Analyse comparative des images

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Analyse comparative des images
art
SANAT
Analyse comparative des images
de l’immigration turque dans le cinéma allemand
et de l’immigration maghrébine dans le cinéma français
Julien GAERTNER
UNIVERSITÉ NICE-SOPHIA ANTIPOLIS CENTRE DE LA MÉDITERRANÉE MODERNE ET CONTEMPORAINE
lllllllll
E
n 2006, le Festival de Cannes
consacre le film français Indigènes1.
Il y reçoit le prix d’interprétation
masculine pour ses cinq acteurs principaux
mais bénéficie surtout d’une importante
couverture médiatique qui fait écho à sa
récupération politique. Le film rouvre en effet
une cicatrice dans l’opinion publique en
soulignant l’injustice profonde qui frappa les
combattants nord-africains durant le second
conflit mondial, puis le traitement que leur
réserva l’Etat français une fois le conflit
terminé. Un an plus tard, au mois de mai
2007, le cinéaste allemand d’origine turque
Fatih Akin, toujours au Festival de Cannes
dont il est devenu l’un des habitués, reçoit le
prix du scénario pour son long-métrage De
l’autre côté2. La rumeur cannoise avait même
laissé entendre, quelques heures avant le
palmarès, que la Palme d’Or allait être tendue
à cet ancien acteur passé à l’écriture et à
la réalisation il y a une dizaine d’années3.
Au cœur de l’actualité cinématographique
internationale, ces films français et allemands
abordent les thèmes de l’immigration, de
l’appartenance à la nation et de l’identité.
Ils marquent, dans chacun des cas, la
prégnance d’un questionnement sur la place
de l’étranger immigré dans la société. Cette
première observation, ainsi que le discours
développé dans ces deux productions vont
nous permettre de dégager le développement
majeur de notre analyse, à savoir le rapport
aux origines et à la terre d’accueil et plus
particulièrement dans le film Indigènes côté
français puis dans l’œuvre de Fatih Akin pour
le cinéma allemand.
Ces deux films récompensés à Cannes
illustrent aussi un mouvement profond qui se
dessine dans chacun de ces cinémas. Dans
le cinéma français, Indigènes va de pair
avec l’arrivée sur grand écran de la guerre
d’Algérie en tant que sujet à part entière, en
même temps qu’un débat politique sur les
sujets de la colonisation et de la repentance
dans lequel les contradictions ne manquent
pas. Il confirme aussi une nouvelle donne
pour les réalisateurs issus de l’immigration
maghrébine et le cinéma dit « beur », auquel
s’est substitué le cinéma dit « de banlieue »
depuis le milieu des années 1990. En
Allemagne, le film de Fatih Akin récompensé
à Cannes affirme ce réalisateur comme le
porte-drapeau d’une génération de metteurs
en scène et d’acteurs allemands d’origine
turque, une génération pour laquelle le
thème du rapport à la terre d’origine est
un questionnement récurrent. Ainsi, en
Allemagne comme en France, depuis une
décennie, de nouvelles images de
l’immigration apparaissent.
Afin de les cerner au mieux, nous
proposons d’étudier dans un premier temps
la relative symétrie selon laquelle ces deux
cinématographies ont pu évoluer sur la
question de la représentation des immigrés.
Film français (2006) de
Rachid Bouchareb avec
Jamel Debbouze, Roschdy
Zem, Sami Bouajila, Samy
Naceri.
2
Film allemand (2007) de
Fatih Akin avec Baki Davrak,
Patrycia Ziolkowska, Hanna
Shygulla. Titre original : Auf
der anderen seite.
3
Le Nouvel Observateur,
entre autres journaux, écrit
à ce sujet : « Un parfum
de Palme germano-turc a
flotté mercredi 23 mai sur
la Croisette, avec «De l’autre
côté», du réalisateur Fatih
Akin. Le film a été montré
le matin à la presse avant
sa présentation officielle dans
la soirée. Très applaudi, le
long-métrage est un candidat
sérieux au palmarès de
dimanche prochain. »
1
SCÈNE DU FILM
« INDIGÈNES », (DE GAUCHE À DROITE)
AVEC SAMI BOUAJILA, SAMY NACERI, ROSCHDY ZEM ET JAMEL DEBBOUZE.
Mais cette symétrie sera bousculée, dans
chacun des cas, au milieu des années
1990. Une période charnière se révèle
avec l’émergence de ces nouvelles images,
conséquence de l’arrivée d’une nouvelle
génération de cinéastes qui les renouvellent
au travers d’une mise en scène répondant
de plus en plus aux standards internationaux.
Ce thème constituera la deuxième étape de
notre développement.
