enfant abandonne

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LES ENFANTS ABANDONNES
Dr Colette VIDAILHET
( Professeur émérite de Pédopsychiatrie)
C’est à la lecture de « Ni père ni mère, histoire des enfants de l’Assistance
Publique de 1874 à 1939 », d’Yvan JABLONKA, que je me suis intéressée à
l’histoire des enfants abandonnés. D’autant que cette lecture me rappelait « les
enfants de la DDASS », comme malheureusement on les appelle, rencontrés au
cours de mon exercice professionnel, les enfants vivant avec leurs parents,
mais mal aimés, rejetés, maltraités et d’autres enfants choyés ceux-là, mais qui
se croient, se vivent comme non aimés, abandonnés. Cette lecture me rappelait
aussi des enfants pour lesquels je me disais qu’il eût mieux valu, pour eux,
d’être abandonnés… car l’abandon, aussi paradoxal que cela paraisse, peut être
parfois une « chance » pour l’enfant, voire un acte d’amour de la part de sa
mère.
Ce mot, abandon, n’est donc pas sans résonance pour beaucoup d’entre nous,
il réveille des angoisses archaïques plus ou moins refoulées : angoisses
d’abandon, de perte, de séparation. Il interroge aussi notre imaginaire ; il n’est
qu’à se reporter à la mythologie, à la bible où il y a des dizaines d’enfants
abandonnés, comme il y en a dans les contes et légendes et dans la littérature :
les romans de Charles Dickens, d’Hector Malot, auteur de Sans Famille, de
Victor Hugo avec Gavroche, Cosette et les œuvres de Ponson du Terrail qui a
écrit, au milieu du XIXème siècle, trente romans sous le nom des « Exploits de
Rocambole », ouvrages qui ont eu un énorme succès, qui fourmillent
d’invraisemblances (d’où le nom de rocambolesque), et dont le héros
Rocambole est un enfant abandonné.
Revenons aux mythes ; ils accréditent une contre-vérité car l’enfant y est
promis à un avenir glorieux. Toutes les grandes civilisations se sont choisi un
héros fondateur qui, rejeté à la naissance par ses parents biologiques, est
recueilli par des étrangers avant de s’élever vers un destin d’exception : Moïse,
Semiramis qui est une enfant abandonnée devenue reine de Babylonie, Œdipe,
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Cyrus, enfant abandonné qui fonda l’empire Perse, Romulus et Remus… Ce
schéma structure l’imaginaire des hommes et des enfants… Ce n’est peut-être
pas étranger à ce que Freud a décrit sous le nom de « Roman familial » sur
lequel nous reviendrons.
Hélas, en réalité, les petits Poucets ne sont en règle pas promus à ce bel
avenir : les mythes véhiculent une contre-vérité.
Mais il ne faut pas généraliser, il existe de multiples formes d’abandon ; il y a
chez certains êtres des ressources surprenantes (on dirait aujourd’hui
résilience), il y a des liens d’amour, d’affection qui pourront, après l’abandon,
se créer. Et surtout la construction du psychisme humain est si complexe,
dépend de tellement de facteurs qu’il est difficile de tirer une relation trop
simple, de cause à effet, entre un événement et ses conséquences. La question
reste cependant ouverte… L’abandon crée-t-il un traumatisme pour toute une
vie, une fatalité de malheur ? Heureusement que certains s’en sortent bien, il y
a, en dehors de la mythologie, des abandonnés célèbres, Jules Vallès, Jules
Renard, Arthur Rimbaud, Paul Léautaud… Et, chose surprenante, dans son
livre très sérieux et documenté « L’origine des génies », où il étudie l’origine
sociale de ceux-ci, Claude Thélot note une profusion d’orphelins.
De là, gardons-nous bien aussi de glorifier l’abandon car, à cet « événement »
qu’on peut appeler facteur de risque, se conjuguent souvent d’autres facteurs de
risque qui vont faire de cet événement une situation plutôt dramatique.
