HISTOIRE ET ALCOOL

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HISTOIRE ET ALCOOL
HISTOIRE ET ALCOOL
Collection Logiques Sociales
fondée par Dominique Desjeux
et dirigée par Bruno Péquignot
En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si
la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales
entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action
sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à
promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou
d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des
phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique
ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes
conceptuels classiques.
Dernières parutions
Isabelle de LAJARTE, Du village de peintres à la résidence d'artistes,
1999.
Brigitte LESTRADE, Travail temporaire: la fin de l'exception
allemande, 1999.
Michel VERRET (avec la coll. de Paul Nugues), Le travail ouvrier,
1999.
Isabelle PAPIEAU, La comtesse de Ségur et la maltraitance des
enfants, 1999.
CHATZIS, MOUNIER, VELTZ & ZARIFIAN, L'autonomie dans les
organisations. Quoi de neuf?, 1999.
Jacques LEENHARDT et Pierre J6ZSA, Lire la lecture, 1999.
RAMÉ Sébastien, L'insertion professionnelle et sociale des néoenseignants, 1999.
Chryssoula CONSTANTOPOULOU (ed.), Altérité, mythes et réalités,
1999.
Anne-Marie DIEU, Valeurs et associations entre changement et
continuité, 1999.
(Ç)L'Harmattan, 1999
ISBN: 2-7384-8182-5
Thierry FILLAUT, Véronique NAHOUM-GRAPPE,
Myriam TSIKOUNAS
HISTOIRE ET ALCOOL
Préface d'Alphonse
D'HOUTAUD
Vol. 2
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
À la mémoire de Michel TALEGHANI
qui fut à l'initiative de ces recherches
et qui n'en a pas vu l'achèvement
La mise au point finale de cet ouvrage a été effectuée par
Alphonse D'HOUTAUD et Myriam TSIKOUNAS
Docteur ès Lettres et Sciences humaines, Thierry FilIaut est
Maître de conférences à l'Université Rennes 1 (IUT). Premier prix
Robert Debré du Haut Comité d'études et d'information sur l'alcoolisme en 1982, il a, depuis, réalisé de nombreux travaux sur
I'histoire de l'alcoolisme et a notamment publié aux éditions de
l'ENSP : Les Bretons et l'alcool (XIXe-XXe siècle) (1991) et
L'Alcool, voilà l'ennemi! L'absinthe hier, la publicité aujourd'hui
(1997).
Véronique Nahoum-Grappe est chercheuse en Sciences sociales
(Histoire et Anthropologie) à l'École des Hautes Études en
Sciences Sociales (CETSAH). Elle a mené de nombreuses
recherches sur l'histoire du «boire» et de l'ivresse. Elle a notamment publié La Culture de l'ivresse (Quai Voltaire, coll. «Histoire»,
1991) et L'Ennui ordinaire (Austral, 1995).
Myriam Tsikounas est Professeur d'Histoire et Communication à
l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Elle est responsable du
CREDHESS et co-dirige, avec Remi Lenoir, la revue transdisciplinaire Sociétés et Représentations. Elle s'intéresse à l'usage des produits toxicomaniaques, dans le cadre de son orientation plus générale vers l'étude des représentations. Elle a co-édité Arts sous
dépendance. Toxicomanies et création (Sociétés et Représentations,
1995). En 1998, année d'évaluation de la «Loi ÉViID>,elle a remis
au Commissariat général du Plan, un rapport sur Les Images publicitaires en faveur des boissons alcoolisées (1984-1998). Leurs
effets sur le destinataire.
6
SOMMAIRE
Préface
par Alphonse
d'HOUTAUD
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9
Le boire et l'ivresse dans la pensée sociale sous l'Ancien Régime
en France (XVIe-XVIIIesiècles)
parVéroniqueNAHOUM-GRAPPE..
..
..
. . . . . .15
Les premiers historiens français face à la question du boire
par Myriam TSIKOUNAS
.101
Pouvoirs publics et antialcoolismeen France sous la Troisième
République
par Thierry FILLAUT
.127
Éléments bibliographiques
par Thierry FILLAUT et Myriam TSIKOUNAS . . . . . . . . . . .183
PRÉFACE
par Alphonse d'Houtaud
Une approche alcoologique par l'histoire
Quelques temps après le premier volume Sciences sociales et
Alcoologie paru dans cette nouvelle série de L'Harmattan, destinée
à regrouper des travaux pluridisciplinaires sur les produits multiples
et les formes diverses des toxicomanies, voici un second ouvrage,
non moins fondamental,égalementcomposéen collaborationet .
intitulé Histoire et Alcoologie.
