Le fabuleux récit de la traduction pour les jeunes et les enfants
Transcription
Le fabuleux récit de la traduction pour les jeunes et les enfants
DOSSIER TRADUIRE POUR LES ENFANTS Le fabuleux récit de la traduction pour les jeunes et les enfants P armi toutes les spécialités qui s’ouvrent aux traductrices et aux traducteurs, la traduction pour les jeunes et les enfants reste sans doute l’une des plus nobles. Elle fait découvrir à la jeunesse d’aujourd’hui des réalités différentes de la sienne : des cultures, des lieux et des événements lointains ou imaginaires. Elle contribue à l’éveil intellectuel et social d’une génération au monde qui l’entoure. Le dossier que nous vous présentons rend compte de quelques facettes de cette spécialité. La diversité des points de vue qui y sont exprimés nous donne l’occasion d’explorer plusieurs aspects d’une spécialité mal connue. C’est ainsi que Christiane Duchesne, auteure idolâtrée des enfants, nous révèle sa passion pour la traduction jeunesse ainsi que certains problèmes concrets qu’elle a dû surmonter dans le cadre de sa pratique. Claire Le Brun-Gouanvic nous entretient de la traduction en français de la littérature canadienne-anglaise. Elle aborde en particulier la collection « Deux Solitudes Jeunesse » et traite de la résistance à la traduction dans l’édition jeunesse québécoise. Vera White nous parle de la traduction de Peter Pan au Brésil, et de l’utilisation de la traduction pour modifier l’histoire et transmettre une idéologie sociopolitique. Rachel Martinez nous explique le processus de publication de traductions aux Éditions de la courte échelle. Elle nous dévoile le rôle de la traductrice ou du traducteur dans tout ce processus. Caroline Larue nous fait découvrir sa pratique de la traduction de livres jeunesse, et Bérengère Rouard, qui a traduit plusieurs films avec son collègue Thibaud de Courrèges, nous expose les défis de l’adaptation pour le cinéma et la télévision. Elle signale plusieurs difficultés et casse-tête culturels et présente les professionnels qui travaillent à l’adapta- Philippe Caignon, term. a., trad. a. et Solange Lapierre tion et au doublage d’un film. Pascale Lortie et Michel Gatignol, pour leur part, nous brossent le portrait de l’adaptateur moderne. Le marché de la traduction jeunesse est en pleine effervescence et engendre des projets innovateurs. Ainsi, l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) s’est associée avec la Foire du livre jeunesse de Bologne afin d’aider Circuit • Printemps 2009 les maisons d’édition et les traducteurs du monde entier à entrer en relation. L’Index Translationum, qui liste tous les ouvrages traduits et qui constitue encore l’unique bibliographie internationale des traductions, a été utilisé pour créer un répertoire international des traducteurs pour enfants. Nous tenons à remercier chaleureusement nos collaboratrices et collaborateurs qui, par leur généreuse contribution, nous révèlent les secrets de la traduction pour la jeunesse et nous instruisent sur la place de celle-ci dans la société actuelle. 5 DOSSIER TRADUIRE POUR LES ENFANTS Traduire pour la jeunesse, la grande passion d’une vie d’écrivain ! J Véritable coqueluche des enfants, l’auteure Christiane Duchesne livre ici ses réflexions sur une trentaine d’années de travail, notamment la traduction de plus de cinq cents titres, auprès de son public favori, les jeunes. Par Christiane Duchesne e devais avoir quatorze ans lorsque j’ai lu Edgar Allan Poe pour la première fois. J’avais été grandement fascinée par le fait qu’il avait été traduit par Baudelaire, comme si je découvrais que l’écriture pouvait emprunter mille chemins et qu’un poète avait le droit de faire un travail de traduction. J’imaginais Baudelaire poète et seulement poète, et voilà que tout à coup, il s’en permettait plus ! Quand, aujourd’hui, les enfants que je rencontre dans les écoles me demandent de leur expliquer le métier d’écrivain, je réponds que, selon les cas, il a plusieurs facettes. Albums pour les petits, premiers romans, romans tout court, chansons, dramatiques radiophoniques, scénarios pour le cinéma et la télévision, les petits s’amusent à découvrir ce à quoi je n’ai pas touché. Et quand