AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTREE DE LA COUR

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AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTREE DE LA COUR
AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTREE
DE LA COUR D’APPEL DE CAEN
JEUDI 10 JANVIER 2008
Discours de Monsieur Didier MARSHALL, premier président
Au delà de son rituel, l’audience solennelle de rentrée constitue un temps fort de démocratie.
Elle est en effet l’occasion pour l’institution judiciaire de rendre compte publiquement de son
activité, et de faire part de ses projets et de ses préoccupations.
Les magistrats y sont donc très attachés.
Vous représentez par votre diversité les principaux partenaires de notre institution.
Je vous remercie de votre présence nombreuse qui marque bien l’intérêt que vous portez au
fonctionnement de la justice en Basse Normandie.
Je présente à chacun de vous mes vœux très sincères de réussite et de santé pour vous-mêmes
et ceux qui vous sont chers.
Je profite de cette occasion pour adresser mes félicitations aux bâtonniers élus, Maître Gilles
VIAUD à Lisieux, Maître Carole TAYAN à Cherbourg, Maître Jean-Luc DAMECOURT à
Coutances, Maître Philippe DUPERRON à Alençon et Maître Anne-Sophie VAERNEWYCK
à Argentan.
Je me réjouis enfin que la Chambre nationale des avoués ait fait le choix d’un avoué caennais,
en élisant Maître GRANDSARD, à sa présidence, et qu’il en ait été de même pour la
Chambre nationale des huissiers de justice qui a élu Maître DUVELLEROY, huissier de
justice à Granville pour présider à sa destinée.
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L’année qui vient de s’achever a été, pour les juridictions du ressort, une année
d’activité soutenue et studieuse. Vous pouvez en prendre la mesure en parcourant la
plaquette qui vous a été remise lors de votre arrivée.
Sachez que la cour d’appel de Caen est une juridiction où les délais de traitement des
procédures restent très inférieurs à ceux de la moyenne nationale.
Soyez aussi assurés que magistrats et fonctionnaires y ont à cœur de rendre aux justiciables et
à leurs représentants, avocats et avoués, un service de qualité. Ce service implique un travail
rigoureux, une grande disponibilité et l’adaptation permanente aux nouvelles exigences
législatives et procédurales.
Cette année 2007 nous a apporté son lot de réformes législatives, avec notamment en
matière civile la loi du 5 mars 2007, portant réforme de la protection juridique des majeurs.
Ce texte très important entrera en vigueur, pour l’essentiel de ses dispositions, au 1er janvier
2009.
Dans notre société où l’espérance de vie ne cesse de croître et où les liens familiaux ont
parfois tendance à se distendre, la protection des majeurs est un problème de société
considérable. Si l’on excepte les deux juridictions de Caen et de Mortain, chaque tribunal
d’instance du ressort prend actuellement en charge entre 1000 et 2000 personnes dont il
conviendra désormais de revoir régulièrement la situation. La suppression programmée de
huit des seize tribunaux d’instance du ressort va nécessiter, c’est évident, une nouvelle
organisation. Elle devra permettre que pour cette population en grande difficulté, l’accès à la
justice reste possible dans des conditions satisfaisantes.
Avec le décret du 14 mars 2007, le service administratif régional (SAR) a fait son
entrée dans le code de l’organisation judiciaire. Ces services ont été créés par simple
circulaire à une époque où les fonctions d’administration et de gestion nécessitaient que les
chefs de cour soient secondés. Avec l’entrée en application des dispositions de la loi
organique relative aux lois de finances en 2006, les SAR sont devenus un élément essentiel
permettant aux chefs de cour d’assurer leurs trois nouvelles missions que constituent la
passation des marchés publics, l’ordonnancement secondaires et la responsabilité des budgets
opérationnels de programme (BOP).
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Il était donc important que soit reconnu aux SAR la place qui leur revient dans notre
organisation judiciaire.
Le SAR de la cour d’appel de Caen est composé de 26 fonctionnaires de justice, dont 6 sont
de catégorie A.
Il convient de souligner ici que c’est en grande partie grâce au professionnalisme et à
l’engagement des ces fonctionnaires, que la cour d’appel de Caen a pu s’adapter rapidement
et efficacement aux dispositions de la LOLF.
