FEMMES, ALCOOL, CONSOMMATION, IVRESSE, ADDICTION

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FEMMES, ALCOOL, CONSOMMATION, IVRESSE, ADDICTION
FEMMES, ALCOOL, CONSOMMATION, IVRESSE, ADDICTION :
TENTATIVE DE REGARD EPISTEMOLOGIQUE
SUR UNE EPINEUSE QUESTION
Jean Dugarin, psychiatre (Paris)
Femmes et alcool, deux univers « incontournables », fascinants, entremêlés, aux résonances multiples.
Un bref regard sur l’histoire suffit à s’en convaincre ; quelles que soient les époques et les sociétés, au
moins à travers les témoignages issus de regards masculins, le maillage est étroit entre l’ivresse et les
femmes. Que les visions soient de style mythique ou poétique, qu’elles aient trait à la procréation ou
au plaisir, ces deux univers se côtoient et s’interpénètrent. De la tentative biblique des filles de Loth
s’assurant, via l’ivresse de leur père, une descendance, aux poèmes persans d’Omar Khayam célébrant
au début du douzième siècle « le vin et les bien-aimées » jusqu’à Victor Hugo dans « Les Chants du
Crépuscule », nous est subrepticement suggérée une constante anthropologique. Victor Hugo, lui, nous
le dit sous une forme injonctive et généralisée :
« Tirons de chaque objet ce qu’il a de meilleur,
La chaleur de la flamme,
Le vin du raisin mûr, le parfum de la fleur,
Et l’amour de la femme. »
La fin du XIXe siècle a été d’ailleurs prolixe à cet égard, et de façon assez peu élégante, que l’on
songe à la peinture et au nombre de tableaux mettant en scène une femme plus ou moins déchue en
face d’un verre d’absinthe, les plus célèbres étant dus à Daumier, Manet ou Picasso, rien que ça ! Il est
vrai que ceci ne faisait que traduire en partie la terreur que peuvent avoir les hommes devant
l’éventuelle et probablement très fantasmatique insatiabilité féminine. Les mêmes peintres ne
peignaient-ils pas également à la même époque, avec une certaine complaisance, des scènes de
maisons closes, pendant que l’on tentait de tenir plus ou moins en force les femmes de la bourgeoisie à
domicile ? En littérature, c’est plutôt du côté de l’Assommoir et de Gervaise qu’il faudrait chercher.
Evidemment, en arrière-fond, dans le monde moderne, les questionnements sont inépuisables quand il
s’agit de scruter les deux dénominations qui disent ces mondes et qui renvoient historiquement,
sociologiquement, phénoménologiquement, cliniquement voire scientifiquement à des diversités
d’appréhension lourdement lestées en amont par des visions contrastées et des schèmes hétérogènes de
pensée. Ces diversités d’appréhension sont issues de différentes traditions, de différentes symboliques,
de différentes disciplines qui en fournissent les grilles de lecture, tout autant que de la diversité des
sensibilités individuelles. Au titre même de la multiplicité des regards possibles que l’on peut jeter sur
les différentes potentialités de croisement entre ces deux univers, on peut s’interroger sur
l’homogénéité de leurs niveaux de correspondances, sur les visées plus ou moins explicites qui
président à leur mise en avant et sur la nature des mots pour les dire. Sur ce plan, comme point de
départ, on pourrait choisir un fort beau texte de Georges Brassens qui a le mérite de pointer la question
avec beaucoup de concision, de malice, de poésie et de pertinence. Il dit, certes un peu à regret, «
Bacchus est alcoolique et le grand Pan est mort » et une strophe plus loin, « Vénus s’est faite femme et
le grand Pan est mort ». Il précise quel est l’agent de ce glissement, il s’agit de « la bande au
professeur Nimbus » qui « se touchant le crâne en criant : j’ai trouvé », « s’est mise à frapper les cieux
d’alignement » et à « chasser les dieux du firmament ». Le texte ayant été écrit au début des années
1960, nous ne saurons jamais ce qu’il aurait dit de la notion de genre : tentative désespérée d’un retour
au mythe, légitime appui d’une revendication libertaire quant à l’évolution des mœurs, nouveau
concept scientifique... ? Traitant du problème jusqu’au bout, il évoque la mort et si l’on considère que
« l’invention » par l’évolution de la reproduction sexuée marque la mort des individus, les femmes ont
partie liée à la chose (ainsi bien sûr que les hommes… à parité), l’alcool aussi par ailleurs, puisque la
bande au professeur Nimbus en a démontré depuis 200 ans la toxicité mortifère. Ainsi jadis, « le
moindre mortel avait l’éternité », « mais aujourd’hui la tombe est hélas la dernière demeure », « les
Dieux ne répondent plus de ceux qui meurent, la mort est naturelle et le grand Pan est mort ». En tout
cas, on ne pouvait pas suggérer avec plus d’élégance ce que dans « langage et mythe », Ernst Cassirer,
philosophe néo-kantien, évoquait. Selon lui, il y a deux sortes de concepts : les concepts mythiques
qu’il oppose aux concepts logico-discursifs. Les premiers sont ceux du vocabulaire courant, tributaires
de tout un passé, spécifiques d’une culture donnée à un moment donné de son histoire, illustrant un
certain découpage du monde, chargés d’affects, régulant notre monde relationnel au quotidien et
véhiculant encore quelque chose d’un monde enchanté, du moins au sens wébérien. Les concepts
logico-discursifs sont ceux que le regard de type scientifique produit à partir d’une position théorique,
ceux du professeur Nimbus en quelque sorte. Pour ces derniers, il y va d’un mode de représentation à
prétention universelle, médiat et inférentiel du rapport à l’objet de connaissance. La distinction entre
ces deux types de concepts peut être utile même si chacun d’entre eux n’est pas totalement exempt des
caractéristiques de l’autre. Après un rappel rapide en forme de survol de différentes manières
d’appréhender les concepts et leurs validités relatives et l’évocation de quelques règles concernant
leurs associations, ce texte s’attachera plus particulièrement à quelques notions directement liées au
sujet en tâchant de ne pas perdre de vue, quand cela sera possible, le couple femmes-alcool pour se
terminer sur quelques considérations sur l’historique de l’appréhension plus spécifiquement
psychiatrique du comportement d’alcoolisation et des « philosophies » successives du soin en la
matière.
