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28 Entretien Le Temps Samedi Culturel Samedi 31 août 2013 Lesviesrêvéesd’unmagedel’écran Créateur de BD, cinéaste aussi rare que vénéré, maître du tarot, Alejandro Jodorowsky renoue à 84 ans avec le cinéma. Il révise son enfance sur le mode réaliste magique dans «La Danza de la Realidad» Par Antoine Duplan I «La Danza de la Realidad». Alejandro adulte (Alejandro Jodorowsky) rejoint Alejandro enfant (Jeremias Herskovits) pour un dernier voyage qui ressemble au premier. ARCHIVES l a été clown, mime, montreur de marionnettes. Il est un maître du tarot. Avec El Topo et La Montagne sacrée, il a signé les films-cultes de la Woodstock generation. Son projet inabouti d’adaptation de Dune nourrit encore les rêves des fans et le cinéma de science-fiction contemporain. Il a scénarisé des bandes dessinées marquantes comme L’Incal avec Moebius ou Bouncer avec Boucq… Après vingt-trois ans d’absence des écrans, Alejandro Jodorowsky revient au cinéma avec La Danza de la Realidad, une évocation baroque de son enfance au Chili, entre un père stalinien et une mère diva. Le psychomagicien reçoit chez lui, à Paris, dans son bureau tapissé de livres. Du haut de ses 84 ans, Jodo parle comme un sage aux mille vies, mais rit comme un galopin qui vient de faire une farce. DR «Jodorowsky’s Dune». L’affiche du documentaire de Frank Pavich sur un projet inabouti dont on rêve encore. Il y a un peu d’images de synthèse dans «La Danza…» C’est un mal nécessaire. Il y a une invasion de sardines. J’ai eu droit à deux tonnes de sardines. Mais il m’en fallait des centaines de tonnes… Les effets spéciaux sont très utiles pour effacer les voitures. Je m’en suis aussi servi pour créer un personnage fantastique en ôtant toutes les couleurs d’une actrice. PATHEFILMS Pour tourner «La Danza…», vous êtes retourné à Tocopilla, où vous êtes né. A un moment de sa vie, doit-t-on revenir sur les lieux de son enfance? Oui. On doit même y planter un arbre. J’ai essayé, mais il n’y a pas de terre à Tocopilla, que des pierres… Cela fait trois siècles qu’il n’y pleut pas. Je n’ai jamais connu le murmure d’une rivière, c’était juste l’océan et la montagne. C’est incroyable, rien n’a changé – sauf la mairie, écroulée au cours d’un tremblement de terre, et le magasin de mon père, qui a brûlé et que j’ai fait reconstruire à l’identique pour le film. Même le coiffeur japonais était là – sauf que c’était son fils. J’ai mis mes pas d’adulte exactement à l’endroit où l’enfant jouait. Il y a beaucoup de mutilés dans votre film… Je suis né en 1929, l’année du Krach. Dans le nord du Chili, 70% des habitants ont sombré dans la misère. Ils allaient travailler dans les mines de cuivre. La dynamite leur arrachait les membres. On les chassait comme des chiens, sans indemnités. Alors ils venaient mendier à Tocopilla et se soûlaient à l’alcool à brûler. Ces mutilés se retrouvent dans toute votre œuvre, d’Alef-Thau l’enfant-tronc au Bouncer manchot… Ces personnages viennent de Tocopilla. Ils rappellent aussi que l’être humain est incomplet. Notre cerveau contient des milliards de neurones, mais nous n’en utilisons qu’une petite poignée. Nous sommes mutilés de notre pouvoir spirituel. La circoncision est une mutilation. Enfant juif, sans le savoir car mon père le cachait, je voulais me suicider à cause de cette différence. La mère nue invite l’enfant, nu et tartiné de cirage noir, à une partie de cache-cache dans la nuit. D’où vient cette scène fantasmatique sidérante? J’ai inventé une thérapie qui s’appelle la psychomagie. La psychanalyse guérit par les mots. Mais les mots ne guérissent pas, ce sont les actions qui guérissent. Avec la psychomagie, j’imagine des actions métaphoriques qui peuvent guérir. Ainsi, si tu as peur de l’obscurité, deviens l’obscurité! Ma mère était un peu sorcière. Elle avait enduit de cirage mon visage et mes