La représentation du Turc dans le cinéma
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La représentation du Turc dans le cinéma
culture(s) De la risible... à l’irrésistible intégration ! La représentation du Turc dans le cinéma contemporain allemand L’étranger, c’est celui qui n’appartient pas à la société où il vit. C’est la représentation première, voire primaire. L’étranger est un marginal, un être en dehors de la société, au sens littéral et presque lexical du terme, un être a-social Dans notre corpus, c’est Gegen die Wand qui nous présente essentiellement cette figure, à travers le personnage de Cahit. Cahit c’est un être tourmenté, violent, non seulement envers les autres, mais aussi envers lui. Il essaie d’oublier la mort de son épouse dans la drogue et dans l’alcool. Totalement dépendant de l’alcool, il va même jusqu’à vider les verres laissés par les clients après un concert. Il a un petit boulot, celui de ramasseur de bouteilles (Gläsereinsammler) et de verres. Il survit aussi grâce à la générosité de son oncle. Convaincu que sa vie est sans issue, il tente de se suicider en précipitant sa voiture contre le mur. Il échoue et se retrouve en hôpital psychiatrique. Le film narre une longue descente aux enfers qui se terminera en prison, après l’homicide involontaire d’un de ses compagnons de bar. Il trouve, toutefois, la rédemption grâce à l’amour de Cibel On trouve aussi d’autres exemples de cette figure de l’étranger marginal dans Kebab Connection. Elle est incarnée par trois petits voyous, trois petits caïds aux petits pieds, qui vivent en vendant leur protection aux commerçants. Ils possèdent d’ailleurs tous les signes de leur caste : la grosse Mercedes, les bijoux en or très voyants, les vêtements copiés sur les rappeurs américains, et la syntaxe allemande plus que douteuse. Avec Süperseks, on change littéralement d’échelle, à la fois horizontalement et verticalement, avec le personnage corpulent d’Onkel Pacha. Onkel P. est un businessman, il est apparemment intégré (il possède une très grosse Mercedes) mais trempe dans des affaires interlopes, pour ne pas dire douteuses. Il est sans scrupule aucun, fait capoter l’affaire de son neveu pour pouvoir s’emparer de la maison familiale en Turquie, afin de mener à son terme un projet immobilier de grande ampleur, un Süperlukshotel !!! La figure de l’étranger, la plus inquiétante, c’est cette figure marginale, aux marges de la société, encline à la violence contre soi-même et contre les autres, malhonnête, amorale. À ses côtés, on trouve une figure plus sympathique, l’étrange étranger. L’étrange étranger L’étrange étranger est cette figure qui est culturellement et cultuellement différent. L’étranger d’origine turque est un Autre. Cette altérité repose sur deux aspects, d’une part sur le culte qu’il pratique, et, d’autre part, sur la culture qu’il possède. D’abord le culte. Le Turc dans les films est un Musulman. Et le musulman turc est représenté comme fervent. Dans Süperseks, le frère du héros, Tarik ne mange pas de porc, et jure sur Allah. Dans Gegen die Wand, le héros et son oncle s’inquiètent au moment de se présenter à la future belle-famille si les chocolats qu’ils offrent ne contiennent pas d’alcool... Tous respectent, même Onkel Pacha, la figure du Hadji, guide spirituel de la communauté. On retrouve ce respect de la figure du Hadji dans Kebab Connection. Les Turcs sont des fidèles pieux, fervents et qui blâment les hypocrites et les fidèles tièdes. Onkel Pacha se fait ainsi taxer de Gottlöser, d’incroyant, d’homme sans Dieu suite à son comportement sans scrupule. En outre, ce poussah, libidineux évidemment à souhait, a une lecture pour le moins particulière du Coran comme le montre le dialogue avec une hôtesse de la Sexline : « Je suis la Loi, je suis le Maître du monde. Ton âme appartient tout entier à Sultan. » On n’échappe parfois pas au clin d’œil. Elviz dans Süperseks, initialement propriétaire d’une discothèque fréquentée en majorité par des jeunes d’origine turque, offre comme premier prix à un concours de beauté