Je tiens à cet égard à adresser à chacun des fonctionnaires du SAR mes félicitations et mes
remerciements pour le travail de grande qualité qui a été réalisé dans des conditions souvent
difficiles. Il faut fréquemment travailler dans l’urgence, et sans réel droit à l’erreur.
En matière pénale et de procédure pénale l’année 2007, comme les précédentes
d’ailleurs, a apporté son bouquet de nouveaux textes. Rappelons, pour ne s’en tenir qu’aux
principaux, la loi du 5 mars 2007 relative à l’équilibre de la procédure pénale organisant la
collégialité de l’instruction, et la création de pôles de l’instruction, et la loi du même jour
relative à la prévention de la délinquance.
La loi du 10 août 2007 renforçant la lutte contre la récidive des majeurs et des mineurs a mis
en place, en matière correctionnelle et criminelle, sous certaines conditions, des peines
minimales, souvent qualifiées de peines plancher.
En cette matière pénale, comme depuis maintenant une ou deux décennies, la machine de
l’Etat a tendance à s’emballer. En préparant cette audience je constatais, sur le site de la
Direction des affaires criminelles et des grâces, que pas moins de 19 circulaires et 54
dépêches, qui constituent en réalité autant de circulaires, ont été diffusées en 2007 à
destination des parquets.
Peut-on encore penser dans ces conditions que la loi est connue de tous ?
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Heureuse nouvelle tout de même que la publication juste avant Noël, un peu comme
des étrennes, de la loi du 20 décembre 2007 relative à la simplification du droit.
Je ne résiste pas à l’envie de vous lire le début de son article premier :
L’autorité administrative est tenue, d’office ou à la demande d’une personne intéressée,
d’abroger expressément tout règlement illégal ou sans objet…
Notre production réglementaire française est-elle encore maîtrisable lorsque le législateur luimême, sans doute avec beaucoup de pragmatisme, sinon d’humour ou de cynisme, reconnaît
que certains textes peuvent être illégaux ou sans objet !
L’année 2007 a aussi été marquée par une forte hausse de la population pénale
puisque plus de soixante mille personnes sont actuellement incarcérées en France, alors que
les établissements pénitentiaires offrent une capacité opérationnelle d’environ cinquante mille
places.
Cette situation est sans doute due à la conjonction d’au moins deux facteurs : la suppression
en 2008 du décret de grâce de l’été qui traditionnellement permettait de libérer par
anticipation quelques milliers de détenus, et les difficultés de mettre en place avec
suffisamment d’efficacité et de moyens les aménagements des courtes peines
d’emprisonnement. L’utilisation de plus en plus fréquente du placement sous bracelet
électronique et la baisse du nombre des prévenus incarcérés, n’a pas suffi à compenser cette
augmentation, source de promiscuité et d’incidents en milieu carcéral. Espérons que la loi du
10 août 2007 instituant des peines minimales ne viendra pas trop accentuer encore cette
situation préoccupante.
Vous avez sans doute remarqué aussi, qu’à l’instar des autres juridictions françaises,
nous sommes maintenant équipés d’un portique de détection à l’entrée du palais de justice.
Cette dotation, qui date de quelques mois, concerne aussi l’ensemble des tribunaux de grande
instance du ressort. Ces portiques mais aussi et surtout sans doute les agents qui y sont
affectés, constituent un incontestable élément de sécurisation, même s’il convient de rappeler
que la Basse Normandie reste à l’écart des zones de grande délinquance.
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Comment ne pas terminer ce rappel de l’année écoulée sans évoquer, bien
évidemment, la réforme de la carte judiciaire !
Elle était attendue, elle était redoutée, elle était annoncée, elle était souvent souhaitée, au
moins pour les autres… et finalement elle est arrivée.
Tout a sans doute été dit sur ce sujet important, sur la méthode mise en œuvre, sur le
calendrier, sur les choix retenus, ou sur les mesures d’accompagnement attendues.
Nous savons bien qu’une telle réforme, nécessaire mais toujours repoussée, exigeait une
volonté politique affirmée, et que le temps n’est pas le même pour tous les acteurs concernés.