mains, pas tout le corps! – pour me guérir… Elle que lorsqu’on ne peut les traduire en images. THE PICTURE DESK Samedi Culturel: «La Danza de la Realidad» retrace votre enfance au Chili. Toute œuvre n’est-elle pas autobiographique? Alejandro Jodorowsky: Oui. Toute œuvre est de nature autobiographique. Idéalement, l’artiste transforme la réalité. Là, je suis allé directement à mes expériences enfantines. J’ai toutefois un peu modifié le passé pour donner à mes archétypes ce qu’ils n’ont pas eu. Mon père était inhumain, féroce, je lui accorde finalement de la bonté. Il parlait toujours d’aller tuer le dictateur, il ne l’a jamais fait, je l’ai envoyé réaliser son rêve. Ma mère voulait être chanteuse d’opéra, son père l’a obligée à coups de bâton de devenir vendeuse dans son magasin; alors j’en fais une chanteuse d’opéra. Et mon enfant trouve une famille unie. drone. Ça coûte mille euros, c’est énorme! Mais les limites me servent. Je découvre des choses dans la pression, le cinéma devient plus émotionnel, plus direct. J’ai vu une fois un accident de voiture au Mexique. Les photographes arrivaient de partout et mitraillaient. L’accident était tellement terrible que j’ai su que chaque photo serait bonne. Pour moi, l’esthétique et la technique sont moins importantes que ce que tu racontes. Si tu crées un événement, il est intéressant, quel que soit l’angle de la photo. «El Topo». Alejandro Jodorowsky en «pistolero» dans son western métaphysique. croyait gentiment à la sorcellerie, elle mettait des graines de potiron dans la porte du magasin pour faire venir les clients. Quel est votre rapport avec les mots? Vous raisonnez par concepts ou par images? Par images. J’ai fait de la pantomime, des marionnettes, de la danse, du dessin… Ce sont des activités non orales. Mais j’ai aussi fait de la poésie. Le mot pour moi est valable quand il est chanté, quand il est poème. Avec l’arrivée du parlant, le cinéma est tombé amoureux du langage. Il ne s’en est jamais remis. Je pense que le cinéma est une action optique. Il ne faut recourir aux mots Un film, une bande dessinée passent par les mots d’un scénario… La bande dessinée est un art industriel, comme le cinéma américain. Il faut la vendre. Pour éviter que les gens lisent les albums dans les grandes surfaces, on me demande de faire beaucoup de dialogues pour les pousser à l’achat, ha, ha! Evidemment, les mots sont utiles. Il faut dire jour/nuit, intérieur/extérieur, chaud/froid, et on peut tourner. Les jours sont comptés pour un film. Je disposais de sept semaines seulement. Il faut organiser, avoir un plan. Mais ce descriptif n’est pas une œuvre de théâtre. En revenant au cinéma après une longue absence, avez-vous trouvé difficile la pesanteur matérielle du cinéma? Mon producteur, Michel Seydoux, mérite d’être béatifié, car il m’a laissé une totale liberté créative. Les contraintes matérielles limitent évidemment l’imaginaire. J’ai eu le droit d’utiliser pendant une heure un Votre fils, Brontis Jodorowsky, tient le rôle de votre père… Ça a changé sa vision du monde. Il avait une idée de mon père, du grand-père terrible. Et peu à peu, il a compris, fait un travail psychologique important. Pour moi, c’était très intéressant de voir mon fils devenir mon père. Quand mes trois fils sont entrés dans le magasin reconstruit de Tocopilla, ils se sont mis à pleurer, car ils voyaient d’où je sortais – et d’où ils venaient. C’est une expérience forte. L’art ne consiste pas seulement à raconter un conte, mais à proposer une expérience individuelle, familiale et sociale. Et une expérience pour le spectateur. Le cinéma contemporain ne se préoccupe plus guère de ce genre d’expérimentation… Oh là là! Wolverine! Iron Man 3! Insupportable! Pourquoi faire des films comme ça? Tous les films, absolument tous, parlent du fric. Même le nain célibataire, le Hobbit… Quelle merveille va-til chercher? Un tas de