Par un roman, on a entendu jusqu`à ce jour un tissu d`événements

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Par un roman, on a entendu jusqu`à ce jour un tissu d`événements
Richardson est un célèbre romancier anglais du XVIIIème siècle qui contribua à renouveler l’approche du
genre romanesque avec des œuvres comme Pamela ou Clarissa Harlowe. Richardson cherchait notamment à composer
des romans plus proches du réel que les romans existants à cette époque. Diderot l’admirait et lui rendit un vibrant
hommage dans son Eloge de Richardson
Par un roman, on a entendu jusqu’à ce jour un tissu d’événements chimériques et frivoles, dont la
lecture était dangereuse pour le goût et pour les mœurs. Je voudrais bien qu’on trouvât un autre nom pour les
ouvrages de Richardson, qui élèvent l’esprit, qui touchent l’âme, qui respirent partout l’amour du bien, et
qu’on appelle aussi des romans.
Tout ce que Montaigne, Charron, La Rochefoucauld et Nicole ont mis en maximes 1, Richardson l’a
mis en action. Mais un homme d’esprit, qui lit avec réflexion les ouvrages de Richardson, refait la plupart
des sentences des moralistes ; et avec toutes ces sentences il ne referait pas une page de Richardson.
Une maxime est une règle abstraite et générale de conduite dont on nous laisse l’application à faire.
Elle n’imprime par elle-même aucune image sensible dans notre esprit : mais celui qui agit, on le voit, on se
met à sa place ou à ses côtés, on se passionne pour ou contre lui ; on s’unit à son rôle, s’il est vertueux ; on
s’en écarte avec indignation, s’il est injuste et vicieux.
Ô Richardson ! on prend, malgré qu’on en ait, un rôle dans tes ouvrages, on se mêle à la
conversation, on approuve, on blâme, on admire, on s’irrite, on s’indigne. Combien de fois ne me suis-je pas
surpris, comme il est arrivé à des enfants qu’on avait menés au spectacle pour la première fois, criant : Ne le
croyez pas, il vous trompe… Si vous allez là, vous êtes perdu. Mon âme était tenue dans une agitation
perpétuelle. Combien j’étais bon ! combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! J’étais, au sortir de ta
lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien. J’avais parcouru dans
l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans
toute sa durée. J’avais entendu les vrais discours des passions ; j’avais vu les ressorts de l’intérêt et de
l’amour-propre jouer en cent façons diverses ; j’étais devenu spectateur d’une multitude d’incidents, je
sentais que j’avais acquis de l’expérience.
Cet auteur ne fait point couler le sang le long des lambris ; il ne vous transporte point dans des
contrées éloignées ; il ne vous expose point à être dévoré par des sauvages ; il ne se renferme point dans des
lieux clandestins de débauche ; il ne se perd jamais dans les régions de la féerie. Le monde où nous vivons
est le lieu de la scène ; le fond de son drame est vrai ; ses personnages ont toute la réalité possible ; ses
caractères sont pris du milieu de la société ; ses incidents sont dans les mœurs de toutes les nations policées ;
les passions qu’il peint sont telles que je les éprouve en moi ; ce sont les mêmes objets qui les émeuvent,
elles ont l’énergie que je leur connais ; les traverses et les afflictions de ses personnages sont de la nature de
celles qui me menacent sans cesse ; il me montre le cours général des choses qui m’environnent. Sans cet art,
mon âme se pliant avec peine à des biais chimériques2, l’illusion ne serait que momentanée et l’impression
faible et passagère.
Diderot, Éloge de Richardson (1761)
1
2
Des moralistes qui voulaient étudier le cœur humain dans leurs essais.
Imaginaires.
Gargantua est le héros éponyme du roman de Rabelais le plus célèbre. Il s’agit d’un personnage de géant
cultivé et humaniste dont voici l’éducation décrite par Rabelais.
Pour y parvenir, il l’introduisit auprès des savants de la région, au contact desquels il gagna en esprit
et en désir d’étudier autrement et de se mettre en valeur.
Ensuite, il lui imposa un tel rythme d’études qu’il ne perdait pas un moment de la journée, mais
passait tout son temps à étudier les Lettres et un honnête savoir.
Gargantua s’éveillait donc vers quatre heures du matin. Pendant qu’on le frictionnait, on lui lisait
quelques pages des saintes Écritures, à voix haute et claire, avec la prononciation requise. Cet office était
dévolu à un jeune page natif de Basché du nom d’Anagnostes. Suivant le thème et le sujet du passage, bien
souvent, il s’appliquait à révérer, adorer, prier et supplier le bon Dieu dont la majesté et les merveilleux
jugements apparaissaient à la lecture.
Puis il allait aux lieux secrets excréter le produit des digestions naturelles. Là, le précepteur répétait
ce qu’on lui avait lu et lui expliquait les passages les plus obscurs et les plus difficiles.
En revenant, ils considéraient l’état du ciel, regardant s’il était comme ils l’avaient remarqué la veille
au soir et en quels signes entrait le soleil, et aussi la lune ce jour là.