je leur parle de traduction, les yeux s’ouvrent très grand comme si je parlais d’un mystère indéchiffrable. Pourtant, nombreux sont les élèves dont le français n’est pas la langue maternelle. Pour ceux-là, traduire est chose courante. Mais non, lorsqu’il s’agit d’un livre, c’est un autre monde, et la traductrice qui est là devant eux se sent tout à coup investie de pouvoirs magiques. S’approprier l’histoire écrite par un autre, enfiler les chaussures d’un autre, deviner les émotions d’un autre… Rendre un nouveau texte dans une nouvelle langue, c’est un peu comme le tremper dans un bain de teinture très pâle qui, sans masquer l’imprimé, lui donne une nouvelle vie. Traduire des textes destinés aux enfants, je crois que c’était pour moi inévitable ; j’ai tant de fois eu envie de traduire certains textes qui m’emballaient. Sauf que je ne suis pas traductrice de métier, mais plutôt une autodidacte spécialisée en littérature pour la jeunesse. Le premier éditeur qui est venu me chercher, il y a trente ans, tenait absolument à travailler avec quelqu’un qui savait écrire pour les enfants, histoire de donner un ton qui leur corresponde. Après quelques expériences malheureuses avec un « traducteur-traducteur », il devenait impérieux pour lui de trouver quelqu’un qui sache parler aux petits… Circuit • Printemps 2009 Entre albums, chansons et série télé Depuis, j’ai traduit des centaines d’albums et des dizaines de chansons, et fait l’adaptation d’une série télé. Parmi ces centaines d’albums, il y a la série des Benjamin, écrits par Paulette Bourgeois et illustrés par Brenda Clark, les aventures d’un petit garçon tortue qui s’appelle Franklin en anglais. Pour moi, il allait de soi que la tortue prénommée Franklin s’appelle Benjamin en français, tout bonnement. Des années plus tard, à Vancouver, c’est dans une classe de 5e année qu’un élève tout timide me déclare : « Vous, vous êtes un génie ! », rien de moins. « À cause de Benjamin… » J’ai fini par comprendre. Allais-je décevoir toute la classe en avouant que je n’avais jamais fait le rapport entre Benjamin et Franklin, que c’est mon inconscient qui avait fait le travail ? Non, ils n’ont pas été déçus, puisque je leur ai expliqué que, en plus d’avoir été philosophe, physicien et diplomate, Benjamin Franklin avait inventé le paratonnerre et les palmes ; nous avons également parlé des merveilles de l’inconscient. Tout ça, parce que nous avions commencé à parler de traduction… De toutes ces expériences, la plus dure demeure la télévision, étant donné la quantité de personnes impliquées. Diffuseur, producteur, réalisateur, chacun donne son avis. Les discussions sont longues, mais le travail doit se faire très vite ; il faut donc un chef de la traduction et plusieurs traducteurs. Il faut respecter des délais en général très courts. On n’a pas le temps de fignoler, alors que c’est ce que j’aime par-dessus tout… La traduction de scénarios a ses exigences, et quand on s’adresse aux enfants, c’est pire. La télé pour les enfants est sous haute surveillance. Nous devons « subir » les évaluations des scénarios faites par des psychologues souvent très à cheval sur la « sécurité » des contenus. On dépasse largement la rectitude politique, on sombre dans une morale étouffante et réductrice. La traduction de chansons, si fascinante La traduction de chansons est extrêmement difficile, mais tellement fascinante. J’ai fait de la musique toute ma vie, ce qui me facilite sans doute les choses. Le gros problème, c’est la rime, bien sûr. Mais un autre problème tout aussi embêtant, c’est l’accent tonique qu’il faut ajuster sur les temps de la mesure. Une chanson anglaise mal traduite en français aura toujours l’air d’une chanson anglaise, et d’une chanson qui boite. Un exemple réussi. Ça fonctionne à merveille sur la musique, la mélodie, le rythme ; tout est réussi. J’avoue que jamais de ma vie je n’aurais pu penser que je ferais un jour rimer âme avec hippopotame… If you love a hippopotamus And you love her a lot-amus She will be your friend And that can be mighty handy now and then ! 