Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis
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Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis
Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 1. Nous nous proposons d’approfondir dans la présente contribution les conclusions auxquelles nous avons abouti, il y a trois ans, dans notre édition critique de StAl (Perugi 2000). Nous commencerons par établir une comparaison entre les strophes 93 et 98, caractérisées l’une et l’autre par un certain nombre de traits distinctifs, dont la plupart sont isolés par rapport à la langue du poème. La strophe 93,qui faisait partie,à l’origine,de la plainte de l’épouse d’Alexis,a depuis été intégrée à la plainte prononcée par la mère à la suite d’un ajustement dont témoignent, dans la version que nous possédons, des indices linguistiques évidents. En revanche, la strophe 98, qui a toujours fait partie intégrante de la plainte de l’épouse, présente des traits linguistiques dont le caractère exceptionnel a de bonne heure été reconnu par les savants: c’est d’ailleurs sur la base de cette seule strophe que certains d’entre eux ont cru pouvoir attribuer une identité francoprovençale au poème dans sa rédaction originelle. Notre approche vise plutôt à évaluer ces différences qui relèvent tantôt de la langue, tantôt de la tradition manuscrite, dans le but de vérifier l’hypothèse que certaines strophes ou groupes de strophes ont pu être intégrés à l’ensemble du poème à des époques différentes de sa formation. Sur le plan linguistique, la strophe 93 présente deux traits qui, compte tenu de leur simultanéité, doivent être localisés au sud-ouest1, à savoir 464 sazit, voire s[o]zit pour so(u)s(s)it, réécriture méridionale d’une forme attestée entre l’ouest de la France (Benoît de Ste-Maure, RomThèbes), et une aire comprise entre le Périgord méridional et le Quercy; et 465 mais au sens de ‘car, puisque’ qui, répandu essentiellement en aoc., n’en est pas moins attesté dans quelques aires périphériques de la France: en tout cas, mais se lit encore, avec cette signification, au v. 65 de StAl, où il est assuré par le régime de diffraction. Comme on l’a suggéré dans notre édition, les résultats de l’analyse linguistique portée sur l’ensemble du poème «sembleraient plutôt appuyer l’hypothèse d’un original situé dans l’ouest (donc à peu près dans la même région où la version transmise dans L a été rassemblée)». Cette hypothèse a été formulée sur la base d’une liste d’archaïsmes conservés en bonne partie par le ms. L2. Nous sommes maintenant en mesure d’en ajouter d’autres, qui confirment l’origine occidentale du texte dans son noyau originaire. Pour ce faire, nous aurons recours d’abord à l’enquête menée par Nezirovi en 1980 sur la langue du RomThèbes, dont il a pu identifier les traits distinctifs à partir d’un groupe assez nourri d’isolexies. En voici, rangées par ordre alphabétique, quatre qui nous concernent de plus près: 1 2 Cf. Perugi 2004. Perugi 2000:144 N123; ib.:137-39. 132 Maurizio Perugi anceisur(s): forme attestée aux v. 5 et 12 de StAl par le ms. L, par rapport à ancessurs A, anchesors et ancesor P. Elle se trouve encore dans ChRol 3177 et 3826, ainsi que dans la Vie de saint Thomas Becket, éd. Walberg, v. 2788 et 4094 (cf. Thomas 1885). Nezirovi 1980:20-21 signale ancei(s)sor conservé au v. 4530 du ms. S du RomThèbes, où C le remplace par ancesseur: «Nous pourrions donc conclure qu’elle est une forme de l’Ouest ancien qui s’effaça de la langue littéraire au commencement du xiiie siècle en cédant la place aux formes plus courantes d’ancessor, ancesseur»3. as me: attesté au v. 229 de StAl, où il «agit comme facteur dynamique (Contini 1986:107, cf. Waters 1928:cxcii): seul S en conserve l’essentiel (Ves me ci), cf. par ailleurs Prest sui P» ainsi que les réfections communes aux ms. AM (Perugi 2000:220). Cf. encore v. 182 Est vus. Ces deux attestations sont à rapprocher de as/astes, illustré par Nezirovi 1980:21-23, qui fait état de 6 occurrences dans le ms. S, dont 2 fois As vos (autres ms.: e 앑 ez 앑 es + vos), 3 fois aste(s) vos (autres ms.: este(s) vous), 1 fois ast vos (autres ms.: estes vous). «Une fois, exceptionnellement, le scribe de S emploie la forme estes», v. 8290, en accord avec les autres ms. Par ailleurs, le ms. C présente 745 Aste me (S 709 Aste le, alors que, dans l’apparat de Constans, B porte este) et 741 Astez moi (S 716 Aste mei, tandis que AP omettent le vers). Sur la base aussi des deux témoignages de C, on peut conclure que «les formes as, aste, astes étaient les formes authentiques de l’original perdu». À propos des exemples de as, aste compris dans T-L, AW s. ez (et complètement négligés par FEW 3:202), Nezirovi , loc.cit., remarque «deux choses: les leçons de as, aste représentent une minorité en comparaison de celles de es, ez, este (7 contre 37); les exemples as, aste se rencontrent uniquement dans les œuvres dont l’origine occidentale n’est pas douteuse» (ChRol, Livre des manières, RomTroie, Psautier d’Oxford). este: au v. 203 de StAl, le ms. de base porte d’icesta terre, avec une syllabe en plus (cf. de ceste t. AS). C’est le ms. P qui, avec d’este, semble le plus proche de la leçon originaire, ce qui est en quelque sorte confirmé, quoique d’une manière indirecte, par la tradition du RomThèbes: «La forme ist, iste, la seule qui existe dans les ms. SD [au v. 1424 du ms. S]4, n’est pas enregistrée au glossaire de l’édition Constans, en revanche la forme imaginaire créée par l’éditeur s’y trouve:‘est fém. este, ce, cet, cette’» (Nezirovi 1980:100-01)5. 3 Cf. Thomas 1885:577: «À mon sens, anceisor ne vient pas d’antecessorem: je le crois formé sur anceis, absolument comme plusor sur plus». 4 «Apparat critique de Constans: le ms. S est seul à donner ist [= d’ist plait]. Les autres versions portent les leçons suivantes: B del p.; C tel p.; AP qui de cest p. La forme iste apparaît encore une fois, mais maintenant dans D: Fragments d’Angers (D) I,31 (éd. Raynaud de Lage, R 90)». 5 Dans les exemples recueillis par T-L, AW 3:1321-22 et repris par Nezirovi (à savoir: Sermons de Str., Gormont 274, RomTroie 12600, 12969, RomThèbes 4650, Horn 1878), il faut écarter StAl 73c, où il s’agit en fait de la 3e pers. du prés. ind. du verbe estre. Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 133 Comme cela est déjà signalé par Gdf., Dict. 4:618, il faut ajouter à cette liste les formes attestées dans GirRouss. Dans FEW 4:820, qui résume en quelque sorte la littérature précédente, dans le cas de RomThèbes la prétendue forme este est donc à rejeter. «Au vu de ce qui précède nous pouvons conclure que la forme ist ‘ce’ du v. 1424 du ms. S est un archaïsme qui appartient à coup sûr – iste du ms. D en est la preuve – à l’auteur du Roman de Thèbes et non pas au scribe du ms. S». En conformité avec le modèle représenté par RomThèbes, on serait donc amené à rétablir d’iste dans le vers concerné de StAl, ce qui impliquerait une meilleure rationalisation de la «varia lectio» dans son ensemble. giens: cette particule, qui correspond à l’aoc. ge(n)s, est deux fois attestée dans StAl, au v. 92 (où elle est employée comme glose de nïent) et au v. 268. Dans notre édition, nous l’avons mise sur le compte du copiste6; pourtant, giens apparaît à trois reprises dans le ms. S, deux fois comme adverbe ‘nullement, en rien’ et une fois comme pronom ‘rien’. L’apparat de Constans montre que les autres ms. le remplacent en général par pas (une fois A donne mie); cf. Nezirovi 1980:89-91, ainsi que sa remarque à propos du ms. S (p. 91): celui-ci, «bien qu’il soit transcrit par un scribe d’Outre-Manche – les graphies anglo-normandes y sont nombreuses – comporte peu de mots propres au français d’Angleterre, mais porte en revanche maints traits qui le classent parmi les ms. écrits dans l’Ouest de la langue d’oïl». Le modèle que nous avons proposé