Dorothie Feilding (1889

Transcription

Dorothie Feilding (1889
Dorothie Feilding (1889-1935)
Fille de Rudolph Feilding, comte de
Denbirgh, et de Cecilia Mary Clifford, Dorothie
passe son enfance au château de Newnham Paddox,
dans le Warwickshire, en compagnie de ses neuf
frères et sœurs. Après avoir reçu une éducation au
château familial, elle est envoyée à Paris, au couvent
de l’Assomption. Elle maîtrise de ce fait parfaitement
le français. En 1908, elle est officiellement présentée
au roi et à la reine lors du bal des débutantes dans la pure tradition britannique des
protocoles aristocratiques.
Quand la guerre éclate, la fratrie Feilding veut immédiatement apporter sa
contribution. Rudolph, Hugh et Henry serviront tous sous le drapeau britannique en
qualité d’officiers. Un seul survivra. Clare, Elizabeth, Victoria et Dorothie
accompliront toutes une mission humanitaire. Dorothie suit une brève formation
d’aide aux premiers soins à l’hôpital de Rugby avant d’être engagée dans le corps
ambulancier du docteur Munro en septembre. Au sein d’une équipe composée de
jeunes femmes intrépides, elle connaît le tumulte des débuts de la guerre sur la côte
belge. Côtoyant les officiers d’état-major et les membres de l’aristocratie, elle sait
jouer des influences pour obtenir des dons ou contourner les difficultés
administratives auxquelles peuvent se heurter les unités médicales privées. Pendant
près de trois ans, la région du front située entre Nieuport, Dixmude et Furnes devient
le lieu où Dorothie et ses collègues soignent les blessés, aussi bien dans les hôpitaux
d’évacuation que dans les postes de secours proches des tranchées. Infirmières et
ambulancières, elles affrontent le danger au quotidien. Avec Elsie Knocker et Mairi
Chilshom, Dorothie s’occupe notamment d’un poste situé à Pervyse, dans la cave
d’une maison en ruines, à portée des canons ennemis. Sa tâche éprouvante est
cependant entrecoupée de moments beaucoup plus futiles. Les visites au Grand
Quartier Général ou les réceptions dans les villas de la côte sont fréquentes et offrent
un contraste saisissant avec la réalité du front.
Dorothie écrit régulièrement à ses parents. Sa correspondance de guerre a été
publiée en 2010. Il s’agit d’un document unique en son genre. Les lettres de
Dorothie Feilding sont étonnantes à plus d’un titre. Leur style est vif, décousu,
proche de l’oral. On sent parfois qu’elle écrit sous l’influence de la fatigue sans
chercher à aboutir à un style épistolaire soigné. Les détails les plus divers et les
commentaires en tous genres se suivent à vive allure et donnent l’impression d’une
pensée qui se livre dans le désordre. Loin d’être un défaut, ce foisonnement rend
compte d’une expérience multiple, reflet d’une guerre riche en contradictions.
Dorothie est un personnage qui assume ses ambivalences. Issue de la haute société,
elle a un contact facile avec les soldats blessés. Téméraire et courageuse, elle ne
rechigne pas à la tâche mais apprécie aussi les soirées entre gens distingués sur la
côte ou dans le château des Brocqueville à Bourbourg. Elle a un sens aigu des
responsabilités mais verse aussi à l’occasion dans un humour puéril, baptisant par
exemple son ambulance Daniel ou commentant dans le détail les frasques de son
chien Charles. La spontanéité de ses lettres, dont la plupart sont destinées à sa mère,
nous apporte un éclairage inédit sur le vécu d’une infirmière pendant la guerre. Il
faut dire que le secteur de Flandre belge situé entre Dixmude et la côte ne ressemble
pas aux autres et favorise les expériences contrastées. Dans cette portion de Belgique
restée libre, toute une population hétéroclite - militaire, sanitaire ou autre - mènera
une vie oscillant entre danger et désinvolture, héroïsme et petites habitudes
aristocratiques. Les visiteurs prestigieux y sont nombreux. Parmi eux, des hommes
politiques britanniques, particulièrement avides de venir fouler le sol sacré de la
petite Belgique. Ils ne manquent jamais d’inclure dans leur périple une petite visite
dans un hôpital de campagne.
