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Aux marges de la famille et de la société @ L'Harmattan, 2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.1ibrairieharmattan.com di ffusion. harmattan @wanadoo.fr harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-05605-3 EAN : 9782296056053 Guy BRUNET Aux marges de la famille et de la société Filles-mères et enfants assistés à Lyon au XIXesiècle L'HARMATTAN Avant-propos: Une question d'histoire sociale en plein renouveau La question de l'abandon des enfants et de l'assistance aux enfants trouvés a été un thème de recherche important dans le milieu des historiens et des historiens-démographes des années 1960 au début des années 1990. Elle s'inscrivait dans une approche d'histoire sociale qui se développait, dans plusieurs pays, en prenant appui sur la démographie historique et 1'histoire de la famille. Les travaux pionniers en la matière se sont polarisés sur quelques questions essentielles. Une première interrogation a porté sur l'abandon en lui-même: quelle en était la fréquence, comment se pratiquait-il, qui étaient les parents, quel était l'âge des enfants? Une seconde interrogation, développée surtout en démographie historique, portait sur la mortalité des enfants abandonnés. Enfm un troisième axe d'investigation ouvrait sur la prise en charge des enfants abandonnés, et notamment sur la généralisation d'un système de mise en nourrice. En quelques années, des réponses essentielles ont pu être apportées en réponse à ces trois questions. L'augmentation du nombre d'enfants abandonnés entre 1700 et 1830 puis sa régression dans la seconde moitié du XIXe siècle, en France du moins, l'extrême jeunesse de la plupart des enfants abandonnés, leur forte surmortalité, notamment dans le cas des hôpitaux qui les maintenaient enfermés dans leurs enceintes, ont été mises en évidence. Il en va de même pour la naissance d'une véritable industrie nourricière dans un rayon allant de quelques dizaines de kilomètres à une bonne centaine de kilomètres autour des grandes villes. Une synthèse de ces questionnements et des observations faites dans plusieurs pays d'Europe a été réalisée lors d'un colloque tenu à Rome en 1987 à l'initiative de Jean-Pierre Bardet (Bardet, 1991). Aussi importants qu'aient été les résultats obtenus, on ne peut prétendre qu'ils faisaient le tour de la question sociale posée par ce phénomène. Bien des points restaient, et restent encore, dans l'inconnu. Par exemple, les parents des enfants abandonnés ont rarement, et très ponctuellement, été étudiés. Certes, les «filles-mères» parisiennes. ont fait l'objet des recherches de Rachel G. Fuchs (1984, 1992) puis de Scarlett Beauvalet (1999), mais on ne possède pas de travaux équivalents pour les villes de province. Les pères des enfants naturels et/ou abandonnés restent des inconnus. Les itinéraires qui ont conduit ces femmes ou ces couples à donner naissance à des enfants naturels et/ou abandonnés restent dans l'ombre. De même, on ne possède aucune synthèse sur le concubinage en France, sachant que le lien entre l'illégitimité de la naissance et l'abandon était probablement très fort encore dans la première moitié du XIXe siècle. D'autres questions concernant les enfants abandonnés ont été négligées. Il en va ainsi de leur dénomination. Le nom est indispensable à la vie en société, chacun devant pouvoir s'identifier et être désigné par un nom qui le différencie. Or, dans une proportion non négligeable, les enfants élevés par les hospices ne possédaient pas de nom lors de leur admission. Dans d'autres cas, les hospices ont décidé d'effacer le nom indiqué par la mère et de doter l'enfant d'un nom nouveau, en quelque sorte d'une nouvelle identité. La circulaire de 1812 indiquait bien comment choisir ces noms, mais les écarts à la règle semblent avoir été nombreux, et ces pratiques ont fluctué dans le temps, révélant une certaine perception sociale de ces enfants. Le destin des enfants abandonnés devenant adultes est une autre zone d'ombre historiographique. Que devenaient ceux qui survivaient? Où vivaient- ils? Quelles étaient leurs activités professionnelles? Dans quelle proportion se mariaient- ils ? Constituaient-ils une famille, eux qui étaient sans famille d'origine? Il a fallu attendre les années 1990-2000 pour que des historiens s'emparent de ces questions, opérant une évolution importante des