Lorsque nous avons entrepris avec le procureur général notre travail de concertation nous
permettant de formuler des propositions, nous n’avions pas de projet préconçu. Nous avions
seulement la conviction que cette réforme était indispensable, que certaines juridictions
n’avaient pas la taille pertinente leur permettant de fonctionner de manière satisfaisante, et
qu’il n’était plus possible de travailler en 2007 comme Michel Debré l’avait imaginé en 1958.
Le travail de concertation et le transport sur le terrain nous ont conduits à mieux saisir les
enjeux de certains bassins d’activité souvent isolés, et à préconiser par priorité un
assouplissement des règles d’organisation judiciaire pour adapter les activités et les
juridictions, et finalement pour concilier deux impératifs : permettre un réel accès à la justice
dans des situations qui justifient une justice de proximité, et assurer au justiciable qu’il
pourra bénéficier d’un vrai professionnalisme de la part des acteurs judiciaires, ce qui
nécessite un juge spécialisé travaillant au sein d’une équipe. A mon sens la conciliation de ces
impératifs passe par une nouvelle organisation judiciaire, construite autour d’un tribunal de
première instance, né de la fusion des tribunaux de grande instance et des tribunaux
d’instance. Il permettrait notamment de distinguer l’accès à la justice de l’accès au juge. Je ne
développerai pas ici les préconisations de notre rapport qui a été rendu public, et qui est
disponible sur le site du ministère de la justice, comme celui des autres chefs de cour.
Certes, de ma place de premier président, j’aurais souhaité que la réforme de l’organisation
judiciaire précède la réforme de la carte elle-même.
Certes j’aurais préféré que les critères retenus soient plus lisibles.
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Certes j’aurais apprécié que les mesures d’accompagnement individuel pour les
fonctionnaires et les magistrats concernés soient plus rapidement et plus explicitement
présentées.
Certes j’aurais aimé que sur des situations complexes, comme celle du centre de la Manche,
un autre dialogue puisse s’engager.
Les choix ont été faits.
Il convient de reconnaître que la nouvelle carte ne sera pas très différente de celle que nous
avions envisagée dans l’hypothèse où l’organisation judiciaire n’était pas modifiée.
Il nous appartient maintenant de donner vie à cette réforme et de poser un certain nombre de
principes qui devront guider nos travaux.
Il est d’abord essentiel de comprendre qu’il n’y aura pas de juridiction absorbée et de
juridiction absorbante. Il y a de nouvelles juridictions à construire avec toutes les
compétences et tous les talents des magistrats et des fonctionnaires des juridictions
concernées.
Ces juridictions ne seront pas le décalque en plus grand des tribunaux maintenus. Il convient
dans chaque cas de rechercher la meilleure organisation possible, de s’inspirer des
expériences réussies et des bonnes pratiques mises en œuvre dans ou hors du ressort, de lister
rapidement les difficultés à régler et de mettre en place un calendrier permettant à chacun de
s’associer à ces projets en toute connaissance de cause.
Il conviendra à cette occasion de pratiquer un vrai dialogue social avec les représentants des
organisations de magistrats et de fonctionnaires en s’inspirant des conclusions du rapport
rédigé l’an dernier par Serge Vallemont à la demande du garde des sceaux.
Il conviendra bien évidemment aussi que nos principaux partenaires soient étroitement
associés au travail entrepris, et je pense en particulier aux avocats directement concernés.
C’est sans doute à ce prix que la réforme pourra être porteuse d’une justice de qualité.
La fin de cette année 2007 a été enfin pour la cour d’appel l’occasion de mettre en
place son site internet qui vous est désormais ouvert.
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Il n’est pas original aujourd’hui d’ouvrir un site et la cour d’appel l’avait d’ailleurs déjà fait il
y a quelques années. Nous avions alors été confrontés, comme d’autres, à la difficulté de
pérenniser les informations diffusées sans être dépendants de la bonne volonté et de la
compétence de celui qui avait accepté de mettre en place cet outil et qui avait souvent quitté
ses fonctions.
La chancellerie, confrontée à ce problème général, nous a proposé un cadre plus simple et
plus sécurisant permettant à chaque service de mettre à jour les informations, mais dans le
cadre d’un protocole assurant la fiabilité et le contrôle des données ainsi diffusées.