Film allemand (2004) de
Fatih Akin avec Sibell Kekilli,
Birol Ünel, Caterin Striebeck.
4
Nous l’avons signalé auparavant, le
rapport aux origines et à la terre d’accueil va
constituer l’aboutissement de notre réflexion
dans un troisième mouvement. C’est en
2003, avec la sortie de Gegen die Wand4
(traduit Head-on pour l’export) et l’émergence
du réalisateur Fatih Akin, que le cinéma
allemand voit s’engager en son sein une
réflexion sur la place de l’immigré turc dans la
société, un immigré tiraillé entre ses racines
et les valeurs occidentales. En France, c’est
le film Indigènes qui en 2006, évoque de
façon moins directe que ne le font les films
de Fatih Akin, ce débat dans le discours
cinématographique notamment au travers du
personnage interprété par Jamel Debbouze.
En dernier lieu, nous essaierons de
tirer les principaux enseignements de cette
analyse comparative et d’évaluer dans quelle
mesure le septième art peut préfigurer ou
tout au moins laisser percevoir le rapport
des sociétés françaises et allemandes aux
immigrés et à leurs descendants.
Mais avant de nous lancer dans cette
réflexion et d’entrer dans le cœur de notre
développement, il paraît important de faire
remarquer que l’analyse de film est un
exercice difficile car nous savons bien que
la vérité est multiple suivant l’angle à partir
duquel nous regardons la réalité, et qu’il
en va de même lorsqu’il s’agit de regarder
une fiction. Cependant, la récurrence de
la représentation ou d’une idée permet de
donner sens à une argumentation, et c’est
donc sur cet élément essentiel que cette
réflexion a été menée.
Afin de procéder au mieux à cette analyse
comparative, il nous a fallu opérer des choix
dans une filmographie riche qui court sur
quarante années de production. Si nous
nous concentrerons sur les long-métrages
les plus récents, c’est parce que ces
derniers, dans les sujets qu’ils traitent, nous
paraissent marquer, depuis le milieu des
années 1990, des différences importantes
sur des problématiques majeures. Il s’agira
donc d’être assez convaincant pour justifier
ces choix.
Une évolution symétrique
(1974-1995)
Les imaginaires français et allemands,
si nous nous arrêtons un instant sur leur
filmographie, fonctionnent sur une parallèle
intéressante. En effet, même si nous ne
proposons ici qu’un aperçu très schématique
à l’intérieur duquel de nombreuses nuances
peuvent être observées, ces imaginaires ont
fonctionné selon un parcours similaire durant
une vingtaine d’années.
Ces images de l’immigration au cinéma
sont apparues au début des années 1970,
quelques années après l’arrivée de ces
travailleurs sur le sol européen. Le septième
art, miroir de la société, s’en est fait l’écho et
de chaque côté du Rhin s’est imposé un filmréférence sur le sujet : Dupont Lajoie5 pour le
cinéma français et Tout les autres s‘appellent
Ali6 (bien que le personnage principal soit ici
marocain) pour le cinéma allemand.
Une décennie plus tard, au milieu des
années 1980, ces deux cinémas sont à
nouveau secoués par un film majeur, film
tourné cette fois-ci par un réalisateur immigré :
Le Thé au Harem d’Archimède7 de l’algérien
Mehdi Charef sorti en 1985 pour la France
(un film déjà très politisé et qui préfigure dans
une certaine mesure le succès d’Indigènes),
et Quarante Mètres Carrés d’Allemagne8, du
turc Tevfik Baser, diffusé l’année suivante en
Allemagne.
Cette analogie, nous pouvons la
poursuivre un peu plus avec, à la fin des
années 1980, deux films qui se distinguent
de part et d’autre de la frontière, longs
métrages qui jouent cette fois-ci sur les
stéréotypes et les oppositions culturelles.
Dans Yasemin9 de l’Allemand Hark Bohm,
sorti en 1988, puis dans L’Union Sacrée10
d’Alexandre Arcady, les immigrés sont la
cible de tous les clichés. L’opposition entre
deux cultures est clairement énoncée et
ce grâce à quelques arrangements avec la
réalité, arrangements qui font que ces films
de fictions deviennent des objets d’étude
particulièrement intéressants. Nous pensons
notamment aux islamistes algériens dans
L’Union
Sacrée,
fonctionnaires
de
Film français (1975) d’Yves
Boisset avec Jean Carmet,
Pierre
Tornade,
Ginette
Garcin, Mohamed Zinet.
6
Film ouest-allemand (1974)
de Rainer Werner Fassbinder
avec Brigitte Mira, El Hedi
Ben Salem, Barbara Valentin.
