieu desquelles elles se tenaient de la façon la plus simple du monde, discutant de sujets faciles et d‟ordre ménager : - Je suis bien sûr, sûr, sûr, la toute-Dévergondée. - Ah ! Mesdames, quelle gourgandine je fais. - Tu sais (le us filait si longtemps qu‟on ne percevait que lui), tussé, je suis la Consumée-d‟Affliction - Voici, voici, regardez la Toute-Froufrouteuse42 ». L‟argot est jugé malvenu dans la bouche des folles et provoque des réactions indignées de la part des hommes : « Un jour, à l‟un de nos bars, quand Mimosa dans une phrase osa ces mots : « …ses histoires à la flan… », les hommes froncèrent le sourcil ; quelqu'un dit comme une menace : « La gonzesse qui fait son dur43 ». 1.4.3. Une attitude masochiste envers le pouvoir Les personnages de Genet incarnent la dissonance culturelle, la voix étouffée d‟un groupe opprimé qui cherche à se faire entendre. L‟initiative de Genet d‟écrire dans la langue de ses « tortionnaires » témoigne en effet de cette volonté de communication. Jean Genet porte le stigmate de criminel et a déjà passé beaucoup de temps en prison, où son droit à la parole lui fut retiré. Par son écriture, Genet revendique son droit à la communication. Il veut présenter une autre morale que celle de la bourgeoisie. Même en sachant qu‟elle sera impitoyablement désapprouvée, il veut exposer au grand jour une vérité tragique que le monde bourgeois a étouffée dans l‟obscurité. La stratégie de Genet en est une qui associe le vil à l‟illumination. La trajectoire vers la sainteté que Divine parcourt, poursuit un mouvement contraire à celui qui est normalement attendu : au lieu d‟une ascension au ciel, nous assistons à une descente à l‟abjection. Cette abjection lui revient suite à son choix pour le destin de travesti. Par un curieux renversement Edmund WHITE, op. cit., p. 167. Jean GENET, NDF, p. 96-97. 43 Ibid., p. 65. 41 42 11 cette condamnation est transformée en sanctification. Elle accomplit une « ascension – encore que le langage semble vouloir le mot déchéance ou tout autre indiquant un mouvement vers le bas – l‟ascension, dis-je, difficile, douloureuse, qui conduit à l‟humiliation » 44 . Une inversion pareille se fait avec l‟exaltation de l‟assassin. Les assassins impassibles, abhorrés par le peuple, Genet les idolâtre et dédie son livre à leurs crimes. C‟est particulièrement l‟homosexualité et le travestissement que Genet, dans NotreDame-des-Fleurs dégrade jusqu‟à l‟humiliante abjection pour les élever après. Il en est inféré qu‟on ne peut monter jusqu‟au cimes de la pureté après avoir parcouru l‟interlope. Voici ce qu‟il dit dans Notre-Dame-des-Fleurs : - « Divine est morte saint et assassinée – par la phtisie45 ». « passa l‟Éternel sous forme de mac46 ». « En descendant la rue Dancourt, ivre de la splendeur cachée, comme d‟un trésor, de son abjection47 » - « Sa vie est un ciel souterrain peuplé de barmen, de maquereaux, de tantes, de belles de nuit, de dames de pique, mais sa vie est un Ciel48 ». Ces phrases rendent compte de multiples renversements : l‟abjection en sainteté, le profane en sacré, et, celui qui nous intéresse ici, la souffrance en jouissance. Cette transformation mystique de la douleur permet à Genet d‟aborder les choses avec un regard neuf et de relier magistralement la souffrance, l‟érotique et le spirituel. Pour les mystiques, les souffrances ne sont que des ténèbres passagères avant de pouvoir jouir de la lumière éternelle. Selon Genet, « la sainteté c‟est de faire servir la douleur. C‟est forcer le diable à être Dieu »49. Or, comme le suggère Bersani, cette esthétique qui spiritualise la douleur accepte la relation binaire entre dominateur et dominé et ne défie pas les structures du pouvoir. Conformément au masochisme, Jean Genet se soumet au pouvoir et accepte la douleur extrême afin d‟arriver à la jouissance. Au lieu de chercher à fuir la relation polarisée de dominance et soumission, Genet le reprend dans le but de la jouissance sexuelle. Il en résulte que le déplacement de signification de la souffrance ne peut pas déjouer l‟oppression : « La jouissance masochiste, en effet, ne saurait être un remède politique à l‟exercice sadique du pouvoir, même si l‟auto-ébranlement inhérent à cette jouissance, bien que résultant d‟une soumission au maître, rend le sujet incatégorisable comme objet de discipline50». De l‟autre côté, dit Bersani, la réaction masochiste peut être la seule qui permet de conserver ce monde Jean GENET, JV, p. 102. Jean GENET, NDF, p. 18. 46 Ibid., p. 21. 47 Ibid., p. 53. 48 Ibid., p. 58. 49 Jean GENET, JV, p. 232. 50 Leo BERSANI, Homos: repenser l’identité, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 122. 44 45 12 de la déviance sexuelle, car l‟invisibilité culturelle leur protège des dispositifs disciplinaires de la psychiatrisation. Bref, le renversement de souffrance en jouissance en empêche un autre, de portée politique, celui du renversement de dominateur et du dominé, le renversement des rôles de pouvoir. C‟est ce renversement qui serait réellement subversif, alors que le masochisme conserve le statut quo. De l‟autre côté, l‟homophobie sociale ne laisse peut-être pas d‟autre choix aux homosexuels que de faire des concessions et de deux maux choisir le moindre. 1.4.4. Interprétation Sartrienne 1.4.4.1. Interprétation biographique Saint Genet, Comédien et Martyr est le titre d‟un énorme essai que Jean-Paul Sartre consacra à Jean Genet. Publiée en 1952 par Gallimard, cette étude, à retentissement international, a valu une large reconnaissance à Genet. Sartre y présente une défense de l‟œuvre de Genet, focalisant sur les thèmes du mal, de l‟homosexualité et de la liberté51. L‟insistance de Sartre sur l‟adéquation parfaite entre l‟œuvre et la vie de Genet a néanmoins profondément déprimé celui-ci. Selon ses propres dires, cette analyse l‟a empêché d‟écrire pendant près de dix ans, tant sa « mécanique cérébrale y était décortiquée52 ». Il est vrai que la publication en venait à un moment ennuyeux pour Genet et accentua sans doute sa crise littéraire. Dans une interview, il dit : « Dans tous mes livres je me mets nu et en même temps je me travestis par des mots, des choix, des attitudes, par la féérie. Je m‟arrange pour ne pas être trop endommagé. Par Sartre j‟étais mis à nu sans complaisance53». En effet, dans Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose et Journal du Voleur, Genet pervertit le genre de l‟autobiographie. Il y évite le rigoureux en faveur du flou, il se dit et se dissimule simultanément. Pour lui, l‟identité n‟est jamais univoque mais toujours multiple. Maintenant il se trouve cependant prisonnier d‟un système contraignant mis en place par Sartre, dont la force de convaincre ne lui laisse aucune échappatoire. Ce travestissement du moi dont il orne soigneusement ses romans devrait inviter à interroger le rapport entre auteur, narrateur et personnages. Or, par Sartre et ses continuateurs, il est piégé dans un courant critique qui n‟y voit que l‟identité parfaite. Patrice BOUGON, “Editor‟s introduction”, L’Esprit Créateur, 35, numéro 1, printemps 1995, p. 3. Jean GENET, ED, “Entretien avec Bertrand Poirot-Delpech“ (1982). 53 Ibid., “Entretien avec Madeleine Gobeil“ (1964), p. 22. 51 52 13 Dans Notre-Dame-des-Fleurs, Genet confirme qu‟il se raconte lui-même à travers Divine : « c‟est mon destin, vrai ou faux, que je mets, tantôt haillon, tantôt manteau de cour, sur les épaules de Divine54». Ainsi, le village où grandit Divine (encore Lou Culafroy) est Alligny-en-Morvan, où Genet passa son enfance. Les mémoires de l‟enfance se fondent, dans Notre-Dame-des-Fleurs, avec le sort de Divine, prostitué mâle travesti en femme à Montmartre, et il y a des intervalles où nous nous retrouvons avec le narrateur en prison, où celui-ci attend son jugement. Notre-Dame-des-Fleurs apparaît comme un roman de l‟inavouable : l‟histoire de Divine est l‟aveu du désir que Genet eut d‟être travesti, ce qu‟il manqua d‟être « faute d‟un rien »55. Au lieu de suivre l‟exemple de Sartre et de dire carrément que Genet et Divine sont une seule personne, il vaut mieux de tracer une parallèle avec Marcel Duchamp et son alter ego féminine Rrose Sélavy. Ce nom est un jeu de mots sur la phrase bien connue « Eros, c‟est la vie ». L‟objectif de Duchamp n‟est pas d‟instaurer une identification entre lui et Rrose Sélavy ; il se travestit afin de montrer l‟instabilité de la ligne de séparation entre le masculin et le féminin et afin de jouer avec la mascarade dans l‟art et dans la vie quotidienne. La figure du travesti, tant chez Duchamp que chez Genet, peut être considérée comme une métaphore pour le jeu entre la mascarade et la sincérité. Le travesti montre que rien n‟est ce qu‟il paraît à première vue. Genet complique son écriture et y pose des pièges pour le lecteur, qui s‟évertue à discerner la frontière entre le réel et la fiction, de lever le voile afin de discerner le vrai visage. En vain, car le travesti, par son essence même, montre que la parure et le naturel ne peuvent être séparés avec succès. De telle manière, le masque vestimentaire de Divine double le masque narratif par laquelle Genet se dévoile. 1.4.4.2. Homosexualité Les points de vue sur l‟homosexualité que Sartre expose dans Saint Genet sont selon le philosophe Didier Eribon remarquablement modernes. Du point de vue contemporain, nous sommes tentés de faire des réserves sur ses observations, qui trahissent souvent de la réticence et même de la répulsion. Or, à la même époque où Jacques Lacan élabore une théorie psychanalytique foncièrement hostile aux homosexuels, Sartre en était déjà à admirer 54 55 Jean GENET, NDF, p. 77-78. Ibid., p. 37. 14 Genet en raison de son invention de l‟homosexuel comme sujet56. Auparavant, l‟homosexuel n‟existait guère que comme objet, soumis aux regards et aux jugements des autres, mais Genet crée une planète ouranienne, où les homosexuels ne sont plus des objets, mais des sujets à part entière, entre lesquels Divine est la personne la plus remarquable. Jamais avant un travesti si admirable dans sa complexité psychologique et son ambiguïté physiologique n‟avait été protagoniste d‟un roman français57. La résolution de Genet de vivre pleinement son homosexualité et d‟assumer la marginalité à laquelle celle-ci est condamnée, le rendent problématique aux yeux des autres homosexuels, qui plaident pour la tolérance et l‟acceptation de l‟homosexualité dans la société. Voici ce qu‟en dit Sartre en 1946 : « Puisque vous n‟êtes pas homosexuel, comment pouvez-vous aimer mes livres? demande Genet avec sa naïveté feinte. C‟est parce que je ne suis pas homosexuel que je les aime : les pédérastes ont peur de cette œuvre violente et cérémonieuse où Genet, dans de longues et belles phrases parées, va jusqu‟au bout de son vice, en fait un instrument pour explorer le monde et au terme de cette confession hautaine, une passion. Proust a montré la pédérastie comme un destin, Genet la revendique comme un choix58». Genet se différencie donc de Proust, nous apprend Sartre, par sa détermination à vivre son homosexualité comme un choix intentionnel. Dans Saint Genet, il dit : « Aujourd‟hui, peutêtre, Genet est voleur parce qu‟il est pédéraste. Mais il devint pédéraste parce qu‟il était voleur. On ne naît pas homosexuel ou normal : chacun devient l‟un ou l‟autre selon les accidents de son histoire et sa propre réaction à ces accidents. Je tiens que l‟inversion n‟est pas l‟effet d‟un choix prénatal, ni d‟une malformation endocrinienne, ni même le résultat passif et déterminé de complexes : c‟est une issue qu‟un enfant découvre au moment d‟étouffer 59 ». Cette vision sur l‟homosexualité comme choix délibéré est fidèle à sa philosophie existentialiste, dans laquelle l‟existence précède l‟essence. Genet n‟accepte que partiellement cette vision, selon ce qu‟il raconte dans une interview de 1964 : « Tout gosse, j‟ai eu conscience de l‟attraction qu‟exerçaient sur moi d‟autres garçons, je n‟ai jamais connu Didier ERIBON, “Sur Sartre“, http://didiereribon.blogspot.com/2007/07/sur-sartre.html, consulté le 3 mars 2011. 57 En 1928, Virginia Woolf avait déjà publié son Orlando en Angleterre. Le phénomène du travestissement y est dépeint en détail à travers le protagoniste Orlando, qui traverse pendant un période de 400 ans les siècles et les genres. En France, aucun auteur moderne n‟avait encore osé de donner un rôle de telle portée à un travesti. 58 Encart publicitaire pour la première édition du Miracle de la Rose, 1946. 59 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 80. 56 15 l‟attraction des femmes. C‟est seulement après avoir pris conscience de cette attraction, que j‟ai « décidé », « choisi » librement ma pédérastie, au sens sartrien du mot60 ». Le choix de l‟homosexualité implique un autre choix, inévitable selon Sartre, entre le rôle du dominateur ou celui du dominé : « Telle est la situation qu‟on lui a faite. Et bien qu‟elle l‟incline fortement vers la pédérastie, elle ne décide pas encore si Genet sera tantemâle ou tante-fille. C‟est ici qu‟intervient le bouleversement que nous avons mentionné : souffre-douleur des jeunes caïds de la colonie, Genet se métamorphose en amant, c‟est-à-dire en femme61 ». Sartre décèle dans le monde de Genet une hiérarchie féodale entre les durs et les mous62, entre les Gorguis et les Divines. Il est vrai que Genet insiste sur la mollesse de Divine. « Tout en Divine est mou », mais Genet ajoute : « mollesse ou roideur ne sont qu‟une question de tissus63 ». Sartre s‟acharne à démontrer que cette division est profonde et donne lieu à une stricte séparation de droits et de devoirs dans le domaine social, alors que pour Genet, ce n‟est qu‟une différence superficielle et contingente. La relation que Sartre aperçoit entre durs et mous en est une de seigneur et homme-lige, de dominateur et dominé. Cette organisation binaire de la société se reflèterait dans les rôles érotiques, qui reprennent la structure de l‟accouplement hétérosexuel. Dans ce modèle, il y a une répartition entre un partenaire actif et un partenaire passif, dans lequel le passif assume le rôle féminin, en subissant la pénétration de l‟actif, par définition masculin. La vision de la sexualité en termes d‟activité et de passivité remonte, selon de nombreux historiens, tels que Michel Foucault et David Halperin, jusqu‟aux Grecs. Chez les Grecs, dit Foucault, la pédérastie, ou les rapports sexuels entre un homme mûr et un adolescent, était éminemment hiérarchisée. La différence d‟âge correspondait à une différence de rang social et sexuel. Le rôle actif, le seul à être valorisé, correspondait à une position de domination sociale. En conséquence, l‟homosexualité entre deux hommes du même âge était exclue, car la position „passive‟ compromettrait le prestige à l‟intérieur de la société64. La vision de l‟homosexualité en termes d‟actif et passif s‟est perpétuée jusqu‟à nos jours et se retrouve aussi dans l‟œuvre de Genet. Sartre souligne l‟immutabilité de cette répartition de rôles chez Genet, alors qu‟il se rend parfaitement compte de ses renversements et de ses oscillations dans des domaines en dehors de l‟érotique. Jean GENET, ED, “Entretien avec Madeleine Gobeil“ (1964), p. 12. Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 84. 62 Ibid., p. 112. 63 Jean GENET, NDF, p. 192. 64 Kenneth James DOVER, Homosexualité grecque, Grenoble, La pensée sauvage, 1982, p. 88. 