Indexation historique et références personnelles. La dynamique des

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Indexation historique et références personnelles. La dynamique des
Revue germanique internationale
17 | 2013
L’herméneutique littéraire et son histoire. Peter Szondi
Indexation historique et références personnelles.
La dynamique des Études sur Celan
Werner Wögerbauer
Éditeur
CNRS Éditions
Édition électronique
URL : http://rgi.revues.org/1379
DOI : 10.4000/rgi.1379
ISSN : 1775-3988
Édition imprimée
Date de publication : 1 juin 2013
Pagination : fr91-102
ISBN : 978-2-271-07611-3
ISSN : 1253-7837
Référence électronique
Werner Wögerbauer, « Indexation historique et références personnelles. La dynamique des Études sur
Celan », Revue germanique internationale [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le
04 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1379 ; DOI : 10.4000/rgi.1379
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Indexation historique
et références personnelles. La dynamique
des Études sur Celan
Werner Wögerbauer (Université de Nantes)
Les Études sur Celan de Peter Szondi témoignent d’une évolution de sa
réflexion méthodologique qui va se développer sur une période relativement brève,
si l’on ne tient compte que du temps consacré à leur rédaction, entre décembre
1970 et septembre 1971. Certes, les questions que soulève l’interprétation de la
poésie de Celan occupaient Szondi depuis longtemps. Lorsqu’il envoie à Gisèle
Celan-Lestrange le texte de la deuxième étude, il fait état de ses hésitations passées :
« En l’écrivant au cours de ces derniers quinze jours, je me suis rendu compte
qu’il y avait en moi depuis très longtemps une sorte de silence, mêlé de peur et
de vénération, qui m’avait empêché pendant des années d’écrire quelque chose
sur sa poésie – ce dont j’avais l’intention depuis plus de dix ans ! »1 Les études,
qui ont été éditées par Jean Bollack en 19722, avaient été précédées de notes et
d’ébauches sur d’autres poèmes ; aussi, le volume devait selon le projet initial se
décliner en cinq chapitres, au lieu de trois3. Pour définir sa démarche, Szondi
s’inspirait dans un premier temps de positions théoriques qu’il emprunte aux
courants du structuralisme des années 1960, ou encore à Walter Benjamin4, mais
1. Lettre (brouillon) à Gisèle-Celan Lestrange, 5 février 1971, in : Paul Celan, Peter Szondi, Briefwechsel, éd. par Christoph König, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2005, p. 241.
2. Peter Szondi, Celan-Studien, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1972. Nous citerons les études
d’après la réédition dans Peter Szondi, Schriften, Bd. II, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1978, p. 319398, pour le texte allemand ; pour le texte français, d’après Peter Szondi, Poésies et poétiques de la
modernité, éd. par Mayotte Bocllack, Presses Universitaires de Lille, 1981, p. 143-208.
3. Cf. la lettre du 8 février 1971 à Jean Bollack, in : Peter Szondi, Briefe, éd. par Christoph König
et Thomas Sparr, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993, p. 335, et la lettre du 19 avril 1971 à Siegfried
Unseld, ibid., p. 341.
4. « Je me suis donc précipité, le dernier jour de travail à l’Université avant Noël, sur mon bureau
et j’ai écrit un article sur la traduction du sonnet 105 de Shakespeare par Paul. Je crois qu’il n’est pas
mauvais. Fortement influencé par une lecture de Jakobson, Derrida – et Benjamin bien sûr. » Lettre
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leur mise en œuvre dans l’écriture, en raison de la concomitance de réflexion
théorique et de pratique de l’exégèse qui caractérise les travaux de Szondi, le
conduira à modifier certaines hypothèses de départ. Un mouvement de réflexion
et d’élaboration théoriques traverse les trois études, qui, pour différents que soient
leurs objets et les approches qui caractérisent chacune d’elles, sont de ce point de
vue solidaires et forment un enchaînement logique.
L’ordre dans lequel les études ont été publiées ne relève pas d’un arrangement,
il s’agit de l’ordre chronologique de la rédaction. La première étude est consacrée
à la traduction par Celan d’un sonnet de Shakespeare ; elle a été publiée sous le
titre bilingue « Poetry of constancy – Poetik der Beständigkeit » dans une revue
de germanistique5; la seconde est une lecture du poème « Strette » écrite directement en français, d’ailleurs à la demande de Celan, pour la revue Critique6, à
l’occasion de la parution d’un choix de poèmes en traduction française7; la troisième, inachevée, porte sur le poème « Tu es couché » (« Du liegst ») ; elle a
d’abord paru dans les pages culturelles de la Neue Zürcher Zeitung8, avant d’être
reprise sous le titre « Eden » dans l’édition posthume des Celan-Studien.