Nous vous invitons en conséquence à visiter ce site et à nous aider par vos remarques à
en améliorer le contenu.
S’il fallait trouver un fil conducteur à ces éléments, reflets d’une année judiciaire, il
tournerait sans doute autour de la mise en œuvre du changement.
Nous avons le sentiment, magistrats et fonctionnaires de justice, d’être entraînés depuis
plusieurs années, peut-être dix ou quinze, voire plus, dans une dynamique du changement :
changement de la loi, changement de nos procédures, changement de nos pratiques
professionnelles, changement de nos partenaires, et finalement peut-être aussi changement de
nos métiers. Et malgré ces mutations très profondes, nous devons rester porteurs des mêmes
valeurs essentielles pour la démocratie et la justice que sont la référence à la loi, la défense des
libertés individuelles, le respect des droits de la défense, du débat public et contradictoire, et une
éthique fondée sur l’indépendance et l’impartialité.
Alors, ces mutations qui nous sont imposées parfois à marche forcée nous mettent-elles en
difficulté pour exercer nos missions avec pertinence et efficacité?
Sont-elles au contraire le ferment qui nous conduit à nous adapter à des situations
nouvelles à côté desquelles nous risquerions de passer?
Finalement sommes-nous spectateurs ou acteurs de ces changements?
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1- Une production législative et réglementaire trop dense entraînant des incertitudes et
des débats de procédure
Le premier changement qui vient à l’esprit et que j’ai déjà eu l’occasion de citer est la
production législative et réglementaire foisonnante à laquelle nous sommes confrontés.
L’action de la justice doit s’inscrire dans la durée et la sérénité. C’est en fonction d’une loi
connue de tous, que le juge, loin de toute émotion, doit trancher le litige qui lui est soumis. Sa
jurisprudence s’inscrit comme le corollaire de la permanence de la loi. Elle en permet
l’adaptation aux situations nouvelles.
Force est de constater qu’en matière pénale, la loi n’est plus une norme connue et stable. Les
textes changent avec une rapidité inquiétante. Depuis une dizaine d’années, il n’y a pas d’année
sans que plusieurs textes importants de droit pénal ou de procédure pénale ne soient modifiés.
Ils sont rarement précédés d’études d’impact permettant de mesurer les moyens nécessaires à
son application. Je vous citais les trois principales lois de 2007, mais j’aurais pu le faire
également pour les années passées. Cette production représente chaque année plusieurs dizaines
de pages du journal officiel.
Cette mutation normative nécessite dans un premier temps un apprentissage auquel doivent se
soumettre, très rapidement, les magistrats, les avocats et les fonctionnaires de justice, mais
aussi les policiers, les gendarmes, et tous ceux, fort nombreux qui au sein des services
administratifs, doivent appliquer la loi pénale.
Cette loi, rédigée de plus en plus rapidement, fait souvent l’objet d’incertitude dans son contenu
et dans son application. Applicable très rapidement, et souvent immédiatement, elle est suivie,
lorsqu’elle n’est pas précédée, de notes, de circulaires et de dépêches qui tentent de lever les
incertitudes, alors que son interprétation appartient à titre principal, aux juridictions.
Et avant même que ses effets n’aient pu être mesurés et appréciés dans la durée, elle fait souvent
l’objet de modifications de forme ou de fond.
Devant le juge pénal le débat devient trop souvent un débat de procédure. La première
préoccupation des services enquêteurs et instructeurs est désormais de garantir la régularité de la
procédure et ils y consacrent souvent l’essentiel de leur énergie au détriment du travail de fond.
L’enjeu de l’audience est souvent aussi un enjeu procédural: il faut déterminer les textes
applicables.
Dés lors la loi, élément normatif de la vie sociale, risque de devenir source d’incertitude voire
d’insécurité, ce qui est tout de même paradoxal.
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L’accélération de la production législative et réglementaire, française mais aussi européenne, ne
contribue pas à l’enrichissement du travail judiciaire. Elle le complexifie et elle le fragilise.