60 61 16 Contrairement à Sartre, j‟affirmerai que Genet déjoue la binarité et la hiérarchie dans le domaine de l‟érotique plutôt de la confirmer. Divine, qui selon Sartre s‟insère parfaitement dans le rôle de femme passive, esquive cette binarité par son activité, son ballet permanent. Au lieu de subir la pénétration de l‟homme, elle s‟entortille autour de la verge du mâle. De Mignon, un dur, il est dit que « des anus et des vagins s‟enfilent à son membre comme des bagues à un doigt 65 ». Le mouvement en est un d‟enveloppement, non de pénétration, indiquant le dynamisme de celui qui se met à entourer le sexe du mâle, dont l‟inertie ou la passivité est mise en avant. En outre, Notre-Dame-des-Fleurs est un personnage pour qui les lignes de démarcation entre dur et mou se dissolvent. Tantôt dominateur, tantôt dominé, il jouit même en travesti d‟un respect profond de la part des durs. Aussi, il paraît que cette répartition des rôles binaires, réaffirmée par Sartre et par divers historiens se trouve anéantie dans Notre-Dame-des-Fleurs. 1.4.4.3. Travestissement Le travesti, pour Sartre, est « le mou » poussé à l‟extrême, c‟est le point limite zéro de la masculinité. Puisqu‟on lui interdit d‟être mâle socialement, le travesti assume sa féminité jusqu‟au bout et subvertit son sexe masculin dans ses gestes, son langage et son habillement. Il y a néanmoins une contrainte insurmontable qui leur empêche la métamorphose en femme : leur constitution physique. Socialement exilées de la masculinité et corporellement exclues de la féminité, « ces tantes sont assez malchanceuses pour devoir jouer tout ce qu‟elles sont : il est bien vrai que leur féminité n‟est qu‟un jeu ; mais il est vrai aussi qu‟elles ne peuvent être des mâles sauf par comédie 66 ». Serrés dans un espace imprécis et multiforme entre deux réalités impossibles à atteindre, les travestis ne contestent pas leur exclusion, ni de la gent masculine, ni de la gent féminine. Au lieu de revendiquer leur droit à être homme et à contester la position marginalisée qui leur est assignée, ils se vautrent dans leur position de femme illicite. On constate à nouveau l‟insistance sartrienne sur le choix libre qui caractérise aussi son discours sur l‟homosexualité. La répétition du verbe « vouloir » dans la phrase suivante met l‟accent sur la liberté personnelle dans la constitution de soi. « Genet se veut femme : mais veut l‟être comme il veut être prince : faussement67 ». Jean GENET, NDF, p. 87. Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 272-273. 67 Ibid., p. 333. (je souligne) 65 66 17 Divine ne cherche point à passer pour une de « ces horribles femelles à tétons »68, qui lui font horreur. Être dépouillée de son artifice et transformée en femme véritable serait le pire qui puisse lui arriver. Dépourvue de genre inné, Divine se sert de gestes afin de construire son identité sexuelle et sociale. Le mérite de Divine est d‟agir contre l‟évidence, de se construire une identité écartée du conventionnellement attendu. Virevoltant en un ballet perpétuel de courbes et de pirouettes, Divine se montre comme un papillon fragile, une phalène qui brûle facilement ses ailes au contact avec les marles durs. Sartre comprend l‟importance de ses gestes mais les relègue néanmoins entièrement au domaine de l‟apparence. « Elle [Divine] n‟agit point, elle se transforme en geste ; ce geste volatil étincelle un instant puis explose, il ne reste plus qu‟une vieille tapette69 ». Si le plaisir des gestes lui est refusé, Divine n‟est guère plus qu‟un vieux prostitué. Cette dichotomie entre « être » et « paraître » domine le discours sartrienne sur le travestissement. Sartre commente longuement sur la scène mémorable où Divine perd subitement sa couronne de perles. Au lieu de se mettre à quatre pattes pour ramasser les perles, Divine couronne sa tête de son dentier, criant qu‟elle sera reine malgré tout. Au moment où la couronne tombe, dit Sartre, Divine (ou « le travesti ») est démasqué et le tout est révélé comme une mise en scène illusoire. La chute de la couronne symbolise pour lui la tromperie des apparences et la triomphe de la Nature. Or, Divine ne se donne pas vaincue pour autant : elle remplace les fausses perles par ses fausses dents (ne dit-on pas des jolies dents qu‟elles sont comme des perles ?) et se couronne d‟un air triomphal. Ce geste fort témoigne, selon Sartre, de sa capacité d‟assumer la réalité, car elle avoue sa décrépitude en exhibant son râtelier. En même temps, ce geste est un effort ultime pour sauver les apparences, pour « maintenir la féerie contre tout »70. Mais ce geste, si audacieux qu‟il est, est sans mérite comparé à l‟héroïsme qu‟il faut pour accomplir l‟acte ultime : enlever le dentier de sa tête et le remettre dans sa bouche. À ce moment, la fantasmagorie s‟évapore et la réalité triomphe. « Car la vraie Divine, ce n‟est ni la Reine des fées ni ce vieil eunuque : c‟est un homme qui lutte pied à pied contre la vieillesse, qui se sangle dans un corset, qui, le matin, par une pudeur qu‟il garde vis-à-vis de lui-même, place son râtelier dans sa bouche avant même de se regarder dans une glace71 ». Il reste une énigme, nous dit Sartre « si la féerie était conçue et exécutée pour le seul moment final qui la dissipe ou si le moment de vérité n‟est qu‟une conséquence déplaisante qu‟il faut Jean GENET, NDF, p. 266. Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 389. 70 Ibid., p. 356. (Sartre souligne) 71 Ibid., p. 355. (Sartre souligne) 68 69 18 accepter pour l‟amour de la féerie » 72 . Dans ces deux scénarios, le travestissement n‟est qu‟une féerie, non résistante à la réalité, qui prend toujours le dessus. J‟argumenterai néanmoins que l‟écart entre « être » et « paraître » que le travesti représente n‟est pas ce que Genet a voulu souligner. Au lieu de focaliser sur les deux pôles de l‟identité sexuée de Divine, le point de départ et le point final, Genet s‟intéresse aux étapes intermédiaires, à la ligne extravagante et courbée qu‟unissent ces deux points. La manière sur laquelle elle arrive à l‟achèvement absorbe tellement l‟attention qu‟elle quitte toute importance au produit fini. Dans un autre endroit, Sartre exprime magistralement le suspense qui précède la métamorphose : « Quand le prestidigitateur met un mouchoir dans son chapeau pour en tirer un lapin, ce n‟est pas le lapin qui intéresse : c‟est le mouchoirdevenu-lapin. L‟apparence que Genet va produire ne sera ni crachat ni diamant, ni pet ni perle mais crachat-en-voie-de-devenir-diamant, pet-entrain-de-se-changer-en-perle73 ». Divine ne sera jamais complètement homme ni complètement femme, mais c‟est son ballottement entre les deux qui fascine Genet. Dans le cas de Notre-Dame-des-Fleurs, cette suspension est encore plus visible. Celui-ci n‟est ni mouchoir ni lapin, ni masculin ni féminin, mais tout et rien à la fois. Il n‟est engagé à aucune identité et brouille les frontières partout où il vient. Tout cela lui est permis au cours de sa quête de son identité sociale et sexuelle, de sorte qu‟il est la personnification de la suspension. 72 73 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 357-358. Ibid., p. 360. 19 Chapitre II : La métamorphose de Divine « Ou peut-être ‘suspension’ est un meilleur mot, car ce qui était si inspirant au saut n’était pas comment le sauteur passait d’une municipalité à l’autre, mais comment il restait entre les deux si longtemps1 ». (Jonathan Safran Foer) 2.1. Une métamorphose limitée 2.1.1. Essentialisme vs. existentialisme Sartre a décelé dans l‟entreprise de Genet un constant passage de l‟essentialisme vers l‟existentialisme2. Alors que lui, un existentialiste, insiste sur la responsabilité personnelle et accorde la plus haute importance aux actions qui définissent l‟homme, il repère chez Genet la croyance à la prédétermination du destin de même qu‟une insistance simultanée sur la substance et sur l‟accidentel. En effet, Genet accentue l‟importance des actions dans la construction de l‟identité sexuelle sans négliger les déterminismes contraignants3. Pendant sa vie, Divine n‟est pas en position de décider librement de son identité. Elle est soumise au dessein divin du « pauvre Démiurge », qui est « contraint de faire sa créature à son image » et qui « n‟inventa pas Lucifer »4. Elle doit agir conformément à l‟histoire telle qu‟elle est inventée par le poète. Cette création littéraire n‟est point un jeu frivole et est gonflé de l‟imagerie chrétienne du souffle : « je le ferai vivre avec mon haleine et l‟odeur de mes pets, solennels ou très doux5 ». L‟interaction entre le destin tragique et le libre arbitre est caractéristique du théâtre grec et racinien, que Genet adorait 6 . Le destin divin n‟est pas assigné à n‟importe qui. L‟élu doit faire preuve de suffisamment de puissance afin de surmonter les obstacles qui entravent l‟accomplissement de la destinée. Jonathan SAFRAN FOER, Extremely Loud and Incredibly Close, London, Penguin Books, 2006, p. 218. (ma traduction) 2 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 117. 3 Pascale GAITET, Queens and Revolutionairies : New Readings of Jean Genet, Delaware, University of Delaware Press, 2003, p. 41. 4 Jean GENET, NDF, p. 40. 5 Ibid. 6 Edmund WHITE, op. cit., p. 347. 1 20 La sainteté de Divine jaillit donc de l‟intention du créateur, mais également de sa lutte contre la matière. La matière de son corps masculin d‟une part, incapable qu‟elle est de transformer cette substance de son corps, et toute matérialité qui trahit les fonctions corporelles de base d‟autre part. Outre la matière, son environnement la gêne dans sa métamorphose. Pas encore élevée à la sainteté, elle est inéluctablement définie par les jugements qui sont portés sur elle : celui de « tante-fille » à l‟opposé du « tante-gars » et celui de « vieille pute » selon le point de vue bourgeois. Voilà les contraintes imposées à son oscillation. Elle ne peut changer que la couche supérieure de son corps et elle ne peut tenir des rôles à chaque fois différents. Elle trouvera pourtant un moyen afin de tirer à son avantage ces bornes et de se parer de tant de fleurs qu‟elle « en deviendra une autre, géante, nouvelle »7. 2.1.2. Les obstacles à l’accomplissement du destin 2.1.2.1. Les restrictions sociales Les personnages de Genet ne sont jamais indépendants de l‟histoire collective et personnelle et des structures du pouvoir qui sont en place. Ils ne réussissent pas à se libérer des relations du pouvoir auxquelles ils sont assujettis et ils ne sont jamais supérieurs à l‟opinion publique, ou capables de faire ou devenir n‟importe quoi. Les « gestes réservés aux maîtres »8 gênent les opprimés, écrit Genet. Au cours de l‟élaboration de son identité de genre, le travesti doit faire face à maints obstacles, qui peuvent parfois être surmontés, mais pas toujours9. Par la dépréciation de soi, Divine peut dissimuler la honte, l‟humiliation et la douleur 10 . Par exemple : « Que j‟annonce que je suis une vieille pute, personne ne peut surenchérir, je décourage l‟insulte 11 ». Cependant, la première fois que Culafroy essaie de surmonter l‟humiliation par l‟artifice, il échoue : « De ce lit d‟ombres, (…) il arrache un violon grisâtre qu‟il a confectionné lui-même. Son geste hésitant le fait rougir. Il éprouvait cette humiliation, plus forte que la honte verte d‟un crachat dans le dos, qu‟il avait eue en le fabriquant – mais non en le concevant – il avait huit jours à peine, avec la couverture cartonnée de l‟album d‟images, avec le morceau du manche Jean GENET,JV, p. 9. Jean GENET, NDF, p. 135. 9 Pascale GAITET, op. cit., p. 39. 10 Ibid., p. 37. 11 Jean GENET, NDF, p. 102. 7 8 21 d‟un balai et quatre fils blancs : les cordes 12 . (…) Sa vexation le poursuivait durant la leçon et il étudiait en état de honte perpétuelle13 ». Mais au cours des années, Divine acquiert de l‟habileté et en réponse aux vilains qui se moquent de son état de tapette, elle parle de son vernis à ongles et réussit ainsi à vaincre la honte par l‟artificialité : « Les voyous se moquaient d‟elle. Ils disaient que cela devait faire mal, les bites, que les vieux… ; que les femmes ont plus de charme… qu‟ils sont des macs, eux… (…) « Voici ce que je pourrais dire, pensa-t-elle, pour leur faire croire que je ne suis pas troublée. » Et tendant sa main, les ongles offerts, aux enfants, souriante, elle dit : Je vais lancer une mode. Oui, oui, une nouvelle mode. Vous voyez, c‟est joli. Les femmes-nous et les femmes-autres feront dessiner de la dentelle sur leurs ongles. On fera venir des artistes de Perse, ils peindront des miniatures qu‟on regardera à la loupe ! Ah ! mon Dieu ! Les trois voyous furent décontenancés, et l‟un d‟eux, pour tous les autres, dit : Sacrée Divine. Ils partirent14 ». Cette tactique d‟éluder le dédain par le refus du corps ou par ce que Bersani appelle « l‟autoébranlement » 15 , ne décourage pourtant pas l‟imposition des épithètes méprisants et confirme en réalité la position d‟infériorité sociale qui lui a été assignée. Divine même reconnait qu‟elle remporte une victoire à la Pyrrhus : « A force de me dire que je ne vis pas, j‟accepte de voir les gens ne plus me considérer16 ». Foucault, dans son analyse de la vie d‟Herculine Barbin, une hermaphrodite française du XIXe siècle, argumente qu‟étant socialement reconnue en tant que femme, Herculine vivait « dans les limbes bienheureux d‟une non identité »17. L‟impossible catégorisation de sa sexualité la poserait hors des contraintes qui règnent sur les sexualités reconnues. Le raisonnement est paradoxal dans la philosophie de Foucault et se heurte contre son affirmation qu‟il n‟existe pas de sexualité hors la loi18. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, Divine vit une sexualité intolérable dans la société, mais n‟est pas par-là libérée des chaînes de la loi. À force d‟essayer d‟échapper, elle se fait des plaies et sent les contraintes plus qu‟aucun autre. Une fois les cordes relâchées, il reste des limites à l‟intérieur desquelles elle est capable de transformer son identité sociale et sexuelle, et une fois sa transformation accomplie, il ne lui reste qu‟à accomplir son destin de sainte. Jean GENET, NDF, p. 133. Ibid., p. 135. 14 Ibid., p. 222-223. 15 Leo BERSANI, op. cit., p. 122. 16 Jean GENET, NDF, p. 211. 17 Michel FOUCAULT, Dits et écrits, 1976-1980, éds Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 2005, vol. II, “Le vrai sexe“, p. 940. 18 Cf. Michel FOUCAULT, Histoire de la Sexualité Vol. I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976. 12 13 22 2.1.2.2. Restrictions du monde matériel Divine éprouve de l‟aversion de tout ce qui révèle les fonctions corporelles de base19. Le grincement de ses chaussures sur le sable au moment où il virevolte, remplit Culafroy d‟abomination. Afin d‟esquiver l‟humiliation que lui confère la pesanteur de son pied20, au moment où il essaie de quitter la terre par la danse, il change de stratégie et de pas : il prend la marche solennelle d‟un prêtre et accomplit si bien cet acte solennel que « pendant quelques pas » il réussit son entreprise d‟envol, car « Dieu l‟emporta vers son trône »21. Dans un autre endroit, Genet dit : « Forte de vigueur physique, Divine le serait assez, si elle (…) n‟avait cette pudeur de la grimace de la face et de tout le corps à laquelle oblige l‟effort22 ». Plutôt qu‟exhiber involontairement des réactions physiques automatiques de son corps, elle préfère ne pas user de sa force physique23. À nouveau, elle préfère le factice à la nature rêche. Le refus de l‟effort est donc une esthétique, non une faiblesse de sa part. 2.1.2.3. Les restrictions corporelles Divine se trouve obligée d‟inscrire son identité de genre féminine sur un corps de sexe masculin. Les restrictions à ses efforts de transformation sont astreignantes. Elle doit travailler une matière si intraitable que Sartre estime qu‟elle ne pourra jamais la vaincre. Entre la matière et la forme, écrit-il, l‟écart est trop grand pour que la métamorphose aboutisse24. Il paraît quand-même plutôt que Genet raisonne selon une esthétique classique du XVIIe siècle selon laquelle la dureté des restrictions est équivalente à la beauté de l‟œuvre d‟art25. Car, si l‟artiste qui travaille les pierres les plus précieuses est applaudi, combien plus faut-il admirer l‟artiste qui ne travaille que les déchets26? Par le soin extrême avec lequel Divine effectue les processus de stylisation, elle aboutit à un chef-d‟œuvre. Genet admire la détermination de Divine qui, en se taillant une nouvelle identité dans un marbre informe, agit contre sa nature et se renouvelle par la sculpture de soi. Car, « sculpter une pierre en Pascale GAITET, op. cit., p. 37. Ibid., p. 33. 