dans notre édition de StAl est donc à corriger: g(i)ens prime à la fois sur nient7 et sur i-cil, ces deux leçons étant probablement l’œuvre du scribe de L. A ces quatre isolexies comprises dans la liste dressée par Nezirovi , nous ajouterons la locution metre (turner) el consirrer, dont le sens n’est pas, jusqu’à présent, tout à fait clair. L’interprétation vulgate de cette locution, attestée deux fois dans le poème (v. 156 et 244), se trouve bien entendu dans T-L, AW puis dans FEW s. considerare, qui enregistre metre a.r. el consirer ‘se passer de, se résigner’; cf. Rösler 1941 gloss. ‘sich abfinden mit’; Rohlfs 1968 gloss. ‘se résigner, se décider à renoncer’. Avalle 1963 traduit respectivement ‘esse si rassegnano’ (v. 156) et ‘se ne rassegna’ (v. 244)8, cf. Storey 1968, respectivement ‘elles se résignent’ et ‘(il) médite là-dessus’; Eusebi 2001 respectivement ‘si rassegnano’ et ‘non vi fa caso’. Ce n’est donc pas sans hésitation que nous avons finalement proposé un sens proche de ‘soupirer, pousser des sanglots’. Dans l’effort d’améliorer l’interprétation de ce passage, nous nous référons maintenant à l’Anglo-Norman Dictionary de Rothwell et al. 1992, qui enregistre pour consirer deux emplois assez précis: soit ‘to do without’ (cf. se consirer de ‘to do without, renounce’), soit ‘to abstain (from), keep one’s hands (off)’. À s’en tenir à cette constellation sémantique, il faudrait comprendre au v. 156 ‘Rien à faire, il 6 7 8 Contre l’avis de Contini 1986:106 N2. StAl 92-93, où il faudra donc rétablir l’ordre proposé par le ms. de base. Cf. Avalle 2002:603, 605. 134 Maurizio Perugi leur faudra s’en passer’ (il s’agirait donc d’un rappel que l’auteur, en sa qualité de narrateur «omniscient», adresse à son public: le destin veut que la mère et l’épouse soient à jamais privées de la compagnie d’Alexis), et au v. 244 ‘Alexis s’abstient de toute action visant à se faire reconnaître’: il renonce donc à assouvir la compassion qu’il éprouve envers ses familiers. Ce faisant, le saint met en pratique sa ferme décision, son choix ou, pour le dire avec l’auteur d’Eulalie, son element (‘election’)9; cette attitude se trouve d’ailleurs en plein accord avec la tradition ancienne qui, en l’espèce, remonte à la Vie de saint Jean le Calybite. Dans ce cadre sémantique, il nous semble que ces deux passages gagnent en clarté, et que leur signification n’en devient que plus prégnante. Si cette interprétation s’avère correcte, nous avons identifié un nouveau trait (anglo)normand, qui vient enrichir l’ensemble des isolexies déjà identifiées dans le noyau originaire du poème10. Dans la même strophe on signalera d’ailleurs, au v. 243 E tut pur lui, unces nïent pur eil, l’emploi de nïent «zur Verneinung des Prädikats . . ., des Infinitivs, einer adverbialen Bestimmung und besonders des Adjektivs», tel qu’il est attesté dans le dernier des trois textes en prose qui constituent, en quelque sorte, le para-texte de la Vie alexienne dans le psautier de St. Albans (Mölk 1977:301). 2. Parmi les isolexies recensées ci-dessus, la plus notable est sans aucun doute g(i)ens, d’abord parce qu’elle nous amène à retoucher notre texte critique en deux endroits; ensuite, parce qu’elle nous permet d’établir une opposition entre cette particule, qui ne se trouve que dans des «works written in England or in the western provinces of France» (Reid 1933), et nïent qui, employé dans la même fonction non seulement au v. 243, mais aussi au v. 47511, reflète un usage typiquement (anglo)normand. D’autres oppositions significatives peuvent être repérées à l’intérieur de StAl. Il s’agit notamment de ipse, utilisé d’abord comme article (17 de·s melz, sans doute aussi 179 de·s regne), ensuite comme pronom (437 Sempre·s regret⬍e⬎, encore une fois dans la section des plaintes). On citera encore 41 halt avec h- muet qui, conservé dans le seul ms. L, se retrouve tant au sud-ouest qu’au sud-est, s’opposant à 391 A halte voiz, premier hémistiche dans la plainte du père. Parmi les problèmes syntaxiques qui, dans le bloc des vers consacrés aux plaintes, attendent encore une solution, il reste à examiner l’emploi de la particule quer aux v. 418-19 E d’icel bien qui toen doüst estre/Quer am perneies en ta povre herberge? (strophe 84, dernière de la plainte du père) ainsi qu’aux v. 438-39 E de ta medra quer aveies mercit,/Pur quem vedeies desirrer a murir (strophe 88, deuxièCf. Perugi 1994:92 N72. Pour ce qui est de consireres (v. 398), nous nous en tiendrons pour l’instant aux sens que nous avons proposés dans notre édition (‘souffrances, soucis [cf. ad v. 398]; soupirs, sanglots’). 11 À la fin de la deuxième strophe de la plainte prononcée par l’épouse d’Alexis: ce qui confirme, on le verra, le statut linguistique de cette partie du poème, et donc le caractère exceptionnel qu’il faut reconnaître à la strophe 98. 9 10 Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 135 me de la plainte de la mère)12. Ces deux exemples paraissent d’autant plus gênants que l’emploi optatif de quer est, du point de vue syntaxique, irréprochable aux v. 226-27 E! Deus, dist il, quer oüsse un sergant/Kil me guardast13, jo l’en fereie franc. Voici, pour les deux vers litigieux, la solution proposée autrefois par P. Meyer, ainsi résumée et critiquée par Tobler: «car hat ‘warum’ wie so aller Wahrscheinlichkeit nach auch im Altfranzösischen geheissen (Beispiele dieses Gebrauchs kenne ich nicht und finde es kühn, wenn P. Meyer in seinem Recueil ohne alle handschriftliche Gewähr ihn im Alexius 84d und 88d einführt)»14. Face à ce problème, les éditeurs ont réagi différemment. Paris 1903 imprime respectivement Pou en perneies et que n’aveies. Storey propose Que n’am perneies et que n’aveies15. Par contre, Rösler et Rohlfs conservent quer dans les deux cas, l’une sans autre explication, l’autre avec ces traductions intégrées au glossaire: 419 ‘que tu en eusses pris’, 438 ‘que tu eusses merci’. Ici, ces deux exemples sont précédés d’un renvoi à StAl 226-27 (cf. ci-dessus), avec la traduction ‘que j’eusse’. En effet, ce dernier passage avait déjà été signalé par Tobler, sous la forme de c’or eüsse un sergant ‘dass ich doch einen Knecht hätte!’, comme exemple de «cor, d. h. qu’or . . ., welche, sei es negativ, sei es positiv, in Ausrufsweise und in Form von Subjektsätzen einen Sachverhalt hinstellen, über den in einem Hauptsatze eine Aussage erfolgen könnte, aber in der Erregung unterlassen wird»16. La solution proposée par Tobler a été reprise en partie par Lerch 1921:37, qui imprime 419 que n’en perneies, tout en ajoutant la note suivante: «In Hs. L steht quer.Vielleicht könnte man dieses beibehalten (⬍ quare) und interpretieren:‘hättest du doch genommen!’». Par contre, à la page suivante (p. 38), on lit au v. 438 que n’aveies mercit?, sans aucune remarque dans l’apparat. Dans T-L, AW les exemples recueillis par Tobler dans son analyse figurent s. cor ‘zur Einleitung eines Wunsches, mit conj.’: les passages alexiens étant absents, on n’y trouve que des attestations de cor ne (‘Ausruf’) avec le présent (ex.: cor ne sui esmerillons ou gais!) et, plus rarement, le parfait (voir l’équivalence entre cor n’est Ogiers ichi! et cor n’i fustes vous chi!). Par rapport au compte rendu de Tobler, reproduit ci-dessus, la graphie cor (au lieu de c’or) est ramenée ici à une étymologie différente, cf. FEW s. hora, avec cor ‘conjonction introduisant une exhortation, un désir’, dans le même paragraphe où se trouvent apr. cora(s), cor ‘quand’, cf. adauph. cores. 12 Pour la rection de desirrer, cf. Lerch 1925/1:217, qui remonte jusqu’à ChRol 1643 a ferir le desiret («Das Afrz. sagte dafür persönlich . . . ‘er verlangt nach ihm als einem zu Schlagenden’»). 