Titre original : Angst essen
Seele auf
7
Film français (1984) de
Mehdi Charef avec Kader
Boukhanef, Rémi Martin,
Laure Duthilleul.
8
Film ouest-allemand (1986)
de Tevfik Baser avec Özay
Fecht, Yaman Okay, Demir
Gökgöl, Mustafa Guelpimar.
Titre original : 40 Quadratmeter Deutschland.
9
Film ouest-allemand (1988)
de Hark Bohm avec Ayse
Romey, Uwe Bohm, Sener
Sen, Ilhan Emirli.
5
SCÈNE DU FILM
Film français (1989)
d’Alexandre Arcady avec
Patrick Bruel, Richard Berry,
Bruno Crémer.
11
Film français de Mathieu
Kassovitz (1995) avec Saïd
Taghmaoui, Vincent Cassel,
Hubert Koundé.
12
Film allemand de Fatih Akin
(1998) avec Mehmet Kurtulus, Aleksandar Jovanovic,
Adam Bousdoukos, Regula
Grauwiller. Titre original : Kurz
and Schmerzlos.
10
« LA HAINE», AVEC DE GAUCHE À DROITE VINCENT CASSEL, SAÏD TAGHMAOUI ET HUBERT KOUNDÉ.
l’Ambassade d’Algérie en France, qui y
importent une drogue fatale dès la première
prise. Or, il n’est pas nécessaire d’avoir
une grande expérience avec la drogue pour
savoir que celle qui vient du Maghreb n’est
habituellement pas si néfaste. Enfin, cette
importation d’une drogue qui fonctionne
comme une véritable épidémie puisqu’une
vague d’overdoses frappe le pays, donne
l’image d’immigrés (puisque les fonctionnaires de l’Ambassade sont relayés par
des revendeurs d’origine maghrébine) dont
la volonté affirmée est la mort du plus grand
nombre possible de français. Cette opposition
est aussi très prononcée dans Yasemin
où la jeune héroïne mène une double-vie
entre d’une part la pression du patriarche
et des traditions au domicile familial, puis
d’autre part sa volonté de vivre comme ses
camarades allemands, ce qu’elle réalisera
au final en fuyant à l’arrière la selle de son
petit ami.
Le dernier aspect symétrique, à nos
yeux, dans l’évolution de ces deux cinémas,
est celui de la popularisation du thème
de l’immigration par de jeunes réalisateurs
ayant recours à une mise en scène adaptée
aux standards internationaux et échappant
aux conventions des cinématographies
nationales. Nous pensons plus particulièrement à Mathieu Kassovitz qui, en 1995,
dans La Haine11, évoque le phénomène
d’exclusion et met en scène trois jeunes
banlieusards aux origines différentes (un
arabe, un juif et un noir). La Haine aura
quelques années plus tard son alter-ego
allemand avec Short Sharp Shock12 de
l’inévitable Fatih Akin en 1998 dont les
personnages sont trois amis d’origine turque,
serbe et grecque. Dans chacun de ces
films, la musique est omniprésente dans
la narration et les efforts de réalisation
les rapprochent clairement du cinéma
américain dont Mathieu Kassovitz et Fatih
Akin reconnaissent d’ailleurs l’influence.
Mais ce dernier point commun ne doit
pas masquer les bouleversements qui
apparaissent au milieu des années 1990,
période pendant laquelle ces deux
cinématographies vont peu à peu prendre
des chemins différents, phénomène dont
nous allons essayer d’analyser les causes.
Une période charnière (1995-2003)13
Les références chronologiques de cette
deuxième partie de notre développement font
référence, pour l’année 1995, à l’apparition
dans le cinéma français du film dit « de
banlieue », qui vient se substituer au cinéma
« beur », puis pour 2003, à la sortie du
film Gegen die Wand qui affirme l’influence
de l’immigration turque dans le cinéma
allemand.
Le cinéma « beur » nait au milieu des
années 1980 avec Mahmoud Zemmouri et
Mehdi Charef comme figures de proue.
Mais ce genre ne rencontrera jamais un
large public, ce qui, dans l’industrie
cinématographique, met rapidement un
terme aux possibilités de financements.