Assurément, l'histoire n'était pas absente du recueil précédent,
quand, sous la plume d'un psychologue social, il était question de
l' œuvre initiatrice et même fondatrice de Gabriel Tarde, puis, sous
celle de deux sociologues, du silence surprenant d'Émile Durkheim
dans les domaines du boire et de l'alcool. Thutefois l'originalité de
ce deuxième tome est d'avoir été rédigé par trois historiens de profession.
Afin de mieux présenter leurs travaux, nous invitons leurs lecteurs à une réflexion liminaire sur la signification de telles contributions historiques à notre démarche commune de sciences sociales
en alcoologie.
Précisément le verbe grec historein signifie déjà s'enquérir, chercher à savoir, raconter; le substantif correspondant, historia,
désigne la recherche, la connaissance qui en résulte, puis la transmission ou la relation de ce que l'on sait; le radical histor réfère à
celui qui a la connaissance. Socrate, d'après le Phédon de Platon, a
parlé d'une histoire de la phusis (ou nature). À son tour, Aristote a
fait la distinction entre l'histoire et la théorie: la première recueille
des faits, la seconde les interprète. Et il a institué une opposition
entre l'explication par le récit des faits, s'appuyant sur leur
constatation dans la réalité, et leur liaison logique dans la théorie.
9
Prolongeant cette articulation antique des faits inventoriés avec
leur interprétation, Roger Bacon a établi un lien entre l'histoire et
la connaissance de l'individuel, notre mémoire en étant l'instrument essentiel. Plus proche de nous, 1. Lachelier a distingué la
science de ce qui n'est arrivé qu'une fois ou de ce qui est unique en
son genre (des faits géologiques, des faits chronologiques) et la
science des phénomènes qui se reproduisent toujours régulièrement
(des réactions physiques ou chimiques).
Le boire et l'alcool dans une perspective historique
Ces sens divers de l'histoire vont se retrouver, soit dispersés soit
coordonnés, dans les trois contributions réunies dans ce volume. En
effet, pour les trois auteurs, l'alcool est un objet aux multiples
facettes: il entre, notamment, en interférence avec les sociétés où
on le rencontre. Sa simple présence, voire son absence, sont déjà
porteuses de signification. Sa diffusion en une grande variété de
boissons oblige à des investigations à large spectre. Son utilisation
rituelle et symbolique dans de multiples cultures humaines l'implique dans maintes autres manifestations: échanges sociaux quotidiens (repas), fêtes cycliques (vendanges) ou occasionnelles
(mariages, rencontres). Ses incidences favorables (à des fins thérapeutiques bien codifiées dans les pharmacopées du Moyen-Âge et
de la Renaissance) ou ses conséquences néfastes (répertoriées dans
les nomenclatures des épidémiologistes et des physiologistes) ont
fini par susciter l'invention d'un terme spécifique et d'une discipline toute récente, l'alcoologie: d'abord monopole des sciences biomédicales, ensuite ouverte à d'autres domaines du savoir, tel celui
des sciences humaines et sociales, qui, précisément, nous retient
dans les deux premiers volumes de cette collection.
Un regard de sociologue
En tant que sociologue, nous préférons partir des faits sociaux au
sens d'Émile Durkheim pour dire que leur analyse synchronique ne
saurait suffire à les expliquer complètement tant que leur dimension
diachronique n'a pas été explorée. Les faits sociaux, qui font l' ob10
jet des sciences de la société, ne sauraient être élucidés sans l'apport original et spécifique qui structure également le savoir historique comme science sociale.
Cela est si vrai que les récits eux-mêmes des historiens constituent d'emblée de nouveauxfaits sociaux susceptibles d'intéresser
aussi les sociologues et de provoquer des interactions entre les
méthodes et les finalités des deux groupes de disciplines.
Autrement dit, l'intervention historienne révèle les générations
antérieures aux actuelleset prépare les futures. Simultanément,elle
s'introduit dans la séquence des faits relatés, les modifiant notamment par le truchement de la prise de conscience dont ils deviennent
l'objet et qui leur confère un nouveau sens (selon la double acception d'une signification et d'une direction) à l'attention des contemporains et de leurs successeurs.