13 Où il faudra sans doute récupérer, une fois de plus, la ‘singularis’ guardrat conservée par L. 14 Cf. Tobler 1893:109, passage repris par T-L, AW s. car. 15 Cf. sa note au v. 419: «Ici L avait écrit Quer amperneies, faute entraînée peut-être par une confusion entre quer (L quare) et que (‘pourquoi’) qui lui a fait écrire r pour n. Cf. 438 où nous trouvons la même faute». 16 L’emploi, d’ailleurs bien connu, de car en fonction de «particule exhortative», suivie en l’occurrence d’un impératif, est attesté au v. 6393 du RomThèbes, ms. S, où il est significatif que l’autre ms. C porte or (Nezirovi 1980:39-40). 136 Maurizio Perugi Malgré l’accueil tiède que la plupart des éditeurs lui ont réservé, cette solution (quer = cor) doit, à notre avis, être retenue. Certes, il ne faut pas se cacher que, dans les deux passages intégrés aux plaintes, la rection de l’imparfait pose un problème qui n’a toujours pas été résolu17. Et pourtant, l’imparfait de l’indicatif à valeur hypothétique ou irréelle ne serait, dans ce contexte, pas du tout inconcevable. Quoi qu’il en soit, il faut en conclure que la section des plaintes s’avère particulièrement riche en exemples capables d’illustrer, par delà la cohésion qui caractérise la plus grande partie du poème18, les différences entre le noyau originaire et le texte résultant d’un processus d’élargissement. Rappelons que celui-ci a dû avoir lieu à deux reprises, à partir des «deux soudures majeures, dont la première porte sur l’épisode des empereurs, alors que l’autre correspond au récit de la translation» (Perugi 2000:140). Des traits occidentaux sont d’ailleurs identifiables dans la translation ellemême. Ainsi, au v. 575, il faudra récupérer l’adverbe avisonques ‘à peine’, comme c’était d’ailleurs l’avis de Paris 1872:194: «Cet adverbe paraît être composé, comme le dit M. E. Du Méril, des mots latins ad vix unquam. Cf. REW 224»19. Leçon et étymologie ont été acceptées par Rösler 1941 (‘kaum irgend’) et Rohlfs 1968 (‘visiblement pas, presque pas’), auxquels vient se joindre Eusebi 2001 (‘a malapena’), alors que dans notre édition, nous avons suivi la solution adoptée par Storey 1968, dans la mesure où celle-ci nous a d’abord paru mieux représenter la graphie de L (c’est avis unches). Conservé tant bien que mal par le ms. de base, cet adverbe est décomposé par V (zo est avis unkes), défiguré par P (que|ains unques), et carrément remplacé par S moyennant une locution stéréotypée (sous ciel n’a home, cf. v. 590). Comme le signale Nezirovi 1980:26-28, il est attesté deux fois dans le ms. S du RomThèbes, cf. v. 4164 Mais l’autre fu tant bone chose/Qe a vis onques parler ose, où, selon l’apparat critique de Constans, BC portent a nul onques (le vers manque dans AP); et v. 8464 Avisunques se pot tenir/D’aler encountre et de lui rire, où tous les autres ms. donnent Ainz (mais A) onques. Les ms. se comportent d’une manière analogue dans RomEneas 2400 ainz onkes n’i veeient gote, où, ainsi que Salverda de Grave le communique dans son apparat, les témoins font l’unanimité autour de la leçon voient, à l’exception de D, qui porte virent; en particulier, HI utilisent une locution stéréotypée: pou ou noient i v. g. 17 C’est pourquoi Contini, loc.cit., propose de reconstruire le subjonctif imparfait (solution adoptée par Eusebi). 18 La reprise dans la strophe 93 de mais ‘car’, déjà attesté au v. 65 est, à ce propos, extrêmement significative. 19 Cf. aussi Tobler 1912:339. Selon Tilander 1963, «n’est-ce pas vix mais avis (ad visum) ‘en apparence, paraît-il’ qui se cache dans avisonques. Le second élément est l’adverbe onques, qui à ses côtés a onc. Avisonc se rencontre aussi parfois». Nezirovi 1980:26-28 conclut: «Le mot en effet présente une difficulté phonétique [i bref, -s- sonore] mais l’étymon vix s’accorde très bien avec le sens d’avisonques (cf. vix ⬎ aesp. abes et avez ‘à peine’)». Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 137 Plus généralement, ce mot est caractérisé par une distribution tout à fait typique. En plus des deux attestations tirées du Dialogue Gregoire lo Pape, Gdf., Dict. 1:532 et 1:193 (s. ainsonques) mentionne la Chronique de Turpin et les Chroniques des ducs de Normandie de Benoît de Ste-Maure, 1:1579 (éd. Michel 183644)20. La documentation s’enrichit de façon considérable dans T-L, AW avec d’autres textes provenant de l’ouest et du nord (dont Philippe de Thaon, Moralia in Job, Espurgatoire de saint Patriz, la Vie de saint Gregoire de Frère Angier). Nezirovi ajoute deux exemples tirés du ms. M de la Vie de saint Eustache ainsi que le v. 7065 du RomBrut, étudié par Woledge 1970, et compris parmi les mots qui «ont été employés par Wace lui-même»; et Woledge d’ajouter: «nous soupçonnons Guiot de les avoir supprimés». En effet, au lieu d’avisonques, qui se lit dans les autres ms., Guiot écrit a grant poinne (v. 3487). Ce mot, ainsi que le précise Woledge, «est attesté pour l’Angleterre, l’ouest de la France et l’est, mais ni pour la Champagne, ni pour le Nord, ni pour l’Île-de-France»21. Nezirovi conclut que, visà-vis de ce mot «dont le caractère régional n’était pas douteux . . . l’attitude des autres scribes du Roman de Thèbes fut identique à celle de Guiot». Dans la même strophe 115 de StAl, il faudra encore mentionner la diffraction attestée au v. 573 la presse L:la feste S:li duls V, où, si presse est le synonyme et duls est l’homographe22, on pourra supposer un originaire *fulc(s), attesté depuis Pass. 45 jusqu’au dernier des trois textes courts en prose qui accompagnent StAl dans le ms. L23. Parmi les textes où ce mot est présent, on trouve Li quatre livre des reis, version éditée par Curtius 1911 sur la base d’un ms. anglo-normand24. Outre fulc ‘Herde’, on retrouve dans le glossaire rédigé par Curtius de nombreuses isolexies communes à StAl, dont poverin, cf. StAl 100 = 253; siveals/sevels, cf. StAl 44825; et surtout jui ‘heute’, dont on pourra se servir pour résoudre d’une façon plus précise la diffraction de StAl 525: en effet, dans cette ligne, nous avions déjà proposé de rétablir S’il nus funt presse, ui an ermes delivres, sur la base des variantes uncore an ermes L, si en iermes S, dunc en serrum A, tost en serum P, encui serem V26. On est évidemment loin d’avoir recensé toutes les isolexies qui, provenant du Nord ou de l’Ouest, peuvent contribuer à esquisser l’identité linguistique du poè- 20 «D’après Godefroy le ms. de Londres donne à cet endroit la leçon ainsunques; le ms. de Tours de la Chronique de Benoît porte en revanche à cet endroit Avisonques puent parler (v. 1579 de l’édition Fahlin)» (Nezirovi , loc. cit.). 21 Cf. Woledge 1970:1145 N25: «Guiot avait déjà remplacé avisonques par a poines avant d’arriver à la partie arthurienne, au v. 7065 du Brut SATF». 22 D’après un modèle indépendamment élaboré, entre les années 70 et 80, par George Kane et par l’auteur du présent article. 23 Cf. Mölk 1977:302 (folc). On ajoutera GirRouss fous, fos (cf. Pfister 1970:478). 24 Il s’agit du ms. M = Bibl. Mazarine (Paris) n.54 (anc. 70): «nach Suchier . . . ist sie ‹um 1170 geschrieben›» (p. xiii). 25 «Tous les ms. autres que L . . . ont réagi à la tmèse Set . . . vels» (Perugi 2000:240). 26 Pour les solutions tour à tour proposées par les éditeurs précédents, cf. Perugi 2000:250. 138 Maurizio Perugi me dans son état le plus ancien. En l’occurrence, nous avons surtout privilégié les isolexies qui agissent comme facteurs dynamiques27. 