pièces d’or! C’est l’oncle Picsou, sa quête! Les jeunes réalisateurs veulent gagner leur vie, alors ils finissent par aller où il y a de l’argent, à Hollywood. Ils y sont broyés. Mon ami Guillermo del Toro était un garçon d’une créativité Le Temps Samedi Culturel Samedi 31 août 2013 Entretien 29 De gauche à droite: Salvador Dalí. Le peintre surréaliste était pressenti par Alejandro Jodorowsky pour tenir le rôle de Padishah Shaddam IV, l’empereur fou de «Dune». ARCHIVES Fernando Arrabal. L’écrivain espagnol est, avec le dessinateur Roland Topor et Jodorowsky, un des fondateurs du groupe Panique, créé en réaction au dogmatisme du mouvement surréaliste. ARCHIVES SOPHIE BASSOULS/SYGMA/CORBIS fantastique: il a été avalé. Il a fait cette histoire de robots et de monstres, Pacific Rim. Il n’a même pas touché le public. Les spectateurs sont devant la télé en train de regarder les séries… Les séries TV sont extrêmement bien faites… Oui. Mais elles correspondent à l’époque des feuilletonistes, Paul Féval, Xavier de Montépin, Eugène Sue, Alexandre Dumas… Ils avaient des nègres. Tu connais l’histoire d’Alexandre Dumas qui attend son nègre en retard? Quand il arrive enfin, Dumas l’engueule: «Pourquoi es-tu en retard?» «Ce n’est pas de ma faute, plaide l’autre, mon nègre avait du retard!» Le nègre avait un nègre! Ha, ha! Dans les séries télé, le créateur réalise le pilote, et puis il disparaît. Quatre ou cinq réalisateurs et une trentaine d’écrivains fabriquent un produit collectif. A l’instar des mangas japonais, les séries durent tant que le public en veut. Quarante épisodes, ou cinquante, soixante… Et puis ça finit en queue de rat. Tête de lion et queue de rat! L’assassin tue énormément, et ensuite? On va parler de l’humanité de Dexter, de l’enfant de Dexter et il commence à devenir un peu con, Dexter… Je pense encore que le cinéma est le plus grand art, le plus complet. Mais c’est l’auteur qui compte. Quant aux stars, elles doivent être au service de l’œuvre, «La Montagne sacrée». Une fresque ésotérique, une quête de l’immortalité à travers un foisonnement de symboles. pas au service d’elles-mêmes. Les stars, c’est une autre monstruosité. Il faut se plier à leur volonté. J’ai fait une expérience avec Le Voleur d’arc-en-ciel. C’était atroce! L’acteur avait le dernier mot. Il devait s’immerger dans l’eau, mais Mister Peter O’Toole avait un contrat selon lequel il ne s’immergeait pas plus haut que le genou… Au Festival de Cannes, le public de «La Danza de la Realidad» était deux fois plus jeune que celui de la Compétition officielle… J’ai un public de jeunes. Einstein disait que pour réussir, il faut L’Incal. Après l’échec de «Dune», Jodo retrouve Moebius pour élaborer sur les ruines de leur rêve une prodigieuse saga de sciencefiction, qui passe du polar à la métaphysique. Kill tête de chien, le Méta-Baron, Solune, Tanatah, John Difool et Deepo la mouette à béton sont les six hypostases de l’incal. ARCHIVES trois choses: beaucoup de travail, du talent et de la chance. J’ai eu une chance incroyable, parce que les stars du rock m’ont découvert. J’ai créé El Topo grâce à John Lennon. C’est lui qui a trouvé l’argent pour La Montagne sacrée. Il y a quelques années, Marilyn Manson m’a appelé. Il avait vu La Montagne sacrée, il voulait travailler avec moi. Donc tous les gothiques de 13-15 ans ont découvert La Montagne sacrée, et continuent à voir mes films sur Internet. En art, ou tu es meilleur, ou tu es différent. Je ne sais pas si je suis meilleur, mais je suis sûr d’être différent. Et les jeunes aiment la différence. On a découvert cette année votre amitié avec Nicolas Winding Refn, l’auteur de «Drive»… Un autre cadeau du ciel! Nicolas est au sommet. Moi, je suis un vieillard qui regravit la montagne. J’ai découvert sur DVD Bronson, Pusher, des films qui m’ont énormément plu. J’ai rencontré Nicolas à L’Etrange festival, qui présentait