Ce cinéma avait essentiellement bâti son
discours sur le fait qu’il soit un cinéma fait
par la communauté, sur la communauté et
donc pour la communauté. Mais avec La
Haine, puis Raï14 et Ma 6té va crack-er15, le
cinéma français prend un tournant qui aura
des conséquences sur les représentations
de l’immigré maghrébin. Car le succès de
ces films, dont certains ont été produits hors
des circuits de financement traditionnels, fait
réagir les producteurs français. L’immigré
maghrébin, peu représenté sur grand écran,
a eu une descendance qui fréquente les
cinémas16. Des héros à l’image de cette
jeunesse d’origine immigrée vont donc
apparaître dans les salles obscures. Cela
sera d’autant plus judicieux qu’à cette même
période se développent des multiplexes à
la périphérie des grands centres urbains,
raison supplémentaire pour essayer d’attirer
ces nouveaux spectateurs. La série des
films Taxi17, dont les quatre épisodes
réuniront le chiffre faramineux de plus de
vingt millions d’entrées en salles, sera
l’expression ultime de ce nouveau marketing
cinématographique avec un héros taillé
sur mesure pour plaire à la jeunesse des
banlieues tout en évitant de faire fuir les
spectateurs français dits « de souche ».
Grâce à deux facteurs finement analysés par
les producteurs du septième art national,
les acteurs d’origine maghrébine trouvent
de plus en plus de rôles sur grand écran
même si ceux-ci sont au prix que le cinéma
Sur ce sujet particulier, nous
nous appuyons sur des travaux antérieurs : GAERTNER
Julien, Aspects et représentations du personnage Arabe
dans le cinéma français :
1995-2005, retour sur une
décennie, Revue Confluences
Méditerranée, n°55, 2005.
14
Film français de Thomas
Gilou (1995) avec Samy
Naceri, Mustapha Benstiti,
Tabatha Cash.
15
Film français de Jean-François Richet (1997) avec JeanFrançois Richet, Arco Descat,
Jean-Marie Robert.
16
Nous nous référons là aussi
à un travail précédent :
GAERTNER Julien Le préjugé se vend bien. Arabes et
Asiatiques dans le discours
cinématographique français,
Revue Migrations et Société,
13
fait dire à un critique allemand que « le
nouveau cinéma allemand est Turc18. » Cette
génération de cinéastes va bientôt être
dominée par l’omniprésence et le succès
international de Fatih Akin qui en devient
le porte-drapeau. Primé un peu partout
à travers le monde pour son travail, il
reçoit, dès son premier long-métrage, de
prestigieuses récompenses19. L’œuvre du
réalisateur originaire d’Hambourg prend
un nouvel essor avec la sortie de Gegen
die Wand, film qui affirme chez lui un
thème de prédilection, celui du rapport
aux origines. Avec 800.000 entrées en
Allemagne, il s’assure la possibilité de se
lancer confortablement dans de nouveaux
projets. Mais au-delà de ce succès en salles,
la notoriété internationale de Fatih Akin
se consolide avec, toujours pour Gegen
die Wand, l’Ours d’or de la Berlinale, le
prix du meilleur film allemand et enfin du
meilleur film européen. En 2005, il présente
son documentaire Crossing the bridge :
the Sound of Istanbul20 hors-compétition
au Festival de Cannes dont il est aussi
membre du jury. Véritable ode à la ville
d’Istanbul, à sa créativité musicale ainsi qu’à
son hybridité culturelle, ce documentaire
sur lequel nous reviendrons en conclusion
glorifie le multiculturalisme et affirme,
comme l’indique son titre, cette ville turque
comme un pont et non comme une frontière
entre Europe et Asie Mineure.
n°109, janvier 2007.
17
Films français sortis entre
1998 et 2006 avec Samy Naceri
et Frédéric Diefenthal.
18
KULAOGLU Tuncay, Der neue
Deutsch Film ist Türkisch? Eine
neue Generation bringt leben
in die filmlandschaft, Filmforum,
Février-Mars 1999.
19
Short Sharp Shock (Titre original : Kurz und Schmerzlos,
1998) a reçu le Léopard de
Bronze à Locarno et le Prix du
meilleur réalisateur jeune du Festival du Film de Bavière.
20
Film documentaire allemand
de Fatih Akin (2005).
exige et de ce que nous appellerons un
« marketing intégrationniste ».
Dans le cinéma allemand, cette période
correspond à l’émergence de cinéastes
d’origine turque. Depuis le documentaire de
Yüksel Yavuz, Mein Vater, der Gastarbeiter,
sorti en 1994, le nombre de réalisations
s’accroît rapidement et avec Buket Alakus,
Kutlug Ataman, Thomas Arslan et l’inévitable
Fatih Akin, le cinéma allemand change
véritablement de visage. A ces auteurs,
viennent s’additionner de nombreux acteurs
et actrices qui dessinent dans le paysage
cinématographique un courant innovant et
En moins de dix ans Fatih Akin est donc
rentré dans le cercle très fermé des habitués
des festivals. Cette stature internationale
semble justifiée car son œuvre forme un
ensemble cohérent et soulève des thèmes
auxquels le public est devenu sensible : le
déracinement, l’exil, le manque de repères
culturels ou la tension entre deux cultures.