3. Dans la «continuation», prise dans son ensemble à partir de la strophe 59 (à l’endroit où nous avons convenu de situer la première soudure du poème), nous avons identifié un groupe assez réduit, et pourtant fort bien caractérisé, de traits distinctifs qui se répartissent en deux catégories principales: d’une part les latinismes, et d’autre part ce que nous avons qualifié d’«isoglosses méridionales». Nous nous proposons ici de les réexaminer, notamment par rapport à leur distribution dans les plaintes, d’abord celle de l’épouse, ensuite celles des parents d’Alexis. Du point de vue linguistique, la plainte de l’épouse présente un certain nombre de traits, dont la plupart sont exclusifs de la strophe 98 (v. 486-90): réduction en enclise du pronom vus ⬎ s (v. 486); plus-que-parfaits sore (v. 488, 3ème pers.), oure (v. 490, 1ère pers.) à valeur hypothétique; locution pronominale tute terre (v. 488); verbe costumer (t’oure costumé, v. 490). Dans le reste de cette plainte (strophes 94-97 et 99) on signale encore le passage -T- ⬎ -r-: 468 longa demurere; le participe passé accordé au sujet: 468 demurere; l’adverbe contres ⬍ contra + -s (v. 485). De ces trois traits, les deux premiers sont attestés ailleurs dans le poème. Le trait -T- ⬎ -r- se retrouve au v. 398 consireres (strophe 80, dans la plainte du père) et surtout au v. 370 E ço duinst Deus qu’or en puisum grarir (fin de la prière prononcée par les deux empereurs). Il faut préciser tout de même qu’avant notre édition, ces trois cas n’ont jamais été rapprochés, dans la mesure où l’on a considéré les deux exemples en -ere(s) comme distincts par rapport à grarir. Aucune de ces trois formes n’a, jusqu’à présent, pu être expliquée de façon concluante: dans -ere(s) on a vu soit un échange de suffixe (Avalle), soit un phénomène d’assimilation (Storey), alors qu’en général, la forme grarir a été écartée au bénéfice de guarir, à l’exception de Contini, qui a proposé de la corriger en graïr. La forme grarir du ms. L est cependant assurée par le régime de diffraction, qui comprend goïr A, plaisir P, garir S. La seule autre attestation de grarir se trouve, à notre connaissance, dans ArnDan 12.17 Eu·n foi grariz (leçon de D), vers pour lequel, à côté de la variante majoritaire grazitz (-sz-, -s-), l’apparat critique de notre édition signale encore gueritz Sg: guaric c: garitz a: gesitz R: auzitz A. Dans le chapitre consacré à la description linguistique, nous attirons l’attention sur le rapport d’homologie entre ce passage et Giraut de Bornelh 55.6128 garitz Sg: gueris R: gauzitz C, «dove C funzionalizza l’isoglossa per la costruzione di un sinonimo grafico» 27 À ce propos, on pourra encore ajouter 278 angreget, recodifié dans les ms. autres que L (agrege P, agrieve AS, cf. v. 289 agravét), vu que ce verbe figure parmi «les mots littéraires» qui sont «communs au Moyen Âge à l’agn. et à l’ouest du domaine d’oïl (normand, ouest et sud-ouest)» (Roques 1997:282). 28 Texte d’après l’éd. Sharman 1989 (LVI 61 dans l’éd. Kolsen 1910-35). Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 139 (Perugi 1978/2:752). On voit donc qu’une partie de la tradition languedocienne tend à employer la glose g(u)arir/guerir (SgRc, avec le concours du ms. a)29, alors que C répond avec gauzir. Dans la diffraction présente au v. 370 de StAl, ces deux gloses correspondent respectivement à garir S et goïr A. Attesté chez Arnaut Daniel, grarir paraît donc avoir laissé des traces dans le Périgord et le Limousin30. L’explication la plus probable du passage -T- ⬎ -r- nous paraît être d’ordre phonétique, comme l’a suggéré Pfister 1970:273 à propos de ausire ‘rénommée’: «Vielleicht kann das unorganische -r- als hiatustilgender Laut wie bei auvir interpretiert werden, entstanden auf der Sonorisierungsstufe -δ-». Quant à grarir, il s’agit d’un problème non moins sémantique que phonétique.Tant le contexte que les synonymes employés par les ms. semblent suggérer le sens de ‘bénéficier de qqch., s’en réjouir’31. Venons-en maintenant au deuxième trait qui, présent dans la plainte de l’épouse, est encore attesté ailleurs dans StAl. aux v. 468-69 cum longa demurere/Ai atendude, où le participe accordé au sujet (en l’occurrence, l’épouse d’Alexis) a posé problème dans tous les ms. autres que L, cf. Tant t’atendi A, Tantai atendu V, T’ai atendu PM, Atendu t’ai S, les éditeurs eux-mêmes n’ayant pas manqué l’occasion de multiplier les termes de cette diffraction. Et pourtant, le même phénomène revient, toujours dans la plainte du père, au v. 397 Tantes dolurs ad pur tei andurede (sujet: la mère d’Alexis), où l’absence de -s caractérise le modèle commun à LPS, face à endurees A (on rappelle qu’à cet endroit, V n’est pas disponible). Ce phénomène a d’abord été signalé en afr. par Lommatzsch 1915:xii («In Verbindung mit avoir zeigt das pc. pf. eines transitiven oder intransitiven Verbums bisweilen auffallende Kongruenz mit dem Subjekt»), avec deux exemples à l’appui. Tiré de l’éd. Hasselt 1865, le premier de ceux-ci n’est plus reconnaissable dans l’éd. Henry 197132, qui lit trestout l’anui/qu’ele a eü et tout le mal (v. 12909, au lieu d’eüe): de toute façon, la contiguïté de et rend ce témoignage ambigu. Par contre le deuxième exemple, tiré de l’éd. Lincy 1841, est confirmé par Curtius 1911:§361: Nááman le sout é vint devant le rei pur lui mustrer cume oút parléé la pulcéle de Israel. À ces deux exemples, Lommatzsch en ajoute deux autres, où l’auxiliaire employé est toutefois estre: or, la distinction entre l’un et l’autre auxiliaires s’avère Cf. encore Albertet de Sisteron (éd. Boutière 1937:61) X 33 grazida Aa: garida N. Cette isoglosse pourrait d’ailleurs trouver une confirmation chez ArnDan 4.21 auzil ‘oreille’ (écho manifeste de Marcabru 19.17 auzitz, toujours à la rime): cf. Pfister 1970:271 s. auril ‘oreille’, forme qui «wird vom Schreiber der Handschrift P im Reim und im Versinnern verwendet und muss vermutlich als Umgestaltung von apr. aurelha interpretiert werden». Il faut tout de même rappeler qu’il s’agit, en l’occurrence, de la sonore -D- ⬎ -r- (au lieu de la sourde); quant à auzil, que Pfister mentionne aussitôt, celui-ci «durch das Verbum auzir beeinflusst sein könnte» (hypothèse déjà formulée par Canello). 31 À ce propos, on peut encore signaler un parallèle en aoc., notamment chez Peire Ramon de Tolosa 15. 25-26 e garitz/m’agra merces pietatz et amor (ms. IKd), où l’éd. Cavaliere 1935:99-105 traduit ‘e perdono, pietà e amore mi avrebbero consolato’. Pour le sens de ‘consolare, rasserenare’, il renvoie à un passage de Peire de la Mula. 32 Basée sur le ms. A = Paris, Arsenal, 3142 [175 B.L.F.]. 29 30 140 Maurizio Perugi essentielle dans ce cas, dans la mesure où la phénoménologie relative à estre doit être considérée comme acquise, à partir de l’analyse dressée par Tobler avec sa finesse habituelle33. Ce paragraphe de Lommatzsch a été repris, quatre ans plus tard, par Sneyders de Vogel 1919:204-05, dans le but de tout simplement montrer qu’en ce qui concerne l’accord du participe passé, «il règne dans la vieille langue une grande liberté et les poètes ne se font pas faute d’en profiter . . . Ce qui prouve que dès le moyen âge on ne sent plus nettement le rapport entre le participe passé et le complément, c’est qu’on trouve même des exemples où le participe s’accorde avec le sujet!». Depuis, le problème est tombé en désuétude dans les études et les manuels d’afr. consacrés à la syntaxe. Le responsable en est sans doute Nyrop, qui aborde la question en des termes analogues à ceux déjà employés par De Vogel: «Il régnait dans la vieille langue une grande liberté concernant l’accord des participes. Cette liberté se montre surtout dans les textes poétiques, dont la syntaxe se règle souvent d’après les exigences de la rime ou de la mesure» (Nyrop 1930:256); il s’agirait donc d’une sorte de «licence» syntaxique excusée par la rime! Gamillscheg, par la suite, se borne à renvoyer aux études précédentes34. Une approche encore plus approximative est proposée par Jensen 1990:336 qui, après avoir emprunté à Gamillscheg la comparaison entre StAl 472 E tantes lairmes por le ton cors plorét35 et 399 E tantes lairmes por le ton cors ploredes, aboutit à la conclusion que «These are simply instances of a fluctuating agreement pattern, or they may reflect versification needs». Loin d’avoir été correctement décrit pour l’afr.36, l’accord du participe passé avec le sujet, lorsque l’auxiliaire est avoir, est par contre assez bien connu en ait. La question a notamment été étudiée par Lucchesi 1963 (qui, pour l’afr., se borne à renvoyer, p. 108, à Sneyders De Vogel) et Bongrani 1979. Ce dernier a réuni un certain nombre d’occurrences à ajouter aux deux exemples déjà signalés par Barbi chez Dante37. On voit que ce type d’accord peut être retracé jusqu’au XIIe siècle, quoique la presque totalité des exemples reconnus jusqu’à présent «appartiene a opere letterarie, toscane e non toscane, cronologicamente comprese fra il XIII e i primi anni del XVI secolo» (Bongrani 1979:15). 