un... mouton ! Utile dans les temps de Ramadan. Mais cet étrange étranger l’est aussi de par sa culture. En effet, le Turc a une culture exotique, qu’il entretient, qu’il conserve de par le contact avec la mère patrie. Un contact délivré par les chaînes satellites. Nos Turcs sont des Turcs cablés et branchés, et le satellite, comme chez les parents de Cibel entretient une continuité territoriale avec la patrie lointaine. De quoi est composée 45 accueillir no 246 Le cinéma est bel et bien un miroir de société, un media capable de refléter la société et ses dynamiques. L’intégration de communautés d’origine étrangère est une de ces dynamiques. Au moment où les Turcs semblent être de mieux en mieux intégrés à la société allemande, comme le montre l’érection des minarets des mosquées, à l’occasion d’un colloque organisé par la Cité Nationale d’Histoire de l’Immigration, Yohann Chanoir, Agrégé d’Histoire, a voulu s’interroger sur la manière dont le cinéma allemand traitait de cette intégration. Or, il apparaît que cette intégration 1 est d’abord présentée comme risible, puis, insensiblement, comme irrésistible. Un vrai paradoxe tant social que cinématographique. Quelles sont donc les composantes de cette représentation de l’intégration ? culture(s) accueillir no 246 46 cette culture ? Nos étrangers boivent du thé dans des verres en forme de tulipe, ou d’innombrables cafés, entre hommes, en commentant la presse. Gegen die Wand offre l’image d’un mariage typique turc, où l’on se trémousse sur les danses traditionnelles et où l’on accroche des billets de banque au corsage et au veston des heureux mariés. La danse apparaît comme un élément central de la culture de ces populations immigrées. Dans Süperseks, la nièce du héros va dans des cours de danse du ventre, tandis qu’Anna, la belle héroïne, apprend la danse du sabre. Et le Turc mange des croissants. Belle inversion en guise du clin d’œil de ce rite gastronomique inventée par les boulangers viennois pour célébrer la défaite des armées turques devant Vienne en septembre 1683. Mais cette culture est aussi très moderne, très globale et en même temps très tribale. Le Turc aime le football. Et une seule équipe a ses faveurs. Galatasaray. Il s’agit presque d’une équation, presque, sans jeu de mots, d’une identité remarquable. Tarik le frère du héros de Süperseks arbore une écharpe du club stanbouliote. Dans Gegen die Wand, on entend un groupe d’hommes disserter sur les perspectives assurées pour Galatasaray d’obtenir le titre de champion de Turquie à la fin de la saison. Bref, un univers exotique illustré par une langue colorée qui parfume la langue allemande de sonorités nouvelles, de mots nouveaux ou tronqués. Le Turc est donc, de par sa culture et de par sa religion, un étrange étranger. Et cet étrange étranger, ô fallacieuse apparence des choses, peut se révéler une étrangère. Car, l’étranger d’origine turque se décline au féminin. Un étranger qui se décline au féminin La femme d’origine turque est dans nos films encore représentée comme soumise à l’homme. Rien ne se fait sans le regard de l’homme, que cet homme soit le mari, le père, le frère, le petit ami. La subordination semble manifeste. Gegen die Wand avec Cibel nous offre un exemple de cette sujétion. Elle ne peut supporter le corset des traditions qui l’empêche de vivre comme elle le désire. Elle est brimée dans le cercle de la famille et même au-delà. Elle relate ainsi que son nez fut brisé par son frère, le jour où il l’a vue dans la rue main dans la main avec un garçon. Le frère épouse ainsi le stéréotype du frère qui veille à l’honneur (entendez virginité) de sa sœur et à la réputation de sa famille. Elle ne peut fumer en présence des hommes. Or, Cibel veut vivre. « Ich will leben, ich will tanzen, ich will ficken 2 » proclame-t-elle ! Pour elle, l’aliénation est donc familiale avant d’être sociale. Son personnage est une allusion directe à la première génération de Turcs installés en Allemagne. Ils provenaient de régions rurales, où les traditions de subordination de la femme à