problématiques. Les travaux pionniers sur ces questions ont souvent porté sur l'Italie, notamment sous l'impulsion de Carlo Corsini (1984) et de l'américain David Kertzer (1983). Au niveau français, JeanPierre Bardet et moi-même avons impulsé des recherches dans différentes régions françaises sur ces questions puis suscité des comparaisons à l'échelle de l'Europe latine (France, Italie, Espagne, Portugal). Cela a donné lieu, en 2005, au premier colloque international spécifiquement dédié à ces questions (Bardet et Brunet, 2007). I Le terme «fille-mère» sera systématiquement utilisé dans cet ouvrage car il s'agit de la formule employée durant tout le XIXc siècle pour désigner les femmes donnant naissance à un enfants alors qu'elles ne sont pas en état de mariage: célibataires ou veuves depuis plus de huit mois. Il s'est progressivement chargé d'une connotation négative et le XXO siècle a préféré utiliser l'expression « mère naturelle », de même qu'il a substitué les termes « naissance naturelle» à ceux de « naissance illégitime ». 6 Une autre originalité des recherches récentes en la matière est de tenter de replacer les événements étudiés dans le cours de la vie des personnes concernées, en utilisant une approche longitudinale. Pendant longtemps la question des naissances naturelles et des abandons d'enfants a été étudiée de manière tronquée: mères et enfants étaient perçus uniquement à l'instant d'un événement: accouchement/naissance, abandon, décès. Leur vie antérieure, le cheminement qui avait abouti à ces événements, les événements ultérieurs, soit n'étaient pas abordés, soit étaient abordés de manière indépendante, comme s'il ne s'agissait pas du déroulement de la vie d'individus. Enfants abandonnés et <<filles-mères»se trouvaient réduits à des faits isolés, objets de quantifications anonymes. Cette vision tronquée était largement liée à l'exploitation de sources hospitalières indépendamment des autres sources, telles que l'état civil, les recensements ou les archives notariées. En outre, l'utilisation des sources hospitalières était souvent partielle, limitée à des documents qui ne nous renseignent que sur les événements survenus au moment de la prise en charge administrative. Cette prise en charge commence avec l'accouchement de la mère de l'enfant illégitime ou avec l'abandon de celui-ci, et se termine avec la mise en nourrice ou le décès de celui-ci. Avec le développement récent des approches de micro-histoire et de life-course, avec les recherches portant sur les «populations vulnérables» des chercheurs ont commencé à essayer de relier entre eux ces points discontinus dans une perspective biographique. Peut-on écrire l'histoire de la vie des <<filles-mères»et des enfants abandonnés avant, pendant et après leur passage par l'institution? En quoi ces femmes et ces enfants sont-ils en marge de la société, et le sont-ils durablement ou réinsèrent-ils un parcours social dans la norme? Il a fallu alors identifier et exploiter d'autres sources permettant de retrouver des événements postérieurs. Il en va ainsi de l'étude sur les mariages par lesquels des couples légitiment des enfants nés auparavant. Il en va de même pour les actes de mariage qui permettent de saisir les anciens pupilles des hospices devenus adultes qui s'unissent légalement. Tel est également le cas des dossiers individuels des pupilles qui semblent bien constituer une «source en friche» au regard de la production historique du XXe siècle, abstraction faite de la thèse récemment présentée par Ivan Jablonka (2006). 7 On a donc assisté à un véritable renouveau des recherches sur les enfants abandonnés et les «filles-mères». La question de l'illégitimité, par exemple, a été retravaillée tout récemment en Angleterre avec une nouvelle génération de chercheurs (Levene et al., 2005). Parallèlement à cette évolution des problématiques, les travaux sont actuellement menés sur des pays où ces questions n'avaient pas encore ou peu été abordées. L 'hospice des enfants trouvés de Londres (Sheetz, 2007), celui de New-York (Miller, 2005) comme celui d'Évora au Portugal (De Abreu, 2005), ont fait l'objet de thèses récentes et fournissent d'importants points de comparaison pour les nombreux travaux menés en France ou en Italie. Les hospices lyonnais et l'administration préfectorale du Rhône nous ont légué des sources extrêmement importantes par leur volume et par