De plus, ce mot d’abandon, appliqué à l’enfant, garde quelque chose que la
morale réprouve ; cependant il n’a pas disparu de la loi, même si celle-ci a
privilégié la formule : « consentement à l’adoption ». Des études menées chez
de jeunes mères célibataires ont montré que ce mot, abandon, les scandalisait
beaucoup plus que celui d’avortement.
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La définition et l’étymologie confortent ce jugement
négatif.
Abandonner : C’est, d’après le Petit Robert, « ne plus vouloir, renoncer,
quitter, lâcher, larguer, plaquer, laisser, capituler, flancher, démissionner,
rejeter, mettre au rebut ».
Dans son sens étymologique « à bandon », c’est « laisser au pouvoir, à la
merci de » ; « bandon », est un radical d’origine germanique, venant
probablement de « bann », qui a donné ban ; ban c’est une proclamation pour
ordonner ou interdire, de là les expressions publier les bans de mariage,
rupture de ban... C’est aussi la racine de bannir, condamner à l’exil, c’est aussi
la racine de forban, voyou qui mérite le bannissement.
Cette étymologie : « laisser à la merci de », convient tout à fait quand on sait
que les bébés abandonnés dans les tours étaient souvent laissés à la merci des
chiens, des cochons et des oiseaux sauvages. Les tours sont ces dispositifs
placés à l’entrée des hospices, concaves du côté de la rue, dans lesquels la mère
pouvait placer son bébé ; elle actionnait alors une sonnette, faisait pivoter le
tour vers l’intérieur de l’hospice, où une religieuse venait chercher l’enfant.
Abandonner, certes, c’est laisser « à la merci de », mais c’est surtout
rompre les liens de filiation.
Chez l’homme, la filiation se réfère à trois axes :
Un axe biologique : C’est l’acte de procréation, mais cela ne suffit pas à être
parent : « un spermatozoïde n’a jamais fait un père ».
Un axe juridique : Cadre législatif fonction de données socioculturelles.
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Un axe psychique : Qui permet le mariage du biologique, du social et du
subjectif… Cette filiation psychique se construit avec le temps, cette filiation
psychique permet de se considérer comme « fils de » ou « fille de ».
L’enfant a besoin, pour sa construction identitaire, de ces liens qui assurent
stabilité, permanence, et lui procurent un sentiment de continuité d’être et de
sécurité interne. Ces liens lui permettent aussi de se situer dans une histoire, la
sienne et celle de ses parents, dans un réseau généalogique. Ils lui assurent un
ancrage transgénérationnel entre le passé et le futur, ainsi qu’un sentiment
d’appartenance à un corps familial.
A propos de ce sentiment d’appartenance, j’ai évoqué précédemment le
roman familial.
Freud a désigné sous ce nom une « fantaisie » consciente de la période de
latence et de préadolescence (6 à 11 ans), qui serait fort répandue. Le petit
enfant idéalise ses parents, puis, progressivement, il compare, juge, trouve
certaines injustices, voit leurs défaillances (le père ne sait pas tout) ; l’enfant
éprouve déception et désillusion. C’est angoissant. Alors il se met à imaginer
qu’il a été abandonné, perdu, enlevé, puis adopté. Il fait de ses parents réels des
parents adoptifs et s’invente des parents imaginaires, généralement tout
puissants. Par ce truchement, l’enfant modifie de manière fantasmatique les
liens à ses parents. Cela lui permet de mieux supporter ses insatisfactions
(puisque ce ne sont pas ses vrais parents), cela le valorise narcissiquement
(puisqu’il est né de parents tout puissants). Et cela lui permet de commencer le
travail de désidéalisation et d’émancipation nécessaire à l’adolescence, travail
difficile puisqu’il faut à la fois se séparer et garder les liens qui permettent, par
l’intermédiaire des identifications, de construire son identité et de répondre à la
question fondamentale de l’adolescence : « Qui suis-je ? ». Cette rêverie, ce
fantasme, ce n’est pas un délire sauf quand il s’agit de psychose et l’on parle
alors de délire de filiation.
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A travers le roman familial, c’est la
lancinante question sur les
origines qui se pose et qui a toujours préoccupé l’homme :
Origine de l’univers, origine de l’homme et bien sûr questionnement sur ses
propres origines. Pour l’enfant abandonné, c’est le vide, c’est « l’enfant de
personne », l’enfant de la DDASS ; j’ai relevé cette terrible phrase d’une petite
fille de 4 ans qui disait : « ma maman s’appelle orphelinat ».