Poétique de la constance : une coupure dans l’histoire du lyrisme
Il est remarquable que la première des études soit consacrée à l’étude d’une
traduction. Szondi reconnaissait par là, dans un geste effectif et fort, que l’œuvre
de Celan traducteur est indissociable de son œuvre poétique ; il fait, au-delà de
ce simple constat, de la traduction la figure même de l’écriture de Celan. L’analyse
de la traduction d’un sonnet de Shakespeare, qui est aujourd’hui sans doute la
plus méconnue des trois études, lui permet d’emblée de poser l’écart entre un
texte et un autre comme un élément constitutif de la poétique celanienne.
Le sonnet 105 est une sorte d’« arétalogie », si l’on entend par là un catalogue
analytique des vertus que possède la personne aimée, et de leurs effets. L’amant
est excellent, il est beau (« fair »), aimable (« kind ») et loyal (« true »), il est tout
du 29 décembre 1970 à Jean Bollack, in : Peter Szondi, Briefe, p. 320. Pour une présentation des
études qui les situe dans les débats théoriques contemporains, voir la préface de Jean Bollack à la
traduction castillane : Peter Szondi, Estudios sobre Celan, traduit par Arnau Pons, Madrid, Trotta,
2005, p. 9-14 ; en allemand : Jean Bollack, « Szondis “Celan-Studien” heute », Mitteilungen des Marbacher Arbeitskreises für Geschichte der Germanistik, 19/20, 2001, p. 5-9.
5. Peter Szondi, « Poetry of Constancy – Poetik der Beständigkeit. Celans Übertragung von Shakespeares Sonett 105 », Sprache im technischen Zeitalter, 37, 1971, p. 9-25. L’article semble avoir été
prévu d’abord pour le cahier d’hommage à Paul Celan que les Études germaniques ont publié après
sa mort (no 3, juillet-septembre 1970), mais n’a pu être achevé à temps.
6. Peter Szondi, « Lecture de Strette. Essai sur la poésie de Paul Celan », Critique, 288, mai 1971,
p. 387-420.
7. Paul Celan, Strette, traductions d’André du Bouchet, de Jean-Pierre Burgart et de Jean Daive,
Paris, Mercure de France, 1971.
8. Peter Szondi, « Zu einem Gedicht Paul Celans. Manuskript aus dem Nachlass », Neue Zürcher
Zeitung, 15 octobre 1972.
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cela à la fois, et de manière constante. La triade « fair, kind and true » est d’ailleurs
une formule conventionnelle qui apparaît dans le théâtre de Shakespeare dans la
variante « wise, fair and true » dans The Merchant of Venice, où Jessica, héroïne
juive (la fille de Shylock dans la pièce), est vantée par Lorenzo en des termes
semblables : « And therefore like herself, wise, fair, and true, / Shall she be placed
in my constant soul »9.
Dans ce passage de la pièce, la constance est du côté de l’admirateur-amant,
comme l’expression ou la promesse d’une fidélité. Dans le sonnet, les choses sont
plus complexes. Le poète fait l’éloge de l’amant et de la constance qui le caractérise,
tout en transférant celle-ci à la poésie qui en fait l’éloge, et donc à soi-même. La
constance dans les trois vertus que réunit l’amant imprime sa marque au chant.
Il y a donc dans ce sonnet deux unicités, d’un côté, un seul destinataire du chant,
et de l’autre, une seule chose qui est dite, puisque, dans une allusion ironique au
dogme de la Trinité, la perfection de l’amant met un terme à la séparation habituelle
des trois vertus : « “Fair, kind, and true” have often lived alone, / Which three
till now never kept seat in one ». L’amour offre cette unicité à la poésie. En retour,
par un mouvement dialectique, c’est le chant qui réalise l’unité en se confinant à
l’expression « d’une seule chose ». Le passage à la langue et à l’exploit poétique,
déjà préparé chez Shakespeare, sera fortement accentué dans la traduction de
Celan : « “Schön, gut und treu” so oft getrennt, geschieden. / In Einem will ich
drei Zusammenschmieden ».
Le choix de consacrer la première étude à la traduction d’un sonnet de Shakespeare était peut-être conforté par une actualité. Les traductions de Celan étaient
contestées. On lui reprochait de « celaniser » en traduisant : Szondi, en évoquant
cette thèse « plausible et accueillie sans déplaisir » concède ironiquement qu’« il
n’est pas nécessairement faux pour autant de dire qu’il a traduit Shakespeare dans
sa propre langue, et que ses traductions des sonnets sont des poèmes de Celan »10.
C’est dit à propos des répétitions, mais Szondi, au lieu de faire de la récurrence
des figures itératives un marqueur idiomatique, la rapporte à une rupture dans le
domaine de la poétique, à un changement plus général des paradigmes rhétoriques.
Le choix de ne pas étudier la manière dont la traduction se rapporte aux propres
poèmes de Celan restreint d’ailleurs fortement le champ de vision. Le parallélisme
ne concerne pas seulement la forme de la langue, mais aussi le fond, dans la mesure
où constance et unicité sont des thèmes importants dans la poésie de Celan, de
« Hawadalah »11 à « Nachmittag mit Zirkus und Zitadelle »12, pour ne citer que
deux exemples de La Rose de personne.
