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L’Encéphale (2012) 38, S41-S44 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Dysrégulations émotionnelles et dépressions C. Mirabel-Sarron Université Paris 5 René Descartes, CMME, Centre Hospitalier Sainte Anne, 100, rue de la Santé, 75014 Paris, France Introduction Qu’est-ce que la régulation émotionnelle ? L’étude des émotions dans les troubles psychiatriques dont la dépression caractérisée est récente et a été favorisée par les progrès des neurosciences. De très nombreuses raisons motivaient le clinicien à s’interroger sur la régulation des émotions chez le sujet déprimé ; citons pour exemple comme premier argument le devenir évolutif de la dépression, le plus souvent récurrent, et dont l’étiopathogénie n’est pas clairement connue à ce jour. Ainsi Maje [1] a trouvé, sur une période de suivi de 108 mois, 24 % de récidive à 6 mois, 37 % à 1 an, et 75 % après cinq années de poursuite du traitement pharmacologique. Un second argument clinique fait état que les sujets qui n’arrivent pas à réguler leurs émotions dans les circonstances de la vie quotidienne connaitront des périodes de « désespoir » plus sévères et plus longues et pourront s’engager dans la dépression [2-3]. Un troisième argument concerne l’intégration de la dysrégulation des émotions dans les modèles psychopathologiques [4-8].Voici quelques exemples classiques de dysrégulations émotionnelles dans la dépression : la persistance d’une humeur triste, L’anhédonie, L’augmentation des pleurs, L’alexithymie, ou « blindness affect ». Cette dysrégulation des émotions rendrait impossible leur émergence et/ou leur traitement cognitif et amènerait le sujet à externaliser et à exprimer ses tensions internes par des comportements. Les sujets se tourneraient vers des conduites addictives (alcool…) et des conduites alimentaires dysfonctionnelles pour éviter, ou ne pas avoir à réguler leurs émotions. Ces attitudes amèneraient certains à des conduites à risque. Avant de faire le point sur nos connaissances actuelles des dysrégulations émotionnelles chez le sujet déprimé unipolaire, nous introduirons tout d’abord les définitions d’un ensemble de termes, puis examinerons les moyens d’investigation de cette dysrégulation émotionnelle avant de décrire les résultats et leurs implications dans notre conduite à tenir thérapeutique. Les termes d’émotion et d’humeur sont habituels, ils sont souvent utilisés de manière interchangeable et confuse. Comment les distinguer ? La dépression, par définition, implique un abaissement de l’humeur. L’humeur est définie comme un état affectif qui bouge lentement sur un ou deux jours, et faiblement lié à des objets ou situations spécifiques. À l’opposé les émotions sont des réactions adaptatives, rapides, qui interviennent en réponse à de multiples stimuli spécifiques. Leur expression est subjective, physique (tachycardie, sueurs...) et comportementale. Les émotions représenteraient un mode biologique d’adaptation aux changements environnementaux [9]. Elles permettent à l’être humain de faire face aux situations « extrêmes » et assurent sa survie [10]. L’autorégulation émotionnelle des êtres humains dépend de la manière dont ils vivent leurs émotions [11]. Chaque individu déploie des stratégies régulatrices afin de modifier l’amplitude ou encore le type de ses expériences émotionnelles. Cela signifie réguler : le début de l’expérience, l’amplitude, l’intensité et la durée. Cette régulation émotionnelle fait appel à un ensemble hétérogène de processus complexes, par lesquels chaque sujet est capable de produire des changements dans ses systèmes de réponses émotionnelles, comportementales et physiologiques qui composent l’émotion [11]. Les différents modèles théoriques associent une bonne régulation des émotions avec : i) un état de bonne santé psychologique ; ii) une meilleure qualité dans les relations sociales ; iii) de meilleures performances scolaires et professionnelles. Correspondance. Adresse e-mail : [email protected] (C. Mirabel-Sarron). © L’Encéphale, Paris, 2012 Les échecs de la régulation émotionnelle De récentes recherches ont mis en évidence le rôle de l’altération de la réactivité émotionnelle et de la dysrégulation émotionnelle dans la dépression et ses troubles S42 psychologiques associés [12] tels que : l’état dépressif caractérisé [3,13], les troubles bipolaires [14], les