Mais le point fort de Fatih Akin - qui
sera aussi celui du film Indigènes - c’est
sa capacité à rendre ces sujets plus
cinématographiques qu’ils ne l’avaient été
jusqu’à présent, à la manière de ce qu’a su
faire Mathieu Kassovitz dans La Haine.
Le rapport aux origines et à la terre
d’accueil : rédemption et droit du sang
(2003-2007)
Notre première observation sur cette
analyse comparative, nous l’avons souligné
en introduction, a été établie entre Indigènes
et De l’autre côté dont les similitudes nous
ont paru pouvoir être le point de départ d’une
étude intéressante. Le premier secoue non
seulement le paysage cinématographique
français mais aussi la conscience du public
en évoquant la dette de la nation envers
les anciens combattants nord-africains. Le
second, dans la lignée des précédentes
réalisations de Fatih Akin, creuse le problème
d’une identité tiraillée entre deux cultures.
Cette analogie est un sujet qui aurait mérité
un traitement plus approfondi mais dont nous
allons essayer de dégager les principaux
arguments.
Dans Indigènes, le comique et comédien
Jamel Debbouze interprète le personnage
de Saïd. Comme chacun des quatre acteurs
principaux, il va y représenter sa part
d’histoire (au risque d’être parfois
caricatural), tel le Caporal Abdel Kader
dont les prises de position et l’ambition
politique préfigurent les mouvements de
décolonisation. Saïd, nous allons le
percevoir dans les dialogues, devient un
porte-parole, celui d’une prise de position
voulant que les efforts des combattants
venus d’Afrique du Nord légitiment la
présence de leurs descendants en
métropole.
C’est avec son personnage que s’ouvre
le film, mise en scène qui lui confère d’ores
et déjà une dose d’intérêt supplémentaire.
Nous sommes dans un village algérien, dont
le chef exhorte les hommes à s’engager
volontairement (un sujet qui peut faire
débat) :
« Il faut libérer la France de
l’occupation allemande ! Notre sang lavera
le drapeau français ! », crie-t-il à ceux qui
n’hésitent pas à monter dans les camions de
l’armée française.
Malgré les craintes de sa mère, Saïd veut
en être, décidé à fuir la misère de son village
comme il l’expliquera plus tard au Caporal
Abdel Kader. Il aura une autre explication
pour sa mère :
« Je veux aider la France » lui
affirme-t-il simplement.
Nous noterons, toujours dans cette
première scène, la seconde contradiction du
film avec un personnage parti aider un pays
qui l’a laissé dans la misère et a fait souffrir
sa mère.
La suite du film va nous en apprendre
un peu plus sur les motivations de Saïd.
A son arrivée en France, en Provence, il
s’agenouille et s’extasie sur la terre, ce qui
fait dire en arabe à son ami Messaoud,
interprété par Roschdy Zem :
“La terre de France est
meilleure.” Traduction de
l’auteur.
21
SCÈNE DU FILM
« SHORT SHARP SHOCK », AVEC DE GAUCHE À DROITE MEHTMET KURTULUS ET ADAM BOUSDOUKOS© WUESTE FILMPRODUKTION
21
Quelques instants plus tard, à leur arrivée
dans un village, Saïd raconte ses exploits à
une jolie française, exalté par sa première
bataille. Il lui assure ensuite :
« Je libère un pays, c’est mon pays !
Même si j’ai jamais vu avant ! C’est mon
pays ! »
NAFICY Hamid, An
accented cinema : Exilic and
Diasporic filmmaking, Princeton University Press
23
Une analyse intéressante
des films de Fatih Akin a
été réalisée par BERGHAHN
Daniela, No place like home ?
Or impossible homecomings
in the films of Fatih Akin,
New cinemas: Journal of
Contemporary Films, Volume
4-Numéro 3, 2006.
24
Film allemand de Fatih Akin
(2002) avec Vincent Schiavelli, Moritz Bleibtreu, Barnaby
Metschurat.
25
Film allemand de Fatih
Akin (200) avec Moritz
22
Ce qui peut donc surprendre dans le
personnage de Saïd, c’est cette légitimation
de la présence de l’immigration maghrébine
sur le sol français par le droit du sang, un
thème qui n’est habituellement pas abordé
au sujet de l’immigration maghrébine. La
participation à la libération justifierait ainsi le
phénomène migratoire du Maghreb vers la
France. Il s’agit là d’un point sur lequel nous
reviendrons en conclusion.