Le nécessaire parti pris de l’interdisciplinarité pour aborder ce type de questionnement se heurte
nécessairement à quelques problèmes de style épistémologique. Soit l’on se cantonne à sa propre
discipline et l’on peut avoir le sentiment de perdre en vision globale ce que l’on conserve en
homogénéité, soit on se trouve confronté à la délicate gymnastique de la commune mesure de concepts
diversement employés et donc générateurs d’éventuels malentendus. En arrière-fond, des questions
ardues : qu’est-ce que savoir, est-ce un état mental premier ? Est-ce un processus ? Qu’en est-il de nos
représentations et de leurs contenus ? Comment s’articulent pensée et langage ? Comment s’agencent
croyances, statut donné à « la vérité » et preuves. Dévoile-t-on des objets et des lois préexistants ? Ou
sommes-nous comme l’affirment les constructivistes, les artisans de découpages plus ou moins
arbitraires de ce que nous livrent nos perceptions, via les interprétations permises par la culture, et
dont nous rendons compte à travers le langage ? Insondables questions liées à une errance entre un
éventuel déjà là et un déjà dit, devant ce que Wihelm von Humboldt appelait la chancelante équivocité
du monde. Sur cette voie et à ce stade il faut mettre un cierge à Sainte Rita, patronne des causes
désespérées, pour que Gorgias n’ait pas eu raison quand il affirmait que s’il y a quelque chose, ce
quelque chose est inconnaissable à l’homme et que, même si ce quelque chose est connaissable, il ne
peut être ni communiqué, ni divulgué à autrui !
Quoi qu’il en soit quand on aborde des champs aussi multidimensionnels que ceux qui nous occupent
ici et que l’on veut les croiser, la difficulté reste liée au niveau de précision des concepts employés et
au repérage plus ou moins aisé de l’archipel des notions qui leur servent de soubassement et leur
donne leur sens en même temps qu’il l’estompe. Dans les sciences exactes, les choses sont à ce niveau
plus précises ; chaque concept se doit d’être défini, s’appliquer à des objets repérés, l’instrument
permettant d’opérer se doit d’être, au moins idéalement, mathématique, et s’il y a emprunt à un autre
domaine tout concept se doit d’être redéfini. Faute de souscrire à cela, la suspicion de manque de
rigueur voire d’imposture intellectuelle se pointe à l’horizon. Bien entendu un tel niveau de précision
est impossible dans le registre des sciences humaines et sociales tant leurs objets sont complexes et
leurs méthodologies diverses. C’est dire la difficulté des tentatives transdisciplinaires utilisant des
concepts nomades qui risquent souvent de conduire à des confusions, mais témoignent d’une volonté
de compréhension plus globale susceptible parfois de reféconder des systèmes de pensée dans
l’impasse.
On sent que devant l’ampleur du problème qui nous concerne ici, il est toujours tentant, voire un peu
libérateur, de s’intéresser à la manière dont d’autres disciplines traitent la question. Cela ne présente
que des avantages, tout d’abord celui de la nouveauté, ensuite nous sommes dédouanés des éventuels
problèmes de rivalité intradisciplinaires et cela nous permet de temps en temps, au détour d’une phrase
de nous saisir d’un angle de vue relançant notre réflexion. Le risque, néanmoins, au titre de notre
incompétence et du préjugé favorable dont bénéficie celui qui vient d’ailleurs pour nous offrir des
bribes d’un nouveau savoir, est celui d’un petit relâchement intellectuel quant au regard critique que
nous nous devons de jeter sur tout discours surtout s’il nous séduit au premier abord. Chaque
discipline choisit, dans ce genre d’exercice, un type de corrélation dont elle annonce les termes, les
objets et la méthodologie. Plus ces éléments sont précis et rigoureux, plus nous repartons avec le
sentiment d’avoir appris quelque chose de nouveau, mais de partiel, qu’il va nous être proposé de
réintégrer à une vision plus globale en rapport avec le thème, en l’occurrence ici « femmes et alcool ».
Certes, il nous faudra regarder en amont à quel type de discours nous avons eu affaire. Il peut s’agir
par exemple de descriptions historiques à visée culturelle (toujours passionnantes), de questions
posées à l’histoire afin d’en tirer des leçons, de corrélats épidémiologiques nous bousculant de nos
évidences en mettant en lumière des faits et des évolutions parfois contre-intuitifs, mais aussi
d’extraction de données sociologiques dont il nous faut scruter les éventuels arrière-fonds éthiques. Il
peut s’agir également d’études cliniques voire scientifiques dont la visée est de mieux connaître pour
mieux agir et/ou mieux prévenir. Et là aussi, il existe des écoles, des présupposés, des stratégies que
l’on peut tenter d’entrevoir, nous donnant au passage l’occasion de nous enrichir non seulement sur le
plan du savoir lui-même que sur ses enjeux. L’exercice le plus délicat reste le moment où nous tentons
de faire une synthèse personnelle qui devra faire entrer en corrélation des niveaux épistémologiques
nécessairement différents, en se méfiant de la fâcheuse tendance qui nous pousse à considérer comme
concepts les mots des théories auxquelles on adhère et comme notion ceux des théories plus suspectes
à nos yeux. L’opération consistera alors à mettre en relation des concepts sans égards trop particuliers
pour les aires culturelles auxquelles ils sont censés appartenir, tout en évitant une dispersion ou se
perdrait tout sens. En somme, nous sommes invités à considérer de façon différenciée que nous
sommes en présence de ce que Wittgenstein nommait des concepts flous, ou que l’on doit considérer
comme tels puisque sortis de leur champ initial de référence. On doit alors simplement se demander en
permanence si leurs degrés de précision correspondent de façon optimale à la complexité des objets
visés et au niveau de pertinence de leurs mises en relation et si l’on n’abuse pas trop des analogies et
des métaphores. Jusqu’où doit-on faire alors le deuil des entités à bords nets ? L’exercice est difficile
et consiste à les considérer en tant qu’éléments plastiques du vécu mental plutôt qu’en tant qu’entités
articulées dans un champ logique isolé classique. Nous sommes alors dans une navigation où le souci
est que les concepts fonctionnent les uns avec les autres en sorte que les propositions aient le sens le
plus homogène possible pour une intelligibilité optimale et donc que leur organisation en archipel
s’appuie sur un soubassement où ils s’interpénètrent suffisamment en ce que Antoine Berman appelait
très joliment« une auberge du lointain ». Il faut alors, selon l’expression de Ricoeur, trouver des
équivalences sans identité, apprécier des comparabilités sans véritables critères externes au risque
d’avoir le sentiment de changer de familiarité et de mal supporter le métissage plutôt que de s’en
réjouir. La navigation dans ce nuage dont les constituants sont liés les uns aux autres de façon variée
est alors en quelque sorte fléchée pour une tentative heuristique minimale, se frayant un chemin entre
compréhension explicite, compréhension implicite et compréhension culturelle. Ceci peut sembler un
bon paradigme quand les sciences sociales se livrent à cette sorte d’exercice, se confrontant à un
nouveau « savoir-faire avec des différences ».