6 C h r i s t i a n e D u c h e s n e a re ç u c e r t a i n s d e s p l u s g ra n d s p r i x l i t t é ra i re s , c o m m e l e p re s t i g i e u x p r i x M . C h r i s t i e ( 1 9 9 2 , 1 9 9 3 e t 1 9 9 5 ) e t l e Pr i x d u Gouverneur gé né ral (1990 et 1992), et elle a é té inscrite sur la liste d’honneur I B BY international (International Board on Books for Young People) en 1992. Si tu aimes un hippopotame Si tu l’aimes de toute ton âme Il t’aimera aussi Il n’y a pas de plus précieux, précieux ami ! À mes yeux, la traduction de roman est sans doute la moins périlleuse. Quoique j’ai déjà eu à traduire un roman qui commençait avec une série de blagues moches (personne ne riait… !), et c’est sur un jeu de mots ridicule de la dernière blague que se basait toute l’intrigue. Dans ce cas-ci, après trois semaines de recherches infructueuses de mon côté, l’auteur avait accepté de modifier son premier chapitre pour me faciliter la tâche, l’éditeur s’étant bien rendu compte de la difficulté presque insurmontable. Au moment où l’auteur allait commencer sa nouvelle version, j’ai trouvé une solution très rigolote. Mais nous avions pris trois semaines de retard. Et cette solution, c’est parmi les souvenirs d’école primaire de mes propres enfants que je l’ai trouvée. Imagine, qui ont publié la traduction. J’étais particulièrement fière de la manière dont j’étais venue à bout de ces deux pages-ci. Un banc de poissons va à l’école… Traduire un album illustré est un pur plaisir. C’est toujours très court, très serré, je dirais même acrobatique. De manière générale, la difficulté ne réside pas seulement dans le texte, mais dans le rapport entre le texte et l’illustration. Parfois, il est absolument impossible de travailler le texte tant que l’on n’a pas reçu les esquisses. Et comme les esquisses ne sont pas toujours finales et que certains détails pouvent venir s’ajouter dans la version définitive, il y a toujours un risque de passer à côté de quelque chose. Exemple : on parle dans un texte anglais d’un banc de poissons ; or, dans l’illustration, on voit de tout petits poissons qui passent devant une école… que faire ? Si l’on dit que le banc de poissons s’en va à l’école, on passe à côté de l’humour du texte, d’autant que les poissons ne s’en vont pas à l’école, mais qu’ils passent simplement devant. L’illustrateur s’est amusé et, moi, je me suis arraché les cheveux. Même lorsque l’illustration n’est pas en cause, il y a des jeux de mots absolument intraduisibles ; il faut donc adapter, aller dans une direction souvent fort différente et tenter de ne pas se casser le cou. Material from The Extinct Files by Wallace Edwards reprinted by permission of Kids Can Press Ltd., Toronto. Text and illustrations copyright © 2006 Wallace Edwards. / Les illustrations extraites de Dossier Dinosaures sont reproduites avec la permission des Éditions Imagine inc. Tous droits réservés 2009. Et les inadaptables Il y a aussi les problèmes de style. La plupart des albums ont un style que je qualifierais de « normal ». Robert Munsch fait exception : il y va de répétitions à outrance, et en anglais, cela passe très bien. Il utilise aussi des expressions très proches de l’onomatopée. Dans son cas, il faut adapter très finement, sinon c’est d’une platitude ! Jamais je n’ai reçu de plainte d’un auteur. Peutêtre que certains ne connaissent pas assez le français pour juger ? Moi-même, quand je suis traduite en chinois et en coréen, je dois faire confiance aux traducteurs. Certains éditeurs ont la tête dure et Circuit • Printemps 2009 Dans le titre The Extinct Files, de Wallace Edwards, publié chez Kids Can Press, le X de Extinct est en rouge vif sur la couverture. Même les Français n’ont pas traduit le titre de la série X-Files pour leurs téléspectateurs. Moi, j’ai tout de même cherché un titre aussi percutant, mais sans succès. Dossier Dinosaures, tout simplement… Dans ce magnifique ouvrage, les dinosaures ont des noms assez tordus, Gorgeousaurus, Tricerapops, Deanosaur, Groovysaurus. Tout le jeu de l’histoire se passe dans l’illustration. C’était terrible à faire, mais le résultat a séduit les responsables aux Éditions 7 DOSSIER TRADUIRE POUR LES ENFANTS sont convaincus que leurs réviseurs sont excellents. Mais ce n’est pas toujours le cas et là, il faut y aller à grands coups de dictionnaire et