Tel est le niveau auquel les lecteurs sont invités à se situer s'ils
veulent accéder à la signification sociale et sociologique des boissons alcoolisées: c'est-à-dire leur double contribution à la convivialité entre les individus au sein des groupes et à la morbidité,
voire la mortalité, des plus fragiles, par exemple des plus réceptifs
aux risques impliqués par les consommations excessives.
Finalement, en constituant leur objet, les trois historiens se trouvent interpellés par cette bifurcation vers le boire comme phénomène social total et vers l'alcoologie en tant que carrefour de disciplines scientifiques multiples, dont font précisément partie l'histoire et les sciences sociales.
Souhaitons que ces considérations générales aient aidé à comprendre l'enchaînement de nos deux premiers volumes et à expliquer pourquoi des chercheurs en sociologie de la santé ont tenu à
s'allier à des historiens pour aborder l'étude méthodique des faits
alcoologiques en complément des apports indispensables des
savoirs biomédicaux.
Boire de l'alcool sous l'Ancien Régime
Historienne à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, où
elle a, depuis quelques années, orienté ses recherches vers l'esthétique du corps, Véronique Nahoum-Grappe a déjà publié, en 1991,
un ouvrage dans notre domaine: La Culture de l'ivresse, essai de
11
phénoménologie
historique!. C'est dire qu'une telle analyse
témoigne d'orientations antérieures bien focalisées sur l'objet du
présent ouvrage.
L'objectif de cette première contribution est moins de balayer
tout le champs des connaissances actuellement accessibles que d'en
évoquer les grandes lignes susceptibles de faire comprendre comment se pose la question des boissons alcooliques dans nos sociétés
plus récentes.
Est-il besoin de préciser que, pour la période antérieure au XIXe
siècle, la recherche est à cadrer de façon tout à fait différente, puisqu'on n'y trouve ni alcoologie, ni sciences sociales et humaines
structurées à la façon actuelle et que même le mot alcool demeure
encore incertain? Certes, on rencontre bien l'intempérance, l'ivresse, le vin, la bière, etc., mais selon une problématique qui, pour nos
contemporains, est toute à repenser en fonction des discours
moraux et médicaux, philosophiques et théologiques de cette
époque. Voilà la tâche à laquelle Véronique Nahoum-Grappe entend
se consacrer dans le premier chapitre.
Vers une politique de santé publique en matière
Professeur d'Histoire et Communication à l'Université Paris I
Panthéon-Sorbonne
et directrice du CREDHESS, Myriam
Tsikounas s'intéresse, elle aussi, à l'usage des produits toxicomaniaques, dans le cadre de son orientation plus générale vers l'histoire des représentations.
Dès l'abord, elle n'hésite pas à réfléchir sur la discipline historique, en pleine efflorescence au XIXe siècle, mais également en
profonde crise, relative à sa méthode et à son objet, afin de rendre
compte, au moins partiellement, de la non-considération dans cette
discipline de l'alcool et de l'alcoolisme abandonnés aux médecins
et aux économistes sociaux, plus soucieux des «laissés-pour-compte du progrès supposé». Myriam Tsikounas s'engage alors sur les
1. La Culture de l'ivresse, essai de phénoménologie
histoire, 1991.
12
historique, Paris, Quai Voltaire
voies tracées, non sans mérite, par les hygiénistes durant un siècle,
notamment à partir d'enquêtes courageuses. Mais, dans lescommentaires et les suggestions de celles-ci, l'auteur dénonce aussitôt
des relents moralisateurs, peu respectueux des normes scientifiques
en présence des faits humains les plus douloureux, qu'il s'agirait
davantage de restituer et d'expliquer dans leur contexte social que
de condamner sans appel, pour ne pas dire sans les précautions
requises en pareil cas.
Du moins, les interventions de ces hygiénistes ont eu le mérite de
susciter les réactions de cinq «historiens» de renom, dont Jules
Michelet et Hippolyte Taine restent les plus connus de nos jours.