Si l’on voulait sophistiquer un peu plus on pourrait tenter de porter une attention aux modalités des
relations entre les concepts, s’attachant à leur caractère formel s’ils peuvent appartenir au même
champ, à leur caractère opératoire s’ils semblent dans une relation d’utilité ou de nécessité ou à leur
caractère objectal s’ils sont plus en relation avec de simples représentations nous signalant que nous
sommes bien dans le même paysage mental. Les types de relations peuvent aussi attirer l’attention : les
concepts peuvent-ils être liés entre eux par des implications, des implications réciproques, des
relations indicielles du style probabilité culturelle ou beaucoup plus précisément des relations de
méthode ou d’ordre, elles, beaucoup plus rationnelles. Après cet aperçu de style épistémologique
quelque peu fastidieux, évoquons en s’y promenant un peu plus librement les concepts de femme,
d’alcool et quelques concepts connexes.
Antisthène disait déjà à Platon qu’il avait bien vu des chevaux, mais qu’il n’avait jamais vu la
chevaléité, inaugurant ainsi la fameuse querelle des universaux. La question est transposable entre
femme et féminité nonobstant le fait que sans concepts on ne voit rien, et que l’on peut difficilement
faire l’économie d’abstractions, de généralisations, de catégorisations pour développer une pensée de
type scientifique. En ce qui nous concerne ici, il y a d’innombrables entrées possibles pour s’introduire
dans la constellation des corrélats reliés à la notion de femme. On peut par exemple mener l’enquête à
partir de la génétique (XY/XX) puis dériver vers la différence mâle/femelle de la zoologie pour
s’aventurer ensuite dans l’anthropologie et ses repérages homme/femme, s’intéresser au-delà au
couple masculinité/féminité pour s’aventurer enfin dans la notion de genre. Mais l’on peut faire aussi
le chemin inverse. Nul doute que sur cette autoroute de la pensée où les démarches se font en sens
inverse, les protagonistes se croiseront à un moment ou à un autre et qu’en fonction de leur choix de
départ ils auront un regard un peu biaisé les uns sur les autres. On imagine facilement les qualificatifs
qui pourraient alors fuser, les uns traitant les autres de réductionnistes, les autres traitant les uns
d’abstracteurs de quintessence. Et pourtant, à chaque étape, il semble y avoir d’assez nombreuses
variantes possibles. L’étape initiale remonte à fort loin, lors de cet étrange moment de l’évolution où
apparaît la reproduction sexuée, jusque là tout allait bien, sauf accident il suffisait de se couper en
deux pour continuer à vivre. Mais voilà, dans ce nouvel embranchement, il va falloir échanger des
chromosomes pour que l’espèce survive et qu’au passage émerge la réduction chromosomique pour
éviter l’éclatement cellulaire qui aurait signé la fin de l’aventure. Tout ceci n’est pas concevable sans
une attraction première des corps ou de leurs productions et un échange réglé de matériel biologique.
Là, l’aventure commence de façon biochimique. Qui démontrera à ce stade la nature d’une éventuelle«
hétérosexualité », le concept étant à ce stade violemment anachronique puisqu’il n’émergera qu’à la
fin du XIXe siècle après celui d’homosexualité pour les besoins de la cause, dans un changement de
regard déterminé par une évolution dans les croyances, les valeurs et les savoirs dans une société aux
enjeux moraux très affirmés. On pourrait se dire que si statistiquement les rencontres n’avaient pas été
essentiellement « hétérochromosomiques » cet axe de l’évolution aurait tourné court. Elle avait
d’ailleurs longtemps hésité, ne décidant du sexe des tortues qu’en fonction de la température
d’incubation des œufs et allouant aux escargots l’hermaphrodisme. D’ailleurs, à chaque étape, plus ou
moins à la marge, il y a des variations qui peuvent rendre difficilement repérables les différences
traditionnellement attendues. Biologiquement au niveau du génome l’absence d’un chromosome X,
l’adjonction d’un chromosome Y, par exemple, mais aussi des variations plus en aval dans les
métabolismes hormonaux, débouchent sur des phénotypes inhabituels auxquels les sociétés donnent
des statuts différents : expression de la volonté des dieux, punition divine, monstruosité, maladie,
singulière façon d’être au monde. En zoologie également, des comportements sexuels pouvant ne pas
correspondre à la norme attendue sont parfois constatés, témoin ce fait relaté par la presse faisant
mention d’un œuf de pingouin rejeté par la mère et couvé alternativement par un couple de mâles, le
petit ayant été ensuite élevé fort correctement par ses « parents adoptifs ». Et que penser des mœurs de
nos plus proches cousins les bonobos qui, nous dit l’éminent primatologue Frans de Waal, règlent
leurs conflits par des rapports sexuels indifféremment « homo » ou « hétéro » ! En anthropologie, des
descriptions d’habitus, de comportements et de rôles sociaux variés laissent parfois songeur quant aux
normes de références à prétention universelle de tel ou tel groupe en la matière. Quant à la féminité, on
pressent par sa généralité même tous les enjeux et les présupposés qui peuvent lui servir de cortège.
On peut lui préférer ce que Véronique Nahoum-Grappe nomme finement « le féminin » et qui permet
de dégager des caractéristiques phénoménologiques en ce qui concerne, notamment, le rapport au
corps, au temps, à l’espace, aux détails du quotidien, à la transmission et aux autres, toutes
caractéristiques en partie construites culturellement chez le néotène, animal social prématuré qu’est
l’être humain. Que dire enfin du genre, sujet on ne peut plus polémique ? Jusqu’où a-t-on le droit, et
de quel droit s’agirait-il, de décider de son identité à partir d’une expérience première de soi, et de quel
type d’identité parle-t-on alors ? S’agit-il d’une identité référée aux mœurs, au style existentiel, aux
fonctions sociales et jusqu’où cela implique-t-il des actions techniques chirurgicales et hormonales sur
le corps afin de le remodeler selon son désir et tenter de le rendre conforme à ce que l’on veut voir
dans le regard des autres ? Là, même si les techniques se multiplient et s’affinent, se mettant au service
du droit d’utiliser son corps et de faire voler en éclat les stéréotypes, il semble se profiler une limite :
le génome déjà constitué. Cette dernière butée trouve un écho dans une formulation de Sylviane
Agacinski quand elle dit que « le sexe ne détermine pas la sexualité », mais que « la sexualité n’abolit
pas le sexe ». Les limites de ce que l’on dénomme femme semblent donc être un peu floues et se
dessiner au hasard de la biologie et des différentes traditions des divers groupes humains. Au-delà
même de ces traditions quelques enjeux de pouvoir pourraient bien être à l’œuvre.