Cela fait, il était habillé, peigné, coiffé, apprêté et parfumé et, pendant ce temps, on lui répétait les
leçons de la veille. Lui-même les récitait par cœur et y appliquait des exemples pratiques concernant la
condition humaine ; ils poursuivaient quelquefois ce propos pendant deux ou trois heures, mais d’habitude ils
s’arrêtaient quand il était complètement habillé.
Ensuite, pendant trois bonnes heures, on lui faisait la lecture. Cela fait, ils sortaient, toujours en
discutant le sujet de la lecture, et allaient se divertir au Grand Braque ou dans les prés ; ils jouaient à la balle,
à la paume, au ballon à trois, s’exerçant élégamment le corps comme ils s’étaient auparavant exercé les
âmes. Tous leurs jeux n’étaient que liberté, car ils abandonnaient la partie quand il leur plaisait et ils
s’arrêtaient en général quand la sueur leur coulait par le corps, ou qu’ils ressentaient autrement la fatigue. Ils
étaient alors très bien essuyés et frottés, ils changeaient de chemise et allaient voir si le dîner était prêt en se
promenant doucement. Là, en attendant, ils récitaient à voix claire et en belle élocution quelques formules
retenues de la leçon.
Cependant, Monsieur l’Appétit venait et c’était juste au bon moment qu’ils s’asseyaient à table. Au
début du repas, on lisait quelques plaisantes histoire des gestes anciennes1, jusqu’à ce qu’il eût pris son vin.
Alors (si on le jugeait bon) on poursuivait la lecture, ou ils commençaient à deviser ensemble,
joyeusement, parlant pendant les premiers mois des vertus et propriétés, de l’efficacité et de la nature de tout
ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des
herbes, des racines et de leur préparation. ce faisant, Gargantua apprit en peu de temps tous les passages
relatifs à ce sujet dans Pline, Athénée, Dioscorides, Julius Pollux, Galien, Porphyre, Oppien, Polybe,
Héliodore, Aristote, Elien, et d’autres. Sur de tels propos, ils faisaient souvent, pour plus de sûreté apporter à
table les livres cités plus haut. Gargantua retint si bien et si intégralement les propos tenus, qu’il n’y avait pas
alors de médecin qui sût la moitié de ce qu’il avait retenu. (...)
Après, ils s’amusaient à chanter avec accompagnement de musique à quatre ou cinq parties, ou avec
des variations libres sur un thème. Pour ce qui est des instruments de musique, il apprit à jouer du luth, de
l’épinette, de la harpe, de la flûte traversière ou droite, de la viole et du trombone.
L’heure ainsi passée, la digestion achevée, il se purgeait des excréments naturels puis se remettait à
l’étude pendant trois heures ou plus, aussi bien pour répéter les leçons du matin que pour poursuivre le livre
entamé ou écrire, tracer et former les anciennes lettres romaines.
Cela fait, ils sortaient du logis avec un jeune gentilhomme de Touraine, l’écuyer Gymnaste, qui lui
apprenait l’art de l’équitation. Après s’être changé, il montait sur un coursier, un roussin, un genêt ou un
cheval léger, et lui faisait faire cent tours de manège, le faisait pirouetter en l’air, franchir la rivière, sauter la
barrière, tourner court en cercle, tant à droit qu’à gauche. Et là, il ne rompait point de lance ; car c’est la plus
grande absurdité du monde de dire : « J’ai rompu dix lances en tournoi ou en bataille » - un charpentier en
ferait autant - mais c’est un exploit dont on peut se louer que de rompre d’une lance dix de ses ennemis.
Rabelais, Gargantua (1534), chapitre XXI (extrait) Comment Gargantua fut formé
par Ponocrates de façon si rigoureuse qu’il ne perdait aucune heure de la journée.
Traduction en français moderne par Guy Demerson
Ennemis de Grandgousier, le roi Picrochole a envahi le pays de Gargantua. Ses soldats pillent un monastère quand un
moine prend sa défense.
Les pauvres diables de moines ne savaient à quel saint se vouer. À tout hasard, ils firent sonner ad capitulum
capitulantes1. Là, on décréta de faire une belle procession, renforcée de beaux sermons et de litanies2 contre les assauts
des ennemis et de beaux répons pour la paix.
Dans l’abbaye, il y avait alors un moine cloîtré, nommé Frère Jean des Entommeurs, jeune, vigoureux, gaillard,
joyeux, bien adroit, hardi, entreprenant, décidé, grand, maigre, fort en gueule, le nez avantageux, beau débiteur de
prières, bel expéditeur de messes ; pour tout dire un vrai moine s’il en fut jamais depuis que le monde moina. Au reste,
clerc jusqu’aux dents en matière de breviaire3. En entendant le vacarme que faisaient les ennemis dans l’enclos de la
vigne, il sortit pour voir ce qu’ils faisaient. En constatant qu’ils vendangeaient l’enclos dont dépendait leur boisson de
toute l’année, il s’en retourne dans le chœur où étaient réunis les autres moines, tout ahuris comme fondeurs de cloches,
les voyant chanter : Im, im, im, pe, e, e, e, e, e, tum, um, in, i, ni, mi, co, o, o, o, o, o, rum, um4. « C’est dit-il, bien chié
chanté ! Vertudieu que ne chantez vous : Adieu paniers, vendanges sont faites ? Je me donne au diable s’ils ne sont dans
notre enclos à si bien couper ceps et raisins qu’il n’y restera cordieu ! rien à grappiller de quatre ans. Ventre saint
Jacques ! Que boirons-nous alors, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, da mihi potum5.