l’homme sont le plus marquées. Ils ont transplanté ces traditions sur le sol allemand. Si ce socle de traditions est confortable pour un homme (les copains de son frère se flattent de leurs relations sexuelles hors mariage), il s’avère plutôt délétère pour les jeunes et les moins jeunes femmes. À la fin de Gegen die Wand, lorsque la famille apprend la vérité sur ce mariage de façade, le frère veut la supprimer, parce qu’elle a souillé le nom. Son père lui brûle toutes les photos de sa fille, un meurtre symbolique... Le réalisateur de Süperseks a aussi illustré cet état de dépendance mais par la voie comique. Lorsqu’Elviz fonde sa firme de Hotline, il recrute des hôtesses. Or, toutes les candidates se présentent à l’entretien d’embauche accompagnées de leurs maris, ou de leurs frères, voire de leurs fils... Les films du corpus proposent donc trois grandes figures de l’Étranger turc dans la société allemande. D’une part, l’étranger marginal, d’autre part, l’étrange étranger, et, enfin l’étranger au féminin. Cet étranger est toutefois intégral dans la société allemande. Le truc une figure de l’étranger soumise au défi de l’intégration La voie la plus traditionnelle est celle du commerce. Et le commerçant turc est d’abord et avant tout un vendeur de Kebabs... L’oncle d’Ibo dans Kebab Connection en est un. Son magasin porte d’ailleurs un nom emblématique, King of Kebab... Car si tout les Turcs ne s’appellent pas Ali, pour paraphraser en le contredisant un sous-titre d’un film allemand de Fassbinder en 1974 3, tous les Turcs mangent et font du Döner Kebab. Un plat si répandu, si consommé, si apprécié, que pour certains Allemands aujourd’hui, il s’agit d’un plat... allemand. Mais le Döner Kebab aussi bon soit-il, n’épuise pas toute la cuisine turque. Et on découvre au hasard des films tout l’éventail des plats turcs. La restauration est donc une des modalités pour s’intégrer. Mais elle n’est pas la seule. Süperseks nous fait ainsi entrevoir le monde bruissant de la boutique et de l’échoppe tenues par des Turcs, vendeurs de légumes, coiffeur... toute cette petite bourgeoisie entrepreneuriale d’origine turque. Dans Gegen die Wand, Yilmaz le frère tient un garage. Il existe aussi des réussites plus éclatantes. Le père d’Anna dans Süperseks est un médecin et dirige une clinique. Aux côtés de cette modalité, on trouve une autre modalité traditionnelle, le mariage ou la cohabitation avec un(e) ressortissant(e) de l’État où l’on se trouve. Elviz a ainsi une petite amie allemande. Il est entre deux mondes, un monde turc, et un monde allemand, dont il est le trait d’union. Son père acceptant qu’il sorte avec une Allemande mais à la condition sine qua non qu’il ne la mette pas enceinte. La nature trouvant toujours son chemin, et encore plus souvent dans le monde du cinéma, sa petite amie tombe naturellement enceinte. Une nouvelle qu’il a du mal à assumer, et qu’il tente même de repousser. Il est progressivement happé, et intégré par ses responsabilités de père. Cette acceptation de la paternité, qui passe par des scènes cocasses comme le changement d’une couche (âmes sensibles s’abstenir !) lui assure le succès de ses ambitions cinématographiques et lui assure son intégration définitive dans la société allemande. Dans Kebab Connection, dans Süperseks, l’intégration passe certes par le business, mais un business des plus incongrus, pour ne pas dire des plus loufoques. Elviz dans Süperseks invente la première Hotline turque de toute l’Allemagne. Il s’agit donc de proposer des dialogues coquins, des entretiens érotisés en turc, pour des Turcs avec des hôtesses turques. Elviz turquise la soif de sexe, en insistant sur le nécessaire patriotisme du désir sexuel. Fi de ces amours mercenaires, dialoguez coquin mais en turc !! Dans Kebab Connection, Ibo fait des spots publicitaires pour des restaurants, d’abord turc puis grec. Ces spots n’ont rien des spots classiques. Ils sont inspirés par les films hollywoodiens de gangsters ou les films de Kung-fu de Bruce Lee et sont d’ailleurs de véritables petits court-métrages. D’ailleurs