Un petit coup d’œil sur l’étymologie ne pouvant jamais nuire, que dit le dictionnaire historique de la
langue française ? Femme vient de l’indo-européen dhè qui renvoie à sucer ; téter, en dérivent en grec
thêlê renvoyant au mamelon, en latin femina, fecunda, filius, fetus et même felix (favorisé des dieux,
félicité) et en français, retour au point de départ : apparaît au Xème siècle, du latin femina qui
représentant un participe présent passif, signifiait à l’origine « qui est sucée, qui allaite ». Des
constatations archaïques dont dérivent les langues originelles, en passant par la diversité des
compréhensions possibles, sous-tendues par des traditions, des croyances et des intérêts multiples,
selon les époques et les latitudes, nous débouchons donc sur des figures très contrastées. Citons en
exemple, si l’on se réfère aux deux aires culturelles évoquées dans l’introduction, les différences
notables entre la femme iranienne dans la sphère culturelle d’Omar Khayam et la femme occidentale
dans celle de Victor Hugo. Au-delà de ces constatations, le problème est donc, quand on veut traiter
d’un tel sujet, la difficulté inhérente à la puissance évocatrice du mot femme indissolublement couplé
àson immense surdétermination conceptuelle.
Repartons, en forme de rappel, de l’étymologie en ce qui concerne alcool, consommation et ivresse.
Alcool, terme attesté au XVIe siècle sous la forme alcohol emprunté au latin moderne qui lui-même
l’a emprunté à l’arabe al khol, la poudre d’antimoine. Le mot acquiert ensuite la valeur plus générale
de« poudre obtenue par trituration et sublimation » et par glissements successifs dérivera vers la
notion d’essence, d’esprit, et par la suite vers celui d’esprit de vin. Ultérieurement, le terme
débouchera d’une part sur une acception purement chimique et d’autre part sur une dénomination liée
à un type d’usage très ancien en rapport avec différentes traditions de consommation allant des usages
sacrés aux usages sociaux en passant par les utilisations se manifestant par de la démesure sur le plan
comportemental, démesure qui au sens trivial sera socialement perçue, à l’évidence, très différemment
en ce qui concerne les femmes (sauf peut-être dans l’imaginaire dionysiaque). Le terme
consommation, lui, n’est pas inintéressant à considérer à partir de ses ambiguïtés d’origine puisqu’il
renvoie étymologiquement en latin à la somme, il vient de cum (avec) et de summa (somme) soit
consummare « faire le total de »« accomplir, mener à son terme, à son achèvement » ; devenu par une
confusion du latin chrétien consummare qui renvoie alors à consumer, synonyme de perdre, mais aussi
à détruire, à faire disparaître par l’usage. Il s’agit là d’une belle illustration d’une forme langagière qui
perdure en inversant son contenu en fonction d’un changement dans la vision du monde. On ne saurait
mieux évoquer les fonctions paradoxales de l’ivresse pouvant garantir le sentiment d’un achèvement
au moment même d’une perte. Cette subtile opération pourrait bien avoir des déterminants différents
entre un homme et une femme, mais renvoie, via l’ambiguïté du geste même, à un oxymore dont la
conceptualisation sera le reflet. Pour l’ivresse et comme pour toutes les étymologies, il y a un point de
départ très concret, l’ivraie, « la graminée nuisible » qui était réputée provoquer une sorte d’ivresse.
Au sens propre depuis le XIIe siècle elle renvoie à l’excitation, au transport et s’applique à des
domaines très variés ayant ces éléments comme dénominateur commun. On pourrait en décliner une
longue liste : ivresse mystique, ivresse amoureuse, ivresse des sens, ivresse du pouvoir, ivresse de la
cruauté, ivresse de la volonté, ivresse narcissique, ivresse de la fête, ivresse de la victoire... Notons au
passage que dans le Crépuscule des Idoles, Nietzsche ne situe qu’en avant-dernière position de sa
longue liste l’ivresse alcoolique.
L’ivresse a donc trait à tout et à son inverse, en fonction de son stade, de son contexte, de son moment,
du terrain sur lequel elle intervient ; elle évoque cet opérateur large dont parle Michel Perrin dans sa
définition bien connue de la « drogue » en général et qui détaille les oxymores potentiels : « elle recèle
des paradoxes propres par le fait qu’elle se trouve associée tout à la fois au bon et au mauvais, à
l’interdit et au prescrit, à la liberté et à la dépendance, au religieux et au profane, à la vie et à la mort,
à« l’acte gratuit » et à l’exploitation économique..., elle est à la charnière de l’individuel et du social,
du physique et du mental c’est un « opérateur » exceptionnellement efficace, permettant un jeu social
et un jeu intellectuel d’une grande ampleur ». Même dans le temps bref où elle se manifeste, l’ivresse
illustre bien ce propos. On reconnaît aisément son rôle social, facilitateur de relations, occasion de
cimenter un groupe, garant de la fête... On peut repérer également, au moins dans un premier temps,
ses fonctions subtiles d’exhausteur de goût, d’occasion de s’offrir le luxe du sentiment d’un rapport
direct au monde où la perception du temps se fait moins lourde voire s’estompe, de garantir que la rose
n’a pas de pourquoi dans une sorte d’étonnement ontologique, de s’offrir une courte séquence de
sentiment océanique, d’occasion transitoire de s’offrir un petit moment de régression ou de régler son
compte à « l’ennui ordinaire ». Ses actions « thérapeutiques », ses effets de petit miracle de poche
sautent aussi aux yeux : elle peut combattre l’angoisse, masquer temporairement une dépression,
permettre une affirmation inespérée de soi, dissoudre les contraintes psychiques, permettre
l’expression d’un désir jusque là trop timide. Sa fonction de maquillage interne ne peut faire oublier
que les cosmétiques ont deux fonctions, rehausser la beauté un soir de fête et l’on se démaquille en
rentrant chez soi ou masquer ce que l’on considère comme une laideur et dans ce cas on peut être tenté
d’en épaissir les couches. Mais, au-delà, de façon plus drastique, via la désinhibition, elle peut
déboucher sur l’expression d’une violence jusque là contenue ou servir de test radical dans une
conduite à risque de type ordalique ou encore s’illustrer dans ces hyper alcoolisations ponctuelles
mêlant oubli du quotidien et conformité aux règles du groupe et mal dénommées « binge drinking ».
Évidemment, ces différents éléments ne se déclinent pas tout à fait de la même façon chez les hommes
et chez les femmes, et si les problématiques de fond ne peuvent qu’être qu’analogues, les risques
encourus, les symboliques sociales, les types de contraintes, les rapports à l’esthétique, les canons de
la mise en scène de soi, eux, varient très sensiblement. Mais la trajectoire globale reste la même, elle
implique le risque de passer d’une illusion transitoire d’autonomie à une stricte hétéronomie au risque
d’une anomie.
