En quoi le livre « Gargantua » ressemble-t-il à
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En quoi le livre « Gargantua » ressemble-t-il à
En quoi le livre « Gargantua » ressemble-t-il à un silène ? Gargantua est un roman de Rabelais, commençant par un célèbre prologue où l’auteur se met sous le patronage de Platon et de Bacchus, afin de comparer son livre à un silène, c’est-à-dire une petite boîte des apothicaires antiques, au contenant amusant et frivole, mais au contenu précieux et utile. Une telle boîte pouvait être décorée de figures fictives comme des harpyes ou autres personnages mythiques, mais était destinée à cacher en son sein un baume de grande valeur pour soigner voire guérir. On note la dualité du récipient, amusant d’un côté, mais utile de l’autre. C’est ainsi que Rabelais demande aussi à Bacchus, dieu du vin et de la fête, de protéger l’auteur et ses lecteurs « buveurs illustres et vérolés », mais également à Platon de le faire, Platon, philosophe aux idées les plus éminentes. Tout dans ce prologue relève de la binarité de l’invocation : le livre sera de même comparé à un os à moelle, d’aspect grossier à l’extérieur, mais cachant la « substantifique moelle » que le lecteur est invité, comme le chien, à flairer, humer, puis rompre et sucer. De la même façon, Socrate cachait sa remarquable pensée à l’intérieur d’un corps d’aspect rustre et laid. Nous sommes donc invités à expliquer pourquoi le livre Gargantua ressemble à un silène, et comment il cache , sous une apparence amusante voire totalement fictive, comme nous le verrons d’abord, une pensée sagace et des remarques profondes destinées à l’enseignement des lecteurs, ainsi que nous l’expliquerons par la suite. A un lecteur peu averti ou trop rapide, les pages rabelaisiennes paraissent d’abord inintéressantes voire choquantes. Ce n’est pas la difficulté de la langue du XVIème siècle qui joue seulement, car le lecteur moderne dispose de « translations » comme celle de M. Démerson. C’est surtout que la littérature classique nous a déshabitués de l’esprit gaulois, paillard et coquin qui règne notamment dans les vingt premiers chapitres du roman. La plupart des allusions scatologiques nous choquent, et nous avons du mal à trouver amusante l’idée que Gargamelle risque d’accoucher dans ses excréments parce qu’elle a trop mangé de tripes, si bien que le bébé doit remonter le corps de sa mère pour naître de son oreille. Nous risquons de prendre un air dégoûté qui empêche de réfléchir à l’allégorie de cette naissance par la tête, et même si Rabelais nous rappelle que Minerve jaillit elle aussi du cerveau de Jupiter, ou que le Christ eut lui aussi une naissance extraordinaire puisqu’il naquit d’une vierge ayant conçu sans péché, nous devons relire le passage ou nous forcer à réfléchir, pour dégager de la diarrhée de Gargamelle ou des premiers mots « A boire, à boire » du bébé, l’idée que le nouveau-né symbolise la soif de connaissances, de spiritualité, et de toute activité d’intelligence de l’être humain en devenir. De même, le lecteur irréfléchi risque de se lasser des propos de l’enfant Gargantua cherchant le meilleur torche-cul et passant en revue toutes les expériences de papier-toilette qu’il a menées, avec l’étole de velours d’une demoiselle ou le manchon maternel, en passant par son essai avec un chat qui le griffa, ou avec des feuilles d’orties, pour en arriver au plus doux et au meilleur : l’oison au duvet si délicieux à ressentir. Comment comprendre la fierté de Grandgousier devant les propos de son fils autrement que comme l’extase naïve et tendre de tout père aimant et béat devant son enfant mâle ? Mais c’est en fait mettre de côté le fait que l’enfant géant a su composer un rondeau, jouer avec les mots, et surtout prouver dès ce jeune âge une maturité étonnante qui consiste à passer par l’expérience pour trouver la conclusion d’un problème posé ! Le propos scatologique cache bel et bien un jeu intellectuel. De la même façon, les propos des bien-ivres, les remarques paillardes sur les gouvernantes du bébé Gargantua qui jouent et plaisantent avec ses parties intimes, les digressions des chapitres neuf et dix qui nous éloignent du conte en nous empêchant de découvrir vite la suite des aventures du géant, les innombrables plaisanteries et jeux de mots du livre semblent nous donner de Rabelais l’image d’un comique farceur, qui nous divertit avec une histoire absurde, celle d’un géant né en Touraine, faisant ses études à Paris, et revenant au pays natal pour guerroyer contre des humains stupides dirigés par un roi colérique et outrancier, Picrochole au nom « rigolo ». Tout cela ne paraît pas très sérieux, mais ressemble plutôt, comme disait le prologue, à des « matières frivoles », totalement fictives et donc uniquement divertissantes. On peut juste y remarquer l’originalité de Rabelais, qui se détourne de la tradition populaire : elle voyait en Gargantua un géant serviteur du roi Arthur, donc lié à la légende des Chevaliers de la Table ronde, à laquelle Rabelais ne fait jamais allusion. Il transpose des événements rapportés par les chroniques, comme le décrochage des cloches de Notre-Dame, mais là où le folklore en faisait des boucles d’oreilles du géant, Rabelais en fait les clochettes de Grant-Jument. On a en tout cas l’impression que tout ceci n’est pas très sérieux, ne revêt en tout cas pas de sens caché, mais qu’il s’agit d’un simple amusement, et uniquement de fantaisie poétique sans valeur philosophique. Le silène est juste décoratif, sans plus ! C’est évidemment une erreur d’en rester là. Il faut faire l’effort d’ouvrir la boîte, et grâce à un effort de pensée, réussir à