Elviz veut réaliser le premier film de Kung-fu allemand de l’histoire du cinéma. Sans jeu de mots encore une fois, quoique... ces spots ne sont pour lui qu’alimentaires ! Or, ces activités totalement saugrenues s’avèrent d’insolentes réussites commerciales. Les spots d’Ibo sont attendus comme des grandes superproductions hollywoodiennes. À la fin de ses pérégrinations, Le cinéma contemporain allemand nous présente donc le Turc comme un étranger à la figure plurielle. Mais cet étranger peut et sait s’intégrer, que ce soit de manière éclatante ou conventionnelle ou silencieusement. L’intégration, présentée comme risible devient ainsi irrésistible. À noter toutefois que Gegen die Wand est le seul film à montrer aussi que l’intégration parfois échoue. Cibel doit partir en Turquie Yohann Chanoir Agrégé d’Histoire Enseignant en classe européenne de langue allemande culture(s) recommencer une nouvelle vie. Ce retour, non pas au pays, mais aux racines, est une modalité envisagée, selon un sondage de 2001 en Allemagne par presque 20 % des Turcophones, pas toujours suite à un échec. Le retour au pays, comme dans Gegen die Wand peut s’effectuer après avoir amassé un petit pécule, comme l’illustre l’exemple du chauffeur du taxi qui emmène Cahit à Istanbul retrouver la Belle de ses mille et une nuits passées en prison... On peut aussi, on doit aussi, s’interroger sur le statut de ces représentations ? Reflètent-elles la manière dont les Allemands voient les Turcs s’intégrer ou montrentelles les représentations allemandes travaillées par des réalisateurs d’origine turque dans le but de les dénoncer ou de les tancer ? 47 ----1 Notre corpus est composé de trois films, deux comédies (Kebab Connection, Süperseks), et une tragédie (Gegen die Wand). 2 « Je veux vivre, je veux danser, je veux baiser ! » 3 Angst essen die Seele, titre original. reportage photographique L’immigration – 100 Clichés Deutschlandluft macht frei pourrait-on dire pour reprendre et adapter un dicton médiéval. Des étrangers profitent de leur présence dans une société allemande, qui est plus ouverte. Ce sont les femmes qui nous offrent le mieux cette modalité d’intégration. La femme de Tarik, dans Süperseks, sort seule, vêtue d’une mini-jupe, et d’un corsage diaphane. Pour elle, le foyer n’est pas une prison. Devant les remarques de son mari, elle lui assène un terrible « Je ne veux pas d’un Khomeyni au lit ! ». Anna, toujours dans le même film, refuse un mariage arrangé par son père avec un médecin prometteur, d’origine allemande. Elle veut mener sa vie et oppose à la raison des affaires et des stratégies familiales la souveraine raison du cœur. Süperseks montre aussi le nouveau statut qu’ont acquis ces femmes. Lorsqu’Onkel Pacha fait capoter une fois encore l’affaire de son neveu en dévoilant à tous que sa firme informatique est une vulgaire Hotline, les femmes devant l’intrusion des hommes qui désirent tout casser pour se venger d’avoir été découverts dans leurs turpitudes par Elviz, se révoltent et se battent comme des chiffonnières. La femme étrangère d’origine turque peut avoir du caractère et des arguments frappants. Cibel tente aussi cette intégration, par un faux mariage avec Calit, pour pouvoir échapper à la famille et à l’oppression des traditions, pour sortir le soir, avoir de multiples aventures sexuelles mais finit brisée par cette double vie et tombe finalement amoureuse de son soi-disant mari... La société allemande offre donc une chance pour ces femmes, jeunes et moins jeunes, de s’émanciper. accueillir no 246 Ibo obtient même un contrat avec un producteur important. La Hotline d’Elviz est une réussite exemplaire, qui dégage des profits notables et substantiels, qui lui permet de rembourser ses dettes très rapidement. L’intégration, même sous des auspices loufoques, est possible et même éclatante. Est-ce un moyen, toutefois, de souligner que la vraie intégration est plus problématique ? Dernière voie possible dans notre corpus, l’intégration résultat de la seule présence en Allemagne. © Salah Jabeur / AIDDA