9. Acte II, scène 5 (« Drum sei sie, wie sie ist, klug, schön und treu, / Mir in beständigem Gemüt
verwahrt », traduction A. W. Schlegel).
10. Poésies et poétiques, p. 151 (« die ebenso plausible wie gern gehörte, darum auch noch nicht
notwendig falsche These […] er habe Shakespeare in die eigene Sprache übertragen, Celans Shakespeareübersetzungen seien Celangedichte »), Schriften II, p. 331.
11. « An dem einen, dem / einzigen / Faden, an ihm / spinnst du […] », Paul Celan, Gesammelte
Werke, Bd. I, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2000, p. 259.
12. « Das Endliche sang, das Stete », ibid., p. 261.
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À un moment, pour un vers, Szondi introduit une comparaison avec la solution
trouvée par Stefan George. Cependant, il ne cherche pas à faire l’histoire des
traductions d’un texte dans le but de retracer les évolutions du style ou des
possibilités expressives, ni non plus dans celui de mettre en évidence les altérations
du sens ou les préjugés des traducteurs. La perspective historique adoptée par
Szondi vise un usage, voire une conception de la langue (« Sprachkonzeption »13),
un « mode du vouloir-dire » (« Art des Meinens »14), ou, en détournant une
expression de Walter Benjamin, la « visée sur la langue » (« Intention auf die
Sprache »15). En l’occurrence, cette visée sur la langue est présentée comme la
volonté d’abolir, ou de dépasser, la distinction du signifié et du signifiant, dans
une terminologie empruntée à la linguistique saussurienne16. Szondi met en
évidence un ensemble cohérent et impressionnant d’éléments qui semblent créer
un lien substantiel entre les deux faces du signe linguistique : les répétitions, en
effet, mais aussi la linéarisation du propos, les chaînes paradigmatiques, et en
particulier les paronomases. Une rhétorique mimétique prend le relais de la rhétorique ancienne qualifiée de « pur ornement » (« Zierat »17), simple habillage d’une
construction intellectuelle. À la différence de celle de Shakespeare, la langue de
la traduction est ce dont elle parle. Elle ne parle pas de la constance, elle la met
en oeuvre dans sa matérialité. « La constance devient l’élément constitutif du vers,
au lieu que le vers, comme dans Shakespeare, la célèbre ou la décrive en variant
son expression »18.
Si, comme le dit Szondi, l’« indice historique » d’une traduction est donné par
la visée sur la langue particulière qui s’y manifeste19, et si cette visée sur la langue
fonde en même temps sa poétique, il faut s’interroger sur la portée de cette
indexation. Elle s’inscrit manifestement dans un schéma de rupture très englobant
qui dépasse les oeuvres particulières et permet de distinguer, dans l’histoire de la
poésie, un « avant » et un « après », en l’occurrence un « après Mallarmé ». Or,
quel peut être le sens, c’est-à-dire le pouvoir distinctif du passage d’une visée sur
la langue à une autre, si ce passage vaut pour la modernité poétique toute entière ?
Et que devient le poème particulier, en l’occurrence la traduction (en langage
« mallarméen », pourrait-on dire) d’un sonnet de Shakespeare, dans ce vaste
mouvement ? Dans la mesure où l’on considère que l’usage de la langue que fait
13. Peter Szondi, Schriften II, p. 326 ; Poésies et poétiques, p. 148.
14. Schriften II, p. 326 ; Poésies et poétiques, p. 147.
15. Schriften II, p. 325 ; Poésies et poétiques, p. 147.
16. Schriften II, p. 338 ; Poésies et poétiques, p. 157.
17. Schriften II, p. 329 ; Poésies et poétiques, p. 150.
18. Poésies et poétiques, p. 157 (« Beständigkeit wird zum Konstituens des Verses, statt daß der
Vers sie, wie der Shakespearesche, besingen, mit wechselnden Ausdrücken beschreiben würde »,
Schriften II, p. 339).
19. « Der historische Index einer Übersetzung […] verweist nicht so sehr auf eine bestimmte
Sprachstufe als auf eine bestimmte Sprachkonzeption », Schriften II, p. 326 ; « Ainsi l’indice historique
d’une traduction […] ne renvoie pas tant à un stade déterminé dans l’évolution linguistique qu’à une
conception déterminé de la langue », Poésies et poétiques, p. 147-148.
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ici Celan « semble être celui du lyrisme moderne depuis Mallarmé »20, ce critère
à lui seul n’est évidemment pas apte à saisir la singularité de l’œuvre. Ce n’était
pas l’objectif que Szondi s’était fixé pour cette étude préparatoire qui permet
cependant de problématiser la relation possible entre une coupure dans le domaine
poétique et l’expérience historique d’une personne, comme étant la relation entre
deux types d’historicités qu’il s’agissait de mettre en adéquation.
