Combat de nègre et de chiens ou les fantômes de l`Afrique

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Combat de nègre et de chiens ou les fantômes de l`Afrique
Combat de nègre et de chiens
ou les fantômes de l’Afrique
Jean-Marie PRIVAT, Marie S CARPA,
Université Paul Verlaine – Metz,
CELTED, EA 3474
« Si, avec cette impression permanente de songe dans laquelle je me dé place (Mexico – Managua dans un orage de fin du monde, et le cinéma à coté
de ma pension qui titre : El fin del Mundo, con Christopher Lee, ce qui n’a pas
été sans réveiller en moi d’étranges émotions), je ne finis pas par accoucher
d’une œuvre baroque et scintillante, [...] c’est que je suis bon pour me faire
agent d’assurances et pour me marier, enfin – et m’établir à Caen ou à Méziè res. » 1
C’est au même moment, en Amérique latine, que B.-M. Koltès commence
à écrire ce qu’il nomme alors sa pièce « néo-coloniale », Combat de nègre et
de chiens, pièce dont il précise plus tard qu’« elle parle simplement d’un lieu
du monde », d’un lieu conçu comme une « sorte de métaphore de la vie ou
d’un aspect de la vie ou de quelque chose qui [me] paraît grave et évi dent [...] » 2.
I. L’envers du monde
I.1. De la marge au monde à l’envers
De quel lieu s’agit-il précisément ? L’action de la pièce, on le sait, se passe
dans un chantier de travaux publics en Afrique de l’Ouest, plus exactement
1. B.-M. K OLTÈS, Lettre à Évelyne Invernizzi (Managua, 25 août 1978), Lettres, Editions
de Minuit, 2009, p. 342.
2. B.-M. K OLTÈS, Entretien avec J.-P. Han (Europe, 1983), Une Part de ma vie, Editions de
Minuit, 1999, p. 11.
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JEAN-MARIE PRIVAT, MARIE SCARPA
dans une « cité entourée de palissades et de miradors » où vivent les cadres
français de l’entreprise, à côté du chantier d’un pont inachevé. Comme pour le
hangar de Quai ouest, la critique a pu qualifier cet espace de territoire de
« marge » : il est question ici d’un bout de France en Afrique mais qui n’est au
fond ni l’Afrique ni la France, d’un territoire exotique et lointain, périphérique en tout cas. On a pu parler également d’un espace « tragique » : le lieu est
clos et inquiétant ; le personnel est resserré (quatre personnages principaux,
trois Blancs et un Nègre) ; un meurtre va déclencher une catastrophe parmi
ces damnés et condamnés. D’autant que, l’on s’en souvient, le moment est
« ambivalent » aussi : le drame se déroule au crépuscule, en une seule soirée,
dans un chantier qui en est à sa fin manifestement 3. Un « no man’s land, perdu
dans la nuit [...]. »4
De la « marge » chez Koltès, on a beaucoup écrit, en termes dramaturgiques bien entendu mais aussi sexuels, politiques et philosophiques. Du point
de vue qui est le nôtre, celui de l’ethnocritique, on reprendra la question (mais
aussi toutes les autres qui vont nous occuper dans cet article – le personnage,
le temps, les bruits etc.) en l’infléchissant du côté d’une ethnologie du symbolique. Ainsi, nous inspirant en partie des analyses d’A. Van Gennep et de
V. Turner sur les rites de passage (en particulier celles qui concernent le stade
liminaire) 5, nous pouvons retenir de l’espace de marge qu’il est surtout le lieu
où se contestent et parfois se renégocient les structures et les valeurs qui organisent d’ordinaire la culture du groupe, sa « cosmologie ». Qu’il est, simultanément, le lieu où s’effectuent les passages dans une vie d’un état ou d’un statut à l’autre, soit un lieu intermédiaire où se vivent les épreuves et les transformations qui matérialisent ces franchissements (réussis ou non). C’est donc un
espace-temps caractérisé essentiellement par l’entre-deux et l’inversion.
Le chantier koltésien – qui répond bien à la définition du chronotope (Bakhtine) – n’échappe pas à cette règle. Notons déjà que, de manière générale,
un chantier en Afrique avec sa cité de bungalows constitue un espace très particulier, un espace mixte principalement dédié au travail mais qui voit « vivre » également ses habitants, même si l’on peut en supposer la partie « do3. On le sait, le lieu est une question essentielle de l’analyse théâtrale et particulièrement
chez Koltès dont tout le théâtre au fond ne cesse de dire ce « territoire d’inquiétude et de solitude » qu’il met à l’origine de l’écriture de Combat. Voir, par exemple, B. DESPORTES , Koltès, la nuit, le nègre et le néant (La Bartavelle, Charlieu, 1993), A. UBERSFELD , Bernard-Marie Koltès (Actes Sud – Papiers, 1999) et sur la dramaturgie du lieu précisément,
A. PETITJEAN, dir., Koltès : La question du lieu, Metz, CRESEF, 2001.
4. J. NICHET , « La seconde naissance de Koltès ou l’envers du monde », Etudes théâtrales,
Jouer le monde. La scène et le travail de l’imaginaire, 20, 2001, p. 68.