leur qualité. Concernant la ville de Lyon, des exploitations ponctuelles ont été réalisées essentiellement sur le XVIIIe siècle, notamment par Maurice Garden (1970) et par JeanPierre Gutton (2003). Les travaux sur le XIXe siècle sont restés plus rares. Pour ma part, je m'intéresse à cette question depuis plus d'une décennie et j'ai eu le plaisir d'éveiller l'intérêt d'une quinzaine d'étudiants de l'Université Lyon 2 souhaitant réaliser un travail de maîtrise, de D.E.A. ou de master sur ce thème Ces exercices ne permettent de traiter que de sujets limités et restent largement ignorés car non diffusés. Ils sont aussi émaillés de défauts, ce qui est aisément compréhensible puisqu'il s'agit de travaux de débutants. J'ai donc souhaité réunir des éléments provenant de mes recherches personnelles et de certains travaux d'étudiants, pour en proposer une synthèse qui porte sur une des principales villes françaises, dont les hôpitaux recevaient jusqu'à deux mille nouveaux pupilles chaque année dans les années 1830. Pour cela j'aborderai les questions en amont de l'abandon, telles que le concubinage et l'illégitimité, ainsi que les questions en aval, portant notamment sur le destin des enfants abandonnés et leurs possibilités d'insertion dans la société. Que représentent ces «filles-mères» et leurs enfants, abandonnés, assistés ou secourus dans la ville de Lyon et dans les régions voisines? Comment la société urbaine réagit-elle et tente-t-elle de réguler ces déviances sociales? Les possibilités d'intégration sont-elles les mêmes dans les villes et dans les plus petites communes? Quels adultes ces anciens pupilles deviennent-ils? Sont-ils condamnés à rester toute leur vie en marge de la société? Quelles relations humaines parviennent-ils à tisser? J'utiliserai essentiellement des 8 données portant sur la ville de Lyon et ses banlieues, mais également quelques éléments provenant de petites villes de la région (Annecy, Bourg -en- Bresse, Saint-Étienne) et de zones rurales des départements du Rhône et de l'Ain pour tenter de donner une vison globale de ce phénomène à l'échelle régionale. 9 Remerciements Mes remerciements vont aux étudiants du département d'Histoire de l'Université Lyon 2 qui se sont intéressés aux comportements familiaux hors normes et à la question de la prise en charge des <<filles-mères»,des enfants abandonnés et des enfants assistés à Lyon et dans les villes voisines (Annecy, Bourg-en-Bresse, Saint-Étienne) ainsi que dans les campagnes environnantes. Chacun a mené une recherche de maîtrise, de D.E.A. ou de master, apportant une contribution à ce thème d'étude que je poursuis depuis de nombreuses années. Chacun pourra retrouver au fil de ces pages certaines des idées dont nous avons discuté ensemble. Séverine Bavuz, Véronique Bégot, Pierre Boumier, Matthieu De Brito, Delphine Delorme, Michel Floquet, Emilie Frénéa, Vanessa Gallé, Marie-Nolwenn Gerbe, Delphine Mitanne, Aurélie Moras, Kathy Moutavélian, Charlotte Prugneau, Emmanuelle Rappallini, Valérie Vermare Première partie Accueillir, protéger et surveiller. L'abandon d'enfants: problème national, réponses locales Lyon, en rivalité avec Marseille pour le titre de première ville de province, regroupait environ 100 000 habitants au début du XIXe siècle et environ 460 000 habitants au début du XXe siècle, après absorption d'anciennes communes périphériques (La Croix-Rousse, La Guillotière et Vaise). La croissance des banlieues populaires, Villeurbanne notamment, a été encore plus vive que celle de la villecentre dans les dernières décennies du XIXe siècle. Dans cette capitale provinciale, des milieux sociaux extrêmement divers cohabitaient. Dans les quartiers anciens, situés sur la Presqu'île ou sur la rive droite de la Saône, la bourgeoisie voisinait avec les artisans, les ouvriers, notamment ceux du textile, et les domestiques. Dans les quartiers urbanisés à la fin du XIXe siècle et dans les banlieues, la population était plus homogène et les ouvriers et les classes populaires majoritaires. Les migrants, souvent originaires des départements environnants, se dispersaient entre anciens et nouveaux quartiers, selon leur statut social, mais avec une prédilection pour les quartiers populaires de la rive gauche du Rhône. Les milieux populaires, confrontés à un environnement nouveau et changeant, adoptèrent parfois des comportements en rupture par rapport à la culture