Qu’importent les explications cliniques et scientifiques de l’ivresse, les repérages et les concepts y
afférant sont bien sûr plus précis, le champ de référence étant beaucoup plus restreint, mais elles
apporteraient peu au propos. Plus intéressant est le regard que l’on peut jeter sur les étapes de la
constitution historique de « l’alcoolique » et sur les changements dans la conceptualisation en la
matière qui ont débouché sur une subsomption qui a fait se ranger l’alcoolisme sous la bannière de
l’addiction. Si le vocable « ivresse », terme ancestral, est directement issu du vocabulaire courant et a
été appliqué de façon indifférenciée jusqu’au début du XIXe siècle aux effets d’autres substances, les
repérages et les interprétations successifs de l’intoxication par l’alcool déboucheront en revanche sur
des constructions langagières dues aux médecins au titre même de leurs compétences et de leur
fonction. Les historiens nous apprennent que jusqu’au début du XIXe siècle, l’alcool a pu être
considéré comme un aliment, voire, sous forme de vin, comme une médication. Il faudra attendre, au
tournant du XIXe siècle, des médecins comme Benjamin Rush aux États-Unis ou Thomas Trotter en
Angleterre pour que le lien avec la maladie soit fait, encore que cela concernait au premier chef les
alcools forts comme le gin et que les descriptions cliniques ne soient pas exemptes de grands accents
moraux. Les choses se préciseront du point de vue des dénominations un demi-siècle après avec
l’alcoolisme chronique, concept dû à Magnus Huss en 1849 et traduit en français en 1852. Cela paraît
un moment historique important puisque ce concept diffuse rapidement dans toute l’Europe et qu’il
signe une nouvelle manière de voir. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire étymologique pour s’apercevoir
que dans le troisième quart du XIXe siècle, on voit apparaître une efflorescence de termes construits
sur le même schème : à un nom de toxique se voit accoler le suffixe isme renvoyant à la systématicité
des effets sur le corps, mais aussi, pour ceux dont on commence à repérer qu’ils sont des poisons de
l’esprit, renvoyant à un rapport intense voir inconditionnel à un objet d’élection. L’idée de chronicité
apparaît elle aussi de façon insistante ce qui est nouveau dans les conceptions de l’époque. Dans un
premier temps l’aspect intoxication est au premier plan, puis apparaît avec insistance le repérage
qu’elle est le résultat d’un acte réfléchi, fait sur soi même ; enfin un substantif vient signer le résultat
assimilant le buveur chronique à son acte. Le processus est le même pour les différents « excitants
modernes » repérés à cette époque. En ce qui concerne l’alcool, on passe de l’alcoolisme
chronique(1849) à s’alcooliser (1866) pour aboutir au substantif « alcoolique » (1873) désignant un
sujet moins poétique que l’ivrogne. Le suffixe « manie » aura plus de difficulté à être utilisé en ce qui
concerne l’alcool, peut être parce que sa connotation psychiatrique était difficile à amalgamer à une
substance à connotation sociale positive qui, de plus, sous la forme de vin et via la transsubstantiation
pouvait devenir le sang de la divinité. En tout cas, l’opération de réification permet de repérer une
entité sur laquelle on tentera d’agir au fil du temps par des techniques de sevrage aux succès divers, et
par le biais de prises en charge cliniques d’inspirations variées, fonction des représentations
explicatives des moments successifs. La volonté d’objectivation et la tentative toujours réitérée de
s’éloigner des jugements moraux et de se rapprocher de jugements de faits pousseront en milieu de
XXe siècle les experts de l’OMS à proposer toute une série de nouveaux concepts articulés autour de
la notion de pharmacodépendance. Cette notion permettra de décrire sept catégories de psychotropes
en fonction de l’action principale constatée. L’alcool y a sa place spécifique assignée.
Dès lors, et plus on avancera vers la fin du siècle, un nombre incalculable de recherches se focaliseront
sur le sujet. Les regards changeront en fonction des découvertes scientifiques, au premier rang
desquelles se situeront les études sur les médiateurs chimiques cérébraux et en arrière-fond les
découvertes génétiques pouvant éclairer partiellement les soubassements biologiques des sensibilités
différentielles aux psychotropes ; elles seront une des racines qui justifieront la synthèse sous le
vocable « addiction ». En effet, vu sous l’angle neurobiologique, on conçoit facilement que les
mécanismes d’action des psychotropes puissent être analogues et que nos neurones n’aient pas grandchose à faire de la notion de légalité ou d’illégalité d’une substance. Les regards changeront aussi sur
le plan clinique quant aux différents statuts et modalités explicatives à donner à la dépendance, ce qui
influera nécessairement sur les différentes pratiques thérapeutiques. Le regard social, lui aussi
changera sensiblement, navigant entre droit au plaisir et risque zéro. Articuler ces différents niveaux
qui ont chacun leurs conceptions et leurs concepts dans une tentative d’explication globale s’avère
donc on ne peut plus complexe. Tout cela sans compter l’arbitraire de ce que l’on peut ressentir de
différent, issu de nos stéréotypes, quand on croise un homme ou une femme ivre dans la rue et dont ne
peut pas faire intégralement l’économie.
La dernière étape est la subsomption sous le terme addiction qui fait une synthèse incluant les drogues
légales (alcool, tabac, divers médicaments psychotropes) et dépendances non chimiques, les anciennes
toxicomanies sans drogue (boulimie, achats pathologiques, dépendance au jeu,
cyberaddictions…).Elle se justifie à partir des constatations biologiques, épidémiologiques et
cliniques, mais aussi par un nouveau type repéré de rapport au monde. Le mouvement d’objectivation
qui l’accompagne s’illustre à travers les classifications internationales, qui bien que mettant peu en
avant le concept, proposent des définitions de type syndromique à effet de seuil des différentes
dépendances ; pour y correspondre, il faut présenter en référence à une liste de symptômes un certain
nombre d’entre eux sur un certain temps. Notons qu’en France l’affaire est récente puisque sur le plan
clinique et institutionnel il n’y a qu’une quinzaine d’années que le concept s’est massivement répandu.