Thus ont contribué, grâce à leurs orientations pluridisciplinaires, à
une nouvelle conception de l'histoire qui s'imposera beaucoup plus
tard avec l'École des Annales: ils s'intéressent autant au quotidien
des petites gens qu'aux fastes des grands de ce monde. De telles
orientations les ont précisément conduits à prendre en considération
le boire et l'ivresse, qui les ont marqués dans leurs entourages
proches, parfois dans leurs personnes. En même temps, elles les
amène à déjouer l'amalgame trop facile entre les forces politiques
populaires et l'ivrognerie, qui a sévi dans tous les milieux, dans les
différents pays et à chaque époque, sous des modalités plus ou
moins bien déguisées ou inégalement intenses. En réalité, les
consommations alcooliques sont fonction de bien d'autres aléas
économiques, sociaux et culturels, dont les humbles sont trop souvent les victimes sans défense, leur alcoolisme se révélant plus une
conséquence qu'une cause des désordres dénoncés par ceux qui ont
les moyens de s'y soustraire ou de s'en dissimuler.
Pour les lecteurs que ces questions d'histoire intéressent ou
concernent professionnellement, une abondante bibliographie centrée sur le XIXe siècle vient s'ajouter au texte.
La promotion du vin et la prévention de l'alcoolisme sous la
Troisième République
Pour nous approcher de notre époque contemporaine, nous disposons du texte, fouillé et minutieux, de Thierry Fillaut, Maître de
conférences à l'I.U.T. de Rennes et membre du CREDHESS, dont
13
la thèse d'État a porté sur l'alcool en Bretagne du milieu du XIXe
siècle à nos jours2.
En un premier temps, l'auteur évoque l'action antialcoolique des
Pouvoirs Publics en France sous la Troisième République. En effet,
ceux-ci sont pris entre le marteau et l'enclume quand, d'une part, ils
propagent une législation pour réprimer les excès d'alcool, quand,
d'autre part, ils volent au secours de la viticulture française, n'hésitant pas, durant la première guerre mondiale, à faire du vin une
arme physique et morale destinée à soutenir les combattants.
En ce sens, Thierry Fillaut décrit l'essor de la lutte antialcoolique
au travers de la multiplication des mouvements de tempérance, qui
sont appuyés par des célébrités médicales ou académiques et par les
rouages de l'éducation dans les écoles publiques. Cette lutte a fini
par forger un véritable groupe de pression à l'encontre du pouvoir
persistant des alcooliers, lesquels disposent toujours d'arguments
économiques et sociaux, particulièrement efficaces en périodes
d'élections et de chômage.
En fin de compte, la tempérance s'est progressivement imposée
comme un idéal au service de la santé des populations et même à
celui de leur régénération à longue échéance, spécialement quand
se sont précisées les exigences de sursaut national en périodes de
guerre.
Toutes ces tendances contradictoires vont continuer à s'affronter,
au cours des décennies suivantes jusqu'à nos jours, comme expressions persistantes de la nature adéquate de nos sols viticoles et du
tempérament particulier de nos compatriotes.
Au terme de ces trois contributions bien documentées et très
ciblées, tous les intervenants en alcoologie pourront se faire une
idée plus précise du passé et des ressources de leurs champs professionnels. Ils se sentiront mieux informés pour inventer leur avenir proche sur la base des connaissances scientifiques ainsi accumulées.
2 Cf Les Bretons et l'Alcool XIX'-XX' siècle. Rennes, éditions de l'EN SEP, 1991.
14
LE BOIRE ET L'IVRESSE DANS LA PENSÉE SOCIALE
SOUS L'ANCIEN RÉGIME EN FRANCE
(XVIe-XVIIIe SIÈCLES)
par Véronique Nahoum-Grappe
Utiliser les notions d'alcool et d'alcoolisme pour les périodes
antérieures au XIXe siècle relève d'un anachronisme, puisque ni le
mot ni la discipline ne sont employés au sens où nous les entendons
aujourd'hui: par exemple, encore en 1807, un dictionnaire usuel
français définit «l'alcohol» comme «terme de chimie, poudre
extrêmement divisée»!, faisant ainsi référence à l'origine arabe du
mot (que l'on retrouve dans le «khôl» qui désigne la poudre d'antimoine utilisée pour le fard des yeux). Cette définition était la seule
citée dans les dictionnaires pour ce terme au demeurant peu usité
avant le début du XIXe siècle. Tout au long de ces périodes, on parlait d'intempérance, d'ivresse, d'ivrognerie, de vin, de «boire» au
sens où nous l'entendons, c'est-à-dire «être coutumier de s'enivrer» (Furetière, 1690), jamais d'alcool ou d'alcoolisme, ces
notions qui ne seront définies et désignées qu'à partir de la seconde moitié du XIXe siècle2. En 1830, Balzac parle «d'alcoolâtre»3,
définit l'ivresse comme un «empoisonnement momentané» et l'eau
de vie ou alcool comme «base de toutes les liqueurs », mais il ne
semble pas prendre en considération, dans son «traité des excitants
modernes», la différence entre «vin» et «alcool». Néanmoins,
entre la définition qu'il donne de l'ivresse comme «empoisonne1. P. Catineau, Nouveau Dictionnaire de poche de la langue Française..., Paris,
chez Letellier libraire, 1807.