21 Jean GENET, NDF, p. 221. 22 Ibid., p. 64. 23 Pascale GAITET, op. cit., p. 30. 24 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 361. 25 Pascale GAITET, op. cit., p. 30. 26 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 361. 19 20 23 forme de pierre équivalant à se taire »27, le dédain envers les « horribles femelles à tétons »28 trouve en partie son origine dans le fait que leur genre dérive directement de leur sexe. Dans la scène du dessin de ses ongles, Divine parle de « femmes-nous » et de « femmes-autres »29 : c‟est une des rares scènes dans Notre-Dame-des-Fleurs où la femme n‟est pas dépréciée, notamment parce qu‟elle aussi, dans ce cas-ci, opère une dénaturalisation30. 2.2. Indistinction de l’apparence et de l’essence 2.2.1. Un livre chargé de fleurs, de jupons neigeux, de rubans bleus Jusqu‟ici, nous avons vu que Divine se protège de la moquerie par une coquille d‟imitation fine et fragile. Sa supériorité au mépris et à la matière ne parait que superficielle. Également, sa résistance au monde matériel peut facilement être regardée comme une faiblesse. En outre, elle ne pourra jamais transformer son corps dans son essence. Or, il deviendra clair que la distinction entre intériorité et extériorité est sans importance dans le cas de Divine. Tout comme le traitement poétique ne semble parfois qu‟un vernis mais pénètre souvent jusqu‟au cœur de son objet, la dénaturalisation de genre n‟affecte pas uniquement la forme mais opère une transformation profonde. Ainsi, le travestissement devient une métaphore pour l‟écriture de Genet, qui entortille la langue et la réalité nues de rubans fleuris de la même manière que les folles se parent de gestes et d‟accessoires exubérants, sans lesquels elles ne sont que des cadavres, des os. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, Genet écrit : « Encore que je m‟efforce à un style décharné, montrant l‟os, je voudrais vous adresser, du fond de ma prison, un livre chargé de fleurs, de jupons neigeux, de rubans bleus31 ». La parure de Divine est sa vitalité, sans elle, elle n‟est plus que la moitié de soi-même. Tel que le dit Sarduy : « le travestissement (…) serait la meilleure métaphore de ce qu‟est l‟écriture : (…) non une femme sous l‟apparence de laquelle se cacherait un homme, un masque cosmétique qui, au moment qu‟il tombe, révélera une barbe, un visage rêche et dur, mais plutôt le fait même du travestissement (…) la coexistence, Jean GENET, Fragments… et autres textes, Paris, Gallimard, 1990, p. 77. (désormais FR) Jean GENET, NDF, p 266. 29 Ibid., p. 222. 30 Pascale GAITET, op. cit., p. 35. 31 Jean GENET, NDF, p. 204. 27 28 24 dans un seul corps, de signifiants masculins et féminins32 ». Divine, selon Genet, n‟est pas un homme qui se déguise en femme, mais elle est homme et femme à la fois : sans sa féminité, elle ressemble à un mort, mais perdre sa masculinité et faire partie de « ces horribles femelles à tétons »33 serait son pire cauchemar. Les deux genres sont inextricablement liés dans ce corps à contours diffus, non délimité par la peau mais par des ornements plus ou moins constitutifs de sa substance tangible. Une perruque ou de faux cils sont des attributs qui altèrent subtilement les limites du corps. De la même façon, nous ne saurons jamais, chez Genet, où la sincérité se termine et où l‟invention commence. La réalité et la poésie sont inséparables : jamais la réalité n‟est écrite sans déformations euphémiques, jamais la poésie ne se détache de manière irréconciliable de la banalité de la vie réelle. Le titre du roman évoque déjà la poétisation du langage, avec la référence à la fleur et à la décoration qu‟elle implique. Dans ce long poème en prose, les fleurs du langage poétique sont dérobées de leur coin original et naturel et contraintes à croître sur le sol rebutant de la prose34. De même, l‟élaboration de genre se produit, chez Divine, sur un corps résistant et inadapté. En plus, le geste signature de Divine, la courbe extravagante, ne peut être pensé séparément des phrases denses de Genet qui surprennent par leurs multiples détournements de la pensée. Par la multiplication des virages inattendus et par le glissement des significations qu‟il porte aux mots habituels, les signifiants tout comme les signifiés deviennent très ambigus. Enfin, Genet pare son texte de mots clinquants et banals, de mots vides et légers dont la fonction n‟est que décorative, comme des paillettes et des plumes sur un tissu. Analogiquement, le travesti possède un corps à double entente ; le corps nu de Divine ne peut pas signifier, mais l‟habillement et les courbes chorégraphiées de Divine complètent sa signification. Genet, en effet, insiste sur l‟importance de l‟apparence extérieure. Les personnes sont considérées comme de simples agents, souvent inconscients de leurs gestes et de leur destin à accomplir. Divine, avec son corps osseux et son intériorité creuse, est à même de s‟exhiber solennellement grâce à ses vêtements, cette couche superficielle qui est en réalité beaucoup plus significative que son corps ou sa profondeur inexistante. Selon la philosophie qu‟être est être perçu, l‟attention de Genet se concentre exclusivement sur l‟extériorité35. Le corps travesti de Divine illustre bien la thèse suivante de Barthes dans Système de la Mode : Severo SARDUY, Escrito sobre un cuerpo, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1969, “Escritura / Travestismo”, p. 48. (ma traduction) 33 Jean GENET, NDF, p. 266. 34 Nathalie FREDETTE, Figures baroques de Jean Genet, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2001, p. 29. 35 Edmund WHITE, op. cit., p. 175. 32 25 « Quant au corps humain, Hegel avait déjà suggéré qu‟il était dans un rapport de signification avec le vêtement : comme sensible pur, le corps ne peut signifier ; le vêtement assure le passage du sensible au sens ; il est, si l‟on veut, le signifié par excellence36 ». L‟habillement produit un glissement dans le corps de Divine de sa sensibilité naturelle vers une ambiguïté où se mêlent inextricablement la masculinité et la féminité. Ainsi, le travesti représente magistralement le double qui caractérise l‟écriture de Genet. 2.2.2. Le geste exubérant Outre par l‟habillement, Divine se pare, dans la construction de son identité, de gestes dont l‟importance ne peut être surestimée. Par conséquent, Genet montre une identité de genre postmoderne, conforme aux théorisations de Judith Butler sur la performativité de genre : « Il ne faudrait pas concevoir le genre comme une identité stable ou un lieu de la capacité d‟agir à l‟origine des différents actes; le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posée dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes. L‟effet du genre est produit par la stylisation du corps et doit être compris comme la façon banale dont toutes sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l‟illusion d‟un soi genré durable37». Divine se construit soi-même par bon nombre de gestes, qui se caractérisent tous par la courbe exagérée. Pensons notamment à la courbe énorme avec laquelle elle sort son mouchoir de sa poche ou à son admiration « lorsque sa voiture de location passe une grille de fer forgé ou décrit une boucle adorable »38 et aussi à son entortillage autour des mâles et de leurs verges. Sa langue pathétique et pompeuse, qui ne se conçoit d‟ailleurs pas sans gestes, n‟est en aucun cas moins marquée par l‟exubérance. Ainsi, sa vie entière se transforme en ballet. Cette danse que Culafroy ne pouvait pas encore entamer, gêné qu‟il était par la matière, Divine s‟y livre avec tant de véhémence que nous en demeurons ébahis et pétrifiés. Elle monte une chorégraphie que Genet inscrit dans les tournoiements inopinés de sa langue, de sorte que son écriture effleure la danse et que cette chorégraphie du nom Nijinsky en constitue une métaphore : « La montée de l‟N, la descente de la boucle de j, le saut de la boucle du k et la chute de l‟y, forme graphique d‟un nom qui semble vouloir dessiner Roland BARTHES, Système de la Mode, Paris, Éditions du Seuil, 1983, p. 261. Judith BUTLER, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2006, p. 265. (Butler souligne) 38 Jean GENET, NDF, p. 79. 36 37 26 l‟élan, avec ses retombées et rebondissements sur le plancher, du sauteur qui ne sait sur quel pied se poser39 ». L‟exubérance du geste n‟est pas nécessitée par la situation, ni par une émotion, ni par quelque moi intérieur, mais par « une chorégraphie qui transformait sa vie en un ballet perpétuel » 40 , une danse marquant l‟institution d‟une nouvelle identité dénaturalisée. La puissance des gestes à élaborer une identité va à l‟encontre de la logique de la langue française, dans laquelle, écrit Barthes, « je suis astreint à me poser d‟abord comme sujet, avant d‟énoncer l‟action qui ne sera plus, dès lors, que mon attribut : ce que je fais n‟est que la conséquence et la consécution de ce que je suis » 41 . Chez Genet, la succession conventionnelle est renversée : le moi n‟apparait point comme une notion stable qui se revêt d‟actions, au contraire, les actions de Divine forgent, par leur répétition, l‟illusion d‟une identité fixe. Au lieu d‟être l‟expression d‟une identité, les actions constituent Divine. Divine, en effet, se sert délibérément de ses gestes afin qu‟ils lui confèrent le genre féminin. Ces gestes féminins ne lui sont pas venus de façon automatique. Culafroy échouait encore à exécuter des gestes exubérants, tels la danse au moment qu‟il devait revenir sur ses pas ou la représentation musicale qu‟il veut donner sur son violon de carton42 : « Certain soir, Culafroy eut un geste large, démesuré de tragédien. Un geste qui dépassait la chambre, entrait dans la nuit où il se continuait jusqu‟aux étoiles, parmi les Ourses et plus loin qu‟elles, puis, pareil au serpent qui se mord la queue, il rentrait dans l‟ombre de la chambre, et dans l‟enfant qui s‟y noyait. Il tira l‟archet de la pointe à la base, lentement, magnifiquement ; cette dernière déchirure acheva de scier son âme : le silence, l‟ombre et l‟espoir de séparer ces divers éléments, qui churent, chacun de son côté, firent s‟écrouler ainsi un essai de construction. Il laissa s‟abattre ses bras, le violon et l‟archet, il pleura comme un gosse. Les larmes coulaient sur son petit visage plat. Il savait une fois de plus qu‟il n‟y avait rien à faire. Le réseau magique qu‟il avait tenté de ronger s‟était resserré autour de lui, l‟isolant43 ». Son geste exubérant a assez de puissance pour que, tel une fusée, il atteint les astres, mais Culafroy est si mal à l‟aise que le geste revient aussitôt dans la chambre où le garçon s‟effondre de honte. C‟est une des étapes d‟apprentissage que Lou-Divine doit parcourir avant de devenir reine, n‟importe si sa couronne est une tortille ou un dentier. Genet ne cesse de vanter le courage, l‟inventivité et la détermination de Divine, qui lui permettent Jean GENET, NDF, p. 167-168. Ibid., p. 168. 41 Roland BARTHES, La Leçon, Paris, Point, Editions du Seuil, 1978, p. 33. 42 Pascale GAITET, op. cit., p. 38. 43 Jean GENET, NDF, p. 135-136. 39 40 27 d‟accomplir ses gestes féminins avec du charme et de la grâce, même dans les circonstances les plus fâcheuses. 2.2.3. Absence d’intériorité La performativité ou la construction de l‟identité de genre par des actions suggère l‟absence d‟une identité préexistante. Telle est en effet la position de Judith Butler et aussi celle de Jean Genet. Dans les romans de Genet, il apparait que l‟importance des gestes est telle que les individus mêmes sont dépourvus d‟essence individuelle et de sorte interchangeables. À force d‟écrire des livres et de susciter des personnages, Genet s‟entoure d‟une « infinité de trous en forme d‟hommes »44. Dans sa biographie de Genet, Edmund White corrobore cette ontologie genetienne. Il écrit que, tant dans sa vie que dans son œuvre, le moi n‟est pour Genet « qu‟un nœud sur une corde d‟eau courante, ou un portemanteau qu‟on peut revêtir de gestes divers »45. Ce concept du moi creux parcourt toute l‟œuvre de Genet. Dans Notre-Dame-desFleurs, les „hommes‟ apparaissent généralement comme une image du phallus : des troncs rigides et solides, mais limités dans leur faculté de penser. Leur essence ne réside sûrement pas dans leur intériorité. Elle est constituée, en revanche, de chair et de muscles. Les folles, en revanche, débordent d‟émotions et se comportent selon une certaine morale - qui ne correspond probablement pas à la nôtre, mais qui ne cesse pas pour autant d‟être une morale - mais elles manquent d‟essence genrée. Judith Butler confirme, dans Trouble dans le Genre, que cette identité préexistante n‟est qu‟une illusion : « L'idée que le genre est performatif a été conçue pour montrer que ce que nous voyons dans le genre comme une essence intérieure est fabriqué à travers une série ininterrompue d'actes, que cette essence est posée en tant que telle dans et par la stylisation genrée du corps. De cette façon, il devient possible de montrer que ce que nous pensons être une propriété « interne » à nous-même doit être mis sur le compte de ce que nous attendons et produisons à travers certains actes corporels, qu'elle pourrait même être, en poussant l'idée à l'extrême, un effet hallucinatoire de gestes naturalisés46». La révélation du vide est une clé de lecture dans Notre-Dame-des-Fleurs. Culafroy découvre même que l‟essence absolue, Dieu, n‟est qu‟un trou en travesti. Un jour, il pénètre furtivement l‟église, se saisit du ciboire et le laisse tomber : « Et le miracle eut lieu. Il n‟y eut Jean GENET, NDF, p. 184. Edmund WHITE, op. cit., p. 346. 46 Judith BUTLER, op. cit., p. 36. 44 45 28 pas de miracle. Dieu s‟était dégonflé. Dieu était creux. Seulement un trou avec n‟importe quoi autour. Une forme jolie, comme la tête en plâtre de Marie-Antoinette47 ». La subversion que le travesti porte à la distinction entre l‟intériorité et l‟extériorité est emblématique de ce fantasme de l‟identité essentielle. Au moment du procès de Notre-Dame, les folles de Pigalle sont dépouillées de toute leur parure. Plumées de leurs sobriquets extravagants, « les tantes montraient cette carcasse que Mignon discerna sous la soie et le velours de chaque fauteuil »48. En absence de tout ce qui constitue leur identité, ce qui reste est le néant. Le procès de Notre-Dame se déroule d‟ailleurs en grande pompe. Dans un décor fastueux, la poésie travaille si bien sa matière que Notre-Dame s‟en divinise. Il ne raconte pas simplement la relation de son crime, il le récite, accompagné par une pendule qui « scandait, à chaque seconde, des périodes longues et des brèves »49. La scène est enveloppée d‟une sphère de stylisation neigeuse. Pourtant, Genet interroge inopinément la valeur du style : « Ne valait-il pas mieux qu‟il dansât toute la danse avec un simple fil de fer ? La question vaut d‟être examinée50». L‟omniprésence du style, divinisant et édifiant Notre-Dame sur un « piédestal de nuée »51 nous indique que sa mise en question de la stylisation ne peut être envisagée que par amour de la tromperie. 2.2.4. Absence d’authenticité « En imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre en lui-même - ainsi que sa contingence52 » (Judith Butler) Sartre, dans Saint Genet, écrit que la féminité de Divine n‟est qu‟une féerie qu‟elle construit pour elle-même. « Par chacun de ses gestes, par chacune de ses pensées, Divine s‟invente sa féminité ». Nommée reine, elle s‟évade « dans une cour de fantaisie »53, dit-il. Or, étant donné que tout individu créé par Genet n‟est qu‟un trou en travesti, la féminité est découverte de n‟être qu‟une apparence. Si les femmes sont méprisées dans Notre-Dame-des-Fleurs, cela tient Jean GENET, NDF, p. 184. Ibid., p. 339. 