Pour son action auprès des blessés, Dorothie a reçu plusieurs décorations,
dont la Croix de Guerre française, la Médaille Militaire britannique et l’Ordre de
Léopold, que lui a remis en personne le roi des belges Albert Ier. Parmi les autres
personnages importants que Dorothie a rencontrés ou côtoyés, citons l’amiral
Ronarc’h, le général Hély d’Oissel, Alexander of Teck (frère de la reine Mary) et
Robert de Brocqueville, fils du Premier ministre belge. Elle a vraisemblablement
rencontré Jean Cocteau, qui faisait partie des services de la Croix-Rouge à Coxyde.
On la devine aisément dans le personnage d’Elisabeth Hart que dépeint l’écrivain
français dans Thomas l’imposteur.
Après deux ans passés au front, la fatigue est devenue telle qu’elle fragilise
sa santé. Dorothie quitte la zone du front et repart en Angleterre. Elle épouse le
capitaine Charles O’Hara Moore le 5 juillet 1917 et s’installe à Warley, dans le
Middlesex, où est stationné le régiment de son mari, les Irish Guards. Elle reprend
ensuite du service au volant d’une ambulance à Londres.
Après la guerre, le couple s’installe au château ancestral des O’Hara Moore
dans le comté de Tipperary, en Irlande. Ils auront cinq enfants. Membre actif de la
Légion Britannique et de différentes associations caritatives locales, Dorothie mène
la vie qu’implique son rang, s’adonnant régulièrement à un de ses loisirs préférés : la
chasse. Elle meurt en octobre 1935, d’une crise cardiaque, à l’âge de 46 ans.
[à sa mère]
Furnes, 1er mai 1915
Ça vaut vraiment le coup de se donner à fond et de renoncer à plein de choses
pour pouvoir être près des lignes, au cœur même de l’action, même si c’est parfois
horrible. La moindre petite aide de notre part semble avoir tant d’importance !
Cette aide est précieuse parce qu’elle est immédiate. Et puis il y a la merveilleuse
gratitude (absolument disproportionnée par rapport à ce que nous faisons) que
l’on reçoit de toutes parts. Grâce à elle, nous oublions nos soucis et nos peines,
petites ou grandes. Mais ce qui me touche surtout, au point d’en avoir parfois la
gorge serrée, c’est la façon si pittoresque qu’ont les soldats blessés de montrer
cette gratitude. Il peut s’agir de lettres qu’on reçoit quand ils sont guéris. Parfois,
c’est un simple bouquet de fleurs cueillies dans un jardin abandonné, des fleurs
devenues rares du fait de la guerre, dont les tiges sont entourées d’un lacet ou
d’un bout de fil téléphonique. Parfois, les pauvres fleurs sont tellement serrées
qu’on a peine à les identifier.
Il y a aussi le remerciement silencieux que l’on lit dans les yeux de celui dont la
vie s’en va et qui, trop faible, n’a plus la force ni le temps de s’exprimer avec des
mots.
Souvent aussi, ils nous parlent de leurs femmes ou de leurs fiancées, ce qui est
également une preuve de gratitude, et nous leur promettons d’envoyer la dernière
lettre. Un sergent français, dont les trois fils se battaient au front, et qui luimême avait été criblé de balles en acheminant un message important, est mort à
Furnes en me tenant la main. Entre deux râles de douleur, il me disait : « Dites à
ma femme que j’ai fait mon devoir… Je n’ai pas peur… Je n’ai… » J’ai rapporté à
celle-ci les derniers mots de son mari & elle été aussi courageuse qu’il l’avait
espéré & m’a écrit de charmantes lettres où il n’y avait ni révolte ni amertume.
Une autre fois, c’est un jeune zouave qui, tandis que je l’installais dans le train, il
était sévèrement blessé, a plongé la main dans sa poche pour en ressortir un
innommable carnet couvert de crasse et pourtant plein trésors. Il m’en a donné
un : une petite carte de Noël en celluloïd avec le mot souvenir écrit en lettres
roses, une véritable horreur. Mais lui trouvait ça très beau. Il a pressé la carte
avec fierté dans le creux de ma main en me disant : « C’est tout ce que j’ai ».