Enfin, nous signalerons que l’un des
effets remarquable du film Indigènes qui n’a
jusqu’ici pas été soulevé, provient du fait
que le film procède à un renversement des
valeurs traditionnelles du cinéma français
dans sa représentation du guerrier arabe
dans la mesure où le combattant maghrébin,
jusque-là resté dans les méandres de la
représentation coloniale (démasculinisation
et féminisation de son comportement),
réapparaît pour devenir un acteur glorieux
de la libération.
Si Indigènes souligne un rapport singulier
à la terre d’accueil, les films de Fatih
Akin, comme l’a relevé le chercheur Hamid
Naficy22, se concluent pour leur part bien
souvent sur un périple vers la Turquie,
dans une quête de rédemption par les
origines… une rédemption qui s’avèrera
souvent illusoire. Ce scénario récurent est
l’essence de Gegen Die Wand, où le
personnage principal, un homme d’une
trentaine d’années qui mène une vie dissolue
et autodestructrice en Allemagne, repart
transformé et serein vers son village natal,
Mersin, et ce après bien des épreuves
dont celle de la prison. Du propre aveu du
réalisateur, ce film est l’affirmation d’un fil
conducteur dans son œuvre : l’expérience
d’un immigré loin de ses racines et de la
possible rédemption par celles-ci23.
En effet, le scénario de Gegen die Wand
apparaît comme la synthèse de ses longs
métrages précédents, Solino24 et Short Sharp
Shock qui relatent des histoires sur l’exil et la
terre d’origine, mais aussi d’Im Juli25, un longmétrage plus léger. A partir de Gegen die
Wand, Fatih Akin, qui jusqu’alors minimisait
l’influence de ses origines turques dans ses
créations, reconnaît que la préoccupation
d’un retour aux origines fait partie des
interrogations majeures de son œuvre26. Son
premier long-métrage Short Sharp Shock,
sorti en salles en 1998, est une synthèse
entre le Mean Streets27 de Martin Scorsese
(dont le sujet est l’immigration italienne
aux Etats-Unis) et La Haine de Mathieu
Kassovitz, et ce à la fois d’un point de
vue formel et scénaristique. Mais différence
notable, le film d’Akin n’évoque aucun type
de ségrégation de la part de la société
allemande à l’encontre des protagonistes,
contrairement à La Haine qui fait de cette
mise à l’écart le sujet central du film.
Cependant, comme dans Mean Streets, ces
immigrés sombrent dans la délinquance. Le
personnage de Gabriel, le jeune immigré
d’origine turque, sort de prison et tente
d’échapper au milieu qui l’entoure. Il essaie
aussi de protéger sa sœur des traditions
familiales et de la pression morale de
leur père. Afin de refaire sa vie loin de
la corruption qui l’entoure, Gabriel rêve
d’une Turquie à la fois traditionnelle et
occidentalisée, qui puisse correspondre à
ses attentes et à ses influences culturelles.
Dans son long-métrage suivant, Solino
(le seul dont il ne soit pas l’auteur du
scénario), Fatih Akin évoque la vie d’une
famille italienne qui quitte son village pour
s’installer à Duisbourg et mener une vie
prospère. Si les deux enfants s’intègrent
parfaitement, et que la famille sort de sa
condition ouvrière grâce à l’ouverture de la
première pizzeria de la ville, la mère tombe
gravement malade et seul un retour vers
Solino, le village natal, la sauvera de la
mort. L’un de ses fils l’accompagne et trouve
lui aussi le bonheur en Italie auprès d’un
amour d’enfance bien plus dévoué que son
ancienne petite amie allemande.
Dans Im Juli, ce thème est à nouveau
évoqué et Fatih Akin nous entraîne dans
une comédie romantique agréable sur le
mode du road-movie, à nouveau entre
l’Allemagne et la Turquie, avec cette fois-ci un
aspect rédempteur pour un jeune professeur
allemand en quête d’amour. Mais pour le
réalisateur, la réalité est parfois moins rose
que dans cette comédie et sa doublenationalité pose problème,28 car celui-ci doit
toujours son service militaire à la Turquie
mais déclare : « Je dois faire le service
militaire en Turquie mais je ne le veux pas.
Bleibtreu, Christiane Paul,
Branka Katic.
26
BERGHAHN Daniela, op.
cit.
27
Film américain de Martin
Scorsese (1976) avec
Robert de Niro, Harvey
Keitel, David Proval.
28
C’est ce que révèle le
site turc d’information Savas
Karsitlari : http://
www.savaskarsitlari.org/
arsiv.asp?ArsivT
ipID=5&ArsivAnaID=41184.