trouver le baume précieux caché dans le silène. Si Rabelais évoque Socrate et Platon dans son prologue, c’est parce qu’il se place aussi sous le patronage de la philosophie. Non, « les matières traitées ici ne sont pas aussi frivoles que…le titre le laissait présumer ». Rabelais désire un lecteur courageux, qui fasse l’effort de briser l’os –ce n’est jamais facile ! – pour en dégager le meilleur, la moelle si importante. On découvre ainsi que les chapitres vingt et un à vingt-quatre sur l’éducation de Gargantua correspondent à une réflexion sur l’éducation humaniste prônée au seizième siècle en réaction contre l’éducation scolastique héritée du Moyen-âge. Là où les sorbonnards Holopherne Tubal et Jobelin Bridé imposent à un élève indolent et paresseux une mémorisation forcenée de textes rébarbatifs et inintéressants, que l’élève récite comme un perroquet sans les comprendre ni y réfléchir, Ponocratès fonde son enseignement sur l’intelligence des textes, la découverte active par l’élève, l’expérimentation manuelle, l’activité sportive et l’hygiène de vie, , ainsi que l’ouverture à la spiritualité et à la vertu, bref, une éducation harmonisant le corps et l’esprit. De même, la guerre picrocholine fera réfléchir le lecteur, tout en l’amusant, -Frère Jean est si drôle !- sur la bonne gérance , incarnée par Grandgousier, d’un royaume, sur la vie monastique, satirisée pour être réformée, et surtout la guerre que se menaient à l’époque les rois François Ier et Charles Quint. Rabelais dénonce l’activité expansionniste démesurée du second, caricaturé sous la forme de Picrochole, mais vante au contraire la sagesse du « buveur vérolé…très illustre » François Ier. On a pu dire que Gargantua était un roman à clefs, ce qui serait impossible si le silène était vide, si l’énorme fantaisie des aventures du géant ne cachait pas une philosophie (le pantagruélisme), des thèses, bref, un contenu précieux. Un lecteur averti doit aussi être capable d’apprécier l’art du langage rabelaisien. La boîte du silène contient une merveilleuse littérature faite de jeux de mots, de métaphores, de forme narrative complexe, de discours et dialogues remarquablement écrits. Le style rabelaisien provoque chez le lecteur une véritable jubilation. Les jeux de mots commencent avec l’onomastique : les noms des personnages sont tous signifiants ; ce sont des noms-portraits : Picrochole a vraiment la « bile amère », Ponocratès est « puissant par l’effort », Gargantua et Grandgousier sont évidemment des géants amateurs de boissons… Les jeux de mots continuent avec la façon dont Rabelais sait user des proverbes : il montre le petit Gargantua, livré à lui-même, qui fait tout le contraire de ce qui convient : « il prenait de la bouteille, mettait la charrue avant les bœufs, tirait les vers du nez » etc. Voilà qui fait rire concernant un enfant mais prouve aussi le danger de ce manque de surveillance dont il est l’objet. L’une des habitudes rabelaisiennes consiste aussi à faire rire en jouant avec l’ordre des mots, comme dans ce passage : « il passe ce temps-là… à boire, manger et dormir, à manger, dormir et boire, à dormir, boire et manger ». A l’occasion, Rabelais use de poésie, en composant son dizain d’ouverture, ses « bulles d’air immunisées », le rondeau du torche-cul…ou en créant la métaphore du voyage en bateau afin de qualifier ses digressions : « je vais donc amener les voiles »…Enfin, le lecteur moderne découvre, avec surprise mais intérêt, la façon dont notre langue française a évolué, puisque certains mots ont complètement disparu de notre vocabulaire. Comprendre que Frère Jean « débezille les fauciles » des ennemis signifie qu’il réduit en miettes leurs jambes, permet d’ôter à cette scène de massacre toute son horreur pour n’en laisser subsister que l’élément comique de la scène, une parodie des romans de chevalerie, où le chevalier n’est qu’un moine armé du bâton de la Croix. Le baume précieux caché dans le silène est ici l’idée que Rabelais fait une satire des croisades, et des religieux qui osent user du nom de Dieu pour tuer des hommes. Enfin, les sept derniers chapitres de Gargantua contiennent l’élément peut-être le plus précieux du livre, la célèbre utopie de l’abbaye de Thélème. Inspirée par la philosophie du pantagruélisme, qui est un idéal de vie, de sagesse, une morale du bonheur, on y voit vivre en paix, joie, santé, et tout en faisant bonne chère, une élite humaine constituée de jeunes hommes et femmes, qui utilisent leur liberté pour vivre dans l’harmonie et le souci d’autrui. « Fais ce que voudras » est sans doute le baume le plus riche du silène. Cette formule prouve combien Rabelais a confiance en la nature humaine, puisqu’il fait crédit à l’aspiration de l’homme vers le bien. L’honneur des Thélémites les pousse à la vertu, les fait vivre dans une harmonieuse entente où la liberté individuelle de chacun n’est pas utilisée pour satisfaire des caprices, mais dans une louable émulation : on peut deviner que « si l’un disait : lisons,(ou travaillons !) tous lisaient (donc travaillaient !) » Tous se mettent d’accord pour se livrer à des occupations qui, du coup, ressemblent plus à des divertissements qu’à du travail. « Si disoit : jouons, tous jouoient ! » Qui ne rêverait de vivre de la sorte et dans un lieu de beauté ? Le roman Gargantua est donc bien un silène, c’est-à-dire une œuvre déconcertante, mais qui cache, sous des « folastries joyeuses », des messages. Plaisanteries et éléments grotesques font partie intégrante du texte, tout comme les idées évangéliques et humanistes de l’auteur. C’est cet ensemble qui a longtemps permis de tenir Gargantua pour le chef d’œuvre rabelaisien.