Réussites » (pages 27 à 35)

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Réussites
Aussi loin que porte mon souvenir, j’ai
fait des réussites. C’est ma grand-mère qui m’a
initié aux patiences. Elle m’a appris la réussite de
Marie-Antoinette qui se fait avec un jeu de trentedeux cartes posées sur quatre rangées horizontales de huit cartes, face cachée. La dernière, on
la découvre et on la place, si c’est un roi de cœur
par exemple, ma préférée de toutes les cartes
avec le valet de la même couleur (Charles et
Lahire : ce n’est pas de mémoire que je retrouve
leurs noms, mais je les avais à portée de main
dans deux jeux de cartes incomplets et mélangés
– dont l’un promet : « Les clients de Hératchian
vivent plus longtemps » –, jeux de cartes désertés
depuis que je fais mes réussites, et encore de
moins en moins souvent, exclusivement sur
l’écran de mon ordinateur), en comptant jusqu’à
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deux, soit après l’as en partant de la gauche d’une
rangée de son choix. Le choix se limite à cela
et comme il faut se soumettre à la règle (à vrai
dire facultative) de l’alternance des couleurs,
il n’y a que deux choix à effectuer : l’un pour
les cartes rouges, l’autre pour les cartes noires,
le reste suit. Cette réussite réussit très rarement.
Ma grand-mère avait demandé dans les années
vingt aux cartes si elle obtiendrait une pension
de veuve de guerre après le décès de son second
mari, le docteur Nivollet, qui était mort, non
au front mais des suites indirectes de la guerre,
d’une hémorragie de l’estomac consécutive à un
traumatisme subi lors d’un tir d’obus qui l’avait
enseveli sous un éboulis de terre. Marie-Antoinette, interrogée, avait répondu par l’affirmative. Cet homme élégant qui lisait l’Action française jusqu’à ce que ma grand-mère l’en empêche
(je ne sais pas trop pourquoi, si je sais pourquoi,
ma grand-mère était une fille de la très progressiste IIIe République et les valeurs aristocratiques, même dans l’expression passablement atténuées que leur donnait Maurras, étaient encore
un repoussoir pour elle) et fumait des Abdullah,
au tiers seulement, avait souffert aussi de troubles psychiques divers dont les plus saillants
furent ces moments d’enthousiasme où il était
capable d’acheter toute la marchandise d’une
pâtisserie ou d’un magasin de vêtements avant
qu’il ne sombre dans la geistige Umnachtung [nous
ne donnerons pas de traduction, le sens de l’expression s’éclairera au dernier chapitre du tome
II, inch’Allah !, « Malgré les digressions qui sont
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naturelles à ma façon d’écrire, – je n’abandonne
jamais une idée, et quoi qu’on puisse en penser
l’abbé de Bucquoy finira par se retrouver »,
Gérard de Nerval, un passage supprimé des Filles
du feu, la digression a sa fine pointe de feu dans
le présent, mais, mais tout aussi bien dans l’éternité, en effet, le passé est toujours là comme gage
de suite dans les idées, quelle sottise chez ceux
qui voient là du passéisme !], entendant toutes
les nuits hurler les jeunes soldats qu’il avait été
obligé d’amputer sans anesthésie, dans les infirmeries de campagne, parce qu’ils avaient été
drogués à l’éther et à l’eau de vie ; il sera question
de lui dans mon grand livre sur l’argent auquel je
fais semblant de travailler depuis vingt ans. Ma
grand-mère avait obtenu la pension.
Mais la réussite que j’ai le plus pratiquée,
et c’est la seule que je pratique encore de loin en
loin, est celle de la harpe. Tout heureux acquéreur d’un Windows en est gratifié. Je ne sais plus
si c’est de ma grand-mère aussi ou de mon père
que je tiens ses règles. Mon père connaissait
beaucoup de tours de cartes, mais des réussites ?