traditionnelle. Le concubinage et les naissance naturelles devinrent moins rares, reflets peut-être aussi bien des difficultés matérielles quotidiennes que d'un détachement de certaines valeurs catholiques. Couples instables, femmes isolées, enfants ne vivant pas forcément dans le ménage paternel, mise en nourrice, sont quelques unes des caractéristiques de ces unions non officialisées par un acte d'état civil. De la pauvreté et de l'absence de stabilité affective à l'abandon de l'enfant, la distance était parfois faible. La pauvreté, voire la misère, n'était pas absente de la ville, loin s'en faut, et les hôpitaux lyonnais pratiquaient l'accueil, et souvent l' enfermement, de ces groupes sans ressources et vulnérables qu'étaient, par exemple, les vieillards, les orphelins, les enfants abandonnés et les «filles-mères». A Lyon, comme dans les autres villes, ces individus faisaient en général partie des milieux populaires, voire prolétaires. Leur prise en charge par les institutions charitables, puis progressivement par une solidarité sociale plus structurée, avait un coût important qui reposait largement sur les Hospices civils de Lyon, institution fondée en 1802. La question sociale posée par la forte croissance de l'illégitimité et de l'abandon, à partir du milieu du XVIIIe siècle, a suscité de nombreux débats. Comment accueillir ces femmes qui n'avaient pas respecté les conventions sociales? Comment assurer la survie de leurs enfants qu'elles délaissaient auprès des hospices? Que faire de ces enfants, marqués par leur origine? Ces questions se posent dans toutes les villes françaises, et plus largement dans les villes de l'Europe latine (Italie, Espagne, Portugal) qui connaissent le même phénomène de croissance de l'abandon. Elles se posent particulièrement à Lyon, dont les hospices drainent chaque année entre mille et deux mille nouveaux enfants abandonnés dans la première moitié du XIXe siècle. Les Hospices civils de Lyon chargés de venir en aide à ces enfants, puis le service des enfants assistés du département du Rhône qui les relaient progressivement dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont mis en place des modalités d'accueil et de prise en charge, ainsi que tout un ensemble de registres permettant de contrôler cette population. Le croisement de ces sources permet aujourd'hui de se pencher que le déroulement de la vie des femmes et des enfants qui ont eu à recourir aux services de ces institutions. 14 1 - La question de la prise en charge en France: abandonné à l'enfant assisté, de la famille nourricière d'accueil. de l'enfant à la famille La distance est grande entre le traitement, différent selon les villes, d'enfants trouvés et abandonnés en effectif restreint à la fm du XVIIIe siècle, et la politique volontariste et nationale d'assistance aux enfants en danger telle qu'elle se pratique au début du XXe siècle. Entre ces deux extrêmes, le XIXe siècle apparaît bien comme un siècle de transition. Mais l'évolution n'a pas été continue. Il a d'abord été nécessaire de faire face à des flux d'abandons de plus en plus nombreux et à des enfants qui survivent dans des proportions de plus en plus importantes. Il fallait alors s'occuper, non pas essentiellement de nourrissons âgés de quelques jours, mais d'enfants et d'adolescents qui grandissaient avec des besoins nouveaux, tels que l'enseignement, des vêtements personnels ou de l'argent de poche. Entre 1800 et 1900 les préoccupations ne sont plus les mêmes car les populations concernées, les enfants et leurs mères, ne sont plus les mêmes et car les structures sociales et les mentalités ont évolué. Les lois et les réformes qui se succèdent au cours de cette période traduisent et concrétisent ces évolutions et permettent d'en décrire les principales phases. Le phénomène de l'abandon d'enfants et l'illégitimité en France du XVlr siècle au début du xxe siècle Au XVIIIe siècle, il était d'usage de faire la distinction entre deux catégories d'enfants délaissés par leurs parents et pris en charge par les hôpitaux et les institutions charitables. D'une part, les enfants trouvés qui étaient des enfants qui avaient été abandonnés en un lieu quelconque (sous le porche d'une église, devant la porte d'un notable, dans une rue ... ) et dont on ignorait la filiation. Les autorités supposaient que la grande majorité de ces enfants trouvés étaient nés de femmes