troubles borderline [15], le trouble anxieux généralisé [2], etc. Par voie de conséquence, plusieurs approches thérapeutiques intègrent des formes de régulation émotionnelle. Les mesures de la dysrégulation émotionnelle De nombreuses modalités de mesure sont disponibles pour le clinicien ou le chercheur. Des auto-évaluations par questionnaires ou auto-observations Dans ce contexte, les patients sont amenés à répondre à des auto-questionnaires, tels que l’Échelle d’Attitudes Dysfonctionnelle (DAS) [16] ou le Questionnaire de Styles de Réponses (RSQ) [17]. Des mesures expérimentales Dans ce cadre, les émotions sont déclenchées par l’exposition à des images ou à des films avec des valences variables (positive, négative ou neutre). Les réponses des patients à ces différents stimuli peuvent être évaluées à travers leur propre perception de ces derniers, et par la mesure des réponses du système nerveux autonome (conductance cutanée, fréquence cardiaque, pression artérielle, clignement de paupières). Par IRM f De nombreuses études montrent que les troubles de l’humeur sont associés à des anomalies structurelles et fonctionnelles des systèmes neuronaux liés à la régulation des émotions. Nous ne les développerons pas ici. Résultats principaux Une hypothèse principale, psychologique, fait un lien entre émotions et humeur. Elle postule que les réactions émotionnelles sont potentialisées quand le statut de l’humeur et de l’état émotionnel sont congruentes et sont affaiblies ou atténuées quand elles sont incongruentes. En accord avec cette conceptualisation les sujets déprimés : i) devraient faire l’expérience d’une diminution des réactions positives face à un stimulus plaisant, correspondant à ce qui é été nommé « l’atténuation du positif » ; ii) devraient montrer une augmentation de la tristesse en rapport à des stimuli négatifs, ce qui a été nommé « potentialisation du négatif ». En rapport avec un émoussement de la réactivité émotionnelle, Peeters et al. [18] montrent qu’à 1 mois, une moindre réactivité émotionnelle à des évènements positifs et négatifs serait prédictive d’une sévérité de la symptomatologie dépressive plus élevée. Les patients qui présentent une moindre réactivité émotionnelle aux évènements ont une moins bonne rémission à 18 mois. Le lien entre la réactivité émotionnelle et l’évolution de la dépression n’est pas expliqué selon les auteurs par la durée ou la sévérité de l’épisode C. Mirabel-Sarron initial. Les sujets déprimés montrent une atténuation dans leurs réponses a l’opposé de ce qui était attendu. Plus précisément, ils rapportent une réponse réduite aux stimuli négatifs. De manière aussi intéressante, les sujets déprimés montrent également une réponse atténuée aux stimuli positifs. Pour exemple, des patients déprimés ont montré une réponse subjective émotionnelle réduite à des stimuli plaisants tels que des aliments agréables. Par conséquent, la dépression émousse également les réponses émotionnelles aux stimuli plaisants. Lethbridge et Allen [19] constatent chez des patients déprimés en rémission de faibles niveaux de réactivité émotionnelle lors d’une tâche d’induction d’humeur (notamment moins de réduction de l’émotion joie). Les auteurs en concluent que l’Insensibilité Emotionnelle au Contexte pourrait être l’une des caractéristiques associée aux rechutes des patients déprimés normothymiques. L’Insensibilité Emotionnelle au Contexte (une réduction de la réactivité à la fois positive et négative) [17,20] oblige à repenser le fonctionnement émotionnel dans la dépression. Quelles sont les conséquences d’une atténuation des réponses émotionnelles ? La réactivité émotionnelle atténuée chez le sujet déprimé a des conséquences sur la manière dont il régule ses émotions dans différents contextes [21]. Ceux qui ont le plus faible niveau de réaction face à des stimuli négatifs de tristesse ont le plus haut niveau de rechute à un an [13]. L’insensibilité est d’autant plus forte que la dépression est sévère et ces sujets sont ceux qui ont la durée des épisodes la plus longue. Compréhension étiopathogénique Nous citerons les hypothèses actuelles expliquant cette dysrégulation émotionnelle du sujet déprimé. Gross et al. [22] suggèrent qu’il existe deux types de stratégies de régulation des émotions qui pourraient intervenir dans la dysrégulation émotionnelle : la première, appelée « antecedent focused », est générée avant que l’émotion n’émerge ; la seconde, appelée « reponse focused » survient après que la réponse émotionnelle se soit pleinement développée. En 2010, Joormann et al. [23] montrent que les patients déprimés ne peuvent pas utiliser la seconde stratégie de « response focused » pour réguler leur humeur. Ainsi les sujets déprimés utiliseraient des stratégies mal adaptées, qui atténueraient leur réactivité émotionnelle et augmenteraient leur insensibilité au contexte. Wells et al. [24] parviennent aux mêmes conclusions à partir du fonctionnement métacognitif. Les croyances, pensées et émotions négatives sont des expériences fréquentes, normales et habituellement transitoires. Cependant, elles persisteraient chez les individus vulnérables à la dépression. Wells distingue deux types de croyances métacognitives, positives et négatives. Les croyances positives concernent le caractère utile de la rumination (par exemple « analyser les causes de ma tristesse peut m’amener à m’interroger sur mon problème »). Les croyances négatives quant à elles consistent à diminuer l’étendue de la conscience métacognitive de la rumination (par exemple « je ne peux pas contrôler mes pensées »). Le problème avec ces deux types de réponse est qu’elles s’étendent toujours en pensées négatives, réduisent la flexibilité attentionnelle et mettent l’individu dans l’incapacité à exercer un contrôle adapté sur son expérience Dysrégulations émotionnelles et dépressions S43 affective négative. Dans les deux cas, ces croyances empêchent l’individu de développer une conscience métacognitive adaptée. Aldao et al. [26] précisent encore ces dysfonctionnements en distinguant six stratégies principales de régulation des émotions, dont trois stratégies adaptatives dans toute une série de contextes (résolution de problème, réévaluation et acceptation) et trois stratégies de régulation émotionnelles qui sont considérées comme des facteurs de risque à la psychopathologie (la suppression dans ses deux formes (de l’émotion et de la pensée) ; l’évitement dans ses deux composantes (de l’expérience et du comportement) et les ruminations). Parmi ces dernières, les stratégies de suppression et d’évitement sont considérées comme des stratégies mal adaptées de régulation émotionnelle, par rapport à des situations sources de stress, prédisposant à la souffrance dépressive. Ces patients qui suppriment leurs émotions négatives montrent un niveau plus élevé d’anhédonie, mesurée par le nombre d’expériences plaisantes rapporté par jour. L’évitement sert à éviter les émotions, mais au final a pour conséquence de les maintenir. La suppression ou l’évitement concernent aussi bien les pensées, les sensations physiques, les émotions, les différentes mémoires, etc. qui augmenteraient le taux de pensées négatives, et empêcheraient la préparation à l’action. En complément, ces processus sont centraux dans différentes théories de la dépression. Dans une méta-analyse portant sur 114 publications entre 1985 et 2008, Aldao, Nolen-Hoeksema, et Schweizer [25] mettent en évidence que les stratégies d’évitement, de suppression et de rumination sont corrélées positivement à la dépression. À l’opposé les démarches de résolution de problème et de réévaluation sont corrélées négativement à l’état dépressif. Une seconde méta-analyse intéressante a été effectuée par Bylsma et al. [26] à partir de 19 études (entre 1977 et 2005). Elles évaluaient la réactivité émotionnelle de sujets sains et de sujets souffrant de Trouble Dépressif Majeur. Cette synthèse n’a retenu que les études ayant utilisé les critères du DSM pour le Trouble Dépressif Majeur (TDM). Les études ont évalué ainsi la réactivité émotionnelle à des stimuli positifs et négatifs soit à l’aide d’auto-évaluations, soit d’études expérimentales. Là encore la dépression est caractérisée par une moindre réactivité émotionnelle aux stimuli à la fois positifs et négatifs, avec une plus grande atténuation de la réactivité émotionnelle pour des stimuli positifs que pour des stimuli négatifs. En conclusion, l’hypothèse d’une insensibilité émotionnelle au contexte chez les patients déprimés est, d’après ces études, la mieux étayée. retenue. Il est dérivé de l’hypothèse évolutive qui décrit la dépression comme un état motivationnel défensif qui favorise le désengagement d’un environnement délétère [27]. Ce désengagement, temporaire pour certains