49 Ibid., p. 335. 50 Ibid., p. 339. 51 Ibid, p. 334. 52 Judith BUTLER, op. cit., p. 261. 53 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 353. 47 48 29 surtout au fait qu‟ils essaient de présenter leur féminité comme naturelle : il est significatif que l‟horrible „femelle à tétons‟ que Divine abhorre porte une simple jupe, tandis que la femme qui théâtralise sa féminité plait beaucoup plus à Divine, elle la qualifie même du terme neutre „femme-autre‟. De ce fait, la critique féministe de l‟homme en travesti, suggérant qu‟il parodie acerbement la femme ne peut être appliquée aux travestis de Genet54. La féminité exubérante étalée dans Notre-Dame-des-Fleurs n‟est pas envisagée comme moquerie du modèle féminin. L‟exagération, plutôt que de ridiculiser le féminin, montre que toute féminité est une appropriation culturelle qui peut être assumée par quiconque, car « Divine est un homme »55. Il n‟y a pas de réalité, de modèle féminin qui est rendu dérisoire. De cette façon, le travestissement chez Genet ne peut être considéré comme une parodie, car selon Fredric Jameson, l‟imitation qui tourne en ridicule la notion d‟original ressort plus du pastiche que de la parodie 56 . Plus que de relever de la moquerie, le travesti de Genet montre que l‟imitation est inhérente aux comportements identifiés comme féminins. Le mérite du travesti est alors de perturber cette fiction d‟authenticité de genre et de crier sa fausseté. Dans NotreDame-des-Fleurs, la duplicité est valorisée au détriment de la prétendue essence fondamentale et naturelle. L‟anthropologue Esther Newton suggère que, par le biais du travestissement, la communauté homosexuelle nous apprend que les rôles sexuels sont susceptibles d‟être manipulés à volonté. Judith Butler reprend ses paroles dans Trouble dans le Genre : « [le drag] est une double inversion qui dit « les apparences sont trompeuses ». Le drag dit [drôle de personnification de la part de Newton] « mon apparence « extérieure » est féminine mais mon essence « intérieure » [le corps] est masculine ». Au même moment, il symbolise l‟inversion contraire, « mon apparence « extérieure » [mon corps, mon genre] est masculin mais mon essence « intérieure » [moi-même] est féminine57 ». Exemplaire de cette position d‟ambiguïté genrée et du subvertissement de l‟intérieur et de l‟extérieur est le passage dans lequel Culafroy, dans l‟église, ouvre le tabernacle afin d‟en tirer le ciboire : Pascale GAITET, op. cit., p. 51. Jean GENET, NDF, p. 113. 56 Fredric JAMESON, The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern Culture, éd. Hal Foster, Port Townsend, Bay Press, 1983,“Postmodernism and Consumer Society”, p. 114. 57 Esther NEWTON, Mother Camp: Female Impersonators in America, Chicago, University of Chicago Press, 1971, ap. Judith BUTLER, op. cit., p. 260. 54 55 30 « Les doubles rideaux du tabernacle étant mal joints, ménageant une fente aussi obscène qu‟une braguette déboutonné, laissaient dépasser la petite clé qui tient la porte close58 ». L‟association de la fente avec la braguette la masculinise, alors que la pénétration de la clé est reliée au féminin. Le son creux du ciboire suggère que les rideaux sont un voile somptueux du rien. Derrière l‟apparence, derrière l‟étalage intentionnel des rôles de genre – de préférence ambigües – il n‟existe pas d‟essence authentique. Le genre n‟est qu‟une mascarade. La vérité troublante que le travesti refuse de dissimuler est que toute identité de genre est factice. La fascination de Genet pour la phrase « j‟ai dépouillé la femme » provient d‟une équivalence conçue entre l‟enlèvement des bijoux, de la parure et l‟écorchement : « je crus qu‟il voulait dire : « J‟ai dépouillé la femme » comme on dit d‟un lapin : « je l‟ai dépouillé », c‟est-à-dire dépecé 59 ». Le roman opère en fait telle synonymie : la femme en tant que catégorie fixe est supprimée. Elle n‟est plus que chair et os, indistinguable, dans son essence, de l‟homme. Vu qu‟il n‟y a pas d‟essence féminine à l‟intérieur de la femme, il est clair que cette féminité est projetée sur elle de l‟extérieur. Sur le drag, il ne repose pas d‟attente de féminité. Le travesti construit lui-même son identité féminine et chérit la fausseté de celle-ci, car en l‟absence d‟un original féminin, tout rôle de genre est reconnu factice. En effet, faute de modèle féminin, l‟assimilation entre le sexe (physique) et le genre (culturel) s‟avère être une construction culturelle. La matière est tellement dévaluée en tant qu‟indicateur de l‟identité genrée et sexuelle qu‟un corps masculin peut assumer le genre féminin. Cette transformation par la sculpture de soi est même considérée comme un projet artistique. À ne pas opérer cette métamorphose, l‟individu échoue non seulement à l‟expression artistique, mais à toute forme d‟expression, car, dit Genet, tailler une pierre en forme de pierre revient à se taire60. 2.2.5. Le style camp La reconnaissance de la contingence du supposé « éternel féminin » engendre une nouvelle conception de la beauté. Au lieu de la valorisation du naturel, une esthétique clinquante où le goût de la fausseté devient le bon goût est propagée. L‟esthétique à laquelle l‟artiste Jean GENET, NDF, p. 183. Ibid., p. 208. 60 Jean GENET, FR, p. 77. 58 59 31 corporel fait appel s‟appelle le style folle ou le style camp. Ce goût est à approcher comme le goût dandy transposé à l‟ère de la culture de masse. Au contraire des dandys, les folles ne recherchent plus tellement l‟originalité. Camp, dit Susan Sontag « dépasse la nausée de la reproduction »61. Sontag décrit cette esthétique en les termes suivants : « un style de l‟excès, du contraste criard, du ridicule assumé, théâtralité d‟un mauvais goût délibéré qui brouille les démarcations claires du beau et du laid, de la convenance et de la malséance, mais aussi de la copie et de l‟original62 ». Le style camp tient surtout à la démesure et n‟abolit pas seulement la distinction entre intériorité [sexe] et extériorité [genre], mais entraine beaucoup d‟autres bouleversements inattendus. J‟approfondirai l‟idée du « mauvais goût délibéré » avancée par Sontag. L‟odeur préférée de Divine peut être une indication de ce goût, dont Genet dit pourtant que c‟est un « goût sur, goût bon » : « Son parfum est violent et vulgaire. Par lui on peut savoir déjà qu‟elle aime la vulgarité63 ». Ailleurs, un tout autre rapport avec la vulgarité est suggéré : « Il [Culafroy] allait commencer une danse à la gesticulation retenue, ébauchée, tout en intentions, si la semelle de sa chaussure bâillante n‟eût traîné sur le sable et fait un bruit d‟une vulgarité honteuse (…). Il entendit le bruit de la semelle. Ce rappel à l‟ordre lui fit baisser la tête64 ». La vulgarité possède donc deux significations opposées, l‟un a trait à la matière et l‟autre à l‟artificialité ; nous les appellerons respectivement basse vulgarité et haute vulgarité. Tout objet qui laisse transpercer un soupçon de naturel primitif, non ouvragé, dégoûte Divine. Elle s‟apprête autant qu‟elle quitte toute sensation de naturel. Puisque tout en elle a trait à la démesure, son fard industriel est le comble de l‟affecté. Sartre, dans Saint Genet, bombarde ce style comme mauvais goût à l‟opposé du bon goût, car « on est homme de goût si l‟on sait, sous la présentation fastueuse, discerner le goût charnel, tenace, humble, organique, laiteux de la créature »65. Ce goût s‟oppose à « l‟artificialisme pur qui devient le mauvais goût. Entre le modèle et son imitation, entre le produit naturel et sa reconstitution synthétique, l‟homme de mauvais goût, avec une rigueur inflexible, choisit d‟emblée la copie. (…) Cette admirable persévérance dans l‟erreur manifeste (…) qu‟il aime la fausseté pour elle-même. Ce n‟est pas qu‟il la reconnaisse nécessairement comme fausseté mais il est séduit par ses caractères visibles. La violence d‟un parfum, l‟exagération criarde d‟une couleur sont des symboles de Susan SONTAG, Against Interpretation, New York, Picador, 1966, “Notes on camp“ (1964), p. 289. Ibid. 63 Jean GENET, NDF, p. 41. 64 Ibid., p. 221. 65 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 336. (Sartre souligne) 61 62 32 l‟antiphysis »66 . La vulgarité de Divine est cet amour du surabondant, du maniéré : une vulgarité de l‟excès. Cet excès, évoqué par Sontag dans sa définition du style camp, est omniprésent dans la vie de Divine. Nous avons commenté déjà sa langue et ses gestes, mais c‟est aussi très notable dans ses réactions à l‟humiliation, qui sont d‟ailleurs assez contradictoires. D‟une part, pour des critiques anodines « elle rougissait. Pour un oui, pour un non, elle devenait la Très-Écarlate, la Purpurine, l‟Éminente »67. D‟autre part, lorsque l‟humiliation est plus grave, elle surmonte l‟humiliation et garde sa dignité, même dans une situation qui la répugne, par l‟excès théâtral. Le passage exemplaire est évidemment celui de la couronne et du râtelier. En général, tous ses mouvements se caractérisent par la courbe extravagante. Pascale Gaitet situe ce comportement dans le domaine typiquement féminin du Royaume du Don. Cette notion est établie par Hélène Cixous et développée dans nombre de ses textes. Cette sphère s‟oppose à l‟économie rigide qui gouverne le domaine masculin de l‟Empire du Propre. Dans ce domaine masculin, visualisé par la ligne droite au lieu de la ligne courbée, chacun défend ses propres intérêts. Tout se passe aussi efficacement que possible, car le désir d‟appropriation et le profit sont les considérations majeures : « Si un homme dépense, c‟est à condition que ça revienne68 ». Le « propre » de ce système est le calcul, la classification, la possession et l‟approprié. La femme, par contre, répond à l‟Empire du Don, où le désintéressement et l‟abondance gouvernent. « S‟il y a un « propre » de la femme, c‟est paradoxalement sa capacité de se dé-proprier sans calcul69 ». Dans cette sphère féminine, les donneuses ne désirent pas de services en retour. Les échanges se déroulent dans une atmosphère d‟abondance gratuite, minant la stricte économie masculine. C‟est un excès rendant supportable par le rire, la griserie et le plaisir une situation autrement intolérable70. Autrement dit, cet excès rend frivole une situation sérieuse. L‟enterrement de Divine peut en servir d‟exemple : « L‟abbé bénit la fosse et passa son goupillon à Mignon, qui rougit de le sentir si lourd (…), puis aux tantes, et par elles tout l‟alentour ne fut qu‟un piaillis de jolis cris et rires pouffants. Divine partait comme elle l‟eût désiré, selon la fantaisie et l‟abjection mêlées71 ». Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 337. (Sartre souligne) Jean GENET, NDF, p. 128-129. 68 Hélène CIXOUS, “Le sexe ou la tête“, Les Cahiers du GRIF, 13, octobre 1976, p. 11. 69 Hélène CIXOUS et Catherine CLÉMENT, La Jeune Née, Paris, U.G.E., 1975, p. 161-162. 70 Pascale GAITET, op. cit., p. 48. 71 Jean GENET, NDF, p. 36. 66 67 33 Le contraire passe lorsque les Carolinas, dans Journal du Voleur, rendent les derniers honneurs à une pissotière détruite. Ainsi, ce site honteux où autrefois s‟accomplirent des actes homosexuels, acquiert une respectabilité grâce à la procession solennelle : « Celles, que l‟une d‟entre elles appelle les Carolines, sur l‟emplacement d‟une vespasienne détruite se rendirent processionnellement. (…) Quand sa mort définitive fut constatée, en châles, en mantilles, en robes de soie, en vestons cintrés, les Carolines – non toutes mais choisies en délégation solennelle – vinrent sur son emplacement déposer une gerbe de roses rouges nouée d‟un voile de crêpe. (…) Les Carolines étaient grandes. Elles étaient les Filles de la Honte. Arrivées au port elles tournèrent à droite, vers la caserne, et sur la tôle rouillée et puante de la pissotière abattue sur le tas de ferrailles mortes elles déposèrent les fleurs72 ». De manière comparable, les gestes et les apparences des folles semblent frivoles à première vue, mais sont en fait une occupation sérieuse dont le but est la constitution de genre. L‟identité de genre est l‟effet, le produit artificiel obtenu après une série d‟actions imitatives, infiniment répétées. Par ce processus de performativité de genre, des éléments féminins sont fabriqués, assemblés et ajustés aux corps en question. Ainsi « les fesses et les seins durs de Germaine se greffèrent sur Culafroy, comme plus tard se greffèrent des muscles, et il dut les porter selon la mode du jour »73. Lou-Divine, par son comportement, se fait faire un costume féminin sur mesure, variant selon ce qui est en vogue. Il s‟impose naturellement un parallèle avec l‟étude de Barthes sur le Système de la Mode : « La femme de Mode est une collection de petites essences séparées assez analogues aux emplois du théâtre classique ; l‟analogie n‟est d‟ailleurs pas arbitraire, puisque la Mode donne la femme en représentation74 ». Tandis que la mode crée « l‟illusion d‟une richesse quasi infinie de la personne, que l‟on nomme en mode la personnalité »75, le fait que Divine est toujours en représentation suggère qu‟elle ne cache rien derrière son rôle théâtral. En contraste avec l‟illusion d‟unité que crée la mode, la description que Genet donne de Divine frappe par sa fragmentation : « Voici son portrait : ses cheveux sont châtains et bouclés ; les boucles dégringolant dans ses yeux et sur ses joues on la dirait coiffée d‟un chat à neuf queues. Son front est un peu rond et lisse. Ses yeux chantent malgré leur désespoir et leur mélodie passe des yeux aux dents qu‟elle rend vivantes, et des dents à tous ses gestes, à ses moindres actes, et sorti des yeux, c‟est ce charme qui, de vague en vague, se déplie jusqu‟à ses pieds Jean GENET, JV, p. 72-73. Jean GENET, NDF, p. 181. 74 Roland BARTHES, Système de la mode, p. 284. 75 Ibid. 72 73 34 nus. Son corps est fin comme l‟ambre. Ses jambes peuvent devenir agiles quand elle fuit les fantômes76 ». Cette fragmentation n‟est pas exclusive des travestis, la supposée unité du corps masculin est également mise en question : « Elle [Divine] inventa Marchetti. Elle eut vite fait de lui choisir un physique, car elle possédait dans son imagination secrète de fille isolée, pour ses nuits, une réserve de cuisses, de bras, de torses, de visages, de cheveux, de dents, de nuques, de genoux, et savait les assembler pour en former un homme vivant à qui elle prêtait une âme77 ». Cette fragmentation de l‟homme est culturellement invisible, mais en tant que travesti, Divine a le pouvoir de passer au travers de cette cohérence fictionnelle. A l‟inverse du « dur » et de la vraie femme, le drag ne jouit pas d‟une cohérence projetée sur lui. De ce fait, un des grands objectifs des folles est de réunir ses bribes décousues en une identité genrée consistante. La construction d‟une telle identité est, selon Genet, une œuvre d‟art, un but en soi donc, et même une morale. Dans ses Fragments, Genet donne cette définition de la morale : « la tentative lucide, volontaire, de coordonner, puis harmoniser les éléments épars dans l‟individu pour une fin qui le transcende78 ». Pour Divine, le but transcendant équivaut donc à l‟élaboration de son identité de genre. Le but ultime est la création d‟une apparence cohérente, créant, à son tour, une illusion d‟une intériorité riche et constante. Le goût camp met l‟accent sur la performativité et le factice, de sorte que la morale à poursuivre est une représentation visuelle réussie. Gaitet résume : « Dans le style camp de Genet, le contenu [la morale] est la forme [l‟esthétique] plutôt qu‟exprimé par la forme79 ». Divine brouille les délimitations entre essence et apparence, contenu et forme. Les actions frivoles monopolisent toute l‟attention et sont transformées en sérieuses parce qu‟elles servent une morale fondamentale. Cette morale ne vise pas l‟obtention d‟une identité féminine unifiée, car celleci est hors d‟atteinte. Toute la concentration repose en revanche sur la voie qui y mène. L‟importance se déplace, dit Esther Newton, « de ce qui est fait vers comment c‟est fait »80. Jean GENET, NDF, p. 38-39. Ibid., p. 126. 