non mariées et étaient le fruit de grossesses « illégitimes». Les enfants abandonnés, eux, étaient des enfants qui avaient été confiés à une institution et dont on connaissait, au moins par une déclaration orale ou écrite qui ne pouvait pas toujours être contrôlée, l'identité de la mère ou des deux parents. Pour partie, ces enfants abandonnés étaient issus de couples mariés, contraints à délaisser, du moins provisoirement, leurs enfants, en raison d'une situation matérielle très mauvaise. On observe que dans ce cas, l'abandon était assez souvent suivi d'une reprise de l'enfant par ses parents, si la situation économique de ceux-ci s'améliorait. Mais la plupart des enfants abandonnés étaient des enfants naturels que leur mère délaissait très rapidement après leur naissance, quelques jours voire quelques heures seulement après celle-ci. L'abandon se pratiquait alors en apportant l'enfant à bureau ouvert à l'entrée de I'hôpital, ou en le déposant dans un tour, mécanisme qui permettait de préserver l'anonymat de la mère. Dans les villes qui l'autorisaient, comme Lyon, les <<filles-mères»pouvaient également venir accoucher à l'hôpital et abandonner leurs enfants immédiatement après la naissance. La plupart des enfants abandonnés et trouvés étant « illégitimes », il existait au XVIIIe siècle un lien entre la fréquence des naissances illégitimes et la fréquence des abandons. Les naissances illégitimes étaient rares avant la Révolution, globalement de l'ordre de 1 à 3 % en France. Mais il existait des contrastes entre les régions rurales, où les naissances illégitimes étaient très rares, et les villes dans lesquelles les proportions étaient nettement plus élevées: 9 % environ à Lyon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, près de 10 % à Rouen, globalement 8 % dans l'ensemble des grandes villes françaises à la même époque. Ces enfants étaient parfois nés de couples citadins, mais aussi parfois de jeunes filles venant en ville pour cacher leur grossesse et y accoucher dans un relatif anonymat. Avec la Révolution et le début du XIXe siècle, la fréquence de l'illégitimité augmente, évoluant de 3 % jusqu'à près de 9 % au début du XXe siècle. C'est encore dans le villes que l'on observe les pourcentages les plus élevés: 22 % de naissances illégitimes à Lyon dans les premières décennies du XIXe siècle, 18 % environ dans les principales villes françaises. Les mères d'enfants illégitimes appartiennent souvent à des milieux très modestes: jeunes filles sans expérience ou abusées par des promesses légères, domestiques séduites ou forcées par leurs patrons. Selon Jean-Pierre Bardet, la naissance d'un enfant illégitime était à cette époque la conséquence d'une maladresse de la part de jeunes couples ignorants et pauvres. Les milieux supérieurs savaient comment éviter de telles naissances et faisaient preuve d'une meilleure efficacité contraceptive. 16 Cependant, ce lien entre illégitimité et abandon n'est pas absolu et les deux courbes se dissocient dans la seconde moitié du XIXe siècle. Alors que les naissances illégitimes deviennent plus fréquentes, elles sont également mieux acceptées par les familles et par la société dans son ensemble. Lors du mariage, il devint possible de reconnaître comme légitime un enfant naturel né avant le mariage. Ceci permit à de nombreux enfants illégitimes de se trouver réinsérés dans une cellule familiale et de courir un moindre risque d'être abandonnés. Parallèlement, une nouvelle sollicitude se manifesta à l'égard des «filles mères », et celles-ci purent recevoir des secours, bien faibles cependant, pour les aider à élever elles-mêmes leurs enfants plutôt que de les abandonner. On estime que dans la première moitié du XIXe siècle près de la moitié des enfants illégitimes étaient abandonnés, contre seulement un sur cinq à la fm du même siècle, un sur huit vers 1925 et 4 % vers 1950. Pour résumer, on peut dire que l'abandon était plus fréquent que l'illégitimité au XVIIIe siècle, mais que l'illégitimité devint ensuite plus fréquente que l'abandon. Il y a là un vrai renversement dans la relation entre les parents et les enfants naturels d'une part, et entre les «filles-mères» et la Société d'autre part. L'abandon d'enfants était un phénomène important dans la France du XIXe siècle, et il posait un vrai problème touchant aux solidarités sociales. Selon Jean-Pierre Bardet (1987), c'est environ trois millions d'enfants qui auraient été abandonnés par leurs parents en France entre le milieu du XVIIIe siècle et la fin du XIXe siècle. Necker décompte 40 000 enfants de tous âges à la charge des hospices en 1780. Chaptal, ministre de 1'Intérieur, en identifie 63 000 en 1800. Puis leur nombre est estimé à 83 000 en 1815, 100 000 en 1820, et 130 000 en 1833, niveau record. Vient ensuite une période de recul progressif mais net du phénomène d'abandon, et le nombre de ces enfants n'est plus que de 60000 en 1861 mais de 102 000 en 1913. On retrouve, bien entendu, des fluctuations du même ordre concernant les effectifs annuels d'enfants abandonnés. Sur l'ensemble de la France, on compte environ 32 000 abandons en 1819 et ce nombre atteint un maximum de 36 000 en 1831. Le phénomène connaît ensuite un plateau jusqu'à la première guerre mondiale, avec Il 000 enfants abandonnés en 1881, 16 000 en 1897 et environ 12 000 en 1912. On peut examiner la situation dans la ville de Lyon à la fm du XVIIIe siècle. À la fin de l'Ancien Régime, ce sont en moyenne 1 700 enfants qui sont admis annuellement aux hospices lyonnais alors que 17 la ville compte environ 130 000 habitants. Parmi eux, de 150 à 200 enfants, issus de couples mariés, sont amenés sur place par leurs parents, trop pauvres pour subvenir à leur éducation et plus simplement à leur alimentation. Leur âge varie de quelques mois à une quinzaine d'années. Par ailleurs, un tiers des enfants abandonnés sont nés dans les murs mêmes de l'hôpital, leurs mères ayant accouché sur place et les ayant abandonnés de suite. Enfm, près de la moitié des enfants sont abandonnés dans le tour de l'hôpital. La mère, ou une personne envoyée par elle, souvent une sage-femme, dépose l'enfant nouveau-né dans le tour et actionne une sonnette. Immédiatement, une sœur hospitalière fait tourner le mécanisme et réceptionne l'enfant à l'intérieur de 1'hôpital. Il est alors examiné, enregistré, éventuellement nommé ou renommé, nourri, vêtu. S'ils ne souffrent pas d'une maladie, au bout de quelques heures les très jeunes enfants déposés dans le tour ou nés sur place sont acheminés vers une zone de mise en nourrice. À Lyon, le nombre annuel d'admissions reste en dessous du seuil de 1 500 dans les premières décennies du XIXe siècle, puis dépasse le seuil de 1 900 en 1833. Avec des entrées aussi nombreuses, ce sont près de 12 000 enfants qui sont à la charge des Hospices civils de Lyon en 1838. Selon l'inspecteur général des établissements de bienfaisance, de Watteville, cité par en 1861 par M. Fayard, administrateur des hospices lyonnais, durant la période 1828-1853, la moyenne nationale des abandons est de 1 enfant sur 32, dans le département du Rhône il est de 1 sur 8. Fayard (1861) de conclure que « c'est le département dans lequel on compte le plus d'abandons sans excepter le département de la Seine» Si la population et les autorités étaient de plus en plus conscientes du problème social de l'abandon d'enfants et souhaitaient majoritairement une meilleure prise en charge des enfants pour leur assurer de meilleures chances de survie, les controverses se cristallisèrent dès la fin du XVIIIe siècle autour de l'existence des tours. Fallait-il les multiplier? Fallait-il les supprimer? Les défenseurs des tours voyaient en eux le meilleur moyen d'éviter que les enfants ne soient abandonnés dans des lieux peu propices, et ainsi d'éviter des décès liés à l'exposition. Ils estimaient également que ce système évitait le recours à l'infanticide. Enfm, ils pensaient que les tours, en respectant l'anonymat des mères, leur évitait la honte supplémentaire d'affronter le regard d'une sœur hospitalière. Ces femmes étaient déjà suffisamment punies de leur « péché », il n'était 18 pas nécessaire d'y ajouter la honte. Selon la formule de Lamartine, le tour est « une ingénieuse invention de la charité chrétienne, qui a des mains pour recevoir, et qui n'a point d'yeux pour voir, point de bouche pour révéler» 2. Les adversaires des tours, eux, estimaient qu'ils favorisaient l'immoralité, voire les perversions sexuelles, en permettant d'abandonner facilement un enfant illégitime. Ils soulignaient également que ce système pouvait permettre l'abandon d'enfants légitimes dont leurs parents se débarrassaient à bon compte. Certains soulignaient également que ce système coûtait très cher à la société, alors même que les enfants