« Strette » : l’immersion dans le texte
« Strette » (« Engführung »), le long poème qui clôt le recueil Grille de la
langue (Sprachgitter) de 1959, a été parfois comparé et opposé à Fugue de la mort,
dont le succès avait d’une certaine manière fini par occulter le reste de l’œuvre et
dont une critique malveillante s’était servi pour dénoncer la supposée esthétisation
de l’horreur dont Celan se serait rendu coupable. Le problème posé est donc celui
des poèmes dont on pense qu’ils se réfèrent directement, expressément (« expressis
verbis ») à l’extermination des Juifs, et, par là même, celui du statut et de la place
de ces poèmes dans l’œuvre, de la relation qu’ils entretiennent avec d’autres poèmes
qui « n’en parlent pas ». L’un des enjeux de la lecture minutieuse qu’entreprend
Szondi en suivant pas à pas la progression du poème, en tenant le pari d’une
immersion radicale dans le texte, sera précisément de s’interroger sur la portée de
cet « expressis verbis ».
D’entrée, il prend un certain nombre de décisions qui s’appuient sur les conclusions de la première étude, mais aussi d’un texte plus ancien, fondateur pour la
démarche szondienne, le Traité sur la connaissance philologique de 196221. Ainsi,
il écarte comme une question à la fois incontournable et fausse la question de
savoir ce que « l’étendue / à la trace sans faille », au début du poème, « veut dire »,
dans la mesure où elle ne tient pas compte, justement, du « mode du vouloir-dire »
spécifique d’une écriture qui n’est pas descriptive d’une réalité, ni ne la désigne
ni la représente, mais se confond avec elle. Le lecteur est déporté dans un paysagetexte, « déplacé à l’intérieur du texte de telle façon qu’il n’est plus possible de
distinguer entre celui qui lit et ce qu’il lit, le sujet lecteur coïncidant avec le sujet
de la lecture »22. Du point de vue de la « visée sur la langue », le texte de « Strette »
est ainsi affecté du même indice historique que la traduction du Shakespeare :
dans la mesure où le texte n’évoque pas le paysage, mais se confond avec lui, « la
poésie cesse d’être mimésis, représentation : elle devient réalité »23.
Se définissant comme un acte de connaissance, ou une connaissance en acte, la
lecture s’accommode mal d’un quelconque savoir extérieur préexistant. La
20. « Celans Sprachverwendung, welche die der modernen Lyrik seit Mallarmé zu sein scheint »,
Schriften II, p. 338 ; Poésies et poétiques, p. 157, avec la référence à Jacques Derrida.
21. Peter Szondi, « Über philologische Erkenntnis », in Die Neue Rundschau, 73 (1962), no 1,
p. 146-165. Repris dans P. S., Hölderlin-Studien. Mit einem Traktat über philologische Erkenntnis.
Frankfurt am Main, Insel, 1967.
22. Schriften II, p. 346 ; Poésies et poétiques, p. 166.
23. Schriften II, p. 349 ; Poésies et poétiques, p. 168.
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méthode des « passages parallèles », qui s’appuie sur des références internes à
l’œuvre, est à nouveau bannie comme inappropriée, parce qu’elle risque de préempter la compréhension ; elle avait déjà été remise en cause dans le Traité dans la
mesure où, utilisée naïvement, elle relevait d’une logique propre aux sciences de
la nature, commandée par l’établissement de règles et la recherche de causalités.
Dans « Strette » Szondi écrit à propos des « pierres » introduites dans le vers 4 :
« Les pierres sont-elles des pierres tombales ou seulement ces corps durs, mats,
fermés, formes à la fois détériorées et protectrices des étoiles et des yeux, qui ont
une place importante dans l’univers imaginaire de Paul Celan ? Nous ne le savons
pas et cela veut dire très précisément que nous n’avons pas à le savoir. Ce qui se
sait et se voit, c’est la textualité de l’étendue »24.
Dans le Traité, la méthode des passages parallèles avait été simplement assortie
d’une mise en garde : ils n’avaient valeur de preuve qu’en vertu d’une interprétation,
et ne devaient pas faire obstacle à la reconnaissance d’un sens inédit et singulier.
En renonçant catégoriquement aux passages parallèles, comme c’est le cas dans
cette lecture, Szondi se prive aussi de la possibilité de faire appel à une cohérence
idiomatique, telle qu’elle se construit poème après poème, et au fil de l’œuvre.
La lecture « immergée » fait table rase et n’admet d’autres savoirs que ceux qui
seront construits par le texte. Mais en dépit du retrait méthodique proclamé, le
commentaire introduit, sans doute nécessairement, des détreminations sémantiques, des rapprochements suggérés par une symbolique générale, quand ils ne sont
pas fondés sur une connaissance préalable de l’œuvre, des prises de positions de
l’auteur, voire son expérience historique et biographique. La lecture, bien qu’elle
s’en défende, opère avec des fragments de sens apportés de l’extérieur. C’est le
cas quand elle précise à propos de l’« étendue » qu’elle est « funeste et funèbre »,
« un paysage où règnent la mort et l’ombre ». Les exemples sont multiples ; tous,
ou presque, concernent l’événement historique et ses modes de présence dans la
poésie de Celan. Ainsi, lorsque il écrit que « la mort, la mémoire des morts (le
Eingedenken), est à l’origine de toute la poésie de Celan »25, ou encore lorsqu’il
s’interroge à propos du « retour » (« du bist – / bist zuhause », dans la strophe
II,1), s’il s’agit d’un retour « à ses origines ? à sa mère ? à ce souvenir ineffaçable
qu’a été pour Celan la mort de sa mère dans un camp de concentration »26.