5. Dans Les Rites de passage (Nourry, 1909), le folkloriste A. V AN GENNEP a le premier
formalisé le rite de passage en trois stades (séparation, marge, agrégation) ; l’anthropologue
V. T URNER revient sur la phase liminaire (marge) dans Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure, Paris, PUF, 1990 (1re édition 1969). Dans le cadre étroit de cet article, nous ne
pouvons guère développer ces analyses qui mériteraient de plus amples explications, nous en
sommes bien conscients.
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mestique » assez réduite : quelques baraquements où évoluent essentiellement des hommes, déracinés de surcroît. Il s’agit donc d’un lieu à la fois hybride – les activités de production et de reproduction (pour le dire vite et schématiquement) s’y entrecroisent – et constitutivement transitoire (puisque sa
vocation n’est jamais de durer). Mais ces traits de métissage (et de dérèglement) sont encore renforcés dans la pièce. Les lieux sont ainsi décrits au crépuscule, on l’a dit : entre le jour et la nuit, « entre chien et loup » pour user d’une locution idiomatique bien intéressante si on la rapporte au titre de la pièce.
C’est ce moment en effet où Léone se sent mal, où les chiens (les « toubabs »
de toute espèce) s’ensauvagent, se « chacalisent » et perdent le contrôle, où ils
laissent la place au loup Alboury. Ce dernier en parle, lui, comme de celui où
« la chèvre [entre] dans le repaire du lion » (12), un lion bientôt surnommé
« biquet »... et que la chèvre va finir par dominer. Même s’il s’agit d’un chantier, ces heures du crépuscule sont des « heures mortes » (Shakespeare, Hamlet, I,1) où personne ne travaille plus (la construction du pont n’est évoquée
que dans les dialogues de Horn et de Cal, qui ne cessent de rappeler qu’il est
inachevé et qu’ils ne poursuivront pas leur œuvre). Pour autant, ces « heures
mortes » ne sont pas non plus, comme attendu, réservées à la vie de la domus. Si le jeu et le boire sont mentionnés à de multiples reprises, il n’y a pas de
scène de repas, les scènes ne se passent jamais en intérieur : au tableau II, une
seule didascalie évoque – et c’est significatif – « une porte entrouverte » et
Léone dans son bungalow dialogue avec Horn resté à l’extérieur ; la plupart des
autres tableaux qui mettent en scène les Blancs se déroulent dans cet espace intermédiaire qu’est la véranda. Koltès euphémise également le quotidien
sexuel qui l’avait tant frappé lors de son périple dans les chantiers au Nigéria
et dont témoignent ses lettres d’Afrique : aucune mention n’est faite ici de la
prostitution des Africaines 6 ou des « drames petits-bourgeois comme il pourrait s’en dérouler dans le seizième arrondissement : le chef de chantier qui
couchait avec la femme du contremaître, des choses comme ça... »7 Certes,
l’arrivée d’une Léone ce soir-là en réveille les fantasmes mais celle qui n’est
même pas encore mariée va d’une certaine manière les « poétiser ».
Le chantier n’est donc plus un espace de travail ; la cité entourée de palissades et de miradors n’est pas vraiment une domus : ces lieux aux clôtures poreuses ne cessent de s’ensauvager et de laisser passer ce qu’ils ne devraient
pas laisser passer : Alboury, les cris et la mort 8. Les lignes de démarcation
6. B.-M. KOLTÈS , Lettre à Hubert Gignoux (Ahoada, 11 février 1978), Lettres, op. cit.,
pp. 318-319 : « Le club est leur lieu de loisir, chaque soir, après le travail – sorte de petit bar
éclairé au néon, où l’on parle bouffe, cul, Nègres, et rêves européens, servis par quelques stewards noirs qui ne sont pas à une humiliation près. [...] Ce soir-là, j’étais la chose nouvelle et
inhabituelle [...], on m’abreuva d’informations : qu’il me suffirait d’une semaine pour devenir raciste ; [...] que les femmes nègres sont toutes des putes sans exception, pas désagréables
mais que je ne manque pas de me désinfecter après [...]. »
7. B.-M. K OLTÈS, Entretien avec J.-P. Han, Une Part de ma vie, op. cit., p. 12.
8. Beaucoup a été dit également dans la critique koltésienne au sujet de cette problématique
de la frontière et de sa réversibilité (le dedans et le clos ne sont jamais préservés du dehors et

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