Cette donnée de départ, cette malédiction de la naissance, poursuivraient-elles
à jamais les enfants abandonnés ?
Qu’en dit l’historien ?
Dans la Grèce Antique, les enfants abandonnés, dits « exposés », étaient mis à
la rue, livrés aux chiens errants. C’était majoritairement des filles : « un fils,
n’importe quel père l’élève, même s’il est pauvre, une fille on l’expose, même
si on est riche ». Là aussi la mythologie véhicule une contre-vérité puisque
dans les mythes, ce sont surtout les garçons qui sont abandonnés et promis à un
avenir glorieux, alors que dans la réalité, ce sont les filles qui sont abandonnées
et promues à un triste sort.
A l’époque c’était banal, ce n’était pas un crime. L’abandon faisait partie de la
vie quotidienne, il était relativement limité parce que la forte mortalité infantile
suffisait à la régulation de la population. A cette époque, comme au Moyenâge, certains enfants pouvaient être confiés à des particuliers, les liens à la
famille de naissance n’étaient pas forcément coupés. Dans les inscriptions
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funéraires retrouvées, en Asie Mineure, se rencontre la mention d’enfants
adoptés qui côtoient les enfants par le sang.
Avec l’ère chrétienne, l’interdit d’abandon est posé : « Elève les enfants que tu
as toi-même engendrés ; qui pêche en cela, l’Immortel s’irrite contre lui ». En
374 après Jésus-Christ, la loi décide même que « celui qui expose son enfant
encourt une condamnation capitale ».
L’Eglise va monopoliser l’accueil des enfants abandonnés, dans les hospices, à
partir du Moyen Age et de la Renaissance. Vincent de Paul (1581-1660), crée
l’Ordre de la Charité et la maison de la Couche, ainsi que beaucoup d’autres
hospices pour enfants trouvés.
La Révolution va prendre une position très nette sur tous les problèmes de
l’enfance. L’Etat prend en charge le secours dû à tous les malheureux, dont les
enfants abandonnés. La loi du 28 juin 1793 déclare les enfants abandonnés,
enfants de la patrie. Des bureaux de bienfaisance sont créés. C’est en grande
partie l’œuvre du Duc de la Rochefoucault-Liancourt. En associant les deux
concepts d’enfance et d’assistance, La Rochefoucault-Liancourt se présente
comme un véritable précurseur des droits de l’enfant. La Révolution confie les
enfants abandonnés à des familles paysannes pour leur donner les meilleures
chances d’intégration dans la société. Il faut réhabiliter le « bâtard ».
Par contre, la Révolution retire et interdit à l’église sa fonction charitable et
reconnaît la dette de l’Etat envers l’enfance abandonnée. Mais ces temps sont
troubles, et surtout si les révolutionnaires retirent à l’église ses fonds
financiers, ceux-ci ne sont pas toujours transférés vers les hospices. Les enfants
abandonnés restent nombreux. Ce grand mouvement en faveur de l’enfance
s’étiole. L’église, malgré les interdits, reprendra ses oeuvres charitables. La
Révolution, en pratique, n’a pas été à la hauteur de ses ambitions et de la mise
en œuvre de ses idées pourtant très généreuses. La mortalité reste effroyable.
Là encore, les mythes véhiculent une contre-vérité puisque dans ceux-ci les
héros ne meurent pas, alors que dans la réalité les enfants abandonnés meurent.
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Malgré le nombre croissant des hospices, cause ou conséquence, le nombre des
enfants abandonnés croît de manière exponentielle, à partir du 18e siècle. Au
début du 19e siècle, 30.000 nouveau-nés sont recueillis chaque année. En
banalisant l’abandon, les institutions d’accueil n’incitent-elles pas à
l’abandon ?
La querelle à propos du tour éclaire cette question. Le tour est devenu la règle
sous Napoléon, 250 tours sont créés vers 1810. Le nombre d’abandons allant
en croissant, il est décidé de les supprimer. En 1860, il n’en restera que 20.