Il était en tout cas absolument étranger à son
caractère d’en faire. La harpe est encourageante
car elle réussit beaucoup plus souvent que les
autres réussites et chaque moment y est un chas
prêt à se distendre pour laisser passer le chameau
dodu et rêveur que nous sommes vers le paradis
du vœu accompli. (J’avais été désappointé d’apprendre en écoutant l’émission lexicographique
de RFI que « chas » traduisait un mot qui pouvait
s’entendre aussi – en araméen ? – comme la porte
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basse d’un mur de fortification, une acception
plus réaliste, mais de moins de relief à laquelle,
heureusement, mon édition œcuménique du
Nouveau Testament ne souscrit pas, lui préférant
l’interprétation coutumière, parce qu’elle est
plus conforme à la tendance hyperbolique de la
rhétorique évangélique.) On dispose sept cartes
sur une rangée horizontale puis on retourne la
dernière, puis six cartes sous la dernière rangée et
ainsi de suite. Il s’agit de placer les cartes en ordre
décroissant à partir du roi en faisant alterner les
couleurs, et de faire sortir les as sur lesquels on
empile la série en ordre croissant. Quand le jeu se
bloque, on a recours au tas de cartes restant mais
on les abat deux par deux (trois par trois dans
une version plus sévère que je ne pratique pas, ou
une par une dans la version laxiste que propose
Windows et que j’ai adoptée immédiatement)
et seule celle du dessus est disponible. Quand
toutes les cartes sont ainsi classées dans l’ordre
et par couleur, c’est que les cartes ont répondu
« oui » à la question qu’on leur a posée. Dans
mon idée, mais cet interdit n’est mentionné dans
aucun manuel de réussite, on ne saurait poser
une question en espérant une réponse négative,
l’espoir étant incompatible avec la négativité.
J’ai d’abord interrogé les cartes pour
savoir si je devais me masturber puis pour savoir
si je devais sortir draguer puis en toutes sortes
d’occasions et même parfois sans raison mais
alors toujours avec une certaine gêne, est-il vraiment bien de s’adonner à un rituel si on ne croit
pas ? J’ai pratiqué les réussites jusqu’à dix fois
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par jour. Il paraît que les Romains tiraient tout
au sort. Je l’ai lu dans Le Sexe et l’effroi de Pascal
Quignard. Je me sens très romain à cet égard,
même si c’est à peu près la seule chose que je
partage avec eux, leur fameux droit et leur génie
de l’organisation militaro-administrative me
rebutant tout particulièrement. Par exemple, je
le faisais il y a quelques années encore (j’ai été
obligé de changer les temps du texte, de mettre
au passé les verbes, que je recopie sur mon livre
blanc toilé vert de chez Ordning et Reda, car
mon projet de Bréviaire traîne depuis si longtemps
que j’ai changé, et même beaucoup changé entre
temps ; ce changement, c’est ce que j’appelle
ma Réforme, qui a suivi ma grande dépression
cathartique des années 1987-1999, avec acmé
en 1997-1999) pour savoir si j’allais faire le tour
du pâté de maisons (rue de Bellefond, rue La
Fayette, traversée du square Montholon, puis aut
la rue Montholon aut la rue Mayran, rue de l’Abbesse Rochechouart, puis re (wieder) rue de Bellefond), si j’allais boire une bière chez Boualem à
l’Anjou, mettre de l’ordre dans mes papiers, et
plus généralement pour connaître les auspices de
la journée, de la semaine, du mois, de l’année qui
venait. Je me suis souvent dit que lorsque j’interrogerai les cartes sur la minute qui vient, c’est
que je serai devenu fou, car l’écart qui existe entre
l’inquiétude névrotique et l’inquiétude folle est
le même qui sépare la question certes obsédante
(mais qui laisse tout de même un peu de répit)
du « Qu’est-ce que je vais devenir ? », des jeunes
filles qui rêvent d’amour et des jeunes gens qui
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rêvent de gloire, de celle, qui n’est plus qu’un cri,
de l’homme qui tombe dans le vide. Dans les
périodes hypocondriaques, j’interroge aussi bien
sûr les cartes pour savoir l’issue de mes maladies, de mes maux. (Mais ce n’est plus vrai parce
que je ne suis plus hypocondriaque. C’est tout
de même incroyable d’écrire si lentement que de
voir son cœur de mortel changer plus vite que
l’écrit qu’on a sur le métier !)
Oh, je sens qu’on va me taxer d’obscurantisme, voir en moi un vieux garçon à marottes !