Valhalla Rising, et appris qu’il faisait du cinéma parce qu’il admirait mes films. On a lu le tarot. Il allait travailler à Hollywood. Il avait peur. Que faire? Je lui ai dit: «Ce ne sont pas des artistes, juste des fonctionnaires. Alors tu vas répondre oui avec le sourire à tout ce qu’on te demande. Après, tu fais ce que tu veux, parce qu’ils auront oublié.» Il a appliqué cette méthode, il a fait Drive. Et après, il m’a dédié Only God Forgives. Il aimerait faire un film d’après L’Incal. Vous continuez à consulter le tarot? Le tarot ne prédit pas l’avenir, c’est un langage optique. Une façon de penser proche du cinéma. Des dessins qui se parlent, qui s’unissent à travers leurs couleurs, leurs symboles. C’est un beau langage. J’ai le tarot dans le sang. C’est une espèce de structure. Depuis quatre ou cinq ans, je fais du Twitter. J’ai 840 000 suiveurs. Ça m’a aidé pour mon film, quand je cherchais un cheval ou un manchot. Twitter, c’est peu de mots, les idées claires et précises. Ça me convient bien. «La Danza de la Realidad» est un titre qui pourrait convenir à l’ensemble de votre œuvre… La réalité est une danse. Un miracle continuel. A mon âge, le miracle, c’est d’être vivant. Je me réveille le matin, je me dis: «Je suis vivant, quelle merveille!» Toutes les choses s’enchaînent, comme les pas d’une danse. HULTON-DEUTSCH COLLECTION/CORBIS Vie d’un «psychomage» Alejandro Jodorowsky 1929 Naissance, le 7 février, à Tocopilla, Chili, où ses parents ont émigré pour fuir les pogroms en Russie 1953 Quitte le Chili pour Paris. Ecrit des sketches pour le mime Marceau 1957 Premier court métrage, La Cravate 1962 Crée le groupe Panique avec Fernando Arrabal et Roland Topor 1965 Fonde au Mexique le théâtre d’avant-garde à Mexico 1970 El Topo, film-culte 1973 La Montagne sacrée, film-culte 1975 Travaille sur un projet d’adaptation de Dune, roman-culte de Frank Herbert 1978 Tusk, film 1981 L’Incal, space opera métaphysique dessiné par Moebius 1983 Les Aventures d’Alef-Thau, heroic fantasy dessinée par Arno 1984 Le Paradis des perroquets, roman 1989 Santa Sangre, film 1992 Le Voleur d’arc-en-ciel, film. La Caste des Méta-Barons, dessinée par Juan Gimenez 1995 Juan Solo, dessinée par Georges Bess 2001 Bouncer, western dessiné par François Boucq 2004 La Danse de la réalité, autobiographie 2013 La Danza de la Realidad. Jodorowsky’s Dune, un documentaire de Frank Pavich, qui retrace le rêve inachevé de Dune. Nicolas Winding Refn dédie Only God Forgives à Jodo, son maître PHOTOS: DR BETTMANN/CORBIS Marceau. Certaines des pièces les plus fameuses du mime, comme «La Cage» ou «Le Fabricant de masques», ont été écrites par Jodorowsky. ARCHIVES Tarot. Alejandro Jodorowsky est un des plus grands connaisseurs du tarot, cette cathédrale de poche. Quand on lui demande quel arcane lui correspond, il répond spontanément le Mat. Puis ajoute le Monde. Soit l’inconséquence en route vers les joies et les honneurs. ARCHIVES «Bouncer». Dessiné par François Boucq, ce western sauvage met en scène une fine gâchette… amputée d’un bras. PUBLICITÉ Alpenchic – c’est chic ALPENCHIC MIDWEEK 4 nuits dans une nouvelle chambre Alpes chic 4 x buffet du petit déjeuner jusqu’à 11 heures 3 x dîners à 5 plats 1 x dîner de dégustation à 8 plats 1 x massage partiel 1 x Pick-Nick pour le sac à dos <wm>10CAsNsjY0MLQ00DW3MLY0swQARPXpUg8AAAA=</wm> <wm>10CFWMrQ4CQQwGn6ibr-32Z6kk5y4nCL6GoHl_RRaHGDcz51k28ON-XM_jUQxeoEhdvmrChtosURsSXgikgPXGPpPFDH8-Aa4T0tshBCGbnWaQZWdys-5D7xoYn9f7C1QQZ8iAAAAA</wm> à partir de CHF 655.00 par personne ALPENCHIC WEEKEND 2 nuits dans une nouvelle chambre Alpes chic 2 x buffet du petit déjeuner jusqu’à 11 heures 1 x dîner à 5 plats 1 x dîner de dégustation à 8 plats à partir de CHF 380.00 par personne Golfhotel Les Hauts de Gstaad & SPA Bahnhofstrasse 7, CH-3777 Saanenmöser Tel. +41 33 748 68 68 www.golfhotel.ch Andrea und Markus Sprenger-von Siebenthal