Les abandons sont liés à la pauvreté, l’illégitimité (enfants nés hors mariage),
la non protection civile de la femme, (le Code de 1804 interdit la recherche de
paternité). L’abandon des enfants constitue un véritable infanticide différé ;
c’est pratiquement promettre l’enfant à la mort. Jean-Jacques ROUSSEAU ne
savait probablement pas cela quand il a placé ses 5 enfants à l’assistance
publique. Les taux de mortalité sont en effet effrayants, au 18e siècle à Rouen,
95 % des enfants abandonnés meurent, à Paris 84 %.
Au début de la 3e République, l’état va mieux protéger et surveiller l’enfant. En
faveur de l’enfant, la loi Roussel de 1874, les découvertes de Pasteur et les
progrès de l’hygiène qui en résultent ; le lavage des mains, les progrès en
obstétrique et en nutrition, la possibilité de conserver le lait par stérilisation ou
pasteurisation, contribuent à améliorer la vie de tous les enfants dont les
enfants abandonnés. Le sort de ces derniers va aussi considérablement
s’améliorer avec les lois de Jules Ferry sur la scolarisation obligatoire.
La loi du 27 juin 1904 confie la tutelle des enfants assistés au Préfet, sauf dans
le département de la Seine où c’est l’administration de l’assistance publique,
créée en 1849, qui assure cette tutelle. La loi de 1904 instaure un secours aux
familles pour réduire l’abandon, facilite l’admission au secret des enfants pour
réduire l’infanticide. Désormais, ces enfants sont déclarés pupilles de l’état. La
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loi de 1904 exprime la solidarité que l’état providence républicain, témoigne
aux plus défavorisés et la volonté de transformer des parias en citoyens.
Les enfants sont déclarés pupilles
de l’état, vocable qui regroupe :
-
les enfants trouvés, exposés, de père et mère inconnus,
-
des enfants dont la mère a demandé le secret de l’accouchement
(accouchement sous X),
-
des enfants remis par leurs parents au département, parents qui signent
un procès verbal d’abandon, appelé à présent cession des droits à
l’adoption,
-
des enfants orphelins qui n’ont aucune famille pour assurer leur tutelle,
-
des enfants moralement abandonnés dont les parents font l’objet d’un
retrait d’autorité parentale,
-
les enfants déclarés abandonnés par la justice lorsque les parents se sont
désintéressés d’eux pendant plus d’un an alors qu’ils étaient placés.
Tous les enfants pupilles de l’Etat sont adoptables. Mais c’est seulement au
lendemain de la première guerre mondiale que la loi française du 19 juin 1923
permet l’adoption des mineurs. Avant, cette adoption était réservée aux
majeurs, même si dans le Code Civil de 1804, il était écrit que l’adoption
« ouvrirait une vaste carrière de secours pour les enfants pauvres », mais ce
n’était pas le cas pour les jeunes enfants jusqu’en 1923.
Il faut savoir que, depuis la Restauration, les enfants abandonnés doivent porter
un collier, qui est scellé, vérifié régulièrement jusqu’à l’âge de 6 ans. Ce sont
donc des enfants qui sont marqués dans la rue, à l’école, car les colliers ne sont
pas toujours enlevés à l’âge de 6 ans comme le préconise la loi. A ce collier est
attachée une médaille à l’effigie de Vincent de Paul, sur laquelle est gravée
l’année d’admission et le numéro d’immatriculation. Ce collier, porté au cou,
comme cela l’est par un chien, humilie l’enfant, ainsi que la vêture qui date et
rend ces enfants reconnaissables. Leur nom les rend souvent identifiables
puisqu’ils sont parfois affublés d’un nom laissé au choix de la personne qui les
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reçoit : Désiré Hasard, Sébastien La Fraîcheur… Souvent il s’agit de deux
prénoms. Cette habitude concernant le patronyme a disparu fin du 19e siècle.