Si l’on peut en analyser l’inévitable surdétermination, on ne peut éviter de tenter de comprendre son
succès et son inscription dans une nouvelle discipline : l’addictologie. Si l’on fait un petit retour en
arrière on peut s’interroger sur ce qui fonde une discipline médicale, sur ce que l’on met en exergue et
auquel on ajoute le suffixe« logie ». On peut postuler qu’à l’origine il y a une évidence liée à ce qui
centre l’intérêt. Au début du XIXe siècle, dans la mouvance de l’anatomoclinique, il s’agissait des
organes, les médecins allant vérifier sur le cadavre l’origine des lésions dont ils avaient constaté les
signes lors de l’examen des patients. Ainsi sont nées la cardiologie, la pneumologie, la gastroentérologie, l’ophtalmologie, etc. Mais toutes les pathologies n’étant pas focalisées ou ne se fondant
pas toujours sur des lésions repérables, d’autres découpages ont été effectués tenant compte de
mécanismes plus globaux. Ainsi sont nées la cancérologie et l’immunologie par exemple, qui se
soucient peu du découpage par organe. Un agent pathogène spectaculaire peut être mis au-devant de la
scène et l’on obtient infectiologie, parasitologie, allergologie... Un découpage aux racines plus
anciennes, la différence faite par les Grecs anciens entre soma et psyché, a donné origine à la
psychiatrie et à la psychologie. Mais en ce qui concerne l’addictologie, on trouve mis en exergue un
style singulier de rapport au monde. On pourrait y voir à l’œuvre un phénomène très global désormais
repéré et qui a directement trait à l’étymologie du mot lui-même. Cette étymologie évoquée à l’envi
depuis quelques années mérite quelques mots. Le professeur Jean-Yves Guillaumin dans un article
récent en détaille les acceptions successives. La racine indo-européenne en est deik renvoyant à « dire
» puis en grec et en latin à « montrer ou faire connaître par la parole », elle a ensuite pu dériver dans
différentes directions, et pour ce qui nous concerne ici vers « adjuger », « accorder », « s’abandonner
», et dans un contexte juridique vers l’addictus « esclave pour dette ». Nombre de textes de l’antiquité
déclinent la notion de façon métaphorique et l’appliquent à l’état amoureux, au jeu, à la goinfrerie, aux
diverses passions ou à la politique ; ils en pointent l’aspect mortifère, irrépressible, mais suggèrent
aussi, stoïcisme oblige, que l’on peut s’adonner volontairement au bien. La contrainte par corps en est
l’héritière juridique ultérieure. Contrairement à l’esclavage tout court, celui pour dette avait une fin
dans le temps, quand la dette était considérée comme réglée. Une cérémonie, la manumissio, comme le
fait remarquer Yves Michaux dans « Ibiza mon amour », marquait le jour de l’élargissement, des
statues en attestent où l’on voit le maître serrer la main du désendetté de fraîche date. Ce ne doit pas
être tout à fait par hasard si l’addictologie fait florès et non une autre discipline qui aurait pu s’appeler
la manumissiologie. Cela pourrait bien tenir au mécanisme même de la dette, nous baignons dedans,
elle nous sollicite, et nos sociétés la conjuguent à toutes les sauces. Il ne s’agit plus de la dette envers
le passé qui jusque là nous rattachait plus ou moins à ce dont nous procédons, mais d’une hypothèque
sur le futur dans un mouvement d’autofondation de soi dans cadre d’un envoûtement par la technique.
Si l’on fait un petit retour en arrière on peut s’interroger sur ce qui fonde une discipline médicale, sur
ce que l’on met en exergue et auquel on ajoute le suffixe « logie ». On peut postuler qu’à l’origine il y
a une évidence liée à ce qui centre l’intérêt. Au début du XIXe siècle dans la mouvance de
l’anatomoclinique il s’agissait des organes, les médecins allant vérifier sur le cadavre l’origine des
lésions dont ils avaient constaté les signes lors de l’examen des patients. Ainsi sont nées la cardiologie,
la pneumologie, la gastro-entérologie, l’ophtalmologie, etc. Mais toutes les pathologies n’étant pas
focalisées ou ne se fondant pas toujours sur des lésions repérables, d’autres découpages ont été
effectués, tenant compte de mécanismes plus globaux, ainsi sont nées la cancérologie et
l’immunologie par exemple, qui se soucient peu du découpage par organe. Un agent pathogène
spectaculaire peut être mis au-devant de la scène et l’on obtient infectiologie, parasitologie,
allergologie... Un découpage aux racines plus anciennes, la différence faite par les Grecs anciens entre
soma et psyché, a donné origine à la psychiatrie et à la psychologie.
Notre histoire collective nous a progressivement affranchis d’une conception holiste de notre présence
au monde, des hiérarchies intangibles, des récompenses dans l’au-delà via une ascèse méritoire ; elle a
fait de la condamnation biblique qu’était le travail une valeur de référence garantissant un bien-être
matériel qui se propose via la consommation de nous consoler d’un épuisement parfois dû à ce même
travail. Les bénéfices sont multiples, en termes de longévité, de plaisir à voyager de plus en plus vite
et de plus en plus loin, de confort, de sécurité et d’occasions de satisfactions à court terme. Jouir
semble être une proposition fascinante aussi bien au sens hédoniste que notarié. Posséder rapidement
des objets, ressentir intensément, se transformer physiquement pour correspondre aux canons
esthétiques du moment, tout ceci est possible voire recommandé, mais suppose des emprunts au
monde extérieur. Ces emprunts peuvent se faire à tous les niveaux, emprunts bancaires, emprunt à l’art
du chirurgien esthétique, emprunts aux psychotropes et concerner chacun d’entre nous, des groupes
humains divers, des États... Mais qui dit emprunt dit dette à l’égard de systèmes en équilibres plus ou
moins précaires. Faire de la cavalerie financière, emprunter à Paul pour rembourser Jacques n’a de
chance d’aboutir que si l’affaire que l’on monte est saine. Sinon, l’on se trouve confronté à une crise
politique succédant à une crise bancaire, à une cicatrice chéloïde disgracieuse ou à un état de manque
physique (l’huissier de la biologie), quand au moment du sevrage l’homéostasie vient demander son
dû. Vu sous cet angle, on comprend peut-être un peu mieux l’avènement de l’addictologie comme
nouvelle discipline.
Sur deux cents ans, de façon générale, on peut être aussi sensible aux schèmes explicatifs plus ou
moins implicites qui se sont traduits par des concepts et qui, comme le soulignait Georges
Canguilhem, sont toujours tributaires de leur histoire. On a vu ainsi se succéder durant le XIXe siècle
par émergences successives et avec des recouvrements, la passion et ses avatars au temps où la
monomanie était explicative, puis la dégénérescence au temps des craintes pour la race humaine, puis
la dysharmonie dans la hiérarchie du système nerveux au temps de l’envolée des découvertes de la
neurologie débutante et des ligues anti alcooliques, puis l’hystérie et la perversion, très « fin de siècle
». Au début du XXe siècle, l’accent a été davantage mis sur l’aspect délictueux d’une part, au temps
des premières lois interdictrices, celle sur l’absinthe en tête, mais a vu aussi proposer, les démarquant
de l’instinct, des théories s’appuyant sur les aléas des pulsions, au temps du début de la psychanalyse.