Cette apparente contradiction ne concerne peut-être pas seulement la poétique
que Szondi essaie de dégager : elle tient en partie, il en est conscient, à l’inévitable
retraduction de la langue du poème dans la langue du commentaire qui, elle, est
discursive27. Mais elle contient aussi un élément de critique interne, propre à la
démarche autoréflexive du poème, que la lecture de Szondi met en évidence, et
qui pourrait bien s’appliquer aussi à sa propre démarche.
Dans la strophe 5, qui est la strophe médiane, le chemin que le sujet lisant
emprunte le conduit à une opposition radicale, sans médiation aucune, « entre
24.
25.
26.
27.
Schriften
Schriften
Schriften
Schriften
II,
II,
II,
II,
p.
p.
p.
p.
347 ;
349 ;
355 ;
354 ;
Poésies
Poésies
Poésies
Poésies
et
et
et
et
poétiques,
poétiques,
poétiques,
poétiques,
p.
p.
p.
p.
167.
168.
172.
172.
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l’univers de la “parole” qui vient “à travers la nuit” […], d’une part, et le monde
des “cendres”, de cette “Nuit” absolue qui ne connaît qu’elle-même »28. La langue
du poème, pour nocturne qu’elle soit, et l’expérience historique de la destruction,
sont ainsi séparées par un abîme infranchissable :
Or, rien ne serait plus étranger au discours celanien que de parler expressément
de cette opposition. Strette se limite à la réaliser (si limitation il y a et non pas plutôt
dépassement du langage poétique traditionnel, qui, jusqu’à Mallarmé, était en général
celui de la représentation), à la réaliser, en affrontant les deux strophes de la cinquième
partie. Accomplissant l’affrontement en son propre centre […] au lieu d’en faire un
sujet de description, de représentation, le poème se révèle être la progression même.29
Au-delà de la réaffirmation de la poétique post-mallarméenne, cette insistance
sur la réalité qu’est le texte, sur la « substitution du texte-réalité au texte-représentation » met en évidence le caractère démiurgique de l’entreprise ; de fait, ce
long poème prend l’aspect d’une cosmogonie verbale, qui aboutira dans la
partie VI, la plus longue du poème, à la formation d’un monde cristallin : « die
Welt / ein Tausendkristall, / schoß an, schoß an » (« le monde, cristal pluriel, /
fusa, fusa », dans la traduction de Jean Daive). Or, ce monde fait de formes
abstraites (les nuits sont « démêlées », « entmischt ») a le défaut de ne pas être un
monde du mélange. « Il y manque un élément, qui, peut-être même, est essentiel »30. Szondi refuse pour l’instant de se prononcer sur la nature de l’absence,
mais constate que « le monde, cristal pluriel, qui se compose d’éléments géométriques, est insuffisant. […] Ce monde est trop pur. »31
Devant ce constat, il est significatif que la partie suivante, à laquelle il revient
de surmonter le manque, introduit l’événement historique sur le mode de la dénotation, puisque Szondi, en critiquant le choix de Jean Daive pour traduire le mot
« Verwerfung » (il choisit « éversion », qui renvoie à la géologie), exige, comme il
faut sans aucun doute le faire, de le comprendre comme une référence directe à
l’extermination :
Or l’ultime réprobation [c’est le terme qu’il choisit contre la traduction de Jean
Daive] ne peut désigner autre chose que le sort qu’ont subi durant l’ère nazie des millions
de juifs, et parmi eux les parents du poète, la dernière des réprobations que subit Israël
depuis le début de son histoire. Le lieu que décrivent et datent les différents « compléments circonstantiels » de cette strophe est donc sans doute celui de la « solution
finale » : le camp d’extermination32.
À cet endroit du parcours, l’irruption du fait historique, de la date, d’un
événement situé dans le temps et l’espace met à mal la clôture jusqu’ici tant bien
que mal préservée, comme si la cosmogonie du verbe était appelé à se transcender
et à conduire le sujet lisant (le « tu » du poème), mais aussi le commentateur, au
28.
29.
30.
31.
32.
Schriften
Schriften
Schriften
Schriften
Schriften
II,
II,
II,
II,
II,
p.
p.
p.
p.
p.
363 ;
364 ;
376 ;
377 ;
382 ;
Poésies
Poésies
Poésies
Poésies
Poésies
et
et
et
et
et
poétiques,
poétiques,
poétiques,
poétiques,
poétiques,
p.
p.
p.
p.
p.
179.
179.
188.
189.
xxx. C’est moi qui souligne.
