Analyse comparative des images
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Analyse comparative des images
art SANAT Analyse comparative des images de l’immigration turque dans le cinéma allemand et de l’immigration maghrébine dans le cinéma français Julien GAERTNER UNIVERSITÉ NICE-SOPHIA ANTIPOLIS CENTRE DE LA MÉDITERRANÉE MODERNE ET CONTEMPORAINE lllllllll E n 2006, le Festival de Cannes consacre le film français Indigènes1. Il y reçoit le prix d’interprétation masculine pour ses cinq acteurs principaux mais bénéficie surtout d’une importante couverture médiatique qui fait écho à sa récupération politique. Le film rouvre en effet une cicatrice dans l’opinion publique en soulignant l’injustice profonde qui frappa les combattants nord-africains durant le second conflit mondial, puis le traitement que leur réserva l’Etat français une fois le conflit terminé. Un an plus tard, au mois de mai 2007, le cinéaste allemand d’origine turque Fatih Akin, toujours au Festival de Cannes dont il est devenu l’un des habitués, reçoit le prix du scénario pour son long-métrage De l’autre côté2. La rumeur cannoise avait même laissé entendre, quelques heures avant le palmarès, que la Palme d’Or allait être tendue à cet ancien acteur passé à l’écriture et à la réalisation il y a une dizaine d’années3. Au cœur de l’actualité cinématographique internationale, ces films français et allemands abordent les thèmes de l’immigration, de l’appartenance à la nation et de l’identité. Ils marquent, dans chacun des cas, la prégnance d’un questionnement sur la place de l’étranger immigré dans la société. Cette première observation, ainsi que le discours développé dans ces deux productions vont nous permettre de dégager le développement majeur de notre analyse, à savoir le rapport aux origines et à la terre d’accueil et plus particulièrement dans le film Indigènes côté français puis dans l’œuvre de Fatih Akin pour le cinéma allemand. Ces deux films récompensés à Cannes illustrent aussi un mouvement profond qui se dessine dans chacun de ces cinémas. Dans le cinéma français, Indigènes va de pair avec l’arrivée sur grand écran de la guerre d’Algérie en tant que sujet à part entière, en même temps qu’un débat politique sur les sujets de la colonisation et de la repentance dans lequel les contradictions ne manquent pas. Il confirme aussi une nouvelle donne pour les réalisateurs issus de l’immigration maghrébine et le cinéma dit « beur », auquel s’est substitué le cinéma dit « de banlieue » depuis le milieu des années 1990. En Allemagne, le film de Fatih Akin récompensé à Cannes affirme ce réalisateur comme le porte-drapeau d’une génération de metteurs en scène et d’acteurs allemands d’origine turque, une génération pour laquelle le thème du rapport à la terre d’origine est un questionnement récurrent. Ainsi, en Allemagne comme en France, depuis une décennie, de nouvelles images de l’immigration apparaissent. Afin de les cerner au mieux, nous proposons d’étudier dans un premier temps la relative symétrie selon laquelle ces deux cinématographies ont pu évoluer sur la question de la représentation des immigrés. Film français (2006) de Rachid Bouchareb avec Jamel Debbouze, Roschdy Zem, Sami Bouajila, Samy Naceri. 2 Film allemand (2007) de Fatih Akin avec Baki Davrak, Patrycia Ziolkowska, Hanna Shygulla. Titre original : Auf der anderen seite. 3 Le Nouvel Observateur, entre autres journaux, écrit à ce sujet : « Un parfum de Palme germano-turc a flotté mercredi 23 mai sur la Croisette, avec «De l’autre côté», du réalisateur Fatih Akin. Le film a été montré le matin à la presse avant sa présentation officielle dans la soirée. Très applaudi, le long-métrage est un candidat sérieux au palmarès de dimanche prochain. » 1 SCÈNE DU FILM « INDIGÈNES », (DE GAUCHE À DROITE) AVEC SAMI BOUAJILA, SAMY NACERI, ROSCHDY ZEM ET JAMEL DEBBOUZE. Mais cette symétrie sera bousculée, dans chacun des cas, au milieu des années 1990. Une période charnière se révèle avec l’émergence de ces nouvelles images, conséquence de l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes qui les renouvellent au travers d’une mise en scène répondant de plus en plus aux standards internationaux. Ce thème constituera la deuxième étape de notre développement. Film allemand (2004) de Fatih Akin avec Sibell Kekilli, Birol Ünel, Caterin Striebeck. 