Ont déjà été évoquées les tentatives de la deuxième partie du XXe siècle tenant compte des nouveaux
savoirs sur le plan de la neurobiologie, des classifications internationales, d’une volonté de se
démarquer des jugements moraux et qui ont fait le lit de l’addictologie. Mais en aucun cas, quels que
soient les apports des savoirs objectifs, un clinicien ne peut faire l’économie du fait que nos valeurs
changent et que des réponses doivent tenter d’être fournies aux « patients » à la mesure de ce qu’ils
peuvent entendre quand ils quêtent un sens à attribuer à leur aventure. Et ceci, notamment, en ce qui
concerne le moment où ce qui était pour eux un moyen plus ou bien maîtrisé devient une fin ensoi.
La médecine s’intéressant plus volontiers aux conséquences de l’intoxication alcoolique s’avère
capable de faire des différences entre hommes et femmes dont les publications rendent compte, et qui
peuvent servir au moins au niveau de l’information sur les risques différentiels encourus. Le regard
psychiatrique, lui, se doit de chercher des sens possibles à l’intoxication et de repérer des éventuels
corrélats psychopathologiques. Les théories sont évidemment multiples selon les modèles explicatifs
de référence, allant des conditions de possibilité biologique à des modèles s’appuyant sur diverses
conceptions du psychisme mettant en avant des conditionnements, des avatars de la cognition, des
problématiques affectives et s’interrogeant parfois sur le caractère primaire ou symptomatique de
l’aventure. À l’occasion, elles peuvent s’interroger sur ce que Freud après Kant pointait de la fonction
du produit qui est d’être un briseur de soucis. On peut l’entendre au sens trivial, boire un petit coup
quand on a des soucis, mais aussi, ainsi que le suggère Guilia Sissa comme caractéristique de
l’humain, doté d’une mémoire importante et de possibilités d’anticipation. Hantés par un passé
douloureux, angoissés par un futur incertain, nous pouvons faire appel à la géniale et désormais
multiple supplémentarité technologique offerte par les psychotropes. La littérature issue des
autobiographies des consommateurs l’affirme avec insistance, la « drogue » libère à court terme du
frottement douloureux que constitue le souci. Souci que l’on peut relier en partie aux modalités de la
contrainte, que celle-ci soit externe, de type social par exemple ou interne, plus particulièrement liée à
des conflits psychiques. Ce à quoi sont confrontés les psychiatres semble déterminé par ce que décrit
Alain Ehrenberg et qui a trait aux changements rapides dans la nature des conflits psychiques dans la
deuxième partie du XXe siècle. Pour le dire schématiquement, nous sommes passés d’un conflit entre
désirs et contraintes morales à un conflit entre narcissisme et possibilités effectives de réalisation. Si
les contraintes libidinales et la culpabilité y afférant se sont beaucoup allégées, si l’on a
potentiellement gagné en liberté sur ces plans, il est subrepticement suggéré que nous sommes
responsables de nos actes et que nous pourrions bien nous retrouver seuls à en assumer les
conséquences, les systèmes d’affiliation et de réassurance traditionnels jouant moins leur rôle. Il est
vrai que ces systèmes pouvaient faire payer cher le fait qu’ils nous assignaient une place, mais
garantissaient un certain niveau de solidarité. Il fallait effectivement, selon le rattachement et à
l’occasion, mourir pour Dieu à la croisade, sur la frontière pour la patrie ou sur la barricade pour un
idéal. Les conséquences de ces glissements peuvent expliquer des déplacements dans les expressions
symptomatiques. Nous sommes en partie passés de pathologies liées aux frustrations sexuelles à des
pathologies narcissiques et bien sûr aux addictions signant une réponse chimique rapide à
d’informulables questions. Si l’on peut parler en général du déplacement des contraintes, faut-il encore
avoir une attention différenciée quant au réseau spécifique de celles qui pèsent sur les femmes et
peuvent être à l’origine d’une alcoolisation.
La position de fond de l’aliénisme puis de la psychiatrie devant les intoxications en général et
alcooliques en particulier a toujours été délicate. Depuis le début du XIXe siècle, il lui a fallu donne
run statut de pathologie à ce qu’elle constatait. Or, comme pour toutes les conduites impliquant une
subversion des sens et du sens, susceptibles de plus de se manifester par un désordre éventuellement
public et pouvant à l’occasion se manifester de façon violente ou obscène, les psychiatres se sont
trouvés à partager leur champ avec celui de la morale et de la loi. Les frontières entre ces domaines ont
beaucoup varié dans l’histoire, témoin le long débat autour de la notion de perversion s’interrogeant
sur la limite éventuelle entre perversion au sens clinique et perversité au sens moral, l’image de
l’alcoolique homme ou femme a longtemps eu partie liée avec lui. L’expert psychiatre devant les
tribunaux est régulièrement confronté d’une façon ou d’une autre aux confins de ces trois champs. La
question n’est pas close, au début de l’année le Professeur Jean Adès à publié un livre abordant la
question de front ; il y reprend les sept péchés capitaux, montrant que l’on peut les voir sous un angle
strictement psychopathologique. Quand on pense que l’ivresse peut conduire à plusieurs d’entre eux,
sinon à tous !