pris en charge ne le méritaient guère! D'autres, à l'opposé, demandaient la fermeture des tours en estimant qu'il faudrait privilégier l'attribution de secours matériels aux <<fillesmères» pour les inciter à garder leurs enfants avec elles. En France, le débat dura près d'un siècle, et fut marqué par des mesures contradictoires. Un décret impérial de 1811 rendit obligatoire la présence d'un tour au moins dans chaque arrondissement. De ce fait, plus de deux cents tours furent mis en place en quelques années, et dès 1812 on dénombrait ainsi en France 289 hospices recueillant des enfants abandonnés, dont 235 dotés de tours. À Paris, le tour fonctionna de 1827 à 1860. Le mouvement de reflux s'amorça rapidement et s'amplifia dans les années 1830. En 1841, il ne restait plus que 177 hospices recevant des enfants abandonnés, dont 119 possédant un tour, et en 1862, sur les 168 hospices en fonction, cinq seulement conservaient un tour. Les derniers tours, notamment celui de la ville de Marseille, cessèrent de fonctionner à la fm du Second Empire. Parallèlement à la disparition des tours, les hôpitaux multiplièrent les bureaux ouverts, dans lesquels la mère pouvait déposer son enfant en déclinant son identité. L'étude des documents tenus dans ces bureaux ouverts permet d'observer que certaines mères déclaraient des noms fantaisistes et, faute de contrôle strict, conservaient de fait un relatif anonymat. Les employés pouvaient ou devaient alors essayer de convaincre la mère de conserver son enfant et lui proposer l'attribution de secours, essentiellement sous forme d'argent, de nourriture et de vêtements, Le tour placé sur la façade de l'hospice de la Charité de Lyon connut un grand succès et constitua longtemps le principal mode 2 A. de Lamartine, « Sur les enfants trouvés ». Discours prononcé à la séance générale annueHe de la Société de la Morale Chrétienne, le 30 avril 1838. Recueillements poétiques. Paris, Gosselin, 1845, p.293. 19 d'admission des enfants au sein de l'institution lyonnaise. Par exemple, c'est un millier d'enfants, parfois plus, qui y furent déposés chaque année durant le premier tiers du XIXe siècle. Censé protéger les enfants contre les aléas liés à un abandon en un lieu quelconque de la ville et éviter les infanticides, il ne garantissait pas pour autant la survie de tous les enfants. En 1833 14 % des enfants déposés au tour de la Charité y furent trouvés morts (Croze et al., 1934, p.348). Pour cette raison et pour éviter de rendre « trop faciles» les abandons, les administrateurs organisèrent la surveillance du tour. Réclamée dès 1830, celle-ci ne fut effectivement mise en place à Lyon qu'en 1843. Simultanément fut installé un bureau ouvert destiné à accueillir les <<filles-mères»ou les sages-femmes venant abandonner un enfant. Rompant l'anonymat, et profitant de ce contact dans un instant particulièrement délicat, des employés de la Charité devaient tenter de connaître l'origine de l'enfant déposé et de convaincre la mère de le conserver. La surveillance du tour fut relâchée durant la crise économique et les troubles politiques des années 1846-1848, mais reprit par la suite, notamment pour éviter le dépôt au tour d'enfants étrangers au département. Le tour de la Charité de Lyon fut défmitivement fermé par un arrêté préfectoral de septembre 1857. Cela n'entraîna pas, contrairement à certaines craintes, une augmentation importante du nombre des enfants abandonnés sur la voie publique. Parallèlement sont mis en place, au terme de débats agités, des secours destinés aux enfants nés de <<filles-mères». Certains redoutèrent que ce nouveau système, en allouant des secours aux mères indigentes, constitue une «prime à l'immoralité». Mais une délibération prise le 8 juin 1853 par les administrateurs des Hospices civils de Lyon reflète leur prise de conscience et leurs incertitudes face à ces mères: « Nous faisons tout pour la retenir d'avantage mais nous travaillons en même temps à éteindre en elle tout sentiment maternel ». L'inspecteur Landry défend ce projet auprès du préfet du Rhône et obtient la rédaction d'un arrêté préfectoral, daté du 5 avril 1854, instituant les secours dans le département.. L'organisation de la prise en charge des enfants: entre philanthropie et soucis budgétaires On peut considérer que, en France, la fondation de l'Oeuvre des Enfants Trouvés de Paris par Saint Vincent de Paul, en 20