4. Signalée parmi les traits exclusifs de la strophe 98, l’enclise du pronom vus se trouve au début des v. 486-87 Se jo·soüsse la jus suz lu degrét/Ou as geüd de lung’amfermetét. Au v. 486, les ms. proposent: Cf. Tobler 1906:65-66. Gamillscheg 1957:426-32 renvoie, au début du chapitre, à Tobler 1906:65-66 (pour les formes réfléchies du verbe) ainsi qu’à Wehlitz 1888. 35 Il s’agit du v. 473 dans notre édition. 36 Comme exemple de ce qu’on trouve dans les manuels courants, on mentionnera la règle énoncée par Moignet 1988:206: «Avec l’auxiliaire avoir, l’accord ne se fait pas avec le sujet». Or, comme nous venons de le voir, il s’agit en l’occurrence d’une règle formulée en des termes abusivement péremptoires. 37 Cf. Barbi 1907:147 N1; Id. 1941:90 N3. 33 34 Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis Se jo sousse la jus suz lu d. Se iu souse dedesoz lo d. Se vus seusse la desuz les d. Se jeo vos seusse sos le d. Se te seusse ça defors le d. Se te seusse cha sus (chaiens Ma) sous le d. 141 L V A P S M Le virage effectué dans l’allocution, de la 2e pers. pl. à la 2e pers. sing., a manifestement posé problème aux copistes de SM38: ceux-ci emploient le pronom te qui, de toute façon, finit par corroborer, ne serait-ce que d’une manière indirecte, la présence de vus dans A. Absent dans LV, le pronom n’en demeure pas moins indispensable au contexte, la contre-épreuve étant fournie par le cumul des deux alternatives qui se côtoient dans P (jeo vos), quoique au prix d’un vers bancal39. Les éditeurs s’accordent pour adopter la conjecture jo⬍t⬎, et pourtant c’est vus le pronom de loin le plus assuré par la tradition manuscrite. La solution la plus probable, en même temps que la moins onéreuse, est donc de reconnaître à s- une double fonction au niveau de l’original, où cette lettre est censée représenter aussi bien l’initiale de la forme verbale, que le pronom vus en enclise. Typique du sud-ouest et de l’ouest de la France, cette enclise est également attestée dans GirRouss, où l’on signale quatre cas de réduction en s, deux en os, un en us. Toutes ces occurrences ont été conservées dans le ms. O, alors que dans la plupart des cas, l’autre ms. P réagit en proposant chaque fois des recodifications40. Mis à part cette enclise pronominale, il nous faut encore signaler, au v. 486, la diffraction dont l’adverbe la jus fait l’objet au début du second hémistiche. Attestée à partir de StLéger 176, cette locution adverbiale s’appuie sur une documentation assez sporadique41. Et pourtant, dans ce vers de StAl, elle pourrait ne pas refléter l’original, comme le suggère d’ailleurs le renvoi de T-L, AW à l’article laïs. De fait, les données recueillies dans ce dernier confirment la tendance de cet adverbe à agir comme facteur dynamique, la jus et ça jus étant les synonymes les plus employés dans les ms. Très opportunément, cette tendance avait été reconnue par Paris 1899 sur la base de nombreux exemples, dans un bref article dont voici la conclusion (p. 117): «On remarquera aussi que dans les ms., quand la rime ne s’y oppose pas, laïs est remplacé par la jus (ou l’inverse) . . . La forme contractée laïs paraît être de bonne heure tombée en désuétude, car elle a été très souvent méconnue par les scribes. Elle a cependant été usitée pendant un temps dans tout le domaine de la langue d’oïl»42. 38 On rappelle d’ailleurs que, dans les précédentes strophes 96-97, l’allocution est au singulier dans 96, au pluriel dans 97. 39 Il s’agit d’une figure tout à fait comparable à celle qu’on a vue dans le cas de mais. 40 Cf. notre note, qui se base sur les données recueillies par Hackett 1970:43. 41 Cf. RomEneas 2379 (où D glose laiens), Floovant A 1370, Cordres 1808. 42 Cf. p. ex. RomThèbes 2938 Qui dort laïs en cel rivage, leçon de KMP, remplacée dans certains ms. par leis, la ius, ca ius; à noter encore la variante la se dort, qui s’est développée dans une bonne partie des témoins, vraisemblablement à partir de [l]ais dort P. 142 Maurizio Perugi Parmi les lieux recueillis par T-L, AW on signale en particulier Perceval 2958 Qui sole manoit an cel bois: en effet, dans l’apparat de Hilka 1932, où le premier hémistiche est loin d’être stable (Qui aviau lui meint en ce b. B, Qui solement maint en cel b. F, Que je laissai soule en ce b. T), on trouve deux variantes qui nous concernent de plus près, à savoir dedenz (seule maint dedenz le b. S) et, justement, laïs (Qui laïs maint s. en cel b. C). Autour des deux formes sore et oure, respectivement attestées aux v. 488 et 490, ainsi que de l’enclise Se jo·soüsse, qu’on a cru pouvoir identifier au v. 487, d’autres indices localisés dans la strophe 98 suggèrent une situation de relative anomalie, par rapport à l’identité linguistique de la plus grande partie de StAl. Il s’agit notamment de la locution tute terre (v. 488) et du verbe t’oure costumé (v. 490), l’une et l’autre forme ayant depuis longtemps fait obstacle à toute tentative d’interprétation. Au v. 488, Ja tute gent LA s’oppose à Trestote terre V, alors que PS se chargent de «traduire» la locution en des termes plus courants (N’est home qui vive P, Nus hom qui vive S)43.Ajoutons que le ms.A présente aux v. 488-90 une sorte de double rédaction: Ja tute gent ne me seussent esgarder/Que ensemble od tei n’eüsse cunversez;/Ja tute terre ne m’en fesist turner (A ayant laissé tomber le v. 490 Si me leüst, si t’oure costumé). La leçon de LA est tout à fait acceptable44, sauf qu’elle impose aux deux ms. un anachronisme prosodique (sousent/seussent en deux syllabes); et comment expliquer, par ailleurs, la variante de A (v. 490) +V? En effet, vu que le syntagme tute terre comme équivalent de toz siegles ou toz li mons45 ne semble être guère attesté, on serait tenté de l’expliquer à partir du latin: outre la locution omnis terra, très fréquente dans la Bible, cf. p. ex. Niermayer 2002 qui, s. terra, en signale l’emploi au sens de ‘le pays, c.-à-d. l’ensemble des habitants aisés du pays’, avec l’exemple (daté de 1243) «ubi terra convenerat»46. Employée dans un sens encore plus générique, cette locution est également attestée dans Arnaldi-Smiraglia, Fel. ii 13,3 «nullus non orbis gemuit, nulla terra nescivit». En tout cas, la présence de terre en fonction de pronom47, employé de surcroît dans une phrase négative ja . . . ne48, est ici beaucoup plus gênante qu’au v. 493 Ne 43 Un commutateur analogue est employé au v. 590, où la tradition manuscrite présente l’alternative entre Suz ciel n’at home L(= S) et Ne fu nuls om V. 44 Pass. 33 tota la gent; cf. ChRol 392-94: Mult est pesmes Rollant,/Ki tute gent voelt faire recreant/E tutes teres met en chalengement! (pour toutes teres, cf. Ménard 1994:50); Ph. Thaon Comp. 2623 Deus fist soleil e lune (. . .),/Saciez, pur tute gent. 45 Cf. Yvain 6378 Et toz siegles m’an loera, où Foerster 1887 communique les variantes li mondes (V), li mons (AS). 46 Cet emploi découle, bien entendu, de celui de ‘territoire dominé par un grand féodal, principauté territoriale’, cf. ib. p. ex. «Princeps [Flandriae] omnem terram suam in manu regis dedit» (a. 1042). 47 Contini 1986:113, rappelons-le, n’accorde «nessun credito» à cette forme. 48 Pour cet emploi de terre, nous n’avons trouvé aucun parallèle ni dans T-L, AW ni dans les manuels de syntaxe. Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 143 charnel hume n’avrai an tute terre49. Et pourtant, dans la transmission de cette dernière ligne, les interventions des scribes, loin de se limiter à la censure de charnel, portent également sur la locution an tute terre qui dans les témoins autres que L, devient en terre (APV), sauf dans S où elle disparaît. Le deuxième problème lexical dans cette strophe concerne le verbe costumer. Dans notre édition, nous l’avons mis en rapport avec costume ‘coutume’, suggérant, non sans hésitation, le sens d’«accomplir les cérémonies funèbres que l’on doit à un mort selon la coutume établie». Une fois de plus, nous nous attacherons à perfectionner notre interprétation. Attesté dans les langues d’oc et d’oïl, ainsi qu’en latin médiéval, le verbe ne saurait revêtir ici le sens de ‘pflegen’. Par ailleurs, les occurrences disponibles témoignent d’un emploi plus technique, qui correspond soit à ‘tributum exigere’, soit à ‘tributum persolvere’ (cf. Du Cange s. custumare, cos-). Aussi est-on en droit de se demander si, les honneurs funèbres mis à part, on peut encore songer à un autre tribut, dont l’épouse d’Alexis aurait pu s’acquitter vis-à-vis de son défunt mari. Au demeurant, une autre interprétation est possible, qui concernerait le tribut lié à la consommation du mariage. L’indice qui nous autorise à formuler cette hypothèse, résulte des avatars de la tradition manuscrite dans Gautier de Coincy 507.46 Fame ne puet (. . .)/Concevoir sanz coutume d’omme, seul passage pour lequel l’article de T-L, AW prévoit expressément le sens de ‘Verkehr’50. Le texte auquel T-L, AW se réfère n’est autre que la vieille édition préparée par l’abbé Poquet en 185751, qui est considérée depuis longtemps par les manuels comme une «reproduction inexacte et incomplète du ms. BN, n. acq.fr. 24541, dit ms. de Soissons». Koenig 1955-70, l’édition de référence52, lit au même endroit Concevoir sanz semence d’ome53, l’apparat critique ne faisant état que de la variante sanz neissance d’o., portée par le ms. A54. Selon toute vraisemblance, les données à notre disposition permettent de reconnaître dans coutume la leçon originale, à 49 Cf. GirRouss 6809 e mandet chevalers per tote terre, où cependant l’emploi est positif (au négatif, le même texte utilise nul, cf. v. 7363 que ja en nule terre gencor non quer). On pourra rapprocher cette locution, p. ex., de Marie de France, Lanval 16 N’ot tant de tels en tut le munde et Guigemar 661 Nuls huem el mond [var. du mont] ne purreit dire; cf. aussi Perc. 2617 (éd. Hilka 1932) Ne por home de tot le mont [var. Por nul home, Por nule chose]. 50 Cf. ait. usare (de même que tute terre, dont il a été question tout à l’heure, pourrait bien être rendu par *tutta la terra). 51 Cf. Poquet 1857:507, v. 45-46 (Le miracle du Sarrazin qui aoura l’ymage Nostre Dame). 52 Basée sur le ms. L = Paris, BN 22928 (XIVème s.), en accord avec les critères exposés notamment dans Koenig 1955:xlvi-xlvii, li-lii. Des descriptions totales ou partielles des ms. des Miracles peuvent se lire dans Rankka 1955:36-65; Lindgren 1963:23-25. 53 Cf. Koenig 1966:25, v. 45-46 (De l’ymage Nostre Dame = I Mir 32 [D.34]). Pour mieux circonscrire l’emploi de semence cf. Cligés 2374-79 (éd. Foerster 1884) Ainz que fussent passé cinc mois,/Soredamors se trova plainne/De semance d’ome et de grainne,/Si la porta jusqu’a son terme./ Tant fu la semance an son germe/Que li fruiz vint a sa nature. 54 Texte de L, variantes de ABDEFMNORS, dont A = Blois, Bibl. Mun. 34 (XIIIème s.). 144 Maurizio Perugi l’intérieur d’une diffraction qui, dans l’état actuel de nos connaissances, s’appuie sur deux autres commutateurs, à savoir semence et neissance55. Cette interprétation de costumé doit, à notre avis, être considérée comme plus précise, voire plus plausible, par rapport à celle que nous avions proposée dans notre édition. Si cela est vrai, la censure exercée dans le ms. L sur l’adjectif charnel s’explique dans le cadre d’une procédure d’autant plus évidente. L’épouse d’Alexis, conformément à l’interprétation que nous venons de proposer, regrette en effet de n’avoir jamais pu jouir, comme cela aurait été son droit, de la tendre char bela de son époux56, et notamment de n’avoir jamais eu l’opportunité de converser avec lui, fût-ce même sous l’escalier.Au même titre que charnel et tendre, le participe passé costumé tombe lui aussi sous la coupe sombre du responsable de L57: nous avons là une confirmation de la charge sémantique qu’on pouvait, en l’occurrence, rattacher à ce terme, par ailleurs fort usité dans le langage commercial. Les lexèmes tute terre et costumé témoignent donc d’une situation de relative allophonie, qui paraît d’ailleurs s’associer à une caractérisation «rude» du personnage de l’épouse: c’est bien sur cette base que s’expliquent les interventions censoriales qui, relativement nombreuses à cet endroit du poème, doivent être imputées au responsable de L. Un fâcheux problème d’interprétation se pose encore aux v. 476-77 E! kiers amis, de ta tendre char bela,/Ço peiset mai que si purirat terre. À titre d’hypothèse de travail, nous avions proposé d’y voir un pronom féminin si. Il vaut la peine d’observer qu’une solution plus économique pourrait être apportée en rétablissant purira·tterre = purira·n terre, ce qui correspondrait parfaitement aux alternatives qu’ele purrirad en terre A (+1), que ore porira en terre P (vers régulier, à condition de scander ore en une seule syllabe)58. Évidemment, cette enclise de la préposition en ne saurait être considérée comme normale en afr. 5. Si l’on considère l’ensemble des traits examinés jusqu’ici, on verra que tous sont, à une exception près, susceptibles d’une double localisation, au sud-est ou au sud-ouest, avec une préférence pour cette dernière, selon un modèle bien illustré par GirRouss. L’exception concerne, bien entendu, les formes sore et oure. L’enclise de vus pouvant, comme on l’a dit, osciller entre sud-est et sud-ouest, l’emploi de l’ancien plus-que-parfait à valeur hypothétique paraît de loin le mieux localisable parmi les traits concentrés dans la strophe 98, dans la mesure où les spécialistes s’accordent à le considérer comme spécifique du Midi de la France, y compris le francoprovençal. 55 En fait, ce n’est qu’à partir de critères semblables qu’on pourrait constituer un lexique des Miracles à la hauteur des exigences scientifiques modernes, en entendant par là une lexicographie désireuse (et capable) de ne pas ignorer la dimension philologique. 56 Cf. StAl 482 Cum est mudede vostra bela figure. 57 Au prix, comme d’habitude, d’une synérèse abusive de la diphtongue -ou- (si t’ousse bien guardét). 58 Cf. c’or purira ent. V. Cf. aussi S 1220 quant toi porrira terre. Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 145 Il est vrai que deux attestations de dure se trouvent, à la rime, dans RomThèbes. L’une ne peut se lire que dans l’éd. Constans, v. 8557-58 Tal rien fiz que faire ne dure,/Issi avint ore aventure, où une partie des témoins réagissent d’une manière analogue à celle des ms. alexiens autres que V: pour le détail, x = BC porte Ce fis q.f. ne deüsse/Pour seul tant que mon filz eüsse (mot en seüsse B, qui omet faire au vers précédent), alors que A lit Tel cose f.q. ne deusse/Auques en ai eü d’angoisse59. «On explique généralement cette valeur, isolée en français, par une influence méridionale qu’aurait subie la langue de l’auteur du Thèbes» (Lecoy 1966). Cf. pourtant Moignet 1959: «Quand il s’agit du verbe devoir, la valeur d’antériorité suffit à justifier un emploi qui n’est que secondairement de valeur irréelle»60. L’autre attestation ne se trouve, en revanche, que dans l’éd. De Lage, v. 1730 N’i a celui peser n’en dure (: parjure), cf. gloss. s. dure «pl. q. pf. de devoir 1730 (⬍ debuerat) ‘devrait’)». L’évidence tirée de GirRouss et de RomThèbes peut-elle nous apprendre quelque chose par rapport à la strophe 98 de StAl? Nous sommes bien évidemment