Traduit du turc par TANELI
Özge Basak, de l’Université
Nice-Sophia Antipolis.
force de son œuvre, le métissage des
identités culturelles. Cette idée est d’autant
plus intéressante chez cet ancien acteur qui
a cessé de jouer en 1994, n’ayant plus « la
volonté d’interpréter le stéréotype turc dans
des films où l’immigré n’apparaît que sous
un seul aspect : un problème.31 »
Vers quel type de représentations
Ce thème de l’autre côté
a déjà été évoqué en France
avec le film de Dominique
Cabrera, De l’autre côté de
la mer (1997) avec Roschdy
Zem et Claude Brasseur.
30
Frankfurter Allgemeine
Zeitung,
édition
du
26/09/2007. Traduction de
l’auteur.
31
Cité par BERGHAHN
Daniela, op. cit.
32
Voir l’article de BENYAHIAKOUIDER Odile, Un cinéma
allemand à têtes turques,
Libération, édition du 8 janvier 2003.
33
Film allemand (2007) de
Detlev Buck avec David
Kross, Jenny Elvers, Erhan
Emre. Titre original : Knallhart.
29
S’ils m’y obligent je peux renoncer à mon
passeport turc. »
A ces quatre fictions vient s’ajouter le
récent De l’Autre côté29 à propos duquel
le journal Frankfurter écrit que « Fatih Akin
parvient à raconter l’expérience de
l’éloignement de telle manière qu’il devient
impossible de la définir seulement en termes
culturels.30 » En effet, ce film prend un
ton plus universaliste et humaniste que les
précédents malgré des personnages en
quête de repères et à nouveau tiraillés entre
Allemagne et Turquie, entre droit du sol et
droit du sang.
Enfin Fatih Akin, avec Crossing the
bridge : the sound of Istanbul, utilise le genre
du documentaire, peut-être plus indiqué que
la fiction, afin d’exprimer ce qui est l’idée-
Le stéréotype et le préjugé, si nous les
avons peu abordés jusqu’ici, restent présents
sur les écrans français et allemands32. Le
récent film Les enragés33 du réalisateur
allemand Detlev Buck en est un exemple
frappant. Michael, un adolescent, est
brutalement projeté des beaux quartiers de
Berlin vers la banlieue. Dès son arrivée au
collège, il est victime de la violence d’Erol, un
jeune d’origine turc. Il passera ensuite sous
la coupe protectrice de Hamal, qui utilise
son aspect de jeune homme propret afin de
faire prospérer son trafic de drogue. Il est
donc ici question d’une image de l’immigré
délinquant, fauteur de troubles à l’instar de
ce que le cinéma français a pu produire
en masse durant les années 1980. Les
personnages turcs cités sont d’ailleurs
particulièrement caricaturaux dans la mesure
où Erol fait preuve non seulement de violence
mais aussi de barbarie (il filme ses agressions
pour menacer ses victimes), puis Hamal
devient celui qui profite d’un jeune innocent
pour le corrompre et l’entraîner dans une
spirale qui aboutit au meurtre d’Erol,
assassiné par Michael sous la pression de
Hamal.
Le cinéma français n’est pas en reste.
S’y côtoient les réminiscences d’un Orient
de pacotille (on pense par exemple à
Iznogoud34) avec les représentations d’un
immigré homosexuel, personnage qui a
véritablement fait sa place dans le paysage
cinématographique français depuis une
dizaine d’années et qui fait écho à une
imagerie coloniale.35 Mais nous soulignerons
aussi le mouvement engagé autour de la
guerre d’Algérie avec les films Mon Colonel,
La Trahison, Michou d’Auber, Cartouches
Gauloises ou l’Ennemi Intime36 qui ont en
quelques mois envahis les écrans français à
propos d’un sujet qui était jusque là passé
sous silence. Si Indigènes s’inscrit dans ce
mouvement, il souligne par ailleurs la vigueur
de metteurs en scènes d’origine immigrée
après le succès de L’esquive37 en 2004,
même si ce mouvement est beaucoup moins
prononcé qu’en Allemagne. Le septième
art est aussi, rappelons-le, une industrie, et
cette pression commerciale qui agit sur la
production des œuvres ainsi que sur leur
contenu a un impact certain sur l’usage
du stéréotype. Le cinéma français propose
un exemple remarquable de ce modèle
dans les films de la série Taxi ou dans
Chouchou38 pourtant réalisé par l’algérien
Merzak Allouache, des films dont le succès
en salles révèle parfois plus leur adéquation
avec les nécessités du marché que leur
qualité profonde.