Pourtant il paraît que les théories modernes de la
décision, auxquelles je n’entends rien, se résolvent en cas d’aporie, c’est du moins ce que disait
Hubert Damisch dans un séminaire sur l’échiquier, par le recours au tirage au sort. Ainsi de
la décision de recourir à l’arme nucléaire, disaitil. C’est là la doctrine du général Lucien Poirier,
mon homonyme mais non mon parent, le père
de la dissuasion française. Plutôt que de recourir
à la futurologie, à la prospective, aux calculs du
Lebensplan de Kleist, à l’économie domestique
viennoise du psychisme, je préfère guider mes
pas dans l’existence selon des formules éprouvées comme l’horoscope (celui de Caroline
Alexandre dans Le Parisien libéré est de loin le
meilleur que je connaisse, il semonce gentiment,
ce dont j’ai besoin, ne referme jamais la possibilité d’un changement inattendu qui viendra
démentir la prédiction, la purée de pois du matin
peut se dissiper et les conflits trouver une résolution inattendue). Son horoscope vous maintient
ainsi dans cette idée féconde et très puissante que
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la journée est le temps propre de l’espoir, qu’il
n’y a pas d’espoir qui ne commence à la seconde
même. (Preuve par l’exemple, je consulte à peine
après avoir écrit ces mots mon horoscope du 20
décembre 2001 sur leparisien.com : « Ne prenez
pas d’engagements à long ou moyen terme car
il n’est pas du tout sûr que vous puissiez le tenir
sérieusement. Vous vivez trop actuellement au
jour le jour. » C’est tout de même beaucoup
plus fort que l’Einfall freudien qui correspond
toujours à la vérité du désir du sujet !) Je sais
bien qu’il serait préférable de se passer de ces
béquilles et d’avoir la grande force d’âme, pour
reprendre l’expression inattendue employée par
Paul Ricœur, philosophe pourtant peu excité s’il
en est, à propos des kamikazes musulmans qui se
sacrifient pour la défense de la justice, de considérer, comme mes chers Tunisiens, le cours de la
vie sous les auspices du ’ala bab Allah (à la grâce
de Dieu), une version souillonne du inch’Allah !,
cette formule inattaquable qui fixe en vous l’idée
que votre volonté vous ayant été donnée comme
un don, elle reste toujours en partie extérieure
à vous-même, ce qui ne vous empêche nullement de vouloir – en islam, exercer sa volonté est
même un devoir, et le fatalisme une ingratitude –
mais à condition que vous sachiez bien que vous
n’avez aucun droit à ce que cette volonté soit
faite et que vous devez accueillir la mise en échec
de votre volonté d’un paisible malesh (« C’est pas
grave », mot magique des Égyptiens). Comme
je n’en suis malheureusement pas encore là, la
réussite, forme individualisée de la mantique – la
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mantique ancienne sépare toujours celui qui pose
la question de celui ou celle qui y répond –, me
sert d’aide commode à la décision, c’est là une
sorte de sagesse, celle de jouir d’une réussite sans
s’être donné de véritable peine pour atteindre
celle-ci, dira le moraliste, à ceci près que, même
atteint, le vrai succès ne suffirait pas non plus à
notre bonheur, pourrait-on tout aussi bien rétorquer. Mais on s’égare en pensant que le succès
est le but visé par la réussite. Il y a dans la réussite
une tension puis une décharge et une détente un
peu triste, comme toute détente, qui se modèle
exactement sur l’acte sexuel. C’est une façon de
rendre l’acte sexuel indéfiniment répétable, ce
qui est cause, comme le Surmâle le sait, de ce
qu’il n’a aucune importance. Mais au-delà de cet
ordre ternaire de la réussite, le désordre qui irrite,
la volupté qui fait plonger dans l’oubli et l’ordre
qui déçoit, on peut découvrir une strate plus
profonde du dispositif où bifurcation et choix
peuvent donner le prétexte d’un petit traité des
embranchements et des blocages. Chaque carte
retournée est un don du hasard, mais chaque
carte placée étant disposée en fonction d’un
calcul ou, lorsque les conditions d’un raisonnement ne sont pas réunies, d’un pari qui engage
la découverte d’une issue ou son contraire, le
blocage, c’est-à-dire un arrêt de mort, est un exercice de la volonté. Et les catégories sont réversibles puisque le blocage peut se révéler issue au
tour suivant et que l’issue peut se révéler fatale
à terme. On éprouve ainsi fortement en faisant
une réussite cette coïncidence entre le cours de la
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partie et le cours de l’existence, mais on bénéficie
aussi du suspens de cet entraînement inexorable
que nous montre Der Lauf der Dinge de Fischli
et Weiss, puisque c’est nous qui jouons la partie
sans participer au risque de son résultat ; il va
sans dire que ce suspens est illusoire puisque rien
n’interdit à l’événement de se produire durant
cette manipulation : le général de Gaulle est mort
en faisant une patience.
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