confrontés plutôt à une opération très délicate, où la «Mischsprache» de GirRouss prouve, une fois de plus, son efficacité heuristique. En l’espèce, s’il se refuse à accueillir les plus-que-parfaits à valeur hypothétique, le ms. P de GirRouss, dont on connaît l’origine bas-limousine, atteste au contraire la forme sazir, de même que l’isoglosse -D- ⬎ -r-. Quant à la forme dure attestée deux fois dans RomThèbes, elle ne saurait remettre en question l’identité linguistique qu’on a depuis longtemps attribuée aux formes alexiennes, et ceci au vu tant de sa valeur modale, que de sa qualité de forme manifestement stéréotypée, et donc reléguée au langage de la rime61. Bien au contraire, la réaction d’une partie de la tradition manuscrite confirme, s’il en était besoin, le caractère de facteur dynamique qu’il faut reconnaître à toutes ces formes, y compris dure. En ce qui concerne la strophe 98 de StAl, ceci ne fait que renforcer, ne serait-ce que par voie indirecte, l’autorité de V: en l’occurrence, l’identité sud-orientale de ce témoin est associée à un statut on ne peut plus isolé par rapport aux autres témoins alexiens qui, tous, réagissent, d’une manière ou d’une autre, à la présence du facteur dynamique. Par opposition à cette strophe 98, les autres strophes prononcées par l’épouse, plus la strophe 93, attribuées par la suite à la mère, et aussi la strophe 80 dans la plainte du père, nous renvoient à une langue littéraire ancrée dans le sud-ouest, elle aussi partiellement infiltrée de traits méridionaux. Faute d’une détermination plus précise, tous ces matériaux seront à mettre sur le compte de la langue du continuateur qui, vraisemblablement, s’est attelé à sa 59 Le distique est absent dans P. L’apparat enregistre encore Savint S. On rappelle que, d’après l’analyse de l’éditeur, «S, BC (x) et AB (y) forment trois groupes distincts» (p. lxiii). 60 Pour le caractère «réfractaire» de cet auxiliaire, cf. encore ib.:46 N1. 61 Il en est de même pour fure signalé dans RomThèbes 8557 ainsi que dans un passage du Roman d’Alexandre, cf. Lecoy 1966. 146 Maurizio Perugi tâche à l’occasion de l’épisode de l’arrivée des deux empereurs. En particulier, la strophe 93, preuve d’archétype, est exemplaire de cette couche du poème qui, tout en enchaînant avec la langue du noyau originaire (significative, à ce propos, la reprise de mais au sens de ‘puisque’), présente une forme comme sazit. Une fois de plus, la localisation au sud-ouest peut être confirmée par voie indirecte, à partir des formes remplacées par V qui, lui, représente sans aucun doute une version sud-orientale. Or,V réagit justement contre sazit (→ saisis), le participe passé atendude accordé au sujet, l’adverbe *laïns, voire la jus (→ dedesoz), l’enclise de la particule en, la locution en tute terre (en revanche, le ms.V conserve trestote terre), la conjonction mais ‘puisque’, et aussi main ⬍ manu au sens de ‘gent’62. 6. Une commune origine sud-occidentale semble donc caractériser et la langue du noyau originaire du poème et la langue du premier continuateur, alors que la strophe 98 déclare une identité tout à fait différente, qui nous renvoie à l’autre extrême du Midi. On rappellera, à ce propos, que le ms. V est le seul à conserver non seulement les plus-que-parfaits à valeur irréelle, mais aussi les latinismes repous, l’at vochié, espece, akeser. Or, comme ceux-ci se situent, à la seule exception du dernier, dans les trois strophes consacrées aux miracles (strophes 111-13), et que ces trois strophes représentent, selon toute vraisemblance, un rajout transmis par V+SM (plus, bien entendu, le manuscrit-réceptacle L), les données linguistiques rejoignent, une fois de plus, les données de la critique textuelle, étayant l’hypothèse que la strophe 98 remonte au deuxième continuateur, le même qui est responsable du rajout des miracles. Examinons de plus près ces isolexies culturelles qui, sous la forme de latinismes plus ou moins voyants, contribuent à mieux cerner l’identité de ce deuxième continuateur. Le plus intéressant du point de vue linguistique se trouve sans doute au v. 590 Ne fu nuls om kis puisset akeser: nous avons affaire à l’infinitif adquiescere, adapté directement du latin d’une manière assez brutale, ainsi que le prouve l’assonance avec -e- non palatalisé. Une fois de plus, la bonne leçon n’a été retenue que par V, alors que les autres témoins font appel aux commutateurs atarger (L, assonance ‘anglo-normande’)63, retorner (P), reconforter (S). À ces isolexies sud-orientales il faudra encore ajouter le substantif secle, attesté sept fois dans le poème au sens de ‘monde’, alors que seigles au sens de ‘gens’ ne se trouve que dans V au v. 589 de la strophe 118 (juste avant akeser), étant, dans L, remplacé par poples64. Les autres exemples de latinismes, caractérisant les trois strophes consacrées aux miracles, comprennent 555 repous (V), «latinisme formé à partir de reponeAjoutons 597 enfodir → sevelhir (cf. GirRouss ensebelir ⬍ afr. ensevelir, Pfister 1970:411). Même phénomène, à la rigueur, dans le cas d’akeser, sauf que celui-ci est une invention lexicale de l’hagiographe, alors qu’atarger est bel et bien intégré au vocabulaire de l’afr. 64 Aussi n’est-ce pas le fait du hasard qu’au lieu d’empirie L (v. 521, 561), on trouve régulièrement dans V la variante secle, seigle. Tant segle ‘peuple’ qu’enper ‘cour, suite; armée’ sont d’ailleurs bien connus des deux ms. principaux de GirRouss. 62 63 Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 147 re ‘réintégrer, restaurer’, selon l’analyse irréprochable de Rajna 1929:29-30»; 557 at vochié (V)65 au lieu de apelet (L); 559 espesse, -ece (VSMb) au lieu de miracles (L). S’ajoutant à akeser, ces interférences lexicales découlent, selon toute vraisemblance, de la plume du deuxième continuateur, toujours aussi prêt à étaler ses compétences hagiographiques. Nous voyons d’ailleurs un autre indice de son intervention dans la triple répétition de l’archaïsme neüls dans la strophe 11166, où l’on dirait une manière de surenchérir par rapport à l’auteur du noyau originaire: en effet, neül(s) n’est ailleurs attesté qu’aux v. 138 et 325, et ceci grâce à L, car les autres témoins s’empressent de le remplacer par nul(s), qui est par ailleurs la forme normalement employée. Aussi dans n⬍e⬎üle au v. 606, où ce pronom n’est conservé que dans le ms. V, faut-il voir, encore une fois, un exemple de la technique utilisée par le deuxième continuateur: celui-ci se fait un devoir de reprendre certains stylèmes, considérés comme typiques du texte qu’il lui fallait «compléter». C’est dans ce contexte hyperlatinisé que se place contres, dernier trait distinctif qu’il nous reste à analyser dans la plainte de l’épouse, v. 485 Melz me venist contres que morte fusse. La leçon contres étant conservée par le ms. V, les autres témoins proposent soit amis (L) soit sire (A), tandis que P présente deux syllabes en moins. En accord avec une hypothèse de Contini, contres, qui n’est pas attesté ailleurs, pourrait être analysé à partir de l’adverbe contra, plus un -s dit adverbial. Les témoignages que nous venons d’examiner sont unanimes: c’est V le manuscrit qui nous a le plus fidèlement conservé la dernière partie du poème. Raisonnant en termes de variantes de fond, c’est V qu’il aurait fallu utiliser comme base pour les portions de textes attribuables au deuxième continuateur. Et pourtant, deux considérations au moins s’opposent à ce projet. D’abord, le ms. V n’est lui aussi qu’une simple copie, quoique rédigée dans une aire proche de celle dont le deuxième continuateur est vraisemblablement originaire. Ensuite, la jonction de L et V aurait donné lieu à un assemblage qui, après la critique bédierienne, risquerait à juste titre d’être taxé d’arbitraire. Au contraire, le texte de L représente une réalité en même temps historique et ecdotique: épuré des quelques modifications qui y ont été introduites, dont la plupart sont dues à des exigences tantôt de censure, tantôt de toilettage stylistique, ce texte englobe toutes les étapes précédentes, depuis la version A, où des échos subsistent de la Vie latine la plus ancienne, jusqu’à la version V qui, du point de vue hagiographique, représente la dernière mise à jour du poème. 