Les voyages forment

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Les voyages forment
Les voyages forment-ils l'écriture ?
Matthieu PROTIN
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle
Au risque de soutenir Sainte-Beuve contre Proust, constatons, à la suite de
Jean-Pierre Han, qu'il existe une affinité entre la vie et l'œuvre de Koltès :
« De la biographie à l'écriture, de la biographie nourrissant l'écriture [...] » 1.
Koltès se définit ainsi : « Une part de ma vie c'est le voyage, l'autre l'écri ture. » 2 Mais il ne dit mot du rapport entre ces deux moitiés : quelle est sa nature, comment coexistent-elles, comment s'influencent-elles ?
Non que nous nous trouvions face à deux parts irréconciliables : un être
dont l'existence se partage entre écriture et voyage a même une appellation
d'origine contrôlée dans le domaine littéraire : écrivain-voyageur. Ces écri vains-voyageurs, Joseph Conrad et Jack London, Koltès les a assidûment fré quentés par la lecture 3 et n'a jamais caché l'admiration qu'il leur vouait. Mais
il ne les admire pas en confrère. Célébrant leur puissance d'écriture, il recon naît ne pas être des leurs : « Je ne suis pas Joseph Conrad, je ne suis pas de ces
gens qui ont vécu des expériences décisives pour l'écriture »4 . Voici l'un des
paradoxes koltèsiens : Koltès, écrivain et voyageur, ne se considère pas digne
du trait d'union, il n'est pas un écrivain-voyageur. Refus empreint de lucidité,
car Koltès a ses raisons. La première est essentiellement générique : le récit de
1. Jean-Pierre HAN, « Entre connaissance et méconnaissance, le paradoxe Koltès », Nouveaux cahiers de la Comédie Française, n°1, Paris, La Comédie Française – l'Avant-Scène
Théâtre, mars 2007, p. 29.
2. « Entretien avec Michel Merschmeier », Une part de ma vie, Paris, Éditions de Minuit,
1999, p. 34.
3. Comme le montrent les citations scandant Quai Ouest, souvent tirées d'œuvres d'écrivains-voyageurs.
4. « Entretien avec Emmanuel Klausner et Brigitte Salino », Une part de ma vie, p. 147.
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MATTHIEU PROTIN
voyage constitue une forme littéraire à part entière. Le théâtre de voyage est
une notion plus complexe et controversée. Koltès résume cette situation en
une formule limpide : « Le cinéma et le roman voyagent, le théâtre pèse de
tout notre poids sur le sol » 5. S'il n'y a pas dichotomie entre écrivain et voyageur, dramaturge et voyageur semblent plus délicats à accorder. Mais répondre par la négative à notre titre serait se priver de prolonger une réflexion initiée par Christophe Bident sur « [...] les modes particuliers et complexes des
rapports, des non rapports, des surenchères et des sauts entre la vie et l'œuvre,
la force de vie portée par l'œuvre. » 6
Étant admis qu'entre récit et voyage règne une entente cordiale, nous porterons une attention particulière aux écrits non théâtraux de Koltès : moins ses
nouvelles et son roman que ses lettres. Ces dernières sont clairement liées au
voyage : on observe une inflation du nombre de missives écrites quand Koltès
part à l'étranger. Vision statistique que vient corroborer le sens commun, l'éloignement engendrant l'écriture épistolaire. Nos deux premières parties s'intéresseront au rapport entre voyage et écriture tel que le met en évidence la correspondance de Koltès. Le singulier d'« écriture » de notre titre est trompeur. Écriture aurait dû être au pluriel : d'abord car seront analysées aussi bien l'écriture
épistolaire que l'écriture dramatique, mais aussi parce qu'écriture désigne autant le discours que le style, la forme que la signification. Après avoir examiné
ce que les lettres disent du rapport entre écriture et voyage, puis comment ce
rapport se noue en leur sein, nous aboutirons au terme de notre propre voyage,
en étudiant ce que sa dramaturgie doit à l'expérience du voyageur.
Ce que dit l'auteur à propos des voyages
La correspondance de Koltès interroge le rapport existant entre voyage et
écriture : comment l'un engendre-t-il l'autre, et comment, en retour, rendre
compte de l'expérience du voyageur ? Rarement abordées de front, ces inter rogations parcourent souterrainement les lettres, permettant de distinguer
trois rapports : l'un, naïf, fait de l'écriture l'instrument d'une hypotypose à
même de restituer fidèlement l'expérience de l'étranger ; l'autre, celui du récit
reporté, confie cette restitution à une parole à venir ; une dernière, enfin, ou vre peu à peu vers une conception du voyage comme matrice d'une écriture
fictionnelle 7.
Le rapport naïf apparaît dès les premières lettres. Elles font référence à un
5. K OLTÈS, « Un hangar à l'ouest » in Roberto Zucco, Paris, Éditions de Minuit, 1990,
p. 122.
6. Christophe BIDENT , Bernard-Marie Koltès, Généalogies, Éditions Farrago, 2000.
7. Les différentes conceptions du rapport entre voyage et écriture telles que nous les livre la
correspondance de Koltès, si elles apparaissent selon un ordre chronologique, ne sont pas des
périodes clairement définies. Elles coexistent, et l'on peut les penser en des termes musicaux,
l'une de ces conceptions étant dominante dans certaines lettres, les autres se trouvant alors en
mode mineur, l'alternance et les modulations étant en grande partie liées à l'identité du destinataire de la lettre.