Quant au matricule, il apparaît souvent dans les titres de biographies d’enfants
abandonnés: Vie du Pitau, matricule 198437 de Gaby Gaspart, ou Cent
familles, DDASS matricule 65MTP517 de Jean-Luc Lahaye, ou encore « l’âme
seule » d’Hervé Villard, matricule 764, ces 2 derniers étant des chanteurs
contemporains.
Non seulement les enfants étaient marqués par leur collier, mais ils étaient mis
au travail très jeunes et exploités. La loi de 1904 prévoit que le pupille de 13
ans est gagé dans l’agriculture ; il est embauché au terme d’une négociation au
cours de laquelle il est considéré comme une unité économiquement rentable.
Les enfants abandonnés constituent une main d’œuvre gratuite, taillable et
corvéable à merci comme l’a écrit Victor Hugo :
Où vont tous ces enfants ?
Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules.
Ils s’en vont travailler quinze heures sous des meules
Ils vont, de l’aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement
Accroupis sous les dents d’une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! La cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : Petits comme nous sommes,
Notre père voyez ce que nous font les hommes !
O servitude infâme imposée à l’enfant
Rachitisme ! Travail dont le souffle étouffant
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Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait –c’est là son fruit le plus certain !
D’Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l’âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d’un enfant ainsi que d’un outil !
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? Que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur ! Qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l’homme !
Que ce travail haï des mères , soit maudit !
Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit
Maudit comme l’opprobre et comme le blasphème !
O Dieu ! Qu’il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l’homme heureux !
. Les parents nourriciers ne respectent pas toujours la loi sur la scolarité
obligatoire et gardent les enfants chez eux pour travailler dans les champs. A
noter cependant qu’ils sont sévèrement réprimandés et punis quand ils
transgressent la loi.
Quant aux filles, elles étaient à grand risque d’être violées dans les milieux où
elles étaient placées mais le fait était généralement banalisé.
Ces enfants accumulaient donc tous les malheurs et tous les risques. Placés
jusqu’à l’âge de 6 ans, l’enfant abandonné était ensuite déplacé et arraché à son
milieu nourricier pour être mis en pension chez des cultivateurs ou des artisans.
Ils connaissaient donc une nouvelle rupture des liens. Et vers 12-13 ans, ils
étaient mis à la disposition du ministre de la Marine ou mis en apprentissage.
Lamartine s’est élevé contre ces déplacements d’enfants et les multiples
ruptures des liens qu’ils amenaient.
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Lors d’un débat à la Chambre le 30 avril 1838, un vibrant appel de Lamartine
dénonce l’arrachement des enfants abandonnés à leur famille nourricière :
« Quand ils ont grandi comme de véritables enfants adoptifs… lorsqu’ils ont
partagé 2 ans, 3 ans, 6 ans, 10 ans, le lait de la mère, le pain du père… quand
ils appellent ces femmes leur mère, ces hommes leur père… arracher tout à
coup ces enfants à ces familles, les séparer violemment comme on ne séparerait
pas deux bœufs accoutumés au même joug, les jeter à 100 lieues les uns des
autres, dans de nouvelles familles auxquels ils sont inconnus, odieux, et qui les
reçoivent avec répugnance parce qu’ils viennent y prendre la place encore
chaude de l’enfant qu’on leur enlève pour le transporter ailleurs… envoyer des
gendarmes quand ces enfants résistent à cette séparation ; c’est contre le
déplacement surtout que je conjure la chambre de se prononcer. »
Hélas cette magnifique déclaration de Lamartine ne fut pas immédiatement
suivie d’effet, les enfants abandonnés étant encore considérés comme des
produits du vice et du crime. Pourtant Lamartine avait déjà compris toutes les
conséquences psychologiques qu’il y avait à multiplier les ruptures des liens.
Ceci nous conduit à développer un peu les aspects psychologiques.
Toute rupture des liens d’attachement fragilise le
développement somatique, affectif, cognitif et social.
Ces enfants connaissaient des abandons répétés, c’est ce qu’il y a de plus nocif.
La multiplication des ruptures des liens ne vaccine pas, ne renforce pas, mais
rend encore plus vulnérable à la séparation.