Convaincus que la société n’évolue pas au rythme de la promulgation des lois pénales, et
que celle-ci doivent faire preuve de leur efficacité ou de leur inefficacité avant que d’être
réformées, il nous arrive, certains jours de doute, de rêver à une trêve législative.
2- Le changement des pratiques professionnelles : une nécessité pour réduire l’aléa
judiciaire et améliorer la qualité de la justice
Les débats qui se sont déroulés devant la commission parlementaire consécutive à l’affaire dite
d’Outreau, ont mis en évidence le fait que les justiciables acceptent de plus en plus mal
l’incertitude qui résulte pour eux de l’application de la loi qui leur est faite.
Ce constat concerne les règles de procédure : pourquoi dans un ressort une infraction fait-elle
l’objet d’une poursuite simplifiée sans comparution à l’audience, et dans un autre d’une
poursuite avec comparution devant le tribunal? Pourquoi correctionnalise t-on certaines affaires
et pas d’autres ?
Cette remarque concerne aussi les règles de fond. Pourquoi une infraction sera-t-elle plus
sévèrement réprimée dans un ressort que dans un autre, ou devant un juge plutôt que devant un
autre ? Pourquoi d’un tribunal à l’autre, d’une chambre à l’autre, le montant d’une pension
alimentaire sera-t-il différent alors que les revenus et les charges des parties sont très proches ?
Ce débat relatif à l’aléa procédural et de manière générale à l’aléa judiciaire n’est pas nouveau.
A une époque où nous souhaitons que le risque disparaisse de notre vie quotidienne, et où le
mécanisme de l’assurance est venu compenser les incertitudes de la vie, l’activité judiciaire
peut-elle échapper à cette tendance lourde de nos sociétés ?
Le juge a souvent répondu à cette question en invoquant son indépendance et son souci de
personnaliser sa décision. Avec l’apparition de contentieux de masse, qu’ils soient civils ou
pénaux, cette réponse devient insuffisante.
Faut-il adopter le système anglo-saxon des « guide lines » qui enserre le juge dans un cadre plus
contraignant ? Les peines planchers, qui ont suscité beaucoup de réserves, ne sont-elles pas
aussi une réponse à cette interrogation ?
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Cette question nous renvoie à nos pratiques professionnelles et à notre façon de rendre la
justice. Mais sans doute est-il nécessaire que nous ayons préalablement une connaissance
précise de notre propre activité, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Si nous disposons d’informations statistiques assez précises sur les entrées, les sorties et les
stocks des affaires que nous traitons, chaque magistrat n’est pas en mesure de connaître
automatiquement, en matière civile ou pénale, sa propre jurisprudence, celle de sa chambre ou
celle de sa juridiction. Un tel outil serait sans doute nécessaire pour permettre au magistrat
d’être informé, au moment où il statue, sur la pratique de ses collègues. Sans remettre en aucune
façon sa liberté de décision, un instrument de ce type permettrait d’inscrire une décision, en
toute connaissance de cause, dans son contexte jurisprudentiel.
Mais si nous devons bien connaître notre propre fonctionnement, c’est dans la
perspective d’adapter nos pratiques professionnelles. Sur ce point, s’inspirant étroitement des
travaux menés depuis de longues années en matière de santé, le premier président de la Cour de
cassation et la conférence des premiers présidents de cour d’appel ont mis en place au début de
l’année dernière une conférence de consensus relative à l’expertise judiciaire civile.
L’objectif poursuivi était de définir avec les professionnels de l’expertise que sont les
magistrats, les experts judiciaires et les avocats, les bonnes pratiques professionnelles qui
avaient fait l’objet d’un consensus et qui pouvaient donc être préconisées. Après un travail mené
au sein de groupes réduits, la conférence s’est déroulée en novembre dernier devant le jury qui a
ensuite délibéré et qui a publié ses recommandations de bonnes pratiques juridictionnelles.
Celles-ci sont en cours de diffusion.
Elles ne s’imposent pas au juge mais elles permettent que le débat procédural entre magistrat,
expert et avocat puisse se dérouler en référence à des pratiques efficaces et reconnues.