Alors le prieur dit :
- Que fait ici cet ivrogne ? Qu’on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin !
- Mais, dit le moine, le service du vin, faisons en sorte qu’il ne soit pas troublé ; car vous même, Monsieur le
Prieur, vous aimez en boire, et du meilleur, ce que fait tout homme de bien. Jamais honnête homme ne déteste bon vin.
Mais ces répons que vous chantez ici ne sont, par Dieu, pas de saison. (...) Écoutez, vous autres, Messires : qui aime le
vin, corps Dieu me suive ! Car, j’ose le dire, que le feu saint Antoine me brûle s’ils touchent un godet, ceux qui
n’auront pas secouru la vigne ! Ventredieu, les biens de l’Eglise ! Ha, non, non ! Diable ! Saint Thomas d’Angleterre
accepta de mourir pour eux : si j’y mourrais, ne serais-je pas saint moi aussi ? Mais je n’y mourrais pas car c’est moi
qui vais tuer les autres. »
Sur ces paroles, il ôta sa grande robe et se saisit du bâton de la croix, qui était en cœur de sorbier, long comme
une lance, tenant bien en main et parsemé de fleurs de lys, presque toutes effacées. Et il sortit ainsi, vêtu de sa casaque,
le froc accroché à sa ceinture. Et du bâton de la croix il donna si brusquement sur les ennemis, qui, sans ordre, ni
enseigne6, ni tambour, ni trompette, grappillaient dans l’enclos - car les porte-drapeau et les porte-enseigne avaient posé
leurs drapeaux et leurs enseignes le long des murs, les tambourineurs avaient défoncé leurs tambourins pour les emplir
de raisin, les trompettes étaient chargées de ceps, chacun de son coté -, il les chargea donc si rudement, sans crier gare,
qu’il les renversaient comme des porcs, frappant à tort et à travers, selon l’ancienne escrime.
Aux uns, il écrabouillait la cervelle, aux autres il rompait bras et jambes, à d’autres il démettait les vertèbres du
cou, à d’autres, il disloquait les reins, ravalait le nez, pochait les yeux, fendait les mâchoires, renfonçait les dents dans la
gueule, défonçait les omoplates, brisait les jambes, déboîtait les hanches, émiettait les tibias. Si quelqu’un voulait se
cacher au plus épais des ceps, il lui froissait toute l’épine dorsale et l’éreintait comme un chien. (...)Si quelqu’un de ses
connaissances lui criait : « Ha, Frère Jean, mon ami, Frère Jean, je me rends ! - Tu y es, disait-il, bien forcé. Mais tu vas
aussi rendre ton âme à tous les diables ! » Et d’un coup il l’étendait. Et s’il y en avait d’assez téméraires pour lui résister
en face, il démontrait là la force de ses muscles. Il leur transperçait la poitrine par le thorax et le cœur. À d’autres, en les
frappant au bas des côtes, il retournait l’estomac, ce dont ils mourraient aussitôt. D’autres, il les frappait si férocement
au nombril qu’il leur faisait sortir les tripes. À d’autres, à travers les couilles, il perçait le boyau culier. Croyez bien que
c’était le plus horrible spectacle qu’on ait jamais vu.
Les uns criaient : Saint Barbe ! d’autres : Saint Georges ! d’autres : Sainte Nitouche ! d’autres : Notre-Dame de
Cunault ! de Lorette ! de Bonnes Nouvelles ! de la Lenou ! de Rivière ! Les uns se vouaient à Saint-Jacques ; d’autres
au suaire de Chambéry ; d’autres à Cadouin ; d’autres à Saint Jean d’Angély, les autres à Saint Eutrope de Saintes, à
saint Mesme de Chinon, à saint Martin de Candes, à saint Cloud de Cinay, aux reliques de Javarsay, et mille autres bons
petits saints.
Les uns mourraient sans confession, les autres criaient à pleine voix : « Confession ! Confession ! Confiteor !
Miserere ! In manus !7
Rabelais, Gargantua, XXV, « Comment un moine de Seuillé sauva le clos de l’abbaye » (1534)
1
Formule latine pour dire que tous ceux qui ont voix au chapitre (l’assemblée d’un monastère) sont convoqués
d’urgence au chapitre, c’est à dire dans l’église.
2
Une prière chantée.
3
Livre de l’office renfermant l’ensemble des prières.
4
Impetum inimicorum ne timueritis. Formule d’une prière qui dit « Ne craigniez pas l’assaut des ennemis ».
5
Seigneur Dieu, donne moi à boire.
6
Enseigne = drapeau.
7
Traduction : « J’avoue mes péchés ! Miséricorde ! Je me remets entre tes mains, Seigneur ! »

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