Les conséquences en sont bien connues depuis les travaux de Spitz (19451946), de Robertson et de Bowlby (1950). Rappelons que Bowlby a rédigé
pour l’OMS : « Soins maternels et santé mentale de l’enfant » qui a aidé à la
prise de conscience des conséquences déplorables pour l’enfant de l’absence de
possibilité d’attachement.
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Spitz a observé 123 enfants d’une pouponnière annexée à un pénitencier pour
jeunes délinquants. Ces nourrissons avaient dans les 6-8 premiers mois de leur
vie une relation très soutenue avec la mère qui était en détention, les allaitait et
assurait tous leurs soins. Puis, vers l’âge de 6-8 mois, l’enfant était confié à
l’institution et la mère dirigée vers le pénitencier où elle purgeait sa peine.
Spitz a décrit l’évolution de ces enfants. Il a décrit les trois phases vécues lors
de la séparation avec la mère : protestation active, repli et désespoir, puis
indifférence et détachement dépressif. Il a donné à cet état le nom de
dépression anaclitique, dépression qu’il a décrite chez 49 de ces 123 enfants.
Anaclitique vient du grec qui signifie s’appuyer sur, ce terme rendait compte
du fait que l’enfant ne pouvait plus s’appuyer sur sa mère lorsque celle-ci était
envoyée dans le pénitencier. Il a donné le nom d’hospitalisme au syndrome
qu’il a observé chez ces enfants placés en pouponnière après le départ de leur
mère, certes dans de bonnes conditions d’hygiène mais privés d’affection. Ce
syndrome avait déjà été observé par les pédiatres chez des nourrissons
hospitalisés. Et bien sûr il peut aussi y avoir un hospitalisme intrafamilial.
En 1951, Bowlby dénonce la règle explicite selon laquelle il ne fallait pas
permettre un attachement trop étroit entre le personnel et l’enfant ; puisque cet
attachement serait rompu, il était donc dit mauvais pour le personnel et
l’enfant. C’est une « consigne » qui a longtemps couru et qui peut-être, hélas,
court encore, comme si on pouvait s’occuper d’un enfant sans s’y attacher.
Bowlby a
aussi dénoncé le nombre trop important de personnes qui
s’occupaient des bébés dans les pouponnières et les multiples changements
particulièrement nocifs pour les enfants.
Ce sont ses travaux sur les effets de la séparation qui ont permis l’humanisation
des crèches et des hôpitaux, en favorisant la permanence et la continuité des
liens entre enfants et soignants. Ce progrès et cette humanisation sont remis en
question par les 35 heures, qui ne permettent plus au personnel soignant
d’assurer cette continuité et cette permanence.
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Je citerai aussi, dans le cadre des effets de la rupture des liens d’attachement et
de la carence de soins maternels, les expériences de Frédéric II de Prusse qui
voulait savoir quelle langue parleraient spontanément des enfants non
influencés par un langage environnant. Il avait donc demandé au personnel
d’une pouponnière de nourrir et changer les enfants sans leur parler : tous
seraient morts.
Autre sinistre expérience, celle des « haras » nazis, mis en place par Himler.
Des femmes sélectionnées s’engageaient à avoir des enfants avec des S.S.
reproducteurs, puis à les abandonner pour les offrir à la nation. Beaucoup sont
morts. Ceux qui ont été retrouvés présentaient d’importants retards et troubles
du comportement.
Dans le cadre des séquelles affectives à long terme, quelques mots sur
la
névrose d’abandon, décrite par Guex. Guex constate que des personnes
privées très précocement d’amour pouvaient devenir des sujets tantôt avides
d’affection, toujours en quête affective, dépendants sur le plan affectif,
revendicatifs, toujours insatisfaits, vivant dans une recherche perpétuelle
d’amour ; tantôt, au contraire, ces personnes privées précocement d’amour
pouvaient devenir des sujets agressifs, opposants, poussant à bout leurs parents
adoptifs ou le personnel soignant, testant en permanence les limites.
C’est comme si l’enfant abandonné se sentait coupable, comme s’il avait
mérité cet abandon parce qu’il aurait été non aimable, non digne d’amour. Il
développe une image dévalorisée de lui-même et par ses provocations, ses
transgressions, ses agressions, il posera sans cesse cette question : « est ce que
vous m’aimez quand même ? ». Mais par ce comportement masochiste,
destructeur et jusqu'au boutiste, il risque de provoquer à nouveau le rejet et
l’abandon, même par les personnes les mieux attentionnées.