individus, se traduit par de la dépression chez d’autres sujets. Chez les sujets dépressifs il persiste un niveau élevé d’activité dans les centres de l’émotion (dont l’amygdale, malgré l’intense activité du cortex dit dorsolatéral). Les chercheurs en concluent que les personnes dépressives sont souvent incapables de contrôler leurs émotions négatives en faisant un effort cognitif en raison d’anomalies des circuits neuronaux des centres de l’émotion, ce qui les rend davantage vulnérables à la rumination des pensées négatives. Pour les patients qui ont connu plusieurs épisodes dépressifs dans des délais rapprochés, ils auraient fragilisé leur système adaptatif. Leurs circuits neurofonctionnels seraient devenus vulnérables, des anomalies existeraient au niveau du cerveau et témoigneraient de la maladie ou de ses séquelles : ceux là doivent être traités par des moyens thérapeutiques adaptés (antidépresseurs…). Plusieurs approches thérapeutiques intègrent des formes de régulation émotionnelle, telles que les Thérapies Comportementales et Cognitives. Elles travaillent sur les contenus négatifs de pensées, d’émotions, de croyances, qui ont contribué à la mise en place et au maintien de l’état dépressif. Dans cette démarche le patient reconnait volontairement ses contenus de pensées négatifs et les met à distance [28]. Elles favorisent clairement la stratégie de régulation émotionnelle de type « réévaluation » en engageant le patient à trouver d’autres interprétations possibles par rapport à une situation source de stress, de telle manière à ce qu’elle engendre une diminution de la charge émotionnelle [29]. La stratégie de résolution de problème est également utilisée quotidiennement par l’intermédiaire de tâches concrètes, entre les séances [30]. Depuis quelques années est proposé en complément la démarche de Mindfulness Based Cognitive Therapy [31,32] comme stratégie de prévention des rechutes dépressives. En effet, certaines personnes en phase de rémission ou de guérison d’une dépression présentent au cours d’un moment de tristesse transitoire et banale, une réapparition des modes de pensée associés à leur dépression antérieure, appelée « réactivité cognitive ». Tous les travaux estiment que la démarche MBCT augmente considérablement les stratégies d’acceptation. De plus, Wells et al. [8] proposent une démarche originale en huit séances, avec un travail ciblé, métacognitif, pour stimuler les stratégies de régulations émotionnelles défaillantes chez le sujet déprimé. D’autres orientations thérapeutiques sont encore en cours d’élaboration. Discussion Conclusion Quelle que soit la méthodologie de la recherche, tous les résultats vont à l’encontre de l’hypothèse selon laquelle l’humeur amplifie les émotions lorsqu’elles sont de valence concordante. À l’opposé, les résultats vont dans le sens d’un émoussement émotionnel dans les dépressions unipolaires. Les patients déprimés ont une réactivité réduite à tous les stimuli émotionnels, indépendamment de la valence. Le modèle ECI « Emotion Context Insensitivity » de Rottenberg, Gross et Gotlib [13] est la conceptualisation Cette revue de la littérature nous permet de constater que les dysrégulations émotionnelles chez le sujet déprimé sont très nombreuses. Pour tout praticien il est fondamental d’adapter ses stratégies thérapeutiques pour réduire ces altérations métacognitives. En reprenant le modèle ECI, nous pourrions imaginer que le premier épisode dépressif déborde les capacités d’adaptation de certains sujets, mis dans l’incapacité de restaurer un fonctionnement initial et créant une plus forte vulnérabilité aux situations de stress. S44 Déclarations d’intérêts L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts concernant cet article. Références [1] Maje M. Pattern of recurrence of illness after recovery from an episode of major depression: a prospective study. Am J Psychiatry 1992;149:795-800. [2] Mennin DS, Holoway R, Fresco DM, et al. Delineating components of emotion and its dysregulation in anxiety and mood psychopathology. Behav Ther 2007;38:284-302. [3] Nolen-Hoeksema S, Wisco B, Lyubomirsky S. Rethinking rumination. Perspect Psychol Sci 2008;3:400-24. [4] Berenbaum H, Raghavan C, Le Vernon LL, et al. A taxonomy of emotional disturbances. Clinical Psychology: Science and Practice 2003;10:206-26. [5] Greenberg LS. 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