2. q: Véronique Nahoum-Grappe, «Les Usages sociaux de l'alcool: les mots et
les conduites en France entre 1750 et 1850», Information sur les Sciences
Sociales, n° 26/2, 1987, pp. 435-449.
3. Honoré de Balzac, «Traité des excitants modernes» in Théorie de la démarche
et autres textes, Paris, Albin Michel, 1990 p. 109.
15
ment» et celle que l'on rencontre le plus souvent dans les dictionnaires des XVIIe..XVIIIe siècles, «fumée de quelque liqueur», qui
«offusque le cerveau »4,le lexique n'est plus le même, et tout l'imaginaire du corps a changé.
Parallèlement, la catégorie des «sciences sociales» est inexistante en tant que champ autonome d'analyse traitant des groupes
sociaux dans la culture française précédant la seconde moitié du
XVIIIe qui voit naître pourtant les premières problématiques que
l'on peut définir comme relevant du champ de la sociologie ou de
l'anthropologieS. Mais avant, la morale, la philosophie, la théologie
et l'histoire, dans son sens traditionnel, enferment les questions qui
de nos jours sont l'objet des sciences humaines dans une perspective normative et individualisée.
S'il existe inévitablement une pensée du monde social avant
l'émergence des sciences sociales aux XIXe et XXe siècles, elle
reste mêlée aux analyses, qui, le plus souvent, avant le XIXe siècle
enveloppent dans un même système «philosophique» les mathématiques, les sciences physiques, la musique et l'esthétique en général, la morale et la métaphysique, le politique, etc. Ce système hié4. Furetière, Dictionnaire Universel, 1690, recopié par les différentes éditions du
Trévoux au xvrne siècle.
5. La première édition de L'Esprit des Lois de Montesquieu parait à Genève (éditeur
BariIlot) en 1748. Déjà, en 1750, on en connait 22 éditions. Cet ouvrage propose un
changement de perspective dans l'étude des sociétés qui marque une volonté de
repérer des mécanismes, des paramètres. Les Lettres persanes (1721) montraient
déjà comment le monde social pouvait être mis à distance, objectivé donc critiqué
dans son étrangeté, sa bizarrerie, ce qui est une première condition d'émergence de
la pensée sociologique. Le souci de description» objective» se retrouve aussi dans
le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier (1782-1784). Nous pouvons aussi
citer entre autres titres précurseurs de la perspective anthropologique L'Esprit des
usages et des coutumes des différents peuples, observations citées des voyageurs et
des historiens de Jean-Nicholas Demeunier, dont les deux tomes sont parus à Paris
en 1776. L'auteur, ici, essaie de décrire objectivement la diversité des sociétés
humaines. La philosophie des Lumières a produit les premières analyses portées sur
«la société» en tant qu'objet spécifique, sur l'origine du «contrat social»
(Rousseau, 1762), de la propriété, des formes de pouvoir etc. De nombreux auteurs
français, fameux ou moins connus, Voltaire, Diderot, D'Alembert, d'Holbach,
Mercier,etc., ont alors contribué à l'élaboration ultérieure des sciences sociales délivrées de la théologie, si ce n'est des causes finales en général.
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rarchise ses objets de pensée, et tend à considérer comme peu distingué et donc peu intéressant ce qui a trait aux conduites corporelles. La première condition d'une analyse concernant les
conduites d'ivresse suppose un minimum d'estime et d'intérêt pour
le sujet. Si Rabelais et Montaigne ont montré que la question du
boire n'était pas sans significations, les hiérarchies dominantes de
la pensée classique le plus souvent situent «en bas», dans le bas
corporel tellement éloigné des «hautes» sphères, la question des
consommations.