78 Jean GENET, FR, p. 80-81. 79 Pascale GAITET, op. cit., p. 51. (Gaitet souligne) 80 Esther NEWTON, op. cit., p. 107. (je souligne) 76 77 35 2.3. Irréalité et irréalisation du binarisme « Parti des principes élémentaires des morales et des religions le saint arrive à son but s’il se débarrasse d’eux81 » (Jean Genet) 2.3.1. Le glissement d’un pôle vers l’autre Ce décalage des deux pôles du binarisme montre l‟irréalité de ce dernier. Étant donné que le masculin et le féminin ne sont qu‟une usurpation d‟identité, toute une rangée de comportements intermédiaires est admise. Genet parait voir ces deux catégories de genre comme des extrêmes hors de portée de tous. Nous nous sommes arrêtés longuement sur le caractère pastiche, jamais complet, de la mise en scène de la féminité, mais aussi les hommes, dans les écrits de Genet, si durs qu‟ils soient, présentent presque toujours une certaine spécificité par laquelle ils se féminisent. Prenons par exemple Mignon, représenté comme le comble de virilité, comme un géant phallus en érection, car, dit Genet, « la verge de Mignon est à elle seule Mignon tout entier »82. Partout, la taille immense de Mignon et de sa verge est accentuée : « de lui, tangible, il ne me reste, hélas, que le moulage en plâtre que fit elle-même Divine de sa queue, gigantesque quand il bandait83 ». « Mignon est un géant, dont les pieds courbes couvrent la moitié du globe, debout, les jambes écartées dans une culotte bouffante de soie bleu ciel. Il trique. Si fort et calmement que des anus et des vagins s‟enfilent à son membre comme des bagues à un doigt. Il trique. Si fort et si calmement que sa virilité observée par les cieux a la force pénétrante des bataillons de guerriers blonds qui nous enculèrent le 14 juin 194084 ». Paradoxal à sa prétendue virilité immesurable est son nom mièvre « Mignon-les-PetitsPieds » ou ce diminutif féminisé « mon Affolante »85 qui lui est assigné par Divine. En outre, en Mignon est présent « ce chien fidèle et doux, soumis »86 ce qui contredit son tendance à la trahison, son intransigeance et sa prodigieuse vigueur masculine. Il en découle que personne ne sait satisfaire les exigences irréalisables de la masculinité ou de la féminité pure. Or, la société patriarcale dans laquelle Divine et nous Jean GENET, JV, p. 237. Jean GENET, NDF, p. 88. 83 Ibid., p. 22. 84 Ibid., p. 87. 85 Ibid., p. 78. 86 Ibid., p. 92. 81 82 36 cohabitons, l‟Empire du Propre, exige de tous une conformation aux catégories existantes. Or, Divine se sent femme mais pense homme. En outre, elle ne cherche pas à passer pour une femme mais se plait à faire chevaucher les identités. Elle danse, elle trottine gracieusement entre les deux extrémités de la salle et fait bousculer les positions. Ses gestes constituant sa féminité ne sont pas toujours univoques mais joignent souvent le dur et le mou : « Enfin désordre d‟amour, car qu‟elle touche à un mâle, tous ses gestes de défense se modulent en caresses. Un poing parti pour donner un coup s‟ouvre, se pose, et glisse en douceur87 ». Par sa non-conformation, Divine attire sur elle une vague de colère et d‟incompréhension de même que la classification imposée de « vieille putain putassière »88. La force subversive de sa voix perturbatrice, qui essaie de transformer en lignes pointillées les lignes grasses marquant les frontières solides et de les tordre jusqu‟à ce qu‟elles embrassent toutes les complexités, est ainsi étouffée. Les épithètes moqueuses par lesquelles elle est qualifiée permettent à tous de nier son intelligence. Or, à l‟opposé de Notre-Dame, qui jouit d‟une liberté d‟identité beaucoup plus étendue, l‟ambiguïté de genre de Divine est bornée par des codes sur lesquels Divine ne peut exercer de la puissance. Quand Divine rencontre Notre-Dame-des-Fleurs, elle pense pouvoir changer l‟identité sexuelle et genrée sur laquelle elle se trouve clouée. « Elle se crut virilisée. Un espoir fou la fit forte, costaud, vigoureuse. Elle sentit des muscles lui pousser et sortir ellemême d‟un roc taillé en forme d‟esclave de Michel-Ange89 ». Genet nous raconte aussi que Divine se veut boxeur, mais d‟une façon où son androgynéité se manifeste, selon une esthétique qui associe les horions à la gesticulation gracieuse : « elle jugeait et voulait ses mouvements non selon leur efficacité combattive, mais selon une esthétique qui aurait fait d‟elle un voyou plus ou moins galamment tourné90 ». L‟imagerie de la boxe n‟est pas choisie de manière arbitraire. C‟est le symbole auquel Genet recourt plusieurs fois dans Notre-Damedes-Fleurs pour rendre l‟idée de l‟amour homosexuel parfait, un amour entre égaux où il n‟y a pas question de dominateur et dominé. Il y fait allusion notamment pour décrire l‟amitié fraternelle entre Mignon et Notre-Dame : « ils descendirent dans un hôtel de l‟avenue Wagram! Wagram bataille gagnée par des boxeurs91! ». Par leur amour non-pénétratif, ils incarnent une conception de l‟amour homosexuel basée sur la complétude et la symétrie harmonieuse. Cet attachement fraternel entre hommes trouve son apogée dans le passage Jean GENET, NDF, p. 63. Ibid., p. 129. 89 Ibid., p. 125. 90 Ibid. 91 Ibid., p. 115. 87 88 37 suivant, une scène sexuelle qui n‟évoque pas la pénétration de sorte que personne ne pourrait y déceler une différence de virilité. L‟insistance sur les verbes réflexifs (dont le choix explicite pour se battre au lieu de combattre) et sur la 3e personne du pluriel suggère la réalisation d‟une union complète entre hommes, dans lesquels les deux individualités se perdent92. « S‟aimer comme, avant de se séparer deux jeunes boxeurs qui se battent (non combattent), déchirent l‟un à l‟autre sa chemise, et, quand ils sont nus, stupéfaits d‟être si beaux, croient se voir dans une glace, restent bés une seconde, secouent – la rage d‟être pris – leurs cheveux emmêlés, se sourient d‟un sourire humide et s‟étreignent comme deux lutteurs de lutte gréco-romaine, emboîtent leurs muscles dans les connexions exactes qu‟offrent les muscles de l‟autre, et s‟affalent sur le tapis jusqu‟à ce que leur sperme tiède, giclant haut, trace sur le ciel une voie lactée où s‟inscrivent d‟autres constellations que je sais lire : la constellation du Matelot, celle du Boxeur, celle du Cycliste, celle du Violon, celle du Spahi, celle du Poignard. Ainsi une nouvelle carte du Ciel se dessine sur la muraille du grenier de Divine93 ». La constellation du Boxeur n‟est vraisemblablement pas celle à laquelle Divine se trouve impliquée. L‟association systématique de Culafroy et de Divine avec le violon fait supposer qu‟elle a sa place parmi la constellation du Violon. « Par ses formes torturées »94, le violon représente la dramatisation de la vie. C‟est avec ce violon qu‟il a fabriqué lui-même que Culafroy se risque pour la première fois aux gestes théâtraux et qu‟il commence à jouer avec l‟artifice. Le son plaintif du violon, ensemble avec ses courbes, donnent le ton de la Divine saga. Ce « mot commençant par viol »95 fait allusion à la subordination forcée, situation subie par Culafroy lorsqu‟il fut violé par Alberto. Cet événement marqua sa vie et contribua à son abandon de l‟identité masculine pour la féminine. De ce fait, le violon devient l‟image du rôle social et sexuel subordonnés. En outre, il symbolise le calvaire de Divine, allié à celui de Jésus-Christ : « Divine est morte hier au milieu d‟une flaque si rouge de son sang vomi qu‟en expirant elle eut l‟illusion suprême que ce sang était l‟équivalent visible du trou noir qu‟un violon éventré (…) désignait avec une insistance dramatique comme un Jésus le chancre doré où luit son Sacré-Cœur de flammes. Voilà donc le côté divin de sa mort96 ». Michael LUCEY, “Genet‟s Notre-Dame-des-Fleurs: Fantasy and Sexual Identity”, Yale French Studies, numéro 91, 1997, p. 82, consulté à travers JSTOR le 18 mars 2011. 93 Jean GENET, NDF, p. 62-63. 94 Ibid., p. 134. 95 Ibid., p. 135. 96 Ibid., p. 17-18. (je souligne) 92 38 Le trou noir du violon éventré incarne aussi bien le mystère du rien, l‟air enchanteur qui jaillit d‟une intériorité vide grâce au façonnage de la caisse de résonance. Pouvons-nous, par ce vide intérieur, affirmer que l‟extériorité peut être manipulée à volonté, que la modulation de composition de la surface permet de produire une infinité de timbres ? Au moment de rencontrer Notre-Dame, Divine le croit. Elle décide donc d‟altérer son identité sociale. Afin de confirmer son passage aux durs et de s„assurer qu‟elle parviendra à gagner l‟amour de Notre-Dame, elle invente Marchetti, avec qui elle puisse entretenir une relation entre égaux, d‟homme à homme. Mais, en fin de compte, ce ne sera pas Divine mais Notre-Dame qui jouira d‟un tel amour égalitaire avec Marchetti. La pauvre Divine est trop efféminée pour avoir des copains. Son incapacité à se viriliser se manifeste lorsqu‟elle essaie de pénétrer Notre-Dame : « Un jour qu‟ils n‟étaient que tous deux dans le grenier, Divine décida enfin d‟enculer Notre-Dame, qui, amusé, se prêtait à tous les jeux de bonne grâce. (…) Quand Divine voulut passer à l‟acte définitif, elle chevaucha Notre-Dame déboutonné, couché sur le sol, le membre brandi hors de la braguette. Elle allait de sa verge un peu souple l‟enfiler – il souriait toujours, amusé – quand la bosse de la dure queue de l‟adolescent plaquée et bondissant sur son ventre, donna à Divine ce vertige connu d‟elle : l‟abandon au mâle. Elle se laissa glisser, saisit à pleines mains la verge de Notre-Dame et, la serrant bien fort, la dirigea, l‟introduisit ellemême en elle. (…) Notre-Dame, hissé sur elle, disait : « Allons, la môme, donne-toi ; faut te donner. » (…) Divine était vaincue (…) En somme elle réintégrait son âme97 ». La déception de Divine quand elle reconnait que sa subversion se trouve délimitée par de telles barrières est immense. Ce n‟est pas dans un monde où de telles valeurs de catégorisation et d‟immuabilité prédominent que Divine peut trouver le bonheur. Dans cet univers-ci, il lui est impossible de vivre pleinement son ambiguïté de genre et d‟identité. Elle se trouve confinée dans son rôle de folle et se bute contre l‟impossibilité de se viriliser et de jouer un rôle sexuel dominant. Elle finit donc par renoncer à ses amours et à sa vie, renoncement qui constitue, selon Genet, la base unique de la sainteté98. Au moment où elle s‟enfonce dans l‟abjection et la solitude, son ascèse sert d‟initiateur à une ascension singulière par laquelle elle est sublimée à la sainteté. Jean GENET, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, L‟Arbalète, 1966, p. 41. (ce passage ne se trouve pas dans l‟édition Folio de Gallimard) 98 Jean GENET, JV, p. 237 : “Toutefois, il me semble qu‟elle ait pour base unique le renoncement“. 97 39 2.3.2. La sainteté ou la chute du binarisme Dans les yeux de Genet, la sainteté est en même temps multiforme et impossible à capter ; elle comprend le Bien aussi bien que le Mal et leur fait perdre leur sens, jusqu‟au point où la sainteté incarne la subversion, refusant d‟être cloué sur une seule définition. Bien qu‟il s‟y efforce, Genet ne réussit jamais à une définition exhaustive de la sainteté : « Ne pouvant réussir une définition de la sainteté – pas plus que de la beauté – à chaque instant je la veux créer, c‟est-à-dire faire que tous mes actes me conduisent vers elle que j‟ignore. Que me guide à chaque instant une volonté de sainteté jusqu‟au jour où ma luminosité sera telle que les gens diront : « C‟est un saint », ou avec plus de chance : « C‟était un saint99 ». La métamorphose de Culafroy en Divine n‟est pas le terme de la quête de la sainteté, elle n‟est que le début de ce qui deviendra une recherche étrange et labyrinthique qui se passe par les ruelles du Paris interlope. En route vers la sainteté, elle descend dans un dédale indécis où rien n‟est prévisible, toutes les apparences trompeuses et les apparitions multiformes. Les transformations que Divine adore sont celles qui se sont paralysées au moment suprême de leur métamorphose, de sorte qu‟ils gardent les caractéristiques des deux espèces. Elle-même est une figure mythique, un monstre chimérique, sorte de gargouille sculptée selon ce que le terme « pédérasque »100 fait supposer. Entre homme et femme, elle apparait sous son véritable jour comme un phallus ailé ou « ellé », l‟incarnation de ces figures qui lui rendent à bout de souffle d‟excitation101 : « une farandole de ah ! oui, oui, mes Belles, rêvez et faites les Pochardes pour y fuir, ce que je refuse de vous dire, ce qui était ailé, bouffi, gros, grave comme des angelots, des pafs splendides, en sucre d‟orge. Autour, mesdames, de quelques-uns plus droits et plus solides que les autres, s‟enroulaient des clématites, des liserons, des capucines, des petits macs aussi, tortueux. Oh ! ces colonnes ! La cellule volait à toute vitesse : j‟étais folle, folle, folle102 ! » Au moment de sa sainteté, le Bien et le Mal se fondent et tel un ange, elle perd son sexe et sa sexualité tels qu‟ils sont contraints sur terre pour monter en spiral, à toute vitesse, vers un espace où toute opposition binaire se dissout. Dans cet espace multiforme, tout le monde peut s‟affirmer dans toute sa complexité sans besoin d‟identité cohérente. C‟est ici que s‟accomplit l‟idéal de Deleuze, qui a pour but éthique et esthétique de « défaire les mois et Jean GENET, JV, p. 237. Jean GENET, NDF, p. 41. 101 Nathalie FREDETTE, op. cit., p. 34. 102 Jean GENET, NDF, p. 83. 99 100 40 leurs présupposés, [de] libérer les singularités prépersonnelles qu‟ils enferment et refoulent. (…) Car chacun est un groupuscule et doit vivre ainsi »103. Au-dessus de Dieu, Divine a créé un mont olympien peuplé par des êtres équivoques auxquels même Dieu doit obéir : « Divine fit de ses amours un dieu au-dessus de Dieu, de Jésus et de la Sainte Vierge, auquel ils se soumettaient comme tout le monde104 ». Ici, les rôles érotiques sont libres et fluctuantes. Divine, parce qu‟elle est la « Toute-Subversive » est admise dans ce monde du Tout-Sacré, la sublimité où la suspension de l‟identité gouverne. 2.4. En résumé Bref, par sa lutte contre la matière, Divine ne veut pas nous dire qu‟elle est une femme prisonnière d‟un corps masculin. Par sa lutte contre la matérialité de son corps, elle veut combattre son univocité, car elle ne cherche pas à passer comme une femme. Cette duplicité de sens se retrouve également dans l‟écriture de Genet. Bien que l‟ambiguïté de Divine est indéniable sur le plan tangible, elle ne peut être rendue aussi facilement sur le plan social. Par sa performativité, elle réussit à s‟établir une nouvelle identité genrée, contrastant avec son sexe masculin. Or, par la répétition continue de ses gestes camp, l‟illusion d‟une identité fixe est créée, négligeant qu‟elle se sert consciemment de ces gestes afin de montrer l‟inauthenticité de toute identité de genre. Cette performativité de genre, théorisée par Butler, finit par nuire à Divine, stigmatisée de folle. L‟impossibilité d‟avoir des copains ou d‟être le partenaire sexuellement dominant en témoigne. L‟incohérence entre sa propre conception de soi et la conception des autres lui fait renoncer à sa vie sociale, renoncement par lequel elle se trouve élue d‟accéder à la divinité, où l‟idéal qu‟elle partage avec Deleuze trouve son plein épanouissement. 103 104 Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Capitalisme et Schizophrénie 1. L’Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972, p. 434. Jean GENET, NDF, p. 142. 