4 Nous l’avons signalé auparavant, le rapport aux origines et à la terre d’accueil va constituer l’aboutissement de notre réflexion dans un troisième mouvement. C’est en 2003, avec la sortie de Gegen die Wand4 (traduit Head-on pour l’export) et l’émergence du réalisateur Fatih Akin, que le cinéma allemand voit s’engager en son sein une réflexion sur la place de l’immigré turc dans la société, un immigré tiraillé entre ses racines et les valeurs occidentales. En France, c’est le film Indigènes qui en 2006, évoque de façon moins directe que ne le font les films de Fatih Akin, ce débat dans le discours cinématographique notamment au travers du personnage interprété par Jamel Debbouze. En dernier lieu, nous essaierons de tirer les principaux enseignements de cette analyse comparative et d’évaluer dans quelle mesure le septième art peut préfigurer ou tout au moins laisser percevoir le rapport des sociétés françaises et allemandes aux immigrés et à leurs descendants. Mais avant de nous lancer dans cette réflexion et d’entrer dans le cœur de notre développement, il paraît important de faire remarquer que l’analyse de film est un exercice difficile car nous savons bien que la vérité est multiple suivant l’angle à partir duquel nous regardons la réalité, et qu’il en va de même lorsqu’il s’agit de regarder une fiction. Cependant, la récurrence de la représentation ou d’une idée permet de donner sens à une argumentation, et c’est donc sur cet élément essentiel que cette réflexion a été menée. Afin de procéder au mieux à cette analyse comparative, il nous a fallu opérer des choix dans une filmographie riche qui court sur quarante années de production. Si nous nous concentrerons sur les long-métrages les plus récents, c’est parce que ces derniers, dans les sujets qu’ils traitent, nous paraissent marquer, depuis le milieu des années 1990, des différences importantes sur des problématiques majeures. Il s’agira donc d’être assez convaincant pour justifier ces choix. Une évolution symétrique (1974-1995) Les imaginaires français et allemands, si nous nous arrêtons un instant sur leur filmographie, fonctionnent sur une parallèle intéressante. En effet, même si nous ne proposons ici qu’un aperçu très schématique à l’intérieur duquel de nombreuses nuances peuvent être observées, ces imaginaires ont fonctionné selon un parcours similaire durant une vingtaine d’années. Ces images de l’immigration au cinéma sont apparues au début des années 1970, quelques années après l’arrivée de ces travailleurs sur le sol européen. Le septième art, miroir de la société, s’en est fait l’écho et de chaque côté du Rhin s’est imposé un filmréférence sur le sujet : Dupont Lajoie5 pour le cinéma français et Tout les autres s‘appellent Ali6 (bien que le personnage principal soit ici marocain) pour le cinéma allemand. Une décennie plus tard, au milieu des années 1980, ces deux cinémas sont à nouveau secoués par un film majeur, film tourné cette fois-ci par un réalisateur immigré : Le Thé au Harem d’Archimède7 de l’algérien Mehdi Charef sorti en 1985 pour la France (un film déjà très politisé et qui préfigure dans une certaine mesure le succès d’Indigènes), et Quarante Mètres Carrés d’Allemagne8, du turc Tevfik Baser, diffusé l’année suivante en Allemagne. Cette analogie, nous pouvons la poursuivre un peu plus avec, à la fin des années 1980, deux films qui se distinguent de part et d’autre de la frontière, longs métrages qui jouent cette fois-ci sur les stéréotypes et les oppositions culturelles. Dans Yasemin9 de l’Allemand Hark Bohm, sorti en 1988, puis dans L’Union Sacrée10 d’Alexandre Arcady, les immigrés sont la cible de tous les clichés. L’opposition entre deux cultures est clairement énoncée et ce grâce à quelques arrangements avec la réalité, arrangements qui font que ces films de fictions deviennent des objets d’étude particulièrement intéressants. Nous pensons notamment aux islamistes algériens dans L’Union Sacrée, fonctionnaires de Film français (1975) d’Yves Boisset avec Jean Carmet, Pierre Tornade, Ginette Garcin, Mohamed Zinet. 