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seuil où il est forcé, au terme du cheminement autoréflexif, à reconnaître la nécessité d’un point de vue extérieur à la langue : « L’évocation des faits qui appartiennent à la réalité historique, se trouve dans le poème, dont elle constitue la fin,
au sens double du mot, pour en former la leçon »33.
Ce revirement ne remet pas en cause le présupposé de départ ; il l’inscrit dans
une dynamique. La poésie de Celan « re-présente » bien les camps de la mort, au
sens où elle leur donne une nouvelle présence dans la langue, au terme d’un
parcours que le poème retrace ; en même temps, l’événement historique intervient
dans la formation de la langue. L’actualisation des camps, si elle est une finalité
de cette poésie, est aussi sa condition préalable puisque la langue de Celan se
sépare de la langue et de la poésie héritées précisément pour faire référence à
l’événement là même où il n’est pas désigné expressis verbis. Szondi cite ici, dans
sa version imprécise, déformée et ambivalente, la formule canonique (« devenue
trop célèbre ») d’Adorno, selon laquelle il ne serait plus possible d’écrire de poèmes
« après Auschwitz » ; il la redresse, à la lumière de la poésie de Celan, qu’il considère comme une « réfutation » de la thèse d’Adorno, en la reformulant en ces
termes : « Après Auschwitz, l’on ne peut faire de poésie qu’en vertu d’Auschwitz »34.
Ainsi, au centre des deux premières études, on trouve deux coupures de nature
différente : la première est interne à l’histoire de l’art (de la poésie), elle distingue
un « mode du vouloir-dire » avant et après Mallarmé (dont le nom représenterait
ici la modernité poétique issue du symbolisme français). La seconde appartient à
l’histoire événementielle, même si elle sert couramment à désigner les effets de
l’événement historique (nommé, selon une convention de langage qui paraît aujourd’hui datée, « Auschwitz ») sur la production culturelle. L’un des principaux
enjeux d’une lecture de Celan, telle qu’elle est ici entreprise par Szondi, consiste
en effet à définir la relation qui s’établit entre ces deux coupures, entre ce « depuis
Mallarmé » et cet « après Auschwitz ».
Données en contrebande
Le poème « Du liegst » est un « poème hivernal » (« Wintergedicht »), selon
le titre qu’il porte dans les premiers états, écrit en décembre 1967, après un bref
séjour de Celan à Berlin, où il avait été invité pour une lecture. Il y rencontre des
amis, passe du temps avec Szondi, discute avec les étudiants de son séminaire à
la Freie Universität. Le poème a d’abord paru dans un volume d’hommage à Peter
Huchel en 1968, puis dans le recueil posthume Part de la neige (Schneepart) au
printemps 1971, peu de temps avant que Szondi ne commence la rédaction de
son commentaire. Dans chaque mot, il se réfère à des faits précis qui concernent
le séjour de Celan à Berlin : l’hiver, la neige, son logement, le parc environnant,
33. Schriften II, p. 382 ; Poésies et poétiques, p. 193.
34. Schriften II, p. 384 ; Poésies et poétiques, p. 194 (« Nach Auschwitz ist kein Gedicht mehr
möglich, es sei denn, aufgrund von Auschwitz »).
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les promenades, les visites, le marché de Noël berlinois, la visite des lieux d’exécution des conjurés du 20 juillet 1944, les trajets en voiture devant l’ancien emplacement de l’hôtel Eden, qui fut en janvier 1919 le quartier général des assassins
de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, la lecture d’un livre de documents sur
ces événements qui d’ailleurs lui avait été prêté par Szondi. Les circonstances
faisaient de ce dernier un témoin privilégié de la genèse du poème ; il en était
conduit à faire état de la présence des éléments référentiels dans le poème et à
s’interroger sur leur statut.
Ce texte aussi court que célèbre est probablement inachevé ; le tapuscrit se
termine par trois points. Sa première publication dans un quotidien suisse a suscité
la réaction presque immédiate de Hans-Georg Gadamer, qui était lui-même en
train de préparer un commentaire d’un cycle de poèmes de Celan35. Il y posait la
question polémique « Que doit savoir le lecteur ? » (« Was muss der Leser
wissen ? »36) pour dénoncer l’excès de savoir mis à la disposition du public. D’évidence, le tenant de l’herméneutique philosophique, défenseur du general reader,
éprouvait une gêne devant la précision qui s’imposait à lui, devant les contraintes
d’une lecture informée, et donc savante, à laquelle le texte de Szondi ouvrait la
voie ; son conservatisme politique sans doute fut troublé par l’obligation d’admettre
que l’univers poétique de Celan fasse une place aussi importante à deux grandes
figures du mouvement ouvrier allemand.