Ainsi, la spécialisation des différents domaines de recherches
est-elle récente historiquement, à peine deux siècles. Il est donc difficile d'isoler un champ autonome de référence disciplinaire qui ne
concernerait que «les sciences sociales» dans l'histoire de la pensée scientifique européenne précédant ces deux siècles. Néanmoins,
à partir, surtout, de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les analyses
de philosophie historique et politique renouvellent la tradition philosophique classique concernant l'homme dans la cité et la cruciale question du pouvoir, repensée en Europe par un auteur classique
comme Hobbes.
La philosophie des Lumières bouleversera les champs et prendra
plus en compte la matérialité même du monde technique et social à
la suite du renouvellement de la pensée scientifique et philosophique au XVIIe siècle, marquée par une exigence accrue de
logique rationnelle et d'expérimentation. Nous ne pouvons ici résumer cette histoire connue de la pensée française, mais juste souligner que les conduites du corps comme le boire et le manger se
sont, petit à petit, inscrites dans les réflexions non médicales: toute
la naissance de la pensée économique commence par un souci de
chiffrer les consommations, et ce sont les enquêtes régionales ou
nationales des médecins6, des administrations fiscales7, des physio6. Les enquêtes régionales de la future Académie Royale de Médecine à partir des
années 1770 posent sans cesse la question du régime alimentaire, des consommations de vin. Cf Jean-Pierre Peter, «Malades et maladies)), Annales ESC, 1967,
n° 4, pp. 711-751.
7. Ici de nombreux exemples pourraient être cités mais sans doute le début de la
pensée économique issu d'un souci de fiscalité d'état, au sens moderne, peut être
repéré dans l'ouvrage de Vauban, La Dîme Royale, (1707).
17
crates éclairés qui seront hantés par la menace de pénurie alimen~
taire latente dans le système économique d'Ancien Régime.
Par ailleurs, le genre classique des «récits de voyage», en plein
essor depuis la fin du XVe siècle, oblige la prise en compte de la
diversité des types de sociétés dans les questionnements de philo~
sophie générale. Les notions de «coutume», d'imitation, de «bizar~
rerie », d'excès et de mesure permettent de penser l'homme non
seulement dans l'histoire et la cité mais aussi dans son environne~
ment et sa vie pratique. À la fin du XVIIIe siècle, les descriptions
d'une ivresse plus excessive, plus toxique pour l'indien ou autre
«naturel» autochtone que pour le buveur européen se multiplient.
Voici, par exemple, le «fond de caractère» que Ch.-M. de La
Condamine croit déceler chez «l'Indien d'Amérique» qu'il ren~
contre en pleine Amazonie, au milieu du XVIIIe siècle:
L'insensibilité en fait la base, je laisse à décider si on la
doit honorer du nom d'apathie ou l'avilir de celui de
stupidité. Elle n3.1"tsans doute de petit nombre de leurs
idées, qui ne s'étend pas au delà de leurs besoins gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont de quoi se satisfaire; sobres, quand la nécessité les y oblige jusqu'à se
passer de tout, sans paraître rien désirer; pusillanimes et
poltrons à l'excès, si l'ivresse ne les transporte pas;
ennemis du travail, indifférents à tout motif de gloire
d'honneur ou de reconnaissance; uniquement occupés
de l'objet présent et uniquement déterminés par lui,
sans inquiétude pour l'avenir; incapables de prévoyance et de réflexion, se livrant quand rien ne les gêne à une
joie puérile. .. »8.
Ce portrait est emblématique du regard sur l'autre culturel porté
par les élites scientifiques européennes en plein essor social et institutionnel en cette seconde moitié du XVIIIe siècle en France: qu'il
soit ouvrier des faubourgs ou Indien d'Amérique, il est trop gai,
8. CH-M de La Condamine, Voyages sur l'amazone, (1743-1744), rééd. Paris,
Maspero, 1981 p. 62.
18
trop glouton, et iaesponsable, celui qui échappe au monde de la raison ethnocentrée (ou sociocentrée). Une ivresse excessive qui métamorphose en furieux celui qui est «pusillanime», vient comme
exprimer cette immédiateté, ce présent perpétuel et lunatique,
enfantin mais sans construction durable de celui qui est censé ne
pas penser.