6 Film ouest-allemand (1974) de Rainer Werner Fassbinder avec Brigitte Mira, El Hedi Ben Salem, Barbara Valentin. Titre original : Angst essen Seele auf 7 Film français (1984) de Mehdi Charef avec Kader Boukhanef, Rémi Martin, Laure Duthilleul. 8 Film ouest-allemand (1986) de Tevfik Baser avec Özay Fecht, Yaman Okay, Demir Gökgöl, Mustafa Guelpimar. Titre original : 40 Quadratmeter Deutschland. 9 Film ouest-allemand (1988) de Hark Bohm avec Ayse Romey, Uwe Bohm, Sener Sen, Ilhan Emirli. 5 SCÈNE DU FILM Film français (1989) d’Alexandre Arcady avec Patrick Bruel, Richard Berry, Bruno Crémer. 11 Film français de Mathieu Kassovitz (1995) avec Saïd Taghmaoui, Vincent Cassel, Hubert Koundé. 12 Film allemand de Fatih Akin (1998) avec Mehmet Kurtulus, Aleksandar Jovanovic, Adam Bousdoukos, Regula Grauwiller. Titre original : Kurz and Schmerzlos. 10 « LA HAINE», AVEC DE GAUCHE À DROITE VINCENT CASSEL, SAÏD TAGHMAOUI ET HUBERT KOUNDÉ. l’Ambassade d’Algérie en France, qui y importent une drogue fatale dès la première prise. Or, il n’est pas nécessaire d’avoir une grande expérience avec la drogue pour savoir que celle qui vient du Maghreb n’est habituellement pas si néfaste. Enfin, cette importation d’une drogue qui fonctionne comme une véritable épidémie puisqu’une vague d’overdoses frappe le pays, donne l’image d’immigrés (puisque les fonctionnaires de l’Ambassade sont relayés par des revendeurs d’origine maghrébine) dont la volonté affirmée est la mort du plus grand nombre possible de français. Cette opposition est aussi très prononcée dans Yasemin où la jeune héroïne mène une double-vie entre d’une part la pression du patriarche et des traditions au domicile familial, puis d’autre part sa volonté de vivre comme ses camarades allemands, ce qu’elle réalisera au final en fuyant à l’arrière la selle de son petit ami. Le dernier aspect symétrique, à nos yeux, dans l’évolution de ces deux cinémas, est celui de la popularisation du thème de l’immigration par de jeunes réalisateurs ayant recours à une mise en scène adaptée aux standards internationaux et échappant aux conventions des cinématographies nationales. Nous pensons plus particulièrement à Mathieu Kassovitz qui, en 1995, dans La Haine11, évoque le phénomène d’exclusion et met en scène trois jeunes banlieusards aux origines différentes (un arabe, un juif et un noir). La Haine aura quelques années plus tard son alter-ego allemand avec Short Sharp Shock12 de l’inévitable Fatih Akin en 1998 dont les personnages sont trois amis d’origine turque, serbe et grecque. Dans chacun de ces films, la musique est omniprésente dans la narration et les efforts de réalisation les rapprochent clairement du cinéma américain dont Mathieu Kassovitz et Fatih Akin reconnaissent d’ailleurs l’influence. Mais ce dernier point commun ne doit pas masquer les bouleversements qui apparaissent au milieu des années 1990, période pendant laquelle ces deux cinématographies vont peu à peu prendre des chemins différents, phénomène dont nous allons essayer d’analyser les causes. Une période charnière (1995-2003)13 Les références chronologiques de cette deuxième partie de notre développement font référence, pour l’année 1995, à l’apparition dans le cinéma français du film dit « de banlieue », qui vient se substituer au cinéma « beur », puis pour 2003, à la sortie du film Gegen die Wand qui affirme l’influence de l’immigration turque dans le cinéma allemand. Le cinéma « beur » nait au milieu des années 1980 avec Mahmoud Zemmouri et Mehdi Charef comme figures de proue. Mais ce genre ne rencontrera jamais un large public, ce qui, dans l’industrie cinématographique, met rapidement un terme aux possibilités de financements. Ce cinéma avait essentiellement bâti son discours sur le fait qu’il soit un cinéma fait par la communauté, sur la communauté et donc pour la communauté. Mais avec La Haine, puis Raï14 et Ma 6té va crack-er15, le cinéma français prend un tournant qui aura des conséquences sur les représentations de l’immigré maghrébin. Car le succès de ces films, dont certains ont été produits hors des circuits de financement traditionnels, fait réagir les producteurs français. L’immigré maghrébin, peu représenté sur grand