S’agissant du domaine de l’expertise civile, où les organisations sont très hétérogènes, et je
pense notamment au suivi et au contrôle des mesures d’expertises en cours, je suis persuadé que
le travail ainsi mené s’inscrit tout à fait dans une perspective de réduction de l’aléa judiciaire.
Gageons que cette première démarche sera suivie par d’autres. Je pense notamment au sujet
délicat de la détention provisoire, au contrôle des comptes de tutelles, et pourquoi pas à la
déontologie des magistrats qui pourrait faire ainsi l’objet d’une démarche pragmatique et
partagée.
Si nos pratiques professionnelles peuvent être revisitées par la mise en œuvre de
recommandations reconnues et consensuelles, il convient aussi sans doute que nous acceptions
de reconsidérer la façon dont, au quotidien, nous menons nos activités juridictionnelles et
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administratives. L’apprentissage des nouveaux textes est une obligation à laquelle nous nous
soumettons régulièrement.
Mais nous devons aussi accepter de reconsidérer la façon dont nous présidons une audience, la
façon dont nous menons une audition ou un interrogatoire, ou la façon dont nous organisons une
réunion. Nous restons sur ce point souvent marqués par des habitudes prises au fil du temps et
que nous percevons comme des bonnes pratiques intangibles. Pour éviter que ces habitudes ne
souffrent avec le temps d’un décalage avec des fonctions qui, elles, ont évolué, les magistrats
néerlandais ont imaginé une démarche pédagogique non hiérarchique, qu’ils appellent
l’intervision. Elle consiste en un regard croisé que deux magistrats vont accepter de porter
successivement l’un sur l’autre. Deux magistrats qui exercent des fonctions similaires et qui
sont en confiance vont chacun assister aux activités juridictionnelles menées par l’autre. Chacun
fera ensuite la restitution de sa perception qu’il a eu des pratiques juridictionnelles ou
administratives. Les observations et remarques ainsi faites ne seront pas rendues publiques.
Elles seront à usage exclusivement privé.
Cette technique pédagogique douce et consensuelle permet qu’un regard non critique soit porté
sur la manière dont nous travaillons au quotidien. Mise en application dans des juridictions
françaises, elle a souvent séduit ceux qui ont accepté de s’y soumettre.
La pertinence de la réponse judiciaire face à des missions qui ne cessent d’évoluer, face à
des contentieux nouveaux et face à un niveau d’exigence de qualité croissant, nous
imposent de reconsidérer en permanence nos pratiques et nos comportements
professionnels. Pour être à la hauteur des attentes dont nous faisons l’objet, il nous
appartient de nous adapter continuellement. Ce changement qui est sain, est une nécessité.
3- Le métier de juge : un travail en équipe et en partenariat
Si la loi change, sans doute un peu trop rapidement, si nos pratiques professionnelles doivent
être revisitées pour ne pas être obsolètes, notre environnement professionnel et notamment notre
partenariat est aussi en pleine mutation.
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Il y a quelques décennies le métier de juge était très liée à la tenue d’audiences et à la rédaction
de jugements.
Les relations du juge étaient souvent limitées au barreau. Bien sûr il y avait le juge des enfants
mais il n’était pas toujours perçu comme exerçant une activité réellement juridictionnelle.
Le juge d’instruction travaillait avec les services enquêteurs et seul finalement le procureur de la
République sortait-il réellement du palais pour rencontrer le préfet ou négocier le budget de
fonctionnement alloué par le conseil général.
Le paysage a considérablement changé. La légitimité de notre action tient fortement aujourd’hui
à la pertinence de la réponse que nous apportons à nos partenaires.
Les juges des enfants doivent définir avec rigueur la politique qu’ils souhaitent mettre en place
dans leurs relations avec le conseil général, le milieu associatif et la protection judiciaire de la
jeunesse.
Avec leurs nouvelles fonctions, les juges de l’application des peines doivent articuler leur
activité juridictionnelle en milieu pénitentiaire, et travailler étroitement avec les agents du
service pénitentiaire d’insertion et de probation. Ils doivent également suivre les associations
qui accueillent les sortants de prison ou qui offrent des places de travail d’intérêt général.
La mise en œuvre de mesures de médiation familiale par les juges aux affaires familiales
nécessite que des relations suivies et de confiance se nouent avec les organismes en charge de
ces missions.