de Grevisse pour faire comprendre que leurs suggestions sont carrément mauvaises et qu’il s’agit, trop souvent, d’anglicismes et de faux amis. Jouer à la tag et manger du vegemite… Une dernière difficulté : les jeux (ça joue beaucoup dans les livres pour enfants) comme la « tag » ! Ici, on joue à la tag, pas à « chat » comme les Français. Dès que je vois la fichue tag venir, je m’organise, dans la mesure du possible, pour faire jouer les personnages à autre chose. Difficile aussi de faire manger du « vegemite » à des enfants d’ici. Il faut trouver quelque chose de pas très bon équivalant au fameux « vegemite », sauf si le personnage aime ça ! Un jour, dans un texte qui venait de l’Ouest canadien, tout tournait autour de l’Action de grâces et d’une histoire de dinde. On ne mange pas ça, ici, en octobre. Surtout qu’ils mangeaient le volatile avec des patates douces et de la guimauve fondue dessus. Parfois, on n’a pas envie de traduire… Alors, je demande l’autorisation d’adapter fortement, jusqu’à devoir changer le menu ! Encore un petit souci que certains ouvrages imposent au traducteur : le nombre de mots. Bien sûr, le texte français sera toujours plus long que le texte anglais. Mais lorsque le texte fait partie de l’illustration, qu’il se promène sur deux pages en long ruban dont les caractères varient, du plus gros au plus petit, il faut se mettre à l’acrobatie olympique pour arriver à exprimer la véritable pensée de l’auteur en gardant le même emplacement du texte. Dans certains cas, le montage typographique doit être complètement revu. Et il faut espérer que seul le noir est en cause, car si le texte est en quatre couleurs, c’est la catastrophe. Bertrand-Clifford le gros chien rouge Dans la série des Bertrand et des Benjamin, Scholastic a fonctionné pendant des années avec mes noms de personnages français. Jusqu’au jour où des producteurs télé ont acheté les droits pour faire de ces albums des dessins animés. Ils ont tenu à garder les noms originaux anglais, ce qui m’a obligée (pour les livres qui ont suivi) à « renommer » mes personnages. Bertrand, le gros chien rouge, a donc repris son nom de Clifford, et Benjamin la tortue s’appelle maintenant Franklin. Un peu triste pour les enfants. Je n’aurais pas aimé, petite, voir les héros de mes livres préférés changer tout à coup de nom… Je viens tout juste de recevoir un de mes petits romans, Un baiser pour Julos, traduit en arabe chez Shorouk, au Caire. Fascination et mystère, je ne saurai jamais si le travail a été bien fait, à moins de demander à l’écrivaine Mona Latif-Ghattas d’examiner la chose. Je voudrais bien savoir comment il s’appelle, mon Julos ! De tous les textes que je traduis, les plus courts restent toujours mes préférés (notamment les chansons), les plus difficiles, les plus passionnants, les plus exigeants et, en fin de compte, ceux dont je retire les plus grands plaisirs. DEUX SOLITUDES JEUNESSE Bientôt trente ans de présence du roman canadien-anglais dans l’édition jeunesse québécoise D eux Solitudes Jeunesse » occupe une position tout à fait particulière dans le champ de l’édition jeunesse québécoise : remarquable de longévité, puisqu’elle a été officiellement lancée en 1980, elle est la seule collection exclusivement consacrée à la traduction en français de la littérature canadienneanglaise. Cette présence durable est cependant discrète. Si l’excellence de la collection est souvent reconnue par les spécialistes, celle-ci attire rarement l’attention des chroniqueurs dans les médias et ne jouit pas d’une grande visibilité en librairie. Pourquoi Circuit • Printemps 2009 « cette tiédeur ? Après avoir brièvement retracé l’histoire de la collection et présenté ses artisans et son contenu, nous terminerons par quelques réflexions sur la réception de « Deux Solitudes Jeunesse », désormais abrégée en DSJ. Naissance d’une collection DSJ est le pendant jeunesse de la collection « Les deux Solitudes », créée en 1974 et ainsi baptisée en hommage à Two Solitudes de Hugh MacLennan (1945). Un 8 C l a i re Le B r u n - G o u a n v i c e s t p ro f e s s e u re t i t u l a i re a u D é p a r t e m e n t d ’ é t u d e s f ra n ç a i s e s d e l ’ U n i ve r s i t é C o n c o rd i a .