écran, a eu une descendance qui fréquente les cinémas16. Des héros à l’image de cette jeunesse d’origine immigrée vont donc apparaître dans les salles obscures. Cela sera d’autant plus judicieux qu’à cette même période se développent des multiplexes à la périphérie des grands centres urbains, raison supplémentaire pour essayer d’attirer ces nouveaux spectateurs. La série des films Taxi17, dont les quatre épisodes réuniront le chiffre faramineux de plus de vingt millions d’entrées en salles, sera l’expression ultime de ce nouveau marketing cinématographique avec un héros taillé sur mesure pour plaire à la jeunesse des banlieues tout en évitant de faire fuir les spectateurs français dits « de souche ». Grâce à deux facteurs finement analysés par les producteurs du septième art national, les acteurs d’origine maghrébine trouvent de plus en plus de rôles sur grand écran même si ceux-ci sont au prix que le cinéma Sur ce sujet particulier, nous nous appuyons sur des travaux antérieurs : GAERTNER Julien, Aspects et représentations du personnage Arabe dans le cinéma français : 1995-2005, retour sur une décennie, Revue Confluences Méditerranée, n°55, 2005. 14 Film français de Thomas Gilou (1995) avec Samy Naceri, Mustapha Benstiti, Tabatha Cash. 15 Film français de Jean-François Richet (1997) avec JeanFrançois Richet, Arco Descat, Jean-Marie Robert. 16 Nous nous référons là aussi à un travail précédent : GAERTNER Julien Le préjugé se vend bien. Arabes et Asiatiques dans le discours cinématographique français, Revue Migrations et Société, 13 fait dire à un critique allemand que « le nouveau cinéma allemand est Turc18. » Cette génération de cinéastes va bientôt être dominée par l’omniprésence et le succès international de Fatih Akin qui en devient le porte-drapeau. Primé un peu partout à travers le monde pour son travail, il reçoit, dès son premier long-métrage, de prestigieuses récompenses19. L’œuvre du réalisateur originaire d’Hambourg prend un nouvel essor avec la sortie de Gegen die Wand, film qui affirme chez lui un thème de prédilection, celui du rapport aux origines. Avec 800.000 entrées en Allemagne, il s’assure la possibilité de se lancer confortablement dans de nouveaux projets. Mais au-delà de ce succès en salles, la notoriété internationale de Fatih Akin se consolide avec, toujours pour Gegen die Wand, l’Ours d’or de la Berlinale, le prix du meilleur film allemand et enfin du meilleur film européen. En 2005, il présente son documentaire Crossing the bridge : the Sound of Istanbul20 hors-compétition au Festival de Cannes dont il est aussi membre du jury. Véritable ode à la ville d’Istanbul, à sa créativité musicale ainsi qu’à son hybridité culturelle, ce documentaire sur lequel nous reviendrons en conclusion glorifie le multiculturalisme et affirme, comme l’indique son titre, cette ville turque comme un pont et non comme une frontière entre Europe et Asie Mineure. n°109, janvier 2007. 17 Films français sortis entre 1998 et 2006 avec Samy Naceri et Frédéric Diefenthal. 18 KULAOGLU Tuncay, Der neue Deutsch Film ist Türkisch? Eine neue Generation bringt leben in die filmlandschaft, Filmforum, Février-Mars 1999. 19 Short Sharp Shock (Titre original : Kurz und Schmerzlos, 1998) a reçu le Léopard de Bronze à Locarno et le Prix du meilleur réalisateur jeune du Festival du Film de Bavière. 20 Film documentaire allemand de Fatih Akin (2005). exige et de ce que nous appellerons un « marketing intégrationniste ». Dans le cinéma allemand, cette période correspond à l’émergence de cinéastes d’origine turque. Depuis le documentaire de Yüksel Yavuz, Mein Vater, der Gastarbeiter, sorti en 1994, le nombre de réalisations s’accroît rapidement et avec Buket Alakus, Kutlug Ataman, Thomas Arslan et l’inévitable Fatih Akin, le cinéma allemand change véritablement de visage. A ces auteurs, viennent s’additionner de nombreux acteurs et actrices qui dessinent dans le paysage cinématographique un courant innovant et En moins de dix ans Fatih Akin est donc rentré dans le cercle très fermé des habitués des festivals. Cette stature internationale semble justifiée car son œuvre forme un ensemble cohérent et soulève des thèmes auxquels le public est devenu