Comment ce texte de quelques pages doit-il être lu après les études sur la
traduction de Shakespeare et après la lecture de Strette ? À certains signes on
devine que Szondi était gêné, lui aussi, mais autrement, par la situation dans
laquelle il était placé, tout en relevant avec curiosité le défi méthodologique posé
par cette constellation. La précision référentielle risquait de figer le sens des passages en amont de toute interprétation, et de la supplanter. En même temps, l’essai
sur Strette s’était achevé par un dépassement des positions poétologiques initiales,
rendu nécessaire par l’introduction de la référence historique, d’abord « en contrebande », puisqu’elle contrariait le présupposé de départ, puis ouvertement, en
commentant le dépassement interne au poème, qui prenait acte de l’insuffisance
d’un monde linguistique pur, rapporté à Mallarmé. Eden devait donc être une
« anti-lecture », selon l’expression même de Szondi : « Dans ce dernier article
j’essaierai de donner tous les détails qui aident à comprendre le poème (« Du liegst
im großen Gelausche… ») sur Rosa Luxemburg et Liebknecht, tout en montrant
combien il faut connaître de détails pour comprendre les poèmes des dernières
années. Une anti-lecture donc, mais pour cause »37.
L’étude se compose de quatre parties. En introduction, Szondi communique
des informations sur la date de rédaction, les versions, les conditions de publication ; il pose une première fois la question de la transformation (« Verwandlung »)
35. Hans-Georg Gadamer, Wer bin Ich und wer bist Du ? Kommentar zu Celans “Atemkristall”,
Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1973.
36. Hans-Georg Gadamer, « Was muß der Leser wissen ? Aus Anlaß von Peter Szondis “Zu einem
Gedicht Paul Celans” », Neue Zürcher Zeitung, 5 novembre 1972. Le texte de la réplique a été intégré
dans la postface de son commentaire de Cristal de souffle.
37. Lettre à Jean Bollack, 8 février 1971, in Peter Szondi, Briefe, p. 336.
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du vécu et annonce vouloir retracer le processus de cristallisation (« Kristallisation »), dans une reprise à peine voilée aux vers à la fin de la partie VI de « Strette »,
qui disent l’aboutissement de la cosmogonie verbale. Il donne ensuite les informations biographiques et littéraires qu’il possède, soit pour avoir été lui-même aux
côtés de Celan pendant ces journées berlinoises, soit pour avoir pu les recueillir
auprès d’autres témoins. La troisième partie, un simple paragraphe qui fonctionne
comme une charnière, aborde les problèmes méthodologiques posés par ce savoir
essentiellement biographique, qui place le texte dans une tension entre hétéronomie
et autonomie : « dans quelle mesure le poème est-il déterminé par des éléments
qui lui sont extérieurs, et cette détermination extérieure est-elle évincée par la
logique propre du poème ? »38 La fin du texte est consacrée à une interprétation
du poème, qui s’appuie essentiellement sur l’ambiguïté du mot « Eden », qui d’un
côté évoque une harmonie propre à la période de Noël, comme il est de l’autre
lié aux meurtres et aux exécutions sommaires. Szondi écrit pour les Allemands,
comme s’il fallait, avec une certaine prudence, faire accepter à ses lecteurs l’idée
que la naissance du Christ et les massacres puissent être réunis non seulement
dans une rencontre fortuite pouvant s’expliquer par le fait biographique (tout ce
que Celan avait vu pendant son séjour à Berlin), mais parce qu’ils forment une
unité profonde.
Étant donné le statut provisoire du texte, son inachèvement, il est difficile de
se prononcer sur l’interprétation esquissée dans ces pages finales. Elles font du
poème l’expression de vérités assez générales sur l’indifférence (l’« in-différence »)
de l’Histoire et des hommes, sur l’absence de séparation nette entre le Bien et le
Mal, sans franchir le pas de lier plus intimement ces éléments, dans une chaîne
de causalités, et de montrer la complicité qu’entretiennent la fête fondatrice du
christianisme et la violence répressive.
L’avancée majeure de cette dernière étude ne tient pas dans cette amorce d’une
interprétation, mais dans l’énoncé des questions méthodologique dans la troisième
partie qui forme l’articulation entre ce que Szondi nommait ironiquement « antilecture » (le catalogue de références), d’une part, et ce qui était destiné à devenir
une « lecture » (qui se détourne des références), d’autre part. Les premières
versions d’« Eden » 39montrent que l’intention première de Szondi était en effet
de destituer, voire d’effacer les informations qu’il venait de donner :
Wenn im folgenden die Frage untersucht werden soll, oder vielmehr : von der
Arbeitshypothese ausgegangen, dass es diese Autonomie des Gedichts gibt und dass sie
zu erfragen ist, werden die zuvor aufgezeichneten Wege von der Biographie zum Gedicht
vernachlässigt. Wenn Interpretation und Strukturanalyse oft von der Verlegenheit
gefärbt sind, dass dem Verständnis keine biographisch-historischen Daten zur Verfügung
stehen, wie sie der Positivismus liebte, so kann sie hier, en connaissance de cause, in
einem von methodologischen Erwägungen motivierten absichtlichen Absehen von ihnen
versucht werden. Rekurriert wird auf sie nur, um zu überprüfen, ob die Analyse ihr
38. Schriften II, p. 395 ; Poésies et poétiques, p. 205.
39. Les manuscrits et correspondances de Szondi sont conservés au Deutsches Literaturarchiv de
Marbach.