Si l’usage du préjugé est encore
d’actualité, cette tentative d’analyse
comparative nous a aussi permis d’observer
que les cinémas français et allemands,
dans leurs représentations de l’immigration,
ont connu une trajectoire relativement
similaire que nous pouvons schématiser en
trois mouvements. Un temps de l’absence
pendant lequel, malgré l’arrivée du
Gastarbeiter sur le sol européen, le cinéma
ne se fait que très peu l’écho de ce
phénomène qui redessine pourtant les
contours de la société. Un second temps,
celui de l’imprégnation, qui voit apparaître de
façon plus prégnante ce personnage dans
les salles obscures avant qu’il ne s’affirme
dans un troisième mouvement caractérisé
par l’exploitation économique de son image
en France et par une « nouvelle vague » aux
accents turcs en Allemagne.39
C’est sur ce dernier point, qui renvoie
aux images auxquelles nous sommes
quotidiennement confrontées, qu’il nous
paraît intéressant de conclure cette réflexion.
En effet, la présence de réalisateurs
immigrés
dans
les
paysages
cinématographiques français et allemands
peut constituer une mesure quant à la
relation de ces sociétés avec le personnage
de l’étranger et les moyens qu’elle propose
pour son expression. Si, en France, nous
l’avons vu, le cinéma « beur » n’a jamais
réussi à imposer son discours et à le
transfigurer de façon cinématographique
(ce que prouve le faible nombre d’entrées
en salles de ces films), il convient aussi
de souligner les trop rares productions de
réalisateurs immigrés. La génération turcoallemande que nous avons évoqué a pour
sa part réussi à imposer une vision plus
sereine et décomplexée de sa présence sur
le sol allemand et de ses rapports avec ses
origines. Mieux, Fatih Akin, par ses talents
de metteur en scène, a su populariser
ces thèmes au niveau européen avant
Film français de Patrick
Braoudé (2005) avec Mickael
Youn, Jacques Villeret, Arbo
Chevrier.
35
Le film Chouchou en est
l’exemple le plus marquant
avec 4 millions d’entrées.
36
Films français sortis lors de
ces douze derniers mois.
37
Film français d’Abdelatif
Kechiche (2004) avec Sara
Forestier, Osman Elkharraz,
Sabrina Ouazani.
38
Film français de Merzak
Allouache (2003) avec Gad
Elamaleh, Alain Chabat.
34
DE GAUCHE À DROITE
: HANNA SCHYGULLA, NURGÜL YESILÇAY, NURSEL KÖSE, PATRYCIA ZIOLKOWSKA, BAKI DAVRAK, TUNCEL KURTIZ ET FATIH AKIN
POUR LA SÉLECTION DU FILM « DE L’AUTRE CÔTÉ ».
d’atteindre un rayonnement international
grâce à Crossing the bridge et De l’autre
côté qui dépassent le sujet de l’immigration
pour tendre vers un questionnement plus
large sur les rapports humains.
Cette évolution en trois
temps,
pénétration
imprégnation – apogée,
correspond à une idée
développée par BLANCHARD
Pascal et LEMAIRE Sandrine
dans Culture coloniale. La
France conquise par son
Empire : 1871 – 1931,
Editions Autrement, Paris,
2003.
39
Mais ce qui apparaît au final comme la
différence majeure dans le discours de ces
films, c’est celle d’une vision de l’intégration
se situant sur deux niveaux différents. A
travers l’exemple d’Indigènes, nous avons
vu que le cinéma français la situait
essentiellement dans une identification à
la nation, une forme d’intégration dont la
dimension politique est évidente (et que
préfigurait un film comme Le thé au Harem
d’Archimède) et qui pose indirectement le
problème du rapport à la citoyenneté pour
les enfants d’immigrés. Dans le cinéma
allemand et chez Fatih Akin en particulier,
les films proposent une réflexion sur les
aspects culturels et sociaux de l’intégration,
ainsi que sur la tension existante entre
les valeurs traditionnelles des immigrés et
celles proposées par l’Occident.
Ainsi, Jamel Debbouze, incarnation à
l’écran de la jeunesse d’origine immigrée,
revendique sa place dans la société
d’accueil tandis que les personnages de
Fatih Akin se questionnent sur la leur dans
un pays qu’ils quittent pour un retour vers
leurs origines (et cela même si le discours
de ces longs métrages prône le métissage).
Cette nécessité d’affirmer sa citoyenneté
française d’un côté et de ne jamais se
sentir complètement allemand de l’autre
pose évidemment le problème du sentiment
d’intégration
pour
les
populations
immigrées. Une question que l’outil
cinématographique, dans l’expression des
imaginaires qu’il suscite, place plus que
jamais au cœur du débat de ces deux
sociétés.
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