sensible : le déracinement, l’exil, le manque de repères culturels ou la tension entre deux cultures. Mais le point fort de Fatih Akin - qui sera aussi celui du film Indigènes - c’est sa capacité à rendre ces sujets plus cinématographiques qu’ils ne l’avaient été jusqu’à présent, à la manière de ce qu’a su faire Mathieu Kassovitz dans La Haine. Le rapport aux origines et à la terre d’accueil : rédemption et droit du sang (2003-2007) Notre première observation sur cette analyse comparative, nous l’avons souligné en introduction, a été établie entre Indigènes et De l’autre côté dont les similitudes nous ont paru pouvoir être le point de départ d’une étude intéressante. Le premier secoue non seulement le paysage cinématographique français mais aussi la conscience du public en évoquant la dette de la nation envers les anciens combattants nord-africains. Le second, dans la lignée des précédentes réalisations de Fatih Akin, creuse le problème d’une identité tiraillée entre deux cultures. Cette analogie est un sujet qui aurait mérité un traitement plus approfondi mais dont nous allons essayer de dégager les principaux arguments. Dans Indigènes, le comique et comédien Jamel Debbouze interprète le personnage de Saïd. Comme chacun des quatre acteurs principaux, il va y représenter sa part d’histoire (au risque d’être parfois caricatural), tel le Caporal Abdel Kader dont les prises de position et l’ambition politique préfigurent les mouvements de décolonisation. Saïd, nous allons le percevoir dans les dialogues, devient un porte-parole, celui d’une prise de position voulant que les efforts des combattants venus d’Afrique du Nord légitiment la présence de leurs descendants en métropole. C’est avec son personnage que s’ouvre le film, mise en scène qui lui confère d’ores et déjà une dose d’intérêt supplémentaire. Nous sommes dans un village algérien, dont le chef exhorte les hommes à s’engager volontairement (un sujet qui peut faire débat) : « Il faut libérer la France de l’occupation allemande ! Notre sang lavera le drapeau français ! », crie-t-il à ceux qui n’hésitent pas à monter dans les camions de l’armée française. Malgré les craintes de sa mère, Saïd veut en être, décidé à fuir la misère de son village comme il l’expliquera plus tard au Caporal Abdel Kader. Il aura une autre explication pour sa mère : « Je veux aider la France » lui affirme-t-il simplement. Nous noterons, toujours dans cette première scène, la seconde contradiction du film avec un personnage parti aider un pays qui l’a laissé dans la misère et a fait souffrir sa mère. La suite du film va nous en apprendre un peu plus sur les motivations de Saïd. A son arrivée en France, en Provence, il s’agenouille et s’extasie sur la terre, ce qui fait dire en arabe à son ami Messaoud, interprété par Roschdy Zem : “La terre de France est meilleure.” Traduction de l’auteur. 21 SCÈNE DU FILM « SHORT SHARP SHOCK », AVEC DE GAUCHE À DROITE MEHTMET KURTULUS ET ADAM BOUSDOUKOS© WUESTE FILMPRODUKTION 21 Quelques instants plus tard, à leur arrivée dans un village, Saïd raconte ses exploits à une jolie française, exalté par sa première bataille. Il lui assure ensuite : « Je libère un pays, c’est mon pays ! Même si j’ai jamais vu avant ! C’est mon pays ! » NAFICY Hamid, An accented cinema : Exilic and Diasporic filmmaking, Princeton University Press 23 Une analyse intéressante des films de Fatih Akin a été réalisée par BERGHAHN Daniela, No place like home ? Or impossible homecomings in the films of Fatih Akin, New cinemas: Journal of Contemporary Films, Volume 4-Numéro 3, 2006. 24 Film allemand de Fatih Akin (2002) avec Vincent Schiavelli, Moritz Bleibtreu, Barnaby Metschurat. 