Un fusilier marin de Dixmude, dont nous avions sauvé le camarade en l’amenant
juste à temps à l’hôpital, nous a remerciées avec de vraies larmes dans les yeux et
m’a donné une petite médaille miraculeuse censée me protéger, ce qu’elle a fait
jusqu’à présent.
Mais la semaine dernière, j’ai connu le cas le plus triste, dans la foulée de la
terrible bataille au corps à corps de Steenstraete, au cours de laquelle les zouaves
de Nieuport ont repris le pont que d’autres troupes avaient perdu lors d’une
attaque au gaz. Ils ont perdu 80% de leurs hommes & se sont couverts de gloire,
l’un d’entre eux ayant été gravement touché à la tête tandis qu’il menait son unité
au combat. Il était aveugle & la partie inférieure de son visage avait été
terriblement mutilée, surtout la bouche.
Nous l’avions transporté à l’hôpital cette nuit-là, une nuit particulièrement
lugubre. Chaque jour, j’allais lui rendre visite quand je commençais ou terminais
mon service. Il connaissait ma voix & me saisissait la main. Je savais qu’il voulait
m’exprimer sa reconnaissance. Mais il ne pouvait ni voir ni parler. Seuls quelques
mots indistincts sortaient parfois de sa gorge. Je me demande quel peut être son
avenir après la guerre. Son état s’est amélioré & comme de nouveaux blessés
arrivaient il a dû être transféré dans un hôpital de la base.
Je l’ai amené moi-même à la gare (25 kilomètres d’une route pleine d’ornières).
Avant de partir, j’ai placé son porte-monnaie et ses petites affaires personnelles
dans ses pauvres mains aveugles, qui n’étaient pas encore habituées à l’horrible
obscurité. Il est parvenu à murmurer Merci ma bonne sœur et a cherché ma main.
Il l’a prise et l’a portée à ses lèvres – ces pauvres lèvres que la guerre avait
démolies et qui saignaient.
Tandis que je regagnai l’ambulance, une brume a recouvert mes yeux. Je
ressentais de la colère et de la révolte contre la guerre et ses horreurs inutiles. Il y
avait aussi une petite tache de sang sur mon gant.
Vendredi 30 juillet 1915
Chère mère
J’ai reçu votre longue et chère lettre hier soir et je vous en remercie. Elle m’a
apporté du réconfort, car mon esprit et mon jugement ont parfois tendance à se
perdre dans les ténèbres.
Ce que je veux dire est la chose suivante. Bien que la guerre favorise les prières et
ne diminue en aucune façon notre foi catholique, elle nous rend toutefois de plus
en plus imperméables au principe d’une vie dans l’Au-delà. Le fait de côtoyer la
mort en permanence, avec sa soudaineté et son caractère définitif, rend caduque
d’une certaine façon toute théorie sur une quelconque vie future. Pourquoi y en
aurait-il une ? Nous n’en avons pas plus besoin que les animaux. Je crois toutefois
que la religion est nécessaire car elle fait ressortir ce qu’il y a de plus noble en
nous. Elle vise à améliorer la race humaine. Je pense donc que même s’il n’y a pas
d’Au-delà, nous n’avons pas le droit de gâcher nos vies avec des actions basses,
sinon c’en est fini de l’humanité. Vous comprenez ce que je veux dire ? J’en suis
arrivée à penser cela en voyant les morts en si grand nombre. L’idée abstraite de
la Mort n’est plus associée à la peur comme elle l’était avant. On peut très bien
continuer à agir dans le bon sens sur cette Terre sans pour autant se soucier de ce
qui arrivera après, ou même s’il y a un après. D’une certaine façon, ça n’a plus la
moindre importance. Je crois que les gens vivent et font de leur mieux, puis
meurent, et ça se termine là. Croire en Dieu reste facile mais nous n’avons pas
besoin de paradis !
Tout cela est vraiment compliqué. Je ferais mieux d’arrêter là. Parce qu’après tout
je ne suis qu’une individualité parmi des millions. Je ne compte pas et ce que je
pense ne compte pas non plus.
Souhaitez-vous que je rentre en permission fin août ? Le docteur Jelly repart voir
ses enfants. Il n’a pas pris de permission depuis le mois de novembre. Si cela vous
convient, je ferai le voyage avec lui. En partageant la même automobile, ce sera
plus pratique.
(…)
Je vous embrasse,
DoDo