Quelques réflexions pour finir sur l’aspect thérapeutique. L’épistémologie en la matière, si elle peut
jeter un regard latéral sur les concepts qui en rendent compte, est de moindre utilité tant nous sommes
là dans un domaine où sont à l’œuvre d’autres dimensions comme des praxis s’illustrant par des
traditions cliniques diverses et des éthiques professionnelles (si tant est que le mot éthique puisse
prendre un pluriel). On peut néanmoins s’interroger sur le statut de maladie conféré à l’alcoolisme, eston sur le versant d’une définition ou déjà sur celui d’une stratégie thérapeutique visant à la
déculpabilisation des patients ? Tous les moyens étant bons aux médecins de l’âme, les propositions
vont des groupes néphalistes se passant des médecins à des abords psychothérapiques d’inspirations
variées ou à des propositions psychanalytiques, sans oublier les appuis de médications spécifiques
dont certaines font actuellement débat, ou répondant au traitement d’une pathologie associée. Les«
philosophies » du soin changent en l’occurrence entre celles qui campent sur la stricte abstinence et
celles qui cherchent, nouveaux médicaments à l’appui, à aider à revenir à des consommations
conviviales. Encore faut-il ne pas être trop effrayé par les publications qui disent que dès le premier
verre les risques de cancer augmentent, alors qu’un verre de vin rouge par jour serait bénéfique au à
nos artères ! Les limites dans l’appréhension des problèmes peuvent éventuellement être liées à la plus
ou moins grande richesse de la langue. L’anglais, par exemple, dispose de trois mots pour dire
maladie : illness, disease et sickness ; le français n’en a qu’un. Il peut ne pas être indifférent, vue à
partir des concepts, que la maladie puisse être vue sous l’angle du patient, du médecin ou par un
regard extérieur. Il en va de même en ce qui concerne le soin où, toujours en anglais, cure et care ne
renvoient pas à la même attitude sur le plan thérapeutique. Accepter de ne faire d’emblée
qu’accompagner n’implique pas le même niveau d’exigence que celle qui pourrait se faire jour quant à
la participation du patient à une éventuelle guérison, surtout au moment des rechutes. Ce dernier terme
a d’ailleurs quelque chose de religieux. Sur ce plan, on peut se demander si, de façon très large, l’idéal
larvé du monde occidental ne serait pas l’ange, le fantasme correspondant étant l’épuration. Ève est
responsable, tout un chacun sait cela, de l’exclusion du paradis qui pourrait être due à une
consommation dont elle a eu l’initiative. De quelle consommation s’agissait-il ? Les avis sont très
partagés, pomme ? Sexe ? Accès à la connaissance ? Au moins sur ce dernier plan, nous pourrions lui
dire merci, en-dehors du fait qu’elle signe la sortie de la nature et implique la conscience, elle permet
l’efflorescence de la culture et la participation aux passionnants congrès auxquels nous sommes
régulièrement conviés. Mais pour le reste, la condamnation a été dure : la finitude, la souffrance, le
travail et la proposition d’avoir à quêter un retour à la pureté initiale. Et là, sur divers plans il a fallu
déployer de l’imagination pour expulser les mauvais objets. Cela a pu donner, sur le plan religieux,
l’exorcisme puis l’aveu ; sur le plan des groupes humains différents style de catharsis, sur le plan
médical la saignée et le clystère, sur le plan psychothérapique la parole libératrice ; sur le plan
addictologique le sevrage. Or, anthropologiquement, une autre possibilité existe certes à allure plus
chamanique, c’est l’adorcisme ; il s’agit de souhaiter la possession par une ou des puissances
extérieures bénéfiques pour tenter de rendre des situations plus viables, rechercher une forme
d’impureté en quelque sorte. On peut même constater que, pragmatisme et conceptions alternatives
aidant, des tentatives ont été faites dans ce sens-là, du baquet de Messmer au placebo en passant par
l’hypnose, pour finir pour ce qui nous concerne par les techniques de substitution. Pour l’alcool, la
chose est techniquement difficile et on ne peut appeler de ce nom les différentes médications à
disposition. Mais pour paraphraser Jean Cocteau, on peut toujours espérer qu’un jour, puisque ce
mystère nous échappe, nous puissions tenter d’en être les organisateurs, à condition que la balance
bénéfice/risque nous satisfasse, bien sûr. On peut même se demander si les visées exorcistes de
sevrage ne viennent pas se doubler pragmatiquement par des attitudes du type thérapies
institutionnelles plus ou moins explicites et plus proches de l’adorcisme !
En 1951, Gaston Bachelard, épistémologue français s’il en fut, disait lors d’un cours à ses étudiants : «
nous sommes des citoyens de la « logosphère ». Pour être plus évocateur, il y faisait explicitement
référence à d’autres sphères, comme la stratosphère ! On pourrait multiplier les exemples, lithosphère,
biosphère… et pourquoi pas « affectivosphère », en-dehors même du fait que nous soyons des«
poussières d’étoiles ». Il considérait même que la matière fécondait l’imagination, qui elle-même
féconde la raison, autorisant ainsi un regard de type épistémologique en-dehors de ses domaines stricts
d’origine. Étant désormais définis comme des êtres biopsychosociaux, on perçoit comment ces trois
dimensions sont en interaction permanente et si le corps et les affects ont une expérience directe du
monde, la pensée tente d’avoir une compréhension de ces différents niveaux. Notre expérience
physique et affective du monde débouche sur un sentiment d’évidence plus ou moins partagé.
L’expérience que nous avons, quelle qu’elle soit, des femmes et de l’alcool procède dans un premier
temps de ces niveaux. Mais notre appartenance à la « logosphère » nous invite à rompre la circularité
première qui fonctionne entre expérience et compréhension, à ne plus adhérer totalement à notre
expérience, à nous ouvrir à l’énigme, ce que Castoriadis appelait la brisure de la clôture. Evidemment
toute démarche scientifique procède de ce mécanisme, mais si les sciences exactes ont d’emblée un
important recul par rapport à leurs objets, il en va tout autrement pour les sciences humaines et
sociales, a fortiori quand elles ont à traiter de sujets aussi près de l’expérience que femme et alcool.
Dans cette dernière optique, chaque discipline qui se confronte au problème choisit au départ son
angle d’appréhension et se trouve nécessairement confrontée aux différents registres dont elle doit
rendre compte. D’où la nécessité, surtout quand on doit traiter du sujet qui nous préoccupe ici, de
travailler dans les interfaces et d’en trouver les modalités conceptuelles. Des tentatives de
rapprochement ont déjà été faites, de façon même très large ; qu’on se souvienne du colloque de
Cordoue (lieu choisi en référence à la disputatio médiévale) dénommé « science et conscience »,
d’octobre 1979, auquel ontparticipé de nombreux scientifiques et qui avait pour but, selon l’expression
d’Yves Jaigu, d’en finir avec « le divorce maintenant séculaire entre la pensée conceptuelle et
analytique et celle d’ordre spéculatif et contemplatif ». Sans aller aussi loin que ce que suggère cette
proposition échevelée et pour ce qui nous concerne, nous voyons bien que la sourcilleuse et vigilante
épistémologie, gardienne des frontières des sciences exactes, a peu de place ici. Mais elle conserve en
sciences sociales son utilité de rappel à la rigueur et peut aussi servir de garde-fou quand on s’aventure
à naviguer entre elles. Mais, bien sûr, dire les choses avec recul a des limites, et si l’on considère que
le langage naît poésie et meurt algèbre, on aura du mal à épuiser la puissance évocatrice directe liée
aux mots femme, alcool et ivresse. Ainsi, pour terminer comme nous avions commencé, revenons à la
poésie et à l’arbitraire du regard masculin. Aragon, dans « Le roman inachevé » au début d’« Est-ce
ainsi que les hommes vivent ? » écrit :
« Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
A quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille
Dans les bras semblables des filles
Où j’ai cru trouver un pays. »
On pourrait remplacer filles par alcools, ce qui ruinerait la rime, mais qui via l’ivresse pointerait les
mêmes fascinantes tentatives de déprise de soi et leurs limites.
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