25 Film allemand de Fatih Akin (200) avec Moritz 22 Ce qui peut donc surprendre dans le personnage de Saïd, c’est cette légitimation de la présence de l’immigration maghrébine sur le sol français par le droit du sang, un thème qui n’est habituellement pas abordé au sujet de l’immigration maghrébine. La participation à la libération justifierait ainsi le phénomène migratoire du Maghreb vers la France. Il s’agit là d’un point sur lequel nous reviendrons en conclusion. Enfin, nous signalerons que l’un des effets remarquable du film Indigènes qui n’a jusqu’ici pas été soulevé, provient du fait que le film procède à un renversement des valeurs traditionnelles du cinéma français dans sa représentation du guerrier arabe dans la mesure où le combattant maghrébin, jusque-là resté dans les méandres de la représentation coloniale (démasculinisation et féminisation de son comportement), réapparaît pour devenir un acteur glorieux de la libération. Si Indigènes souligne un rapport singulier à la terre d’accueil, les films de Fatih Akin, comme l’a relevé le chercheur Hamid Naficy22, se concluent pour leur part bien souvent sur un périple vers la Turquie, dans une quête de rédemption par les origines… une rédemption qui s’avèrera souvent illusoire. Ce scénario récurent est l’essence de Gegen Die Wand, où le personnage principal, un homme d’une trentaine d’années qui mène une vie dissolue et autodestructrice en Allemagne, repart transformé et serein vers son village natal, Mersin, et ce après bien des épreuves dont celle de la prison. Du propre aveu du réalisateur, ce film est l’affirmation d’un fil conducteur dans son œuvre : l’expérience d’un immigré loin de ses racines et de la possible rédemption par celles-ci23. En effet, le scénario de Gegen die Wand apparaît comme la synthèse de ses longs métrages précédents, Solino24 et Short Sharp Shock qui relatent des histoires sur l’exil et la terre d’origine, mais aussi d’Im Juli25, un longmétrage plus léger. A partir de Gegen die Wand, Fatih Akin, qui jusqu’alors minimisait l’influence de ses origines turques dans ses créations, reconnaît que la préoccupation d’un retour aux origines fait partie des interrogations majeures de son œuvre26. Son premier long-métrage Short Sharp Shock, sorti en salles en 1998, est une synthèse entre le Mean Streets27 de Martin Scorsese (dont le sujet est l’immigration italienne aux Etats-Unis) et La Haine de Mathieu Kassovitz, et ce à la fois d’un point de vue formel et scénaristique. Mais différence notable, le film d’Akin n’évoque aucun type de ségrégation de la part de la société allemande à l’encontre des protagonistes, contrairement à La Haine qui fait de cette mise à l’écart le sujet central du film. Cependant, comme dans Mean Streets, ces immigrés sombrent dans la délinquance. Le personnage de Gabriel, le jeune immigré d’origine turque, sort de prison et tente d’échapper au milieu qui l’entoure. Il essaie aussi de protéger sa sœur des traditions familiales et de la pression morale de leur père. Afin de refaire sa vie loin de la corruption qui l’entoure, Gabriel rêve d’une Turquie à la fois traditionnelle et occidentalisée, qui puisse correspondre à ses attentes et à ses influences culturelles. Dans son long-métrage suivant, Solino (le seul dont il ne soit pas l’auteur du scénario), Fatih Akin évoque la vie d’une famille italienne qui quitte son village pour s’installer à Duisbourg et mener une vie prospère. Si les deux enfants s’intègrent parfaitement, et que la famille sort de sa condition ouvrière grâce à l’ouverture de la première pizzeria de la ville, la mère tombe gravement malade et seul un retour vers Solino, le village natal, la sauvera de la mort. L’un de ses fils l’accompagne et trouve lui aussi le bonheur en Italie auprès d’un amour d’enfance bien plus dévoué que son ancienne petite amie allemande. Dans Im Juli, ce thème est à nouveau évoqué et Fatih Akin nous entraîne dans une comédie romantique agréable sur le mode du road-movie, à nouveau entre l’Allemagne et la Turquie, avec cette fois-ci un aspect rédempteur pour un jeune professeur allemand en quête d’amour. Mais pour le réalisateur, la réalité est parfois moins rose que dans cette comédie et sa doublenationalité pose problème,28 car celui-ci doit toujours son service militaire à la Turquie mais déclare : « Je dois faire le service militaire en Turquie mais je ne le veux pas. Bleibtreu, Christiane Paul, Branka Katic. 26 BERGHAHN Daniela, op. cit. 27 Film américain de Martin Scorsese (1976) avec Robert de Niro, Harvey Keitel, David Proval. 