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Material insgeheim nicht doch von ihnen bezieht, als Schmuggelware. Zugleich wird
dank ihrer Kenntnis, die dem Leser vorgängig der Interpretation vermittelt worden ist,
auch dieser die Arbeitshypothese verifizieren können, derzufolge die Determiniertheit
des Gedichts durch den Erlebnishintergrund einer Autonomie hat weichen müssen, die
in der immanenten Logik des Gedichts besteht40.
Si on suit la logique de ce paragraphe, Szondi aurait rassemblé les éléments
référentiels dans l’unique but de ne pas s’en servir, et d’en condamner le recours,
dans une perspective à laquelle aurait pu souscrire Gadamer. Or, la logique de
son essai est très différente. Szondi était persuadé, comme le montre la lettre à
Bollack, de l’importance de ce matériau pour la compréhension, même s’il semblait
aller à l’encontre des principes esthétiques formulés dans les deux études précédentes. Aussi, lorsqu’on examine le tapuscrit de Szondi à cet endroit du texte, les
ratures et couches de correction multiples donnent l’impression qu’il s’y est produit
un véritable affrontement ; il s’est terminé par la suppression pure et simple du
paragraphe, par une inflexion de la démarche. L’allusion à une éventuelle introduction des informations biographiques en « contrebande » disparaît, et avec elle
la condamnation quasi morale des préalables empiriques que ce terme implique.
Le paragraphe reprenait, dogmatiquement, les présupposés d’une « lecture » telle
qu’il avait essayé de la conduire pour « Strette » ; sa suppression est caractéristique
de l’avancée réalisée dans cette dernière étude. À la fin de « Strette », lorsque
Szondi attribue à la poésie de Celan un « caractère essentiellement non-confessionnel, non-personnel »41, il semblait penser à une forme d’objectivité obtenue à
la fois par le fonctionnement autonome du langage et par l’introduction de la
référence historique. Sur ce point, les nouvelles propositions programmatiques qui
sont au centre de l’étude sur « Tu es couché » renversent clairement la perspective.
À la recherche d’une détermination propre qui fasse contrepoids à la détermination
externe par les références au réel, Szondi entrevoit le principe d’une perception
sélective préformée, qui agit comme une grille de lecture. Elle limite la détermination du poème par les hasards de la vie, car elle oppose à ce principe d’ouverture
un principe d’organisation qui est lié à l’expérience d’une personne. Cette intuition
40. « Dans la mesure où il s’agira d’examiner la question, ou plutôt : de partir de l’hypothèse de
travail selon laquelle cette autonomie du poème existe et qu’il faut la découvrir, on négligera les
chemins précédemment tracés qui mènent de la biographie au poème. Tandis que l’interprétation et
l’analyse structurale sont si souvent teintées de l’embarras de ne pouvoir disposer, pour la compréhension, de données biographiques et historiques telles que le positivisme les aimait, elle peut dans le
cas présent être tentée en connaissance de cause, dans une démarche qui pour des considérations
méthodologiques a pris le parti de ne pas en tenir compte. On y aura recours uniquement pour
contrôler que l’analyse ne tire malgré tout sa matière première de ces données, secrètement, sous forme
de contrebande. En même temps, grâce à leur connaissance, qui a été communiquée au lecteur
préalablement à l’interprétation, celui-ci sera lui aussi à même de vérifier l’hypothèse de travail selon
laquelle la détermination du poème par un arrière-fond d’expériences vécues a dû céder le pas à une
autonomie qui consiste en la logique immanente du poème. » Le texte est reproduit dans les annexes
des Celan-Studien (Peter Szondi, Schriften II, p. 429-430) ; voir aussi le facsimilé dans Christoph König
(unter Mitarbeit von Andreas Isenschmid), Engführungen. Peter Szondi und die Literatur, Marbach am
Neckar, Deutsche Schillergesellschaft, 2005, p. 64.
41. Schriften II, p. 384 ; Poésies et poétiques, p. 194.
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L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi
de Szondi, bien qu’incomplète, en raison notamment d’un préjugé méthodologique
qui l’empêchait de reconnaître l’importance structurante des références internes à
l’œuvre, est à l’origine d’un programme d’élucidation qui a été particulièrement
fécond pour le développement des études célaniennes42.
42. Pour la postérité d’Eden, voir en particulier Jean Bollack, « Eden, encore », in : Mayotte Bollack
(dir.), L’Acte critique. Sur l’œuvre de Peter Szondi. Presses Universitaires de Lille / Éditions de la
Maison des Sciences de l’Homme, 1985 (p. 267-290) ; repris sous une forme actualisé sous le titre
« Biographismes » dans Jean Bollack, Poésie contre poésie. Celan et littérature, Paris, P.U.F., 2001
(p. 205-219) ; une nouvelle actualisation du chapitre dans Jean Bollack, Dichtung wider Dichtung. Paul
Celan und die Literatur, Göttingen, Wallstein, 2006, p. 315-336.