41 Chapitre III : Notre-Dame-des Fleurs ou le dépassement des bornes « Ce corps travesti concerne un état de la présence sans statut, qui ne se stabilise ni d’un côté ni de l’autre1 » 3.1. La voie de la possibilité multiple La déstabilisation provoquée par Notre-Dame-des-Fleurs est indéniable. Dès qu‟il effectue le moindre geste, il porte atteinte aux frontières conventionnelles de l‟identité et il déséquilibre, ce faisant, son entourage. Qu‟il s‟agisse de son genre, de son destin ou de son comportement, Notre-Dame-des-Fleurs ouvre d‟autres voies de possibilités inexplorées. Il déstabilise tant de catégories qu‟il devient le symbole de la dissolution des frontières et de la contingence et de la fluidité des identités. Selon Marjorie Garber, ce dépassement conscient des bornes est la caractéristique la plus tranchée et la plus subversive du travestissement. Elle prétend que le travestissement mène à une crise des catégories, mettant en péril l‟ordre établi. Dans notre roman, il est hors de doute que Notre-Dame-des-Fleurs pose un très grand défi aux catégorisations. La duplicité qu‟il représente met en cause la stricte division entre les « durs » et les « mous », entre la sphère masculine et la sphère féminine. À travers lui ne s‟affiche pas seulement l‟arbitraire de la catégorisation binaire de genre, mais surtout l‟absurde de la catégorisation en soi2 . L‟effet produit aura sans doute plu à Michel Foucault, tant il est semblable à celui de Borges, cité par Foucault dans Les Mots et les Choses, quand celui-ci mentionne « une certaine encyclopédie chinoise » qui propose une classification du règne animal selon les catégories suivantes : « a) appartenant à l‟Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s‟agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et cætera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches3 » . 1 Chantal HURAULT, “Le corps travesti, déclinaisons d‟identité“, Alternatives théâtrales, numéro 92, janvier 2007, p. 37. 2 Marjorie GARBER, op. cit., p. 17. 3 Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque des sciences humaines“, 1966, p. 7. 42 Par des associations inattendues, Genet met à nu les opinions préconçues à la base de nos évidences, qui semblent fidèles aux apparences. Or, Genet altère les évidences et nous met constamment en garde contre une assimilation trop rapide entre l‟apparence et l‟essence. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, la conjonction des contraires est la norme et Notre-Damedes-Fleurs est le personnage dans lequel la duplicité, ou mieux la multiplicité de genre se manifeste le plus explicitement. Genet présente une rangée de subjectivités masculines très différentes, brouillant sans cesse les lignes de démarcation entre dur et mou. À ce propos j‟aimerais citer encore une fois Roland Barthes : « … il ne faut pas que l‟opposition des sexes soit une loi de Nature ; il faut donc dissoudre les affrontements et les paradigmes, pluraliser à la fois les sens et les sexes : le sens ira vers sa multiplication, sa dispersion (dans la théorie du Texte), et le sexe ne sera pris dans aucune typologie (il n‟y aura, par exemple, que des homosexualités, dont le pluriel déjouera tout discours constitué, centré, au point qu‟il apparaît presque inutile d‟en parler)4 ». L‟indécision de Notre-Dame ajoute un troisième terme au binaire, dont la particularité est que ce n‟est en réalité pas un terme, mais un ensemble de possibilités qui compromet la conception univoque de l‟identité 5 et la catégorisation de genre selon quelques critères supposés fidèles à la réalité. La remise en question de la sécession des sexes pose un défi important à la supposition du genre inné et rappelle la théorie de Judith Butler sur la performativité de l‟identité. L‟impossibilité de catégoriser Notre-Dame tient en grande partie au fait que celuici, très jeune encore, est en train de se constituer une identité (processus qui, malgré elle, est arrivé à son aboutissement chez Divine). Genet se sent profondément gêné par la grammaire qui lui oblige de choisir entre le masculin ou le féminin pour parler de Notre-Dame. Au niveau formel transparait l‟indécision quant à l‟ajout ou l‟omission d‟un e final. Divine et les autres folles parlent de lui au féminin et disent par exemple « La Notre-Dame ». Le narrateur, par contre, rétablit dans la plupart des cas le masculin, sauf quand il dit que Notre-Dame est « coquette »6. Même Divine a des moments d‟hésitation et dit une fois que Notre-Dame est « orgueilleux »7, ce qui indique peut-être qu‟elle accepte l‟oscillation de Notre-Dame, tandis que cet agrément n‟est pas accordé à elle-même. Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 70. Marjorie GARBER, op. cit., p. 11. 6 Jean GENET, NDF, p. 153. 7 Ibid., p. 155. 4 5 43 3.2. Notre-Dame, un idéal hors d’atteinte de Divine La multiplicité d‟identité de Notre-Dame rompt l‟ordre établi dans le Paris souterrain et déstabilise surtout Divine, qui en le rencontrant, espère pouvoir assumer autant de rôles sociaux et érotiques que lui. Il est un fait que l‟impact de Notre-Dame sur la vie de Divine est considérable. En premier lieu, elle espère que sa versatilité d‟identité pourra s‟appliquer aussi à elle. En deuxième lieu, Notre-Dame se faufile dans la vie amoureuse de Divine et lui vole ses amants. Après avoir vécu une aventure avec Marchetti, Notre-Dame se lie avec Mignon, rompant ainsi le bonheur de femme mariée qu‟éprouvait Divine. Négligée par Mignon, Divine se met en ménage avec Gorgui. À nouveau, l‟entrée de Notre-Dame rompt la stabilité du couple et provoque le chagrin de Divine. Finalement, l‟intervention de NotreDame paraît nécessaire pour Divine afin qu‟elle puisse accomplir son destin de sainte. Consumée par son chagrin, Divine renonce progressivement à ses amants, à sa vie de folle, à sa coquetterie et même à sa haine. En surmontant sa jalousie et ses déceptions par une attitude de dignité et de grâce, elle montre sa grandeur jamais surpassée. En premier lieu, Divine croit pouvoir se viriliser par son amour pour l‟adolescent puéril et fluet. Elle essaie de transformer le langage de ses gestes. Néanmoins, les gestes qu‟elle croit virils n‟aboutissent pas : « tout ce simulacre fut exécuté si malhabilement qu‟elle paraissait être en une seule soirée quatre ou cinq personnages à la fois8 ». Ses gestes débutent en exubérance, mais soudain elle se réalise qu‟elle doit se montrer virile, terminant le geste de manière retenue. Par-là, elle gagne « la richesse d‟une multiple personnalité »9. Elle est maintenant un mâle en apprenti, un imitateur inexpérimenté, « un pitre timide en bourgeois, quelque folle empoisonnée »10. Cette multiplicité d‟identité ne semble pas accessible sur le plan sexuel. Nous avons déjà vu qu‟elle s‟invente un copain, Marchetti, qui finit par devenir le copain de Notre-Dame. De même, sa tentative de dominer sexuellement Notre-Dame échoue, même si elle est dans la logique grecque le partenaire mûr, plus âgé et de sorte autorisé de dominer l‟acte. Bref, un certain impératif repose sur son destin par lequel elle est damnée à la fixité sexuelle. Une fois la transformation de Divine accomplie, son identité, ses gestes et même ses fantaisies sont fixés. Divine est soumise alors à une loi alternative, qui admet des identités inhabituelles. Nous sommes loin ici de la prétendue non identité de Foucault. L‟identité de Notre-Dame est beaucoup plus oscillante et s‟apparente plus à cette Jean GENET, NDF, p. 126. Ibid. 10 Ibid. 8 9 44 non identité. Cependant, dans le personnage de Notre-Dame-des-Fleurs, ce n‟est pas l‟absence d‟identité qui est accentuée, mais l‟identité multiple d‟un jeune qui s‟aperçoit des catégories régnantes et de la contrainte de s‟affirmer envers le monde extérieur comme tel ou tel. La quête de l‟identité s‟accompagne de fluctuations et d‟hésitations qui rendent NotreDame impossible à capter. Vu que son destin est encore incertain, il y a en lui simultanément des caractéristiques du « dur » et du « mou ». Ainsi il s‟apparente à Jean Genet, qui cherche sa propre identité à travers son œuvre. Dans Notre-Dame-des-Fleurs, celui-ci écarte son destin de travesti, de folle. Dans Miracle de la Rose, il écarte son destin d‟assassin et dans Journal du Voleur sa quête se termine et il s‟affirme, après une longue errance, comme voleur. Divine, par contre, comprend par son amour pour Notre-Dame qu‟elle n‟accèdera jamais à l‟identité illimitée dont elle a rêvée. Elle est contrainte à embrasser les restrictions de sa matière. « Culafroy et Divine », dit Genet, « seront toujours contraints d‟aimer ce qu‟ils abhorrent, et cela constitue un peu de leur sainteté, car c‟est du renoncement »11. Divine se rend compte que son amour pour quelqu‟un de plus jeune et moins musclé qu‟elle-même ne lui permettra jamais de se viriliser. Au contraire, cet amour ne lui vaut rien sauf la certitude de sa vieillesse qui se déploie en elle « comme des tentures formées d‟ailes de chauve-souris »12. Pour la première fois, elle voit une ressemblance entre son corps ciré et celui de Jésus-Christ crucifié. Lentement, elle commence à prendre conscience de sa sainteté, qui l‟obsédera jusqu‟à l‟écœurement. Mais Divine n‟abandonne pas si facilement, car Genet nous dit qu‟elle est aussi rusée que pure. Elle présente une duplicité de pensée, de comportement et de paroles. Sa juxtaposition du masculin et du féminin ne se conçoit pas sans conflits entre ses pensées et ses sentiments. « Sa féminité n‟était pas qu’une mascarade », nous dit Genet, « mais, pour penser « femme » en plein, ses organes la gênaient »13. Cet antagonisme se révèle surtout dans son attitude envers Mimosa, une folle au moins aussi ambigüe et sans doute plus immorale qu‟elle. Quand Divine lui raconte que Notre-Dame est parti, Genet nous fait voir son imposture frappante par l‟alternance du discours direct et indirect, exhibant ainsi l‟écart entre les pensées et les paroles de Divine. Genet précise que « son personnage est empêtré de mille sentiments et de leurs contraires, qui s‟embrouillent, se débrouillent, se nouent, Jean GENET, NDF, p. 164. Ibid., p. 127. 13 Ibid., p. 258. (Genet souligne) 11 12 45 dénouent, créant un fouillis fou »14. Ces contradictions complexes l‟obligent de livrer un combat intérieur incessant. Sa jalousie de Notre-Dame, latente d‟abord, n‟est notable que dans quelques futilités. Ainsi, elle choisit inconsciemment la photo la plus laide de Notre-Dame pour la coller sur son mur, elle ne pouvait guère dissimuler son contentement à la découverte de l‟haleine fétide de Notre-Dame et elle refusa une fois de prêter à Notre-Dame son mascara. Or, maintenant que l‟amour de Notre-Dame et Gorgui porte atteinte à sa dignité, sa jalousie est incontournable. Elle choisit alors une manœuvre de défense qu‟elle déploierait aussi face à une autre folle : elle essaie de le transpercer d‟un bataillon de flèches. Or, ses flèches butent sur le granit. Notre-Dame, grâce à sa dureté, pare sans problème les attaques de Divine et en sort sans sang aux doigts. Or, cette inviolabilité de Notre-Dame n‟est pas due uniquement à la matière impénétrable de Notre-Dame, mais aussi à la duplicité de Divine, qui enduit ses flèches d‟un baume cicatrisant afin de diluer ses injures empoisonnées. Divine a une double raison d‟adoucir ses reproches. D‟une part, elle craint une contre-attaque virulente de NotreDame et d‟autre part, elle croît que Notre-Dame se plait à voir Divine amère. Elle suppose donc à tort que Notre-Dame pense de la même manière que les folles de Pigalle, mais la conscience de Notre-Dame ne se stabilise ni du côté des folles, ni du côté des durs. Les sentiments de Notre-Dame sont moins complexes et moins contraires que ceux de Divine, mais certainement plus prononcés que ceux de Mignon, toujours inconscient de tout. 3.3. Une identité en suspension 3.3.1. L’abîme entre le destin et le libre arbitre Notre-Dame-des-Fleurs semble parfois en proie aux circonstances, au point que les circonstances deviennent les véritables agents, constituant l‟identité paradoxale de NotreDame. Tandis que dans le cas de Divine, la tension est due essentiellement à une fêlure entre son apparence et son essence, chez Notre-Dame il y a tension entre les circonstances contraignantes formant son destin et sa volonté personnelle. C‟est parce qu‟il se laisse emporter par les événements que l‟identité de Notre-Dame est tellement fluide et contingente. D‟un côté, il ne joua aucun rôle volontaire dans l‟attribution de son nom « Notre-Dame-des-Fleurs » dont il a honte et qu‟il cache pour les inconnus. L‟aveu de ce nom 14 Jean GENET, NDF, p. 153. 46 à Mignon survient après un rituel solennel dans lequel Mignon ressemble à un chamane qui donne à Notre-Dame un breuvage magique qui fait bouillonner le nom à l‟intérieur de lui : « Pendant que le nom mystérieux sortait, il était si angoissant de regarder la grande beauté de l‟assassin se tordre, les boucles immobiles et immondes des serpents de marbre de son visage endormi s‟émouvoir et bouger, que Mignon perçut la gravité d‟un tel aveu, à tel point, si profondément, qu‟il se demanda si Notre-Dame n‟allait pas dégueuler des pafs15 ». Au bout de ce rituel pénible, Notre-Dame finit par rendre son nom, par régurgiter son côté féminin, symbolisé par ce nom tabou. L‟assassin s‟ouvre et laisse « jaillir comme une Gloire, de ses pitoyables morceaux, un reposoir où était couchée dans les roses une femme de lumière et de chair »16. Cette femme reposant dans les roses, une espèce de sainte Vierge, est la figuration du côté poétique de Notre-Dame-des-Fleurs, car chez lui, tout comme chez Divine, poésie et féminité se recouvrent. D‟autre part, l‟assassinat violent qu‟il commet n‟a guère de valeur poétique et laisse voir Notre-Dame de son côté le plus dur. Cet assassinat ne se conçoit point comme une démonstration intentionnelle de sa rigidité. Au contraire, cet acte advient de manière inattendue et presque hors de son contrôle. L‟idée de l‟étranglement lui est venue soudainement en voyant la cravate et cet acte monstrueux paraît se produire de soi-même, tant le cou se prête à être entouré par les deux mains. Nous n‟avons point l‟impression d‟assister à une action violente, commise de sang-froid, car le récit du meurtre se trouve emmailloté et atténué dans une réflexion du narrateur : « Tuer est facile, le cœur étant placé à gauche, juste en face de la main armée du tueur, et le cou s‟encastrant si bien dans les deux mains jointes. Le cadavre du vieillard, d‟un de ces mille vieillards dont le sort est de mourir ainsi, gît sur le tapis bleu. Notre-Dame l‟a tué. Assassin17». Quelques pages plus tard, l‟étranglement est associé à une scène de masturbation qui se produit également quasi à l‟insu de Notre-Dame et qui érotise l‟action brutale du serrement, omise avant : « D‟elle-même, la main de l‟assassin cherche sa verge qui bande. Il la caresse par-dessus le drap, doucement d‟abord, avec cette légèreté d‟oiseau qui volette, puis la serre, l‟étreint fort ; enfin il décharge dans la bouche édentée du vieillard étranglé18 ». Jean GENET, NDF, p. 118. Ibid. 17 Ibid., p. 104-105. 18 Ibid., p. 107. 15 16 47 La singularité (ou multiplicité) de cet assassin au « caractère physique et moral de fleur »19 qui enjambe les antipodes est telle que l‟entrelacement constant des deux pôles finit par plonger tout Notre-Dame-des-Fleurs dans une zone d‟ambiguïté20. L‟esquive des catégories élève Notre-Dame au-dessus du monde, le maintient en suspens, le soulève en turbulence jusqu‟à ce qu‟il pirouette à la divinité, à la décapitation glorieuse. 