28 C’est ce que révèle le site turc d’information Savas Karsitlari : http:// www.savaskarsitlari.org/ arsiv.asp?ArsivT ipID=5&ArsivAnaID=41184. Traduit du turc par TANELI Özge Basak, de l’Université Nice-Sophia Antipolis. force de son œuvre, le métissage des identités culturelles. Cette idée est d’autant plus intéressante chez cet ancien acteur qui a cessé de jouer en 1994, n’ayant plus « la volonté d’interpréter le stéréotype turc dans des films où l’immigré n’apparaît que sous un seul aspect : un problème.31 » Vers quel type de représentations Ce thème de l’autre côté a déjà été évoqué en France avec le film de Dominique Cabrera, De l’autre côté de la mer (1997) avec Roschdy Zem et Claude Brasseur. 30 Frankfurter Allgemeine Zeitung, édition du 26/09/2007. Traduction de l’auteur. 31 Cité par BERGHAHN Daniela, op. cit. 32 Voir l’article de BENYAHIAKOUIDER Odile, Un cinéma allemand à têtes turques, Libération, édition du 8 janvier 2003. 33 Film allemand (2007) de Detlev Buck avec David Kross, Jenny Elvers, Erhan Emre. Titre original : Knallhart. 29 S’ils m’y obligent je peux renoncer à mon passeport turc. » A ces quatre fictions vient s’ajouter le récent De l’Autre côté29 à propos duquel le journal Frankfurter écrit que « Fatih Akin parvient à raconter l’expérience de l’éloignement de telle manière qu’il devient impossible de la définir seulement en termes culturels.30 » En effet, ce film prend un ton plus universaliste et humaniste que les précédents malgré des personnages en quête de repères et à nouveau tiraillés entre Allemagne et Turquie, entre droit du sol et droit du sang. Enfin Fatih Akin, avec Crossing the bridge : the sound of Istanbul, utilise le genre du documentaire, peut-être plus indiqué que la fiction, afin d’exprimer ce qui est l’idée- Le stéréotype et le préjugé, si nous les avons peu abordés jusqu’ici, restent présents sur les écrans français et allemands32. Le récent film Les enragés33 du réalisateur allemand Detlev Buck en est un exemple frappant. Michael, un adolescent, est brutalement projeté des beaux quartiers de Berlin vers la banlieue. Dès son arrivée au collège, il est victime de la violence d’Erol, un jeune d’origine turc. Il passera ensuite sous la coupe protectrice de Hamal, qui utilise son aspect de jeune homme propret afin de faire prospérer son trafic de drogue. Il est donc ici question d’une image de l’immigré délinquant, fauteur de troubles à l’instar de ce que le cinéma français a pu produire en masse durant les années 1980. Les personnages turcs cités sont d’ailleurs particulièrement caricaturaux dans la mesure où Erol fait preuve non seulement de violence mais aussi de barbarie (il filme ses agressions pour menacer ses victimes), puis Hamal devient celui qui profite d’un jeune innocent pour le corrompre et l’entraîner dans une spirale qui aboutit au meurtre d’Erol, assassiné par Michael sous la pression de Hamal. Le cinéma français n’est pas en reste. S’y côtoient les réminiscences d’un Orient de pacotille (on pense par exemple à Iznogoud34) avec les représentations d’un immigré homosexuel, personnage qui a véritablement fait sa place dans le paysage cinématographique français depuis une dizaine d’années et qui fait écho à une imagerie coloniale.35 Mais nous soulignerons aussi le mouvement engagé autour de la guerre d’Algérie avec les films Mon Colonel, La Trahison, Michou d’Auber, Cartouches Gauloises ou l’Ennemi Intime36 qui ont en quelques mois envahis les écrans français à propos d’un sujet qui était jusque là passé sous silence. Si Indigènes s’inscrit dans ce mouvement, il souligne par ailleurs la vigueur de metteurs en scènes d’origine immigrée après le succès de L’esquive37 en 2004, même si ce mouvement est beaucoup moins prononcé qu’en Allemagne. Le septième art est aussi, rappelons-le, une industrie, et cette pression commerciale qui agit sur la production des œuvres ainsi que sur leur contenu a un impact certain sur l’usage du stéréotype. Le cinéma français propose un exemple remarquable de ce modèle dans les films de la série Taxi ou dans Chouchou38 pourtant réalisé par l’algérien Merzak Allouache, des films dont le succès en salles révèle parfois plus leur adéquation avec les nécessités du marché que leur qualité profonde. Si l’usage du préjugé est encore d’actualité, cette tentative d’analyse comparative nous a aussi permis d’observer que les cinémas