7. Résumons encore une fois les principales données qui permettent de définir la stratigraphie complexe du poème. Ayant déjà fait l’objet d’un rallongement, à partir grosso modo de la présentation des deux empereurs, la Vie alexienne a, par la suite, été «complétée» par l’adjonction des miracles ainsi que, vraisemblablement, 65 66 Sens différent par rapport à 362 Par la Deu grace vocét amperedor. Cf. v. 553 et v. 552 et 554, où la forme bisyllabique doit, à l’évidence, être rétablie. 148 Maurizio Perugi de la strophe 118, partiellement similaire à la strophe 11567. Si le premier continuateur trahit une origine sud-occidentale, qu’il partage avec l’auteur de la partie la plus ancienne du poème (quoique, on l’a vu, avec une infiltration plus importante de traits méridionaux), le deuxième continuateur provient, lui, de la région sud-orientale, berceau, on le sait bien, de la réforme clunisienne. Si l’on considère le poème dans son ensemble, il est possible, entre autres, d’esquisser une distinction entre trois couches différentes de latinismes, chacune d’entre elles pouvant être mise en rapport avec l’une des trois étapes principales qui marquent la constitution de StAl par un processus d’agrégations successives. Un certain nombre de latinismes sont disséminés aux alentours de la première grande soudure que nous avons signalée dans le poème, et qui correspond plus ou moins à la mention des deux empereurs: c’est là que commence la «continuation», marquée par des formes telles que 299 fregundent ⬍ frequentant et 305 encloe ⬍ inclaudat, préservées grâce à l’esprit conservateur du ms. A, auxquelles on ajoutera 534 mune(re) AV, dans la mesure où il faut y voir moins un dialectalisme qu’un terme technique emprunté au langage de l’hagiographie. On citera encore, dans ce contexte, un mot de quatre syllabes correspondant à *iudicatori qu’il faut, à notre avis, présupposer au v. 364. Ces stylèmes s’inscrivent dans un registre différent par rapport à la liste qu’on a imputée au deuxième continuateur: en fait, les latinismes employés par ce dernier sont à considérer comme à la fois, moins intégrés à la langue littéraire, et plus marqués du point de vue hagiographique. Quant à l’auteur de ce que nous avons convenu d’appeler le noyau originaire, on rappelle qu’il a recours à des latinismes, dont la typologie se démarque assez profondément par rapport aux deux listes que nous venons d’établir. L’étiquette la plus adéquate est, dans son cas, celle de maniérisme, tel que Curtius l’a défini une fois pour toutes: il suffira d’évoquer, à ce propos, son penchant pour l’emploi des tmèses, dont notamment 116 Des- at li enfes sa tendra carn -mudede et 143 Si l’at destruite cum dis- l’ahust -predethe. Une lecture stratigraphique du poème alexien est donc également possible du point de vue de la (re)latinisation. Elle aussi permet de suivre, avec une clarté suffisante, les différences de style entre l’auteur et les continuateurs qui se sont successivement attelés à la tâche. Jusqu’à présent, nous n’en avons évoqué que deux, l’un originaire du sud-ouest de la France, l’autre du sud-est. Nous rappelons que, conformément aux conclusions de notre édition, il faut encore compter avec un troisième continuateur, originaire, celui-ci, de l’extrême Nord de la France, dont la main se reconnaît notamment aux v. 254-55 ainsi qu’aux strophes 84, 87, 108. Certes, une lecture stratigraphique de notre poème68 ne saurait nullement s’imposer sans que la notion traditionnelle d’auteur ne soit revue en profondeur, et 67 L’opposition entre les verbes habiter ‘toucher à, s’approcher de’ (remplacé par adeser dans PM) et akeser, par lesquels se terminent respectivement les strophes 115 et 118 est, du point de vue lexical, on ne peut plus significative. 68 «Con altra metafora glottologica, si può parlare di stratigrafia ecdotica (pensando alla ‹stratigraphie linguistique› dell’Aebischer)» (Contini 1986:145). Stratification linguistique dans la Vie de Saint Alexis 149 ceci à la lumière de catégories qui sont depuis longtemps connues dans le domaine parallèle de l’hagiographie latine. «Qu’il suffise ici de rappeler une fois de plus que la distinction entre copiste, compilateur et auteur n’a pas la netteté qu’on lui prête implicitement» (Philippart 1992:28). Pour conclure. Une réflexion sur la langue de StAl, menée trois ans environ après notre édition critique, et développée dans deux articles, dont le présent est le deuxième, ne fait que corroborer, nous semble-t-il, deux hypothèses de travail que nous avions posées comme base de notre approche. La première: le poème est l’œuvre non pas d’un seul auteur, mais d’un auteur et d’un certain nombre de continuateurs. L’autre: l’origine du poème se situe dans l’ouest de la France, donc à peu près dans la même région d’où proviennent quelques-uns parmi les textes les plus représentatifs de la littérature en langue d’oïl des xième et xiième siècles, dont notamment la Chanson de Roland, les Romans de Thèbes et de Troie, le Tristan de Béroul. Par rapport au texte établi dans notre édition critique, cette réflexion nous aura amené à proposer les modifications suivantes69: a) leçons à préférer: 92 = 268 g(i)ens, 228 guardrat, 464 sazit (voire s[o]zit), auxquelles on ajoutera 477 que si purira·tterre, 575 avisunches (au lieu de avis unches), ainsi que le rétablissement des v. 92-93 et 463-64 dans l’ordre transmis par L; b) analyses différentes au niveau sémantique: 156 turnent el consirrer = 244 le met el consirrer, 490 si t’oure costumé. Il n’est pas inutile de remarquer que la plupart de ces propositions aboutissent à un supplément de confiance dans le ms. de base, et cela même au delà de la prééminence qu’on lui avait accordée dans notre édition. Le ms. L mérite vraiment l’appellation de «meilleur manuscrit», non pas au sens que Bédier lui aurait attribué, mais tout simplement pour les deux raisons suivantes: d’abord, nous avons là un excellent exemple de manuscrit-réceptacle; ensuite, et malgré les nombreuses preuves de conservatisme fournies par d’autres témoins (dont nommément A et V), L est détenteur du nombre le plus élevé de lectiones difficiliores, dont plusieurs intégrées à des figures de diffraction. Genève Maurizio Perugi Liste des abréviations Arnaldi-Smiraglia = Arnaldi, F./Smiraglia, P. 2001: Latinitatis Italicae Medii Aevi lexicon, Firenze ArnDan = Perugi, M. (ed.) 1978: Le canzoni di Arnaut Daniel, 2 vol., Milano/Napoli ChRol = Segre, C. (ed.) 1989: La Chanson de Roland, Genève Cordres = cf. T-L, AW 69 Cette liste inclut les modifications déjà proposées dans Perugi 2004. 150 Maurizio Perugi DuCange = Du Cange, C. 1678: Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, Paris Eulalia = cf. T-L, AW Floovant = cf. T-L, AW Gormont = cf. T-L, AW GirRouss = Hackett, W. M. (ed.) 1953-55: Girart de Roussillon, chanson de geste, 3 vol., Paris Horn = cf. T-L, AW Livre des manières = cf. T-L, AW Pass. = «Passion» de Clermont-Ferrand, in: Avalle 2002:449-549 Psautier d’Oxford = cf. T-L, AW RomBrut = Arnold, I. (ed.) 1938-40: Le Roman de Brut de Wace, Paris RomEneas = Salverda De Grave, J. (ed.) 1891: Eneas, Halle RomThèbes = Constans, L. (ed.) 1890: Le Roman de Thèbes, Paris RomTroie = Constans, L. (ed.) 1904-12: Le Roman de Troie par Benoît de Sainte-Maure, Paris Sermons de Str. = cf. T-L, AW StAl = Perugi, M. (ed.) 2000: La Vie de saint Alexis, Genève StLéger = Vie de Saint Léger, in: Avalle 2002:369-439 Bibliographie Avalle, d’A. 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