3.3.2. Notre-Dame, dominateur et dominé Grâce à sa pluralité sexuelle, Notre-Dame entre dans des relations de nature très divergente. En premier lieu, il se lie avec Divine. Ce concubinage prouve qu‟il esquive les catégories existantes de dur et mou, car Genet s‟en tient à la règle que deux sœurs ne s‟accouplent pas21. Conséquemment, aucune tension érotique ne se décèle dans les rapports de Divine et Mimosa. Divine, dans sa relation avec Notre-Dame, sera même associée au vieillard étranglé lorsqu‟elle lui donne une fellation. Notre-Dame jouit dans la bouche de Divine, de laquelle nous savons qu‟elle porte un râtelier et qu‟elle ne bande pas à ce moment-là22. Auparavant, Notre-Dame a rêvé de décharger « dans la bouche édentée du vieillard » 23 , dont nous saurons plus tard qu‟il ne pouvait plus bander. Notre-Dame entre aussi en relation avec Mignon, qui est en fait son père. À cause de cette parenté, Genet n‟ose pas aller au bout de ses fantaisies et de réaliser l‟inceste, car il sait que c‟est un plaisir illicite. L‟accomplissement ou non de ces fantaisies reste en suspens et les deux se lient fraternellement, comme deux boxeurs qui se complètent mutuellement. Genet couple Notre-Dame également avec un nègre imposant, Seck Gorgui. Paradoxalement, c‟est au moment où Notre-Dame s‟habille en travesti qu‟il est le plus attirant pour Seck, « jusqu‟à le faire baver légèrement, le grand nègre glorieux »24. D‟abord, le port de la robe effraie Notre-Dame, peureux de se ridiculiser devant ses copains. Il portera la robe quand-même et au lieu de porter atteinte à son image, la symbiose du masculin et du féminin que cette doublure lui confère entraine plutôt l‟estime de Seck à son égard. La soirée est un triomphe de Notre-Dame quant à sa propre acceptation de son identité multiple. « Notre-Dame, dans sa robe de faille bleu pâle, bordée de valenciennes blanche, était plus Jean GENET, NDF, p. 125. Nathalie FREDETTE, op. cit., p. 37. 21 Edmund WHITE, op. cit., p. 166. 22 Michael LUCEY, art. cit., p. 94. 23 Jean GENET, NDF, p. 107. 24 Ibid., p. 254-255. 19 20 48 que lui-même. Il était lui-même et son complément25 ». Soudain, au cours de la soirée, NotreDame bande et son érection fait que l‟étoffe de la robe se gonfle. La honte que Notre-Dame en éprouve contredit les affirmations de Robert Stoller, un théoricien prestigieux de l‟identité de genre qui donne une définition phallocentrique du travestissement : « Le système psychologique très complexe que nous appelons travestissement est une méthode assez efficace afin de savoir manier de très fortes identifications féminines sans que le patient doit céder au sentiment que son sens de masculinité se trouve submergé par ses souhaits féminins. Le travesti livre cette bataille contre sa destruction par ses désirs féminins, en premier lieu en alternant sa masculinité par une conduite féminine, se rassurant ainsi que ce n‟est pas permanent et en deuxième lieu parce qu‟il est toujours conscient – même au comble de l‟attitude féminine – quand il est entièrement habillé de vêtements femme – qu‟il a l‟insigne absolu du mâle : un pénis. Et il n‟existe pas de conscience plus acute de sa présence que lorsqu‟il l‟éprouve par une érection rassurante26 ». Or, pour Notre-Dame, son érection n‟est pas une idée rassurante confirmant sa masculinité malgré les apparences. En revanche, il montre, les larmes aux yeux, la cause de sa honte à Seck et lui demande de l‟aider à cacher cette bosse. Seck, de façon étonnante, « prend alors l‟assassin par les épaules, le plaque, le serre contre lui, emboîte entre ses cuisses de colosse la dure saillie qui soulève la soie, l‟entraîne sur son cœur dans des valses et des tangos qui dureront jusqu‟au jour »27. Seck, un « dur », permet donc à Notre-Dame-des-Fleurs travesti de le pénétrer symboliquement. Paradoxalement, c‟est quand il admet son côté féminin que la grandeur de Notre-Dame se révèle. La scène où ils montent dans le taxi en retournant à la maison révèle que la symbiose surpasse la dureté et indique déjà qu‟elle constituera même la clé pour monter à l‟immortalité et pour accéder à la divinité : « Le chauffeur ouvrit la portière et Notre-Dame monta d‟abord. Gorgui, à cause de sa situation dans le groupe, eût du passer le premier, mais il s‟écarta, laissant l‟ouverture libre à Notre-Dame. Que l‟on songe que jamais un mac ne s‟efface devant une femme, moins encore devant une tante, ce que pourtant, vis-à-vis de lui, était devenu cette nuit Notre-Dame, il fallait que Gorgui le plaçât bien haut28 ». L‟apothéose de sa synthèse entre masculin et féminin, dominateur et dominé, actif et passif, survient lorsque, après la fête, Divine, Seck et lui performent un acte sexuel à trois29. Divine, comme d‟habitude, s‟entortille au membre de Notre-Dame. Celui-ci, contrairement aux durs, Jean GENET, NDF, p. 253. Robert J. STOLLER, Sex and Gender : On the Development of Masculinity and Femininity, vol. 1, London, The Hogarth Press and the Institute of Psycho-Analysis, 1968, p. 186. (ma traduction) 27 Jean GENET, NDF, p. 251. 28 Ibid., p. 257. 29 Michael LUCEY, art. cit., p. 98. 25 26 49 ne reste pas aussi inerte comme une colonne en granit, mais cherche lui-même la bouche de Divine. Divine, insouciante, caresse Notre-Dame jusqu‟à ce qu‟elle comprenne que ses deux amis sont impliqués dans un autre jeu : « Gorgui chevauchait l‟assassin blond et cherchait à le pénétrer. Un désespoir terrible, profond, inégalable la détacha du jeu des deux hommes30 ». La déception érotique de Divine est grande. Normalement c‟est elle qui se couche au milieu du lit, mais jamais elle n‟a pu jouer le rôle sexuel versatile accordé ici à Notre-Dame. Ses fantaisies érotiques s‟effondrent au même moment où se défait l‟échafaudage de corps. « C’est la vie, eut le temps de penser Divine31 ». Elle, incapable de traverser les catégories sans contraintes, se rend compte, à cause de Notre-Dame, qu‟elle est forcée d‟accepter les limitations qui s‟imposent. La phrase révélatrice « c‟est la vie » qui se forme dans ses pensées constitue un tournant primordial pour Divine. Lucide, elle prend conscience de ce que ses tentatives sont vaines et qu‟il lui faudra y renoncer. Car « c‟est cela se faire une vie : renoncer aux dimanches, aux fêtes, au temps qu‟il fait32 ». 3.3.3. Divine, enchanteresse poétique Les arrestations de Mignon et de Notre-Dame ne peuvent être comprises sans prendre en compte le maléfice de Divine sur eux. Divine, malveillante ou non, fait surgir à la surface le côté féminin et poétique de ces mannequins solides que sont Mignon et Notre-Dame jusqu‟à ce qu‟ils soient voués à une chute inéluctable. Nous pourrions peut-être affirmer que Divine se venge indirectement sur Notre-Dame et Mignon du mal qu‟ils lui ont infligé. Notre-Dame, comme on sait, lui a volé ses amants et son rêve identitaire. Mignon, lui, l‟a abandonné après six ans de concubinage. Certes, la vengeance de Divine s‟exerce au moyen d‟un détour énorme. Sa dénonciation est indirecte pour deux raisons, l‟une étant qu‟elle « avait beaucoup de mal à être immorale et n‟y parvenait qu‟au prix de longs détours qui lui causaient de la peine »33 et l‟autre que l‟efficacité et la ligne droite n‟appartiennent pas au vocabulaire des gestes de Divine. Nous pourrions peut-être y ajouter encore une propension à la lâcheté, qui est valorisée au détriment de la bravoure, qui serait vulgaire puisqu‟elle « implique le plus de reconnaissance aux puissances charnelles »34. Jean GENET, NDF, p. 270. Ibid., p. 271. 32 Ibid., p. 206. (Genet souligne) 33 Ibid., p. 152. 34 Ibid., p. 327. 30 31 50 Le processus d‟intoxication effectué par Divine affecte Mignon sans qu‟il s‟en rende compte. Celui-ci n‟y voit jamais une atteinte à sa virilité. Mignon-les-Petits-Pieds ne se rend d‟ailleurs jamais compte de la frivolité de son nom. Ce reproche d‟ignorance ne peut en aucun cas être faite à Notre-Dame. Celui-ci se donne les plus grandes peines avant d‟avouer son nom à Mignon. Sa lucidité de sa lutte intérieure et des conséquences de sa dualité lui fait se tordre de douleur mentale. En outre, la mise en scène du meurtre factice ne peut être survenue à son insu. Par contre, nous décelons dans cette scène encore une fois la tendance de Notre-Dame à se laisser entraîner par les circonstances, l‟idée du montage théâtral lui étant venue après le vol dans une voiture « d‟un carton qu‟en déballant ils trouvèrent plein des morceaux affreux d‟un mannequin de cire démonté »35. Le motif direct de la pièce de théâtre se trouve dans cet événement accidentel, mais il est impossible de ne pas déceler dans ce goût de théâtralisation le souffle de Divine. Genet nous signale explicitement qu‟il faut la prendre en considération: « Il faut reconnaître ici peut-être l‟influence de Divine. Elle est partout où surgit l‟inexplicable. Elle sème, la Folle, derrière elle des pièges, trappes sournoises, culs de basses-fosses, quitte à s‟y prendre elle-même si elle fait volteface, et à cause d‟elle, l‟esprit de Mignon, de Notre-Dame et de leurs potes est hérissé de gestes absurdes36 ». L‟esthétisation de la réalité que représente Divine affecte profondément ses amis. Elle propage tellement le goût du beau que personne ne peut y échapper. Il faut se garder pourtant d‟affirmer que Genet tient à montrer le prodigieux d‟une imagination qui transforme le monde en féerie, car cette attitude appartient à Ernestine, non à Divine. Le passage suivant illustre la conception divergente de la mère et du fils quant à la poésie : « Quand j‟écris que le sens du décor n‟était plus le même, je ne veux pas dire que le décor fût jamais pour Culafroy, plus tard pour Divine, autre chose que ce qu‟il eût été pour n‟importe qui : une lessive séchant sur des fils de fer. Il savait fort bien qu‟il était prisonnier de draps, et je vous prie de vois là le merveilleux : prisonnier de draps familiers, mais rigides, au clair de la lune, - au contraire d‟Ernestine qui, grâce à eux, eût imaginé des tentures de brocarts, ou les couloirs d‟un palais de marbre, elle qui ne pouvait monter une marche d‟escalier sans penser au mot gradin37 ». Pour Divine, la beauté du geste réside dans le renversement de l‟antipoétique, la poésie est une vision du monde qui demande un effort volontaire. La lutte de Divine contre la nature primitive, qu‟elle trouve haïssable, contamine ses amants et mène même à leur capture. Jean GENET, NDF, p. 313. Ibid. 37 Ibid., p. 169-170. 35 36 51 Sans que Mignon ne s‟en aperçoive, les tics de Divine s‟emparent de lui. Il aime s‟entourer du luxe des grands magasins, dans lesquels il se laisse absorber par cette profusion au point de dédaigner l‟utilité. Traditionnellement, Mignon est posé solidement sur la terre, ses pieds recouvrant la moitié du globe, tandis que Divine voudrait que le sol se dérobe sous ses pieds, cherchant à s‟envoler de ses ailes de phalène. Mais voici que Mignon se met à voleter au lieu de voler. Quand il marche sur leurs tapis royaux, le monde s‟efface et il se délaisse soi-même. L‟effet amortissant des tapis feutre les bruits de sa digestion. Le flâneur observe et s‟oublie. Le soir, il ne reconnaît même plus les petits riens qu‟il a rapportés. Il s‟éloigne de tout sens d‟efficacité et se perd dans son admiration pour les lignes courbées : « Mignon préférait saisir, faire décrire à l‟objet une prompte parabole de l‟étalage à sa poche. C‟était audacieux, mais plus beau. Comme des astres qui tombent, les flacons de parfums, les pipes, les briquets filaient en une courbe pure et brève et bosselaient ses cuisses. Le jeu était dangereux. S‟il en valait la chandelle, seul Mignon était juge38 ». Cette esthétique exubérante s‟ajuste mal aux actions qui devraient se produire en secret. Aussi, il est inéluctable que Mignon sera pris en flagrant délit. Même en prison, Mignon ne se demande jamais qu‟est-ce qui l‟a pris d‟avoir agi de façon si hasardeuse. Mignon, lui, « ne faisait guère attention à ces échanges momentanés d‟âmes. Il ne savait jamais pourquoi, après certains chocs, il était surpris de se retrouver dans sa peau »39. Cette attitude contraste violemment avec la conscience qu‟ont Divine et Notre-Dame de leur identité compliquée. L‟influence exercée par Divine sur Notre-Dame implique la complicité de ce dernier, mais n‟est pas moins dangereuse pour autant. Une fois, Divine avoua ne pas aimer NotreDame au point d‟en souffrir s‟il était dénoncé. Elle va même aussi loin que de prendre part à cette dénonciation. Quand Notre-Dame met en scène un meurtre postiche qui met les policiers en garde et qui leur fait découvrir le meurtre réel, son destin est irrévocable. Sartre décrit l‟empreinte de Divine dans l‟irrévocable malheur que touche Notre-Dame ainsi : « Notre-Dame avait tué par besoin, par fatalité ; sous l‟influence de Divine il se persuade qu‟il a tué par amour du beau ; il dresse dans sa chambre une étrange chapelle ardente, un mannequin d‟osier y représente sa victime. Il fallait cacher son crime, il le publie : volumineux, absurde, obscène, ce geste d‟esthète le fait prendre40 ». L‟antichambre où se déroule la version stylisée de l‟étranglement du vieillard respire l‟artificialité. Les fauteuils sont capitonnés de soie jaune et, bien qu‟il soit midi, la seule lumière vient d‟un lustre, les rideaux étant tirés. Nous entrons ici dans le temple de Divine, Jean GENET, NDF, p. 286-287. Ibid., p. 292. 40 Jean-Paul SARTRE, op. cit., p. 353. 38 39 52 qui a inspiré Notre-Dame à ne plus cacher son goût pour la préciosité que son nom trahit. L‟exhibition solennelle d‟une sorte de sainte Vierge sur un autel-table rappelle l‟aveu de Notre-Dame de son nom à Mignon et l‟éclosion subséquente d‟une femme couchée dans un reposoir. L‟assemblage du mannequin figure la reconstitution de la féminité de Notre-Dame qui était, à l‟heure de l‟aveu, décomposée en des morceaux pitoyables. L‟artifice du lieu nous invite à déguster le parfum surabondant des belles et lourdes roses, leur odeur rappelant le parfum de Divine, vulgaire car excessivement synthétique. Les roses nous incitent à centrer notre attention sur les fleurs du style. La figure de style la plus saillante constitue la comparaison, résultant dans l‟omniprésence du mot comme41. « Comme chez le vieux, les meubles vernis ne présentaient que des courbes d‟où la lumière semblait sourdre plutôt que de se poser, comme sur les globes des raisins »42, le silence était « effrayant comme le silence éternel des espaces inconnus »43. L‟assimilation des objets artificiels avec des objets qui n‟existent que dans l‟imaginaire ou dans le passé fait en sorte que la réalité est constamment reléguée au deuxième plan. L‟« immense miroir au cadre de rocailles de cristal, à facettes compliquées »44 qui domine la scène figure le multiple reflet qu‟une action peut créer, l‟interprétation étant de préférence ajustée à un cadre somptueux. Les policiers « avaient des chevalières d‟or vrai et des nœuds de cravate authentiques »45. Eux, menaçants, désirent chasser l‟atmosphère fleurante et oppressante afin d‟exhumer la réalité. Or, même leur propre authenticité ne leur étant conférée que par des accessoires inutiles, simplement embellissant, il est suggéré que la réalité fondamentale de Notre-Dame-des-Fleurs réside dans l‟artificiel, dans les roses, qui constituent la plus belle partie de son nom et de lui-même. Le visage de Notre-Dame est « si radieusement pur qu‟immédiatement, et à quiconque, venait la pensée qu‟il était faux, que cet ange devait être double, de flammes et de fumées »46. Le souvenir du réel n‟est en aucun moment effacé. L‟atmosphère étouffante, le halètement de Notre-Dame, les mêmes courbes que les meubles du vieux, tout cela fait que les policiers flairent le crime. Inéluctablement, les policiers pressentent le meurtre et torturent Notre-Dame jusqu‟à ce qu‟il l‟avoue. Nathalie FREDETTE, op. cit., p. 49. Jean GENET, NDF, p. 311 43 Ibid. 44 Ibid. 45 Ibid., p. 312. 