La réussite d’une mesure d’expertise nécessite que le juge connaisse l’expert qu’il désigne, et
qu’il s’assure de la bonne exécution de la mesure en étant disponible pour répondre aux
interrogations de l’expert. Il est également important que les magistrats participent à la
formation juridictionnelle des experts.
Les juges d’instance travaillent étroitement avec les conciliateurs de justice dont l’action, et
c’est la cas dans notre région, participe largement à la réussite de la justice de proximité
L’obligation qui est faite aux magistrats de prendre toute leur place dans les politiques
publiques de la prévention de la délinquance, de l’aide aux victimes et de l’accès au droit, les
conduit à rencontrer fréquemment les élus, les représentants de l’Etat et ceux du monde
associatif.
Il est évident que le juge est aujourd’hui sorti de sa tour d’ivoire. Les relations qu’il doit nouer
avec ses partenaires sont essentielles.
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A ce travail en partenariat doit aussi être associé le travail en équipe qui évite au juge d’être
isolé dans l’exercice de ses fonctions. Il participe ainsi à des politiques de juridiction.
Le justiciable attend de son juge une compétence, une capacité à appréhender des contentieux
difficiles, et une impartialité que seul le travail en équipe au sein de juridictions de taille
suffisante peut lui donner.
4- Les métiers du greffe en pleine mutation
Si les fonctions du magistrat ont changé, il ne faudrait pas oublier que simultanément il en a été
de même pour les fonctionnaires de justice, les greffiers.
Ces mutations ont été d’autant plus importantes qu’elles ne s’inscrivent comme pour les
magistrats pas dans une histoire de plusieurs siècles, mais dans une perspective qui remonte à la
fonctionnarisation des greffes dans les années 1970.
Les tâches étaient alors cantonnées à l’assistance du juge et à la dactylographie.
Les travaux de dactylographie ont disparu avec la mise en place de matériels informatiques et la
mise en forme de plus en plus fréquente des décisions par les magistrats eux-mêmes.
De nouvelles fonctions sont apparues avec l’accueil polyvalent, l’assistance du juge dans des
activités juridictionnelles nouvelles, la réalisation des tâches administratives confiées au SAR,
l’animation de maisons de justice et du droit, la vérification des comptes de tutelle, ou
l’enregistrement des PACS.
Le corps des fonctionnaires de justice a nécessité une compétence technique plus poussée,
beaucoup ont un niveau universitaire très supérieur à ce qui est éxigé.
Toutes ces mutations se sont faites particulièrement rapidement sous la double pression de
l’évolution du métier de magistrat, notamment en matière pénale, et de l’évolution des
technologies.
Nous mesurons sans doute encore mal l’importance de ces transformations auxquelles la plupart
des fonctionnaires se sont adaptés avec un sens évident du service public et le souci de mieux
répondre aux nouvelles missions et à l’attente du justiciable.
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Nous savons bien aussi que ces mutations sont loin d’être terminées, que certains services
devront encore évoluer, que certaines tâches disparaîtront, et que la nécessité de s’adapter, de
s’ouvrir à d’autres métiers et de se remettre en cause viendront bousculer des habitudes en
imposant une polyvalence et une mobilité qui parfois inquiètent.
Reprenant mon propos introductif, j’aurais pu dire:
Changement des textes, changement des missions, changement des pratiques professionnelles,
changement des métiers de greffe. Mais alors, finalement, que reste-t-il de la justice?
Ma conclusion aurait été réductrice et frileuse.
La justice est une institution paradoxale.
Par nature elle a besoin de durée et de stabilité. Elle doit privilégiant la réflexion par rapport à
l’émotion. Son temps n’est ni celui du politique, ni celui des médias. A cet égard la justice
semble résistante au changement.
Mais dans le modèle judiciaire français où le juge est très présent dans la vie sociale, la justice
n’est légitime que si elle sait s’adapter en permanence à ses missions et à l’attente dont elle fait
l’objet.
Et c’est sans doute la synthèse de ces deux composantes, exercice difficile et dérangeant, qui
fait la grandeur de notre institution à laquelle nous sommes tous, ici, tant attachés.
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