Le Courrier - Cinéma BIO
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Insolent, Fatih Akin s'immisce dans la communauté turque ALLEMAGNE - Ours d'or à Berlin, «Gegen die Wand» («Head-on») raconte les amours tumultueuses de deux Allemands issus de l'immigration turque. Dix-huit ans que le cinéma allemand attendait cette suprême récompense. En février dernier, le Festival de Berlin décernait enfin son Ours d'or à Gegen die Wand (en anglais Head-on), de Fatih Akin. Le jeune homme est un Hambourgeois d'origine turque, et son oeuvre a raflé encore quatre autres récompenses lors des «Césars» allemands. Du coup, d'aucuns se risquaient à cette question: Gegen die Wand est-il un film allemand ou d'immigré turc? «Nous sommes allemands, que vous le vouliez ou non», s'énervait le cinéaste au Festival de Berlin. D'ailleurs, pour beaucoup, son film incarne bel et bien le renouveau du cinéma germanique – multiculturel et irrévérencieux. MALENTENDU Brutale entrée en matière. Cahit (Birol Ünel) est un quadragénaire ravagé par l'alcool. Un soir, il précipite sa voiture contre un mur (d'où le titre Gegen die Wand). Tentative de suicide? Sibel (bouleversante Sibel Kekilli), vingt et un ans, refuse de se marier sous la contrainte. Elle s'ouvre les veines, mais «dans le mauvais sens»... Les voilà tous deux en institut psychiatrique. Et Sibel, interpellée par la consonance turque du nom de famille de Cahit, de caresser un ultime espoir: échapper au carcan familial en contractant un mariage blanc avec le ténébreux inconnu. En guise d'arguments, elle lui promet une colocation idéale – cuisine et ménage à l'appui. Bien sûr, l'arrangement périclite bientôt pour devenir malentendu. L'amour s'en mêle. Pour un temps, les jeunes mariés reprennent goût à la vie. Jusqu'au drame. Chronologique, le récit de Fatih Akin se construit à la manière d'une tragi-comédie en cinq actes: sur les bords du Bosphore, un groupe folklorique chante de mélancoliques chansons d'amour. Récurrente, la scène ponctue le scénario et lui confère un aspect drolatique. Malgré une violence sociale et physique lancinante – le sang est omniprésent –, Fatih Akin saupoudre aussi l'action d'un humour corrosif. Telle la cérémonie du mariage, qui oscille constamment entre supercherie réussie et catastrophe familiale... IMPROBABLE RÉDEMPTION Certes, on regrettera peut-être la seconde partie du film, moins percutante, moins personnelle. Sibel a échoué à Istanbul, définitivement bannie de sa famille dont elle a terni l'honneur. D'improbables retrouvailles en improbable rédemption, l'épilogue un peu trop raisonnable dépeint la surprenante transformation des deux êtres en rupture, avec un Cahit devenu soudainement sobre et clairvoyant... Mais peu à peu, l'invraisemblance laisse la place à la conviction que Fatih Akin signe un film fort en forme de manifeste, qui, au-delà de l'émouvante histoire d'amour, scrute le mal-être de toute une société. Car avec Cahit, qui dit avoir «balancé» son turc pour adopter définitivement la langue allemande, avec Sibel, une rebelle en quête d'absolue liberté, Gegen die Wand met aux prises les inextricables conflits entre première et seconde génération d'immigrés. Au passage, le film égratigne une communauté turque en mal d'identité, qui – «bien plus conservatrice que les Turcs restés au pays», selon les mots du réalisateur – arrange les mariages, cultive l'autorité suprême du père, érige la fratrie en menace et asservit les femmes. Autour d'une table de jeu, les frères de Sibel glosent sur les bordels de Hambourg. Cahit leur demande pourquoi ils ne se contentent pas de «baiser leur propre femme». La réponse est d'une extrême rudesse, qui esquisse le gouffre entre traditions ancestrales et désir d'émancipation. Car, dans la pièce d'à côté, les épouses s'amusent des (piètres) prouesses sexuelles de leurs maris... Contraste saisissant. D'autant que, au lendemain de la Berlinale, la fiction semblait avoir étrangement rejoint la réalité: l'actrice Sibel Kekilli s'attirait les foudres d'une certaine presse allemande pour avoir tourné dans des films pornographiques. Depuis, son père l'a reniée et sa soeur a coupé les ponts. Raphaële BOUCHET Le Courrier