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Mais ce serait trop simpliste d’attribuer toujours tous les désordres émotionnels
et psychiques de l’adolescent et de l’adulte à un fait unique qui serait le
traumatisme de l’abandon. On raisonne à présent, d’un point de vue
plurifactoriel, en considérant l’être humain comme un être bio psycho social.
C’est une solution de facilité, une pseudo explication, que de faire un lien
direct de cause à effet, unique et obligé entre un événement et des
conséquences
psychopathologiques. Et puis pourquoi certains enfants se
contentent de peu et d’autres ne sont-ils jamais satisfaits ?
Un peu de législatif et quelques chiffres
La question des origines est une question cruciale, nous l’avons déjà dit.
Pourquoi m’a-t-on abandonné ? A noter que lorsqu’un enfant a été adopté, il se
pose aussi une autre question : « Pourquoi m’avez-vous adopté moi ? ».
L’enfant interroge le désir de l’adulte.
Si beaucoup d’enfants se posent des questions sur leur origine, cela n’envahit
pas toujours leur vie psychique. Certains cependant, même devenus parents et
grands-parents, disent que cette question les hante journellement. Ils vont donc
rechercher leur origine ( 609 demandes d’accès aux origines en Meurthe et
Moselle en 2003, 274 en 2007). L’accès aux origines des pupilles de l’Etat et
de toutes les personnes adoptées a été facilité par la loi du 23 janvier 2002, qui
a constitué le Conseil National pour l’accès aux origines personnelles. Cette loi
a été controversée, opposant les associations de ceux qui militent pour le droit à
l’anonymat (accouchement sous X), à celles qui défendent le droit des enfants
à connaître leur origine.
En 2004, sur 394 situations d’accouchements sous X étudiées en France, 30 %
des mères avaient déclaré leur identité dans le dossier de l’enfant, 30 % avaient
laissé un pli fermé contenant leur identité et quelques informations et 40 %
refusé de déclarer leur identité.
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En 1995, il y a eu 1 360 admissions de pupilles de l’état. Ces chiffres sont
anciens et les pupilles de l’état ont certainement encore diminué. Ces chiffres
ne sont pas comparables aux 30 000 nouveau-nés abandonnés cités
antérieurement.
Quelques chiffres plus récents ont été recueillis en Meurthe-et-Moselle : en
2005, 14 enfants ont été admis comme pupilles de l’Etat alors qu’il y en avait
eu 22 en 2004 et 13 en 2003 ; parmi ces 14 enfants 5 étaient nés sous X, alors
que 14 sur 22 l’avaient été en 2004.
Quant à l’adoption, il y a eu, en France, en 2005, sur 25 000 agréments
d’adoption prononcés, 5 000 enfants adoptés dont 4 000 venant de pays
étrangers. Ces enfants adoptés d’origine étrangère n’étaient plus que 3.162 en
2007 et les familles désirant accueillir un enfant pupille de l’Etat doivent
aujourd’hui attendre prés de 5 ans pour obtenir satisfaction.
Enfin en 2003, pour le seul département de Meurthe et Moselle, il y a eu 609
demandes d’accès aux origines.
Pour conclure
Je rappellerai les droits de l’enfant. Le premier droit de l’enfant dans la
convention internationale des droits de l’enfant du 20 novembre 1989 ratifié
par la France en 90, c’est celui d’avoir des parents : « Pour l’épanouissement
harmonieux de sa personnalité, l’enfant doit grandir dans le milieu familial et
dans un climat de bonheur et de compréhension »… « L’enfant a, dans la
mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux ».
Enfin, je citerai la première et la dernière strophe du poème de Victor Hugo
écrit le 18 mai 1830 : « Lorsque l’enfant paraît ».
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris. Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux,
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Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,
Innocent et joyeux…
Seigneur ! Préservez-moi, préservez ceux que j’aime,
Frères, parents, amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir Seigneur ! L’été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants !
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