français et allemands, dans leurs représentations de l’immigration, ont connu une trajectoire relativement similaire que nous pouvons schématiser en trois mouvements. Un temps de l’absence pendant lequel, malgré l’arrivée du Gastarbeiter sur le sol européen, le cinéma ne se fait que très peu l’écho de ce phénomène qui redessine pourtant les contours de la société. Un second temps, celui de l’imprégnation, qui voit apparaître de façon plus prégnante ce personnage dans les salles obscures avant qu’il ne s’affirme dans un troisième mouvement caractérisé par l’exploitation économique de son image en France et par une « nouvelle vague » aux accents turcs en Allemagne.39 C’est sur ce dernier point, qui renvoie aux images auxquelles nous sommes quotidiennement confrontées, qu’il nous paraît intéressant de conclure cette réflexion. En effet, la présence de réalisateurs immigrés dans les paysages cinématographiques français et allemands peut constituer une mesure quant à la relation de ces sociétés avec le personnage de l’étranger et les moyens qu’elle propose pour son expression. Si, en France, nous l’avons vu, le cinéma « beur » n’a jamais réussi à imposer son discours et à le transfigurer de façon cinématographique (ce que prouve le faible nombre d’entrées en salles de ces films), il convient aussi de souligner les trop rares productions de réalisateurs immigrés. La génération turcoallemande que nous avons évoqué a pour sa part réussi à imposer une vision plus sereine et décomplexée de sa présence sur le sol allemand et de ses rapports avec ses origines. Mieux, Fatih Akin, par ses talents de metteur en scène, a su populariser ces thèmes au niveau européen avant Film français de Patrick Braoudé (2005) avec Mickael Youn, Jacques Villeret, Arbo Chevrier. 35 Le film Chouchou en est l’exemple le plus marquant avec 4 millions d’entrées. 36 Films français sortis lors de ces douze derniers mois. 37 Film français d’Abdelatif Kechiche (2004) avec Sara Forestier, Osman Elkharraz, Sabrina Ouazani. 38 Film français de Merzak Allouache (2003) avec Gad Elamaleh, Alain Chabat. 34 DE GAUCHE À DROITE : HANNA SCHYGULLA, NURGÜL YESILÇAY, NURSEL KÖSE, PATRYCIA ZIOLKOWSKA, BAKI DAVRAK, TUNCEL KURTIZ ET FATIH AKIN POUR LA SÉLECTION DU FILM « DE L’AUTRE CÔTÉ ». d’atteindre un rayonnement international grâce à Crossing the bridge et De l’autre côté qui dépassent le sujet de l’immigration pour tendre vers un questionnement plus large sur les rapports humains. Cette évolution en trois temps, pénétration imprégnation – apogée, correspond à une idée développée par BLANCHARD Pascal et LEMAIRE Sandrine dans Culture coloniale. La France conquise par son Empire : 1871 – 1931, Editions Autrement, Paris, 2003. 39 Mais ce qui apparaît au final comme la différence majeure dans le discours de ces films, c’est celle d’une vision de l’intégration se situant sur deux niveaux différents. A travers l’exemple d’Indigènes, nous avons vu que le cinéma français la situait essentiellement dans une identification à la nation, une forme d’intégration dont la dimension politique est évidente (et que préfigurait un film comme Le thé au Harem d’Archimède) et qui pose indirectement le problème du rapport à la citoyenneté pour les enfants d’immigrés. Dans le cinéma allemand et chez Fatih Akin en particulier, les films proposent une réflexion sur les aspects culturels et sociaux de l’intégration, ainsi que sur la tension existante entre les valeurs traditionnelles des immigrés et celles proposées par l’Occident. Ainsi, Jamel Debbouze, incarnation à l’écran de la jeunesse d’origine immigrée, revendique sa place dans la société d’accueil tandis que les personnages de Fatih Akin se questionnent sur la leur dans un pays qu’ils quittent pour un retour vers leurs origines (et cela même si le discours de ces longs métrages prône le métissage). Cette nécessité d’affirmer sa citoyenneté française d’un côté et de ne jamais se sentir complètement allemand de l’autre pose évidemment le problème du sentiment d’intégration pour les populations immigrées. Une question que l’outil cinématographique, dans l’expression des imaginaires qu’il suscite, place plus que jamais au cœur du débat de ces deux sociétés. q