Un ouvrage publié en 1776 par un compilateur de récits de
voyages porte un titre significatif «l'esprit des usages et des coutumes des différents peuples ou observations tirées des voyageurs et
des historiens »9, qui montre cette filiation entre la multiplication
des récits de voyage et la possibilité d'un regard ethnologique à la
fin du XVIIIe siècle. Les manières de consommer des «barbares»
ou autres sauvages seront souvent citées de façon récuaente dans
ces récits de voyages avec une particulière fascination pour leurs
conduites d'excès. Le regard européen sur les contrées explorées
avant d'être colonisées entre les XVIe et XIXe siècles s'accroche
aux pratiques corporelles des populations rencontrées, qu'il aura
tendance, sauf exception, à caricaturer: ainsi, le tabac fut nommé
«l'herbe du diable» avant d'être frénétiquement importé, et l'inflation des descriptions de corps dénudés et anthropophages a empêché (avant le retour du «bon sauvage») les colonisateurs de faire le
constat clair de ce que signifiait l'exportation d'alcools européens
dans ces sociétés qui ne le connaissaient pas: très vite certains
«sauvages» seront perçus comme des ivrognes.
Malgré les prismes déformants et les préjugés meurtriers, les
récits des voyageurs ont obligé les élites européennes à penser la
différence, première condition du regard ethnologique, différence
que montre de façon non verbale évidente les manières et les objets
des consommations: les substances psycho actives occupent une
place décisive dans cette croisée des regards et des échanges. La
palette des diversités perçue déjà dans l'espace européen où beaucoup de voyageurs décrivent ce qu'ils mangent et boivent hors de
9. Jean-Nicolas Demeunier, L'Esprit des usages et des coutumes des différents
peuples, (1776), rééd. Jean Michel Place, préf. de Jean Pouillon, 1988,2 t.
10. Voir P. Gillet, Par mets et par vins, Voyages et gastronomie en Europe 16<-18<,
Lausanne, Payot, 1985.
19
chez eux 10s'est alors singulièrement agrandie, et a été tenue pour la
démonstration de la relativité des valeurs sociales, avant d'offrir
parfois (de plus en plus lorsque l'on avance vers le XVIIIe siècle)
un contre modèle positif: une société idéale où le bon sauvage reste
sobre et en santé, contrairement au sybarite «civilisé», perverti et
amolli par ses excès. La «sobriété» et l'intempérance sont alors des
conduites individuelles investies de significations sociales, de façon
plus ou moins implicite dans les descriptions des voyageurs.
Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, le souci épistémologique d'objectivité, la volonté de décrire les mécanismes et les
lois, une attention nouvelle au monde du travail, des techniques et
des conduites corporelles, et une prise en considération des conditions matérielles de la vie quotidienne des personnes sont de plus
en plus marqués. Un ouvrage comme celui de Le Grand d'Aussy,
Histoire de la vie privée depuis l'origine de la Nation jusqu'à nos
joursll, publié en 1782 à Paris, n'est plus une simple compilation
de curiosités et d'anecdotes, mais un véritable travail scientifique
au sens contemporain de ce terme en sciences humaines, fondé sur
une véritable volonté de décrire, sans préjugé ni grille d'interprétation close avant la recherche. Dans ce travail, par exemple, la question du vin et du boire est largement abordée. Néanmoins, une problématique proprement sociologique, qui se situerait en amont de la
morale et même de la pure description, rarement neutre, n'existe
pas véritablement en France, avant surtout Auguste Comte.
Par conséquent, le titre «les notions d'alcool et d'alcoolisme
dans les sciences sociales» relève d'une problématique impossible
à construire avant les XIXe-XXe siècles, puisque les notions «d'alcool» ou de «sciences sociales» n'existaient pas en tant que telles
pour ces périodes antérieures. Tout au plus pouvons-nous proposer
les modes de description du «boire» et de l'ivresse dans certaines
analyses concernant le monde social pour ces périodes anciennes.
11. M. Le Grand D'Aussy, Histoire de la vie privée des français depuis l'origine
de la Nation jusqu 'à nos jours, 3 t., Paris, Imprimerie Ph. D. Pierres, 1782.
20