46 Ibid. 41 42 53 3.3.4. Notre-Dame, indissociable des Fleurs «Dans les choses importantes et graves, c'est non pas la sincérité qui compte mais le style » (Oscar Wilde) Cette citation d‟Oscar Wilde résume bien l‟enjeu du procès de Notre-Dame. Ce procès constitue l‟occasion de nous pencher sur l‟envoûtement fatal de Notre-Dame, qui embobine toute l‟assistance de la salle. Le secret de sa séduction se trouve sans doute dans son état d‟homme-dieu, car le grand destin de cet enfant qui se dit « l‟Immaculée Conception »47 n‟empêche pas qu‟il laisse entrevoir des tics humains. Cette fêlure le transforme en poème vivant, un artiste de la tête aux pieds, « que la foule espérait chaussés de chaussons de lisière. Pour un oui ou pour un non, on s‟attendait à lui voir faire un geste de danseur »48. La poésie colle à lui comme une seconde peau, impossible de savoir si elle appartient à la vérité de l‟assassin ou si elle n‟est qu‟un attribut secondaire. Les fastes somptueux de la Cour donnent lieu, en effet, à une interrogation poussée de la différence entre artificialité et réalité. La justice, censée de s‟occuper de problèmes essentiels est figurée par « une femme, habillée de grandes draperies rouges »49 et baigne dans la théâtralité. Notre-Dame a le sentiment d‟être le protagoniste d‟un théâtre macabre dans lequel il est assisté par un antagoniste au nom significatif « M. le Président Vase de Sainte-Marie » qui se distingue par la finesse des mains et par « sa robe rouge, comme un rideau de théâtre »50 . Les douze jurés, bien qu‟ils essaient d‟y échapper, servent également un but esthétique. Malgré eux, ils sont transformés en danseuses espagnoles, contraints à changer de sexe et à embellir le décor monté à l‟honneur de l‟enfant assassin. La buée scénique imprègne la véracité et place le style au-dessus de celle-ci. La réalité, assimilée ici à la foule, est réduite entièrement à l‟insignifiance, à la banalité la plus plate. La foule est vulgaire, elle se soulage « en bâillant, s‟étirant, éructant » 51 . Troublée par tant de magnificence, elle ne sait plus quoi faire, « croiser ou décroiser ses jambes, fixer une tache sur le veston, penser à la famille de l‟homme étranglé, se curer les dents »52. Les fastes de la cour rappellent ceux de l‟Église, étalés afin de dissimuler la cavité autour de laquelle a été tissé Jean GENET, NDF, p. 323. Ibid., p. 329. 49 Ibid., p. 321. 50 Ibid., p. 350. 51 Ibid., p. 336. 52 Ibid., p. 334. 47 48 54 avec beaucoup de soin un voile magnifiquement brodé. Il paraît plus que justifié que NotreDame suppose que « toute la séance serait truquée et qu‟à la fin de la soirée il aurait la tête coupée au moyen d‟un jeu de glaces »53. Après tout, Notre-Dame a été arrêté en réalité pour un meurtre postiche et le décor somptueux qui a été monté ici à son honneur rappelle celui qu‟il avait monté pour y exposer sa fausse victime. Contrairement à la cour, Notre-Dame n‟est pas dupe du spectacle mystificateur. Il réussit à ne pas se laisser engloutir par le leurre de sorte que l‟expression de sa matérialité provoque l‟extase. À plusieurs reprises, il effectue le geste vulgaire et coquet de chasser ses cheveux de son visage par un coup de tête. Ce geste, lui signifiant la vanité du monde, figure la découverte de l‟homme chez le dieu. « Cette simple scène nous transporte, c‟est-à-dire qu‟elle souleva l‟instant comme l‟anéantissement au monde soulève le fakir et le tient en suspens. L‟instant n‟était plus de la terre, mais du ciel. Tout faisait redouter que l‟audience nu fût hachée de ces instants cruels qui tireraient des trappes de dessous les pieds des juges, des avocats, de Notre-Dame, des gardes, et pendant une éternité, les laisseraient soulevés en fakirs, jusqu‟au moment où une respiration un peu trop gonflée rendrait la vie suspendue54 ». Cette coexistence de la matière et l‟artifice nous retient pour une raison évidente. Comme il est su, chez Genet, ces deux concepts symbolisent respectivement la masculinité et la féminité. La poétisation de Notre-Dame ne nuit jamais à sa virilité. Notre-Dame restaure l‟équilibre entre ses deux penchants quand il essaie de justifier son crime : « Il fut vraiment grand. Il dit : L’vieux était foutu. Y pouvait seument pu bander. Le dernier mot ne passa pas les crânes petites lèvres ; néanmoins, les douze vieillards, bien vite, ensemble, mirent leurs deux mains devant leurs oreilles pour en interdire l‟entrée au mot gros comme un organe, qui ne trouvant pas d‟autre orifice, entra, tout roide et chaud, dans leur bouche béante. La virilité des douze vieillards et celle du Président étaient bafouées par la glorieuse impudeur de l‟adolescent55 ». Même quand Notre-Dame se sent « danser une légère gigue »56, il reste « assis, posé, massif, immobile »57 au point de tyranniser les jurés et le Président par sa virilité terrassante. À tout moment, les différents aspects de l‟identité de Notre-Dame restent en balance. Notre-Dame est tellement déconcertant et insaisissable qu‟à la fin de la séance, les jurés qui condamnent Notre-Dame-des-Fleurs sont « incertains si c‟est parce qu‟il étrangla une poupée ou coupa en Jean GENET, NDF, p. 329. Ibid., p. 324. 55 Ibid., p. 349. 56 Ibid., p. 353. 57 Ibid., p. 353. 53 54 55 morceaux un petit vieillard » 58 . La distinction entre la victime réelle et le mannequin n‟importe plus, véridicité et imposture deviennent une et la même chose. La poésie appartient autant à l‟essence de Notre-Dame que sa matière, s‟entremêlant tant que leurs sens s‟inversent. La réversibilité des deux pôles transparaît dans l‟assertion de Notre-Dame qu‟être « naturel, en cet instant, c‟est être théâtral » 59 et dans le fait qu‟une expression vulgaire devient soudain le paroxysme de la poésie. Masculinité et féminité s‟harmonisent en Notre-Dame, si bien que leur disjonction et la définition de chacune à part est rendue absurde. Notre-Dame représente la dissolution des catégories de genre, il en fait un mélange inouï qui l‟élève au-dessus du monde. Le destin de Notre-Dame est inéluctable : il monte à la décapitation, cette mise à mort constituant l‟ultime recours des judiciaires afin de forcer une séparation des deux côtés prétendus contraires de son identité. La tentative n‟aboutit pas. Après son décollement, les fleurs restent collées à Notre-Dame-des-Fleurs. L‟étoffe ne se déchire pas, tout au plus, « un garnement irrévérencieux le troue d‟un coup de pied et se sauve en criant au miracle »60. Ce granit qu‟était Notre-Dame est érodé par l‟intrusion de la poésie. Genet répète cette idée dans Fragments : « la Femme, par nos gestes et nos intonations, cherche le jour, et le trouve : notre corps du coup troué, s‟irréalise 61 ». Également, sa multiplicité l‟empêche, tout comme son univocité de genre était impossible, d‟être entièrement divin. Il est impossible de savoir si nous avons affaire à un homme qui prétend être Dieu ou à un Dieu qui se pare de gestes humains afin de paraître homme. Sa duplicité est éternelle. Il se tient « en suspens entre la mort et la vie. Voilà le sens de notre ambiguïté : nous n‟avons su nous décider ni pour l‟une ni pour l‟autre »62. 3.4. La divinité de Notre-Dame-des-Fleurs « Je suis déjà plus loin que cela (Weidmann)63 » Les contes splendides de Genet naissent de héros médiocres, conçus à sa propre image (Divine) ou à l‟image des héros des romans populaires (Notre-Dame et Mignon). De cette manière, Divine est soumise à la merci de Mimosa, Mignon est un traître qui ne sait jamais Jean GENET, NDF, p. 338. Ibid., p. 349. 60 Ibid., p. 354. 61 Ibid., p. 81. 62 Jean GENET, FR, p. 85. 63 Jean GENET, NDF, p. 16. 58 59 56 rien et Notre-Dame n‟est pas un assassin admirable car non pas impassible mais inconscient. La sainteté de Notre-Dame et de Divine trouve son origine dans leur acceptation de leur nature ordinaire et leur immense effort pour la poétiser. Les deux brisent régulièrement leur poésie par un certain trait vulgaire, l‟enchantement provenant de « la rencontre au point de rupture »64 de la grandeur et du misérable. La capacité renversante de Notre-Dame de tenir son identité de genre flottante, en suspension (Genet évoque même la comparaison avec la puissance fakir de la lévitation) fascine Genet. Il reste obscur pour quelle raison cette oscillation prolongée est refusée à Divine, qui achève impérativement sa métamorphose en folle. Notre-Dame et Divine accèdent à la sainteté de façon différente, mais ont en commun qu‟ils exploitent consciemment leur ambiguïté de genre. Mignon, en revanche, se pare des tics de Divine sans qu‟il ne s‟en aperçoive. Lui aussi a une identité multiple, dont il ne prend guère conscience. Du coup, il ne tente jamais d‟harmoniser ses différents penchants afin de se rapprocher de la sanctification. Mignon, à contours exacts, ne parvient pas à relâcher les limites de son corps, de son signifiant. De ce fait, Mignon ne peut pas bénéficier d‟une mort héroïque, ni d‟une saga prestigieuse. Le roman se termine par la prière de Mignon de reconnaitre le pointillé dont Genet nous explique la provenance : « Ce pointillé dont parle Mignon, c‟est la silhouette de sa queue (…) je veux que ce trait serve à dessiner Mignon65 ». Mignon est littéralement réduit au point, le signe le plus minime66. Cet homme gigantesque n‟est plus qu‟un pointillé inscrit dans la hagiographie de Notre-Dame et Divine. Les corps foisonnants et envahissants de Notre-Dame et de Divine, par contre, ne se laissent jamais délimiter et brisent violemment toute loi d‟unité. Notre-Dame est suspendu dans un brouillard faisant chevaucher les opposés. Dépouillé de ses fleurs, il perd sa splendeur, car son signifiant n‟est ni son membre, ni son corps, mais la coordination cahotante d‟identités différentes. Cet accomplissement éblouissant le transforme en un objet d‟art troublant, comme « un ornement qui bande »67 ou un énorme phallus en fleurs. Il est clair que Notre-Dame et Divine ajustent leur vie à quelque morale extrêmement noble qui leur accorde l‟accès à la sainteté. Dans Fragments, Genet révèle l‟essence de cette morale : « dans une vie qui, comparable à l‟œuvre d‟art, est rupture et fin en soi, toute Jean GENET, NDF, p. 342. Ibid., p. 377. 66 Pascale GAITET, op. cit., p. 79. 67 Jean GENET, FR, p. 88. 64 65 57 morale n‟est qu‟ordre cohérent ne se référant à rien qu‟à une constante loyauté des actes entre eux. Folles, notre morale était une esthétique68 ». Au moment de leur mort, Divine et Notre-Dame sont déjà « plus loin que cela », conscients de leur destin, ils se retranchent du monde et restent fidèles à leur propre morale, qui ne concerne rien d‟autre qu‟une chorégraphie harmonisatrice de leurs personnalités divergentes. 3.5. En résumé Bref, il ne suffit pas de qualifier Notre-Dame comme androgyne, car son identité oscillante représente bien plus que cela. Nous lui ferions tort de le rattacher à une catégorie intermédiaire, celui qui esquive en réalité toute prétention à la catégorisation. Il représente plutôt une „troisième possibilité‟ qui met en péril le binarisme, en montrant son caractère non pas naturel mais arbitraire. Les circonstances firent de lui l‟élu d‟une ambiguïté presque illimitée, qui impressionne même le monde bourgeois. Par l‟intermédiaire de Divine, NotreDame s‟inaugure dans l‟art de la stylisation de la réalité. En conséquence, la question de la différence entre l‟artifice et le réel ne se pose pas seulement à travers le personnage de Divine, mais aussi à travers Notre-Dame-des-Fleurs, qui manifeste un tel enchevêtrement des deux pôles que les deux se révèlent indissociables. Ce n‟est qu‟une des multiples oppositions que Notre-Dame anéantit. La démolition de la frontière entre homme et femme n‟est que plus apparente, évoquant la fragilité et la contingence d‟autres bornes, telles que celle entre la poésie et la vulgarité, entre l‟homme et Dieu et même celle entre la vie et la mort. L‟ambiguïté de Notre-Dame devient ainsi un marteau puissant, capable de fracasser des murs solides dont la justification est remise en question. 68 Jean GENET, FR, p. 84. 58 Conclusion J‟ai essayé de montrer que l‟écriture stratifiée de Jean Genet s‟ancre dans une pluralité irréductible, aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du contenu. Afin de représenter cette complexité dans son langage, il recourt à des altérations de la syntaxe et de l‟ordre des mots et à des glissements de sens, parfois incompatibles entre eux. De plus, il suscite une gamme étendue de personnages qui ne sont jamais uniques. À savoir, en même temps qu‟ils sont réduits à un type, ils sont complexifiés vers une identité plurielle et versatile qu‟ils ignorent souvent, mais que le travesti exploite consciemment. En toute matière, Genet plaide pour une oscillation, en dérobant sous nos pieds le sol sûr qui incarne la foi illusoire en la stabilité. Genet généralise le sentiment d‟incertitude, terme postmoderne par excellence, et vide de sens toute perception de la réalité qui se base sur la stabilité inébranlable. Dépourvu de la sûreté que procure une identité stable, le moi postmoderne, représenté dans Notre-Dame-des-Fleurs par Divine et Notre-Dame, n‟est jamais à même de se consacrer tout entier à quelque but transcendent. Intrinsèquement incapables d‟accomplir des actions qui émanent d‟une subjectivité fixe, Divine et Notre-Dame dirigent tous leurs efforts vers l‟assemblement de leurs bribes décousues et vers la coordination de leurs actes entre eux. L‟espace de l‟identité se déplace de l‟intérieur vers l‟extérieur et le but transcendant de leur vie, œuvre d‟art à part entière, revient à l‟accomplissement d‟une représentation visuelle réussie. Jean Genet ne laisse subsister aucun doute à cet égard et dit volontairement : « Folles, notre morale était une esthétique 69 ». Vu que l‟intériorité est découverte d‟être le produit des apparences, la question s‟impose de savoir ce qu‟est alors le réel. L‟ontologie de Genet se conformant à l‟adage « être, c‟est être perçu », le sens de la réalité se trouve renversé. Divine, par ses gestes camp, tient à démontrer que toute prétendue essence n‟est qu‟un jeu de rôles et de Notre-Dame-des-Fleurs il est suggéré que les fleurs constituent la plus belle partie de son nom et de lui-même. Cette absence d‟intériorité et d‟identité de genre prédéterminée démasque tout rôle de genre comme factice. Par l‟ensemble de leurs actions, Divine et Notre-Dame ne tentent pas d‟exprimer ce qu‟ils sont, ils les déploient, en revanche, ou bien afin de se forger quelque identité de genre inattendue ou bien afin de repousser toute attribution d‟identité fixe. 69 Jean GENET, FR, p. 84. 59 Aussi bien Divine que Notre-Dame-des-Fleurs se construisent une identité de genre dans laquelle une disjonction du côté masculin et du côté féminin devient difficile, voire inexécutable. Les deux arrivent à représenter une symbiose des genres, du vulgaire et du stylisé, de la grandeur et du misérable, au point d‟inverser leurs sens. Cette fusion indissoluble qui laisse transpercer l‟homme chez le dieu correspond à l‟idée de Genet de l‟esthétique. L‟entremêlement de deux pôles conventionnellement regardés comme inconciliables parcourt toute l‟œuvre de Genet et donne lieu à une écriture grouillante, qui refuse d‟être délimitée, tout comme les corps pulvérisés mais débordants de Divine et de Notre-Dame. Chacun est invité de suivre leur exemple de se rendre compte qu‟il n‟y a qu‟une donnée immuable sur terre : la mobilité même. Il faudrait donc adopter la pensée nomade, qui est « selon la lecture que Deleuze fait de Nietzsche, (…) une forme de pensée qui suit une ligne de fuite qui ne se laisse pas prendre dans les mailles des forces institutionnelles»70. Angélica MADEIRA, L’itinérance des artistes et la constitution du champ des arts à Brasilia – (1958-2005), Ed. Université de Brasilia, http://vsites.unb.br/ics/sol/itinerancias/grupo/angelica/itinerance_des_artistes.html. 70 60 Bibliographie Meryl ALTMAN, “Simone de Beauvoir and Lesbian Lived Experience“, Feminist Studies, 33, numéro 1, printemps 2007, p. 207-232. Roland BARTHES, La Leçon, Paris, Point, Éditions du Seuil, 1978. Roland BARTHES, